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Le Monde sans fin : histoire d’une dépendance énergétique insoutenable (BD)

Christophe Blain (dessinateur) et Jean-Marc Jancovici (ingénieur) nous ont fait un beau cadeau de Noël 2021 : une grosse BD de 190 pages de vulgarisation et sensibilisation sur la question énergétique et climatique, appelée « Le Monde sans fin ».

J’ai trouvé cette BD si intéressante et remarquable que je ressens l’envie d’en faire la promotion, au titre du diagnostic global et nécessaire qu’elle peint de l’humanité, mais également de l’espoir et des perspectives pragmatiques qu’elle dessine.


J’ai découvert Jean-Marc Jancovici quelque part durant l’adolescence, où en bon passionné de physique (un héritage familial), j’étais déjà très intéressé par les sujets énergétiques et climatiques. À l’époque, mon père avait acheté Le plein s’il vous plait, un essai de Jancovici qui traitait de la sur-dépendance de nos sociétés et économies au pétrole bon marché, et déjà un peu de climat.

Cet automne, depuis mon wwoofing chez un maraîcher en Lozère, en triant des patates, j’écoute la radio, qui est branchée sur la matinale de France Inter. L’invité est Jancovici, qui vient parler de la BD qu’il vient tout juste de sortir. Tiens, Jancovici, l’ingénieur-grand vulgarisateur des questions énergétiques et des gaz à effet de serre, un mec plutôt adepte des conférences et des bouquins sérieux, a écrit une BD ? Ça attire ma curiosité : j’ouvre grand mes oreilles, au milieu des patates.

Et bien oui : associé avec un dessinateur relativement connu, les deux bonhommes ont écrit une énorme BD de vulgarisation, qui met en cases et en dessins les différentes thèses et analyses produites par Jancovici, ainsi que les travaux du GIEC et de nombreux climatologues et experts de la transition.

Dès mon retour, je cherche à la commander, mais elle est déjà en rupture de stock. Je finis par réussir à en récupérer un exemplaire via ma librairie de quartier, qui en avait commandé 60. Sa lecture m’a profondément marqué, et a redéfini le positionnement personnel que je pouvais avoir sur le sujet (idée que le comportement individuel ne peut rien sans le changement collectif), et a contribué à me faire voir mon mode de vie sous un autre angle (dans la continuité de mon wwoofing, où vivre un mode de vie paysan pendant 10 jours – ce que j’étais venu chercher – m’avait également beaucoup fait réfléchir…).

Le Monde sans fin raconte avec humour et talent la rencontre entre le dessinateur Christophe Blain, en recherche de réponses sur la nature et l’envergure du changement climatique, et le « l’ingénieur-vulgarisateur-carbonologue » Jancovici, qui va lui offrir un autre regard sur l’histoire moderne et le monde actuel, au prisme d’un élément matriciel de notre société moderne : la surdépendance et surconsommation énergétiques, qui a complètement transformé nos sociétés depuis la révolution industrielle (et permis l’émergence et le développement de nos sociétés de loisirs et de nos modèles sociaux).

Le premier grand chapitre du Monde sans fin (divisée en trois grosses parties) est consacré à l’énergie. Jancovici, après avoir rappelé quelques notions physiques essentielles sur ce qu’est l’énergie, « montre » à quel point elle est partout, derrière toutes nos actions, tous nos objets, tous nos déplacements. Il rappelle que notre monde moderne s’est construit et repose sur le modèle de l’énergie abondante, et comment les énergies fossiles ont révolutionné nos sociétés et nos modes de vie, et tous les bénéfices sociaux qu’elles ont objectivement apporté. Il rappelle que la société moderne s’est construite sur le principe de la sortie des énergies renouvelables (ENR), qui étaient les énergies historiquement utilisées par l’Homme depuis toujours (le soleil qui chauffe, l’eau qui fait tourner les moulins, le vent qui fait avancer les bateaux, les hommes et les bêtes qui poussent les charrues et retournent la terre, etc.).

De nombreux graphiques et chiffres viennent alimenter la démonstration. Une des forces de cette BD, c’est qu’elle est bourrée de données : chiffres comparés de puissance physique de différentes sources d’énergies, évolution comparée des différentes sources de l’approvisionnement énergétique mondial, combien de vélos qui pédalent pour faire marcher un grille-pain, une machine à laver, etc., coûts de revient comparés du kWh de différentes énergies,…. Et c’est là que le côté BD est génial : à côté des graphiques et des camemberts, vous avez les petits bonhommes de Jancovici et de Blain qui commentent, discutent de ces données, et de ce qu’elles traduisent.

