Entre 1652 et 1674, l’Angleterre et la Hollande vont s’affronter au cours de pas moins de trois violentes guerres maritimes, qui vont compter parmi les plus grands combats navals des Temps Modernes (avec des flottes réunissant jusqu’à cent navires de chaque côté !). L’enjeu de cet affrontement ? Le contrôle des mers et du commerce mondial, alors largement dominés par les toutes puissantes Provinces-Unies – qui à peine un siècle après leur indépendance arrachée à l’Espagne, règnent sans partage sur les réseaux commerciaux internationaux et ont fait de leur capitale Amsterdam la banque et l’entrepôt du monde.
L’Angleterre, de son côté, depuis l’époque des rois Tudors, a aussi largué les amarres avec le Vieux Continent, et porté son regard et son avenir vers les horizons lointains. Elle est devenue à son tour, à force de lourds investissements (et en passant par les tourments d’une guerre civile et d’une révolution), une véritable puissance maritime, à la tête de quelques colonies prometteuses en Amérique du Nord et dans les Caraïbes, et surtout d’une marine de guerre comptant désormais parmi les plus importantes et les plus puissantes du monde. Une Marine qui a aussi vocation à lui permettre de conquérir sa place dans le monde colonial et le commerce mondial, concernant le premier aux dépends des Espagnols, et concernant le second aux dépends des Hollandais – dont la mainmise sur les marchés et réseaux marchands internationaux est devenue à vrai dire intolérable à presque tous ses voisins…
Au début des années 1650, alors que les Anglais viennent enfin seulement de fonder leurs premières colonies permanentes Outre-mer, les Hollandais règnent déjà sur un empire mondial… !
Il y aura un premier choc, puis un second, et même un troisième. Le premier (1652-1654) tournera à l’avantage des Anglais, grâce à la redoutable flotte léguée par Cromwell et à sa maîtrise de la tactique appelée à devenir le schéma classique de la bataille navale : le combat en ligne de file (d’où d’ailleurs le nom de « vaisseau de ligne » !). Une décennie plus tard, ayant appris de leurs erreurs et s’étant doté d’une nouvelle flotte de guerre plus puissante, les Hollandais (provoqué à nouveau à la guerre par des déprédations anglaises sur leur commerce) prennent leur revanche : après une série de succès et de revers, l’Angleterre – dont la capitale a sur la même période subie successivement la Grande Peste puis le Grand Incendie – est laissée exsangue, et les Hollandais remportent la seconde manche (1665-1667). Le troisième conflit (il y en aura même à vrai dire un quatrième dans le cadre de la guerre d’Indépendance américaine à la fin du XVIIIe siècle) s’inscrira quant à lui dans une perspective plus complexe, une sorte de billard à trois bandes marqué par l’enveloppement de la rivalité anglo-néerlandaise par le contexte plus général de la politique expansionniste menée par Louis XIV du côté de ses frontières nord-est – et la menace qu’il se met alors à constituer pour son ancien allié hollandais… Aussi la troisième guerre anglo-néerlandaise sera-t-elle indissociable de la guerre de Hollande (1672-1678), où les Néerlandais résisteront brillamment à leurs deux envahisseurs sur terre comme sur mer, au prix de lourds sacrifices et d’un effort de guerre qui laissera les Provinces exsangues (dans les faits, elles ne se relèveront jamais vraiment des guerres louis-quatorziennes, et leur puissance se transfèrera symboliquement autant qu’elle migrera physiquement à Londres, appelé au tournant du XVIIIe siècle à devenir la nouvelle maîtresse des océans et du commerce – et au nouveau rival vous l’avez compris tout désigné ; là-bas, vous savez, juste de l’autre côté de la Manche…).
Par l’envergure monumentale des affrontements qu’elles concentreront et les très importantes évolutions de la tactique navale qu’elles induiront, les guerres navales anglo-néerlandaises constitueront un jalon fondamental dans l’Histoire de la marine à voile, de même que le baptême et le moment fondateur de la Royal Navy moderne, qui ressortira ainsi considérablement enhardie de ces conflits pour s’affirmer dès le tournant du XVIIIe siècle comme la nouvelle puissance navale dominante (et bientôt comme l’instrument privilégié de la conquête britannique du monde !).