De nombreuses pages sont consacrées à l’importance et à la dépendance aux machines de notre société. Nous sommes entourés de machines qui font pour nous des choses qui étaient impossibles avant. Dans les sidérurgies, certaines machines déploient une puissance mécanique équivalente à celle d’un million d’humains. Avant la révolution industrielle, un agriculteur nourrissait en moyenne 1,5 être humain. Grâce à notre monde de machines, il en nourrit plus de 100, et ainsi sommes-nous sortis d’une société majoritairement rurale et paysanne. La civilisation des villes est le produit d’une société à l’énergie abondante et bon marché. Sans énergies, tout cela s’écroule.

Un autre regard est porté sur le lien entre la consommation d’énergie et la création de richesses. Plusieurs études suggèrent une corrélation (et un rapport de causalité) totale entre le PIB et la consommation d’énergies – qui sont aujourd’hui à 80% d’origine fossile. Partant de ce constat, on peut voir les crises économiques récentes comme une conséquence directe de moments d’arrêt ou de freinage des dynamiques de croissance de la consommation énergétique mondiale (c’est une théorie intéressante).

En bref, nous vivons dans un monde où des machines font pour nous des choses que nous ne pouvions pas faire avant, ou à très, très moindre échelle. Et ces machines se nourrissent d’énergies fossiles. Nous vivons ainsi sous perfusion d’une énergie remarquable par ses propriétés (puissance énergétique énorme et utilisation si facile et si maîtrisée du pétrole ou du charbon), qui a transformé notre monde, mais dont les stocks sont, à l’échelle de l’Humanité, limités, et dont l’utilisation si importante n’est malheureusement pas sans conséquences pour notre environnement.

Le second gros chapitre du Monde sans fin est ainsi consacré aux conséquences environnementales et climatiques de nos (sur)consommations énergétiques. C’est avant tout une histoire de quantité et de volumes : 7 milliards d’êtres humains qui consomment en moyenne 13 milliards de tonnes d’équivalent pétrole chaque année n’impactent pas autant leur environnement planétaire que le petit milliard d’habitants d’avant la Révolution industrielle.

Jancovici insiste également sur un point important : l’énergie « propre » n’existerait pas. Toute énergie a ses contraintes et produit des déchets et des pollutions de l’environnement. Et historiquement nous ne connaissons que deux manières de gérer ces déchets : les diluer dans l’environnement, ou les concentrer (typiquement ce que nous faisons avec les déchets nucléaires).

La question des sources d’énergie que l’on souhaite privilégier est celle d’un arbitrage entre les contraintes et externalités négatives, que l’on juge plus ou moins acceptables, et soutenables pour l’environnement. C’est à ce titre que Jancovici est pro-nucléaire assumé : pour lui, c’est une énergie qui a l’avantage d’avoir un haut rendement énergétique tout en produisant des déchets extrêmement concentrés, et dont la production génère peu d’émissions de gaz à effet de serre (GES) comparativement au pétrole ou au charbon (dont on ouvre aujourd’hui une centrale par semaine, et qui est à l’origine des 2/3 de la production électrique mondiale – bien loin du nucléaire ou des ENR). Il y voit une énergie-clé pour assurer la transition et la sortie des énergies fossiles, mixée avec les ENR.

Les graphiques sur le changement climatique, issus des travaux du GIEC, sont extrêmement angoissants. On y voit notamment à la fin du siècle des régions abritant aujourd’hui plusieurs milliards d’habitants (plutôt situées autour de l’équateur et des tropiques) devenir tout simplement invivables du fait de la montée des températures et de la chute des précipitations. Inutile de préciser le chaos et les migrations que cela susciterait, en particulier vers les régions tempérées du Nord, et inutile de préciser ce faisant le problème que cela représenterait pour ces pays – déjà aujourd’hui objectivement frileux à l’idée d’accueillir quelques millions de migrants économiques et politiques.

Le dessin que j’ai trouvé le plus angoissant…
Les migrations climatiques auront lieu, et d’aucun considérerait comme bien peu humaniste de laisser les gens crever des conséquences d’un mode de vie dont ils auront objectivement bien peu bénéficié, comparé aux populations des pays du nord. Mais ce n’est là que mon avis.

Le troisième et dernier chapitre (bien nécessaire après ces lectures déprimantes), est une ébauche des solutions concrètes à notre portée, au plan individuel et collectif, pour amortir le choc et éviter le pire – à savoir laisser le chaos plutôt que l’intelligence humaine le soin d’organiser les choses. Il faut bien avoir en tête que selon le GIEC, nous travaillerions aujourd’hui pour améliorer la situation à partir de dans 20 ans. La trajectoire des 20 prochaines années, avec l’inertie très forte du système bioclimatique, serait déjà plus ou moins figée. Mais il est toujours possible d’agir aujourd’hui pour essayer d’atténuer la dérive climatique du monde de nos enfants. A notre échelle individuelle, par la sobriété énergétique, et à l’échelle collective, par la résilience et la transformation de nos économies.