Dans cet article extrait de mon grand article consacré à l’Histoire de « comment l’Angleterre est devenue la nouvelle maîtresse des mers» (lui-même extrait de ma grande série sur les origines de la guerre dite « de Sept Ans », conflit du milieu du XVIIIe siècle en forme de grand choc franco-anglais et souvent considéré par les historiens comme la première « guerre mondiale » de l’Histoire), je vous propose ainsi de revenir sur ces trois guerres anglo-néerlandaises de la seconde moitié du XVIIe siècle, le grand contexte international et les grandes dynamiques historiques dans lesquels elles s’inscrivent, et surtout l’importance (déterminante) qu’elles auront pour l’Histoire de l’Angleterre, de la Hollande, de la France, et plus globalement même du monde… Bonne lecture… 😉
Après le Portugal et l’Espagne, la Hollande et l’Angleterre partent elles aussi à la conquête des mers
La première mondialisation […] sera conduite par des Ibériques, Espagnols et Portugais, dans les domaines aussi bien politiques qu’économiques et culturels, ce qui leur permettra d’imprimer des marques indélébiles sur de larges parties du monde. […] Les Portugais constituèrent très vite un système de points d’appui aux Açores, au Brésil à Bahia et à Rio de Janeiro, au Mozambique et aux Indes dès le début du XVIe siècle, à Goa en 1510, à Malacca, à Macao. Les Espagnols firent de même à La Havane, Vera Cruz, Acapulco, Manille. Toutes bases capables de construire des navires et d’entretenir des escadres en opérations lointaines.
Étienne Taillemite, « Les Français et la mer », synthèse de la conférence donnée aux Mardis de la mer organisés par l’institut catholique de Paris le 15 novembre 2005
Sous le règne du roi Henri VIII, en rompant avec la Papauté et en renonçant à ses ambitions continentales, l’Angleterre a définitivement pris la voie du large. Après l’échec de la guerre de Cent Ans (qui la “boute” définitivement de France) et la terrible guerre civile des Deux-Roses (qui voit sa noblesse s’autogénocider), la nouvelle dynastie arrivée au pouvoir – celle des Tudors –, engage son pays dans une nouvelle vocation : océanique et maritime. Après que le roi Henri VII l’ait doté de sa première marine et son fils Henri VIII de ses premières infrastructures navales stratégiques, la reine Élisabeth Tudor a poursuivi l’ambition paternelle, en investissant de gros moyens dans sa jeune Marine, avec laquelle elle entend bien contester à l’Espagne son exclusivité sans partage sur le monde atlantique et les Amériques.
Succédant aux Tudors à l’orée du XVIIe siècle, les rois Stuarts reprennent à leur tour le flambeau maritime. Après l’échec des premières tentatives de colonisation sous l’ère élisabéthaine, c’est sous le règne de Jacques Ier Stuart que les Anglais parviennent enfin à fonder leurs premiers établissements permanents outre-Atlantique, avec les jeunes colonies de Virginie et de Nouvelle-Angleterre (qui connaissent très vite un essor fulgurant alimenté par l’excédent démographique britannique et l’émigration des minorités religieuses persécutées), ainsi que dans les Antilles, la colonisation réussie de l’île de la Barbade (puis plus tard la capture de la Jamaïque aux Espagnols).
Les règnes d’Henri VIII puis d’Élisabeth Ire constituent véritablement des périodes fondatrices de l’Angleterre moderne. Rejetée définitivement du sol français un siècle auparavant (avec la fin de la guerre de Cent Ans), dotée maintenant de sa propre Église, d’une dynastie solide et d’un État moderne, l’île britannique, ayant rompu avec le Continent, se cherche désormais un nouveau destin. Au contraire d’une France qui, à cette époque, est toute entière tournée vers la Méditerranée et l’Europe (les Valois sont alors embourbés dans les guerres d’Italie et en lutte contre l’hégémonie continentale des Habsbourg), c’est à l’inverse vers les océans que l’Angleterre regarde et se projette… Les Tudors vont faire d’elle une véritable puissance maritime qui, bientôt, supplantera sa rivale hollandaise (qui avait elle-même ravie cette place à l’Espagne et au Portugal… !). Encore un siècle plus tard, la Royal Navy aura surclassé l’ensemble des Marines européennes, avant d’enfin dominer totalement – et ce jusqu’au milieu du XXe siècle ! – les mers et le commerce du monde.C’est durant le règne des Tudors puis des Stuarts, à l’époque où l’Espagne a déjà fondé un Empire allant du Mexique au Pérou et des Caraïbes aux Philippines (et où les Français commencent de leur côté tout juste à prendre pied dans la vallée du Saint-Laurent), que les Anglais fondent leurs premières colonies dans les Antilles (notamment sur l’île de la Barbade) et sur la côte nord-américaine (Jamestown, en haut à droite, en constituera ainsi le premier établissement permanent). Nombre des Britanniques qui émigreront de leurs îles natales pour le Nouveau Monde seront des minorités religieuses, persécutés pour leur catholicisme (devenu minoritaire en Grande-Bretagne) ou a contrario pour leurs formes plus « radicales » de protestantisme, en rupture avec l’anglicanisme (ce qui