Le Monde sans fin ébauche un programme de mesures et d’orientations qui seraient assez évidentes à faire et a priori pas si compliquées à mettre en œuvre (et la bonne nouvelle, c’est que cela devrait aussi générer beaucoup d’emplois) : sortie de l’agriculture intensive et retour vers une agriculture traditionnelle/paysanne, développement des énergies renouvelables les plus pérennes (hydraulique, biomasse, géothermie, panneaux solaires, et éoliens là où le rendement est haut), redéveloppement du ferroviaire, notamment du fret, des voies navigables, relocalisation industrielle, développement d’EPR de nouvelle génération à la place des centrales au charbon, voitures et vélos électriques là où c’est pertinent (petits déplacements), bonne isolation de l’habitat, etcetera, etcetera.

La résilience et la sobriété énergétique ne peuvent également se mettre en place sans questionner le système économique mondialisé du libre-échange, où l’on produit à l’autre bout du monde des biens que l’on peut produire sur place, où l’on produit la pièce A dans le pays 1, la pièce B dans le pays 2, et faisons l’assemblage dans le pays 3. Un monde où un simple yaourt produit parcourt en moyenne 9 000 km. Il est également jugé nécessaire de sortir de l’hyperconsumérisme, où nous achetons continuellement des produits accessoires et dont nous n’avons pas besoin. Les achats d’objets représentent près du quart des émissions de GES individuelles. La mobilité un autre quart.

Dans cette perspective, le Monde sans fin nous invite à la sobriété individuelle : éviter les achats dispensables, éviter l’avion ; des évidences qui sont certes nécessaires, mais difficiles à justifier toutefois si l’effort n’est pas partagé par tous, et notamment par ceux chez qui l’enjeu est le plus déterminant, c’est-à-dire, et il faut bien le dire, chez la petite minorité des ultra-riches, qui va à New-York le week-end comme nous allons au parc (et qui ne lira probablement jamais cette BD par ailleurs).

Jancovici et Blain ne cherchent pas néanmoins à nous culpabiliser. Si l’Humanité a eu recours aux énergies fossiles, c’était logique et cela avait du sens. Cela a permis une élévation substantielle des conditions de vie de la population, la mise en place de nos systèmes sociaux., et l’émergence de la société de loisirs Mais on sait aujourd’hui que ce n’est pas durable tel quel. L’optique des auteurs de la BD est de privilégier la “rédemption”, la conscientisation, et d’avancer collectivement.

Un autre aspect qui leur semble important est de travailler à rendre ce projet de transformation désirable. Et la bonne nouvelle, c’est que la résilience et la sobriété énergétiques peuvent s’accompagner selon eux d’une forte amélioration du bien-être de la population : par la sauvegarde de nos environnements, par une alimentation plus saine, par le retour à une sociétés des communs, par le défi collectif. A titre d’exemple (et ce n’est qu’un petit exemple) : le remplacement des chauffages au fioul par des pompes à chaleur et autres poêles à bois, assure un bon mode de chauffage, améliore sensiblement le confort et la facture, tout en étant moins émetteur de GES.

Vraiment, en mot de la fin, je ne peux que chaudement recommander cette BD : elle est d’une richesse inouïe, elle éveille et elle arme. D’aucun ressortiront déprimés et fatalistes de cette lecture. Cela n’a pas été mon cas. Si le constat est dur, il montre qu’il n’y a pas de fatalité, que déjà des choses bougent dans le bon sens, mais qu’il faut tous s’y mettre, et se concentrer sur le plus prioritaire. Et il montre que l’action individuelle n’est pas inutile : c’est une condition nécessaire mais pas suffisante pour transiter.

Et au niveau collectif aussi, des belles dynamiques existent. Au-delà des mouvements pour le climat et de la conscientisation de la société que je pense déjà très forte (le problème étant plutôt d’ordre politique), je pense notamment au Shift Project, qui vient de publier un Plan de transformation de l’économie française, un guide pratique de la transition énergétique, et qui détaille dans tous les domaines (logement, transports, agriculture, santé, industrie, etc.) un package cohérent de mesures et d’orientations. D’aucun pourront trouver que c’est loin d’être parfait, je dirai que toute initiative qui va dans le bon sens est actuellement bonne à prendre. Bref, y’a plus qu’à !

Un autre conseil lecture.. !

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