sera le cas par exemple des célèbres passagers du Mayflower – à gauche –, composés de Puritains partis en Amérique pour pouvoir y bâtir un monde pleinement en accord avec leur philosophie religieuse ; ces derniers compteront parmi les fondateurs des colonies de Nouvelle-Angleterre).Avant de finir par leur faire la guerre, l’Angleterre des Tudors avait d’abord joué un rôle fondamental dans la naissance des Province-Unies. Déjà engagée dans un important soutien matériel et financier des protestants français dans le cadre des guerres de religion, la reine Élisabeth Ire s’était en effet décidée au début des années 1580 à apporter son soutien à la jeune République batave, alors en guerre depuis plus d’une décennie contre son maître espagnol (sous la tutelle des Habsbourgs d’Espagne depuis le début du siècle, une partie des Dix-Sept Provinces des Pays-Bas étaient en effet entrées en rébellion en 1568 avant de déclarer purement et simplement leur indépendance en 1581). Le débarquement d’un corps expéditionnaire anglais aux Provinces-Unies et le harcèlement des convois de troupes espagnols vers les Pays-Bas insurgés par les corsaires élisabéthains (les fameux « Sea Dogs ») n’étaient évidemment pas passés auprès de Madrid – qui subissait déjà au même moment de la part de ces mêmes corsaires anglais des ravages contre ses navires et convois des Amériques. C’est d’ailleurs l’ensemble de ces facteurs – combinés à la rupture de l’Angleterre avec le catholicisme – qui avaient achevés de convaincre le roi Habsbourg Philippe II (fils du célèbre Charles Quint) de tenter une invasion de l’île Britannique pour en éliminer définitivement la menace corsaire et rétablir sur le trône un monarque catholique (dont l’Espagne s’est pour rappel à l’époque posée comme la championne), via l’envoi du célèbre Invincible Armada. Le désastre est bien connu, et l’Angleterre aura échappé de peu (grâce à ses remarquables réseaux d’espionnage et à une bonne dose de chance) à une force d’invasion qui si elle avait pu poser le pied sur le sol anglais, n’aurait à vrai dire laissé aucun chance au régime élisabéthain (l’Angleterre connaîtra d’ailleurs à son tour un désastre similaire dans le raid de représailles qu’elle organisera l’année suivante contre l’Espagne).
De leur côté, sur le plan de la conquête océanique, les Provinces-Unies ne sont pas en reste – c’est le moins que l’on puisse dire. Alors même qu’elles menaient à bout une guerre d’indépendance longue de huit décennies pour s’émanciper de la tutelle hispano-habsbourgeoise, les villes des Pays-Bas du Nord – et en particulier Amsterdam –, accueillaient les réfugiés religieux du continent entier (protestants, juifs et marranes expulsés d’Espagne,…), venus faire souche dans cette terre déjà très riche et très peuplée, et dont ils vont bientôt faire la première puissance maritime au monde. L’afflux de capitaux, l’organisation décentralisée des Provinces et sa situation stratégique au carrefour des routes terrestres et maritimes d’Europe du Nord, permettent bientôt aux jeunes Provinces-Unies de développer leur puissance navale et financière, puis grâce à cette dernière de ravir aux Portugais le contrôle du commerce asiatique.
Autrefois propriété des ducs de Bourgogne, les dix-sept provinces des Pays-Bas ont échu au tournant de l’ère moderne – par le jeu complexe des mécanismes de succession dynastique – à la puissante maison des Habsbourgs (qui règnent au début du XVIe siècle sur pas loin de la moitié des États d’Europe ! – Espagne, Pays-Bas, Italie du Nord, Autriche, Bohème,…). C’est la « révolution protestante » (et particulièrement calviniste) qui jouera historiquement le rôle de déclencheur de l’insurrection néerlandaise, et qui provoquera à terme la sécession de ses Sept Provinces du Nord – qui deviendront alors la République des Provinces-Unies !
Au milieu du XVIIe siècle, Amsterdam est ainsi devenue la première place commerciale et financière d’Europe, et les Provinces-Unies, le transporteur des marchandises du monde entier. Avec une flotte marchande alignant plus de 16 000 navires, les Hollandais assurent l’essentiel de l’achat/revente des richesses qui circulent entre l’Ancien et le Nouveau Monde. Grâce à leur Compagnie néerlandaise des Indes orientales (la multinationale de l’époque !), qui exerce dans les faits le monopole sur le commerce asiatique, ils règnent en maître sur le lucratif commerce des épices (poivre, noix de muscade, cannelle, clou de girofle,…), achètent également à la Chine contre des lingots d’argent (qu’ils se fournissent auprès des Espagnols) de la soie et des porcelaines revendues avec moults bénéfices en Europe. Ce sont également eux, les Hollandais, qui assurent le transport des denrées coloniales qui commencent à être produites en masse dans les colonies européennes du Nouveau Monde (sucre brésilien et antillais, tabac virginien, café, cacao, indigo,…). Et bien sûr, cette domination du commerce mondial (qui permet qui plus est aux Sept Provinces, par l’afflux de matières premières, de booster leur industrie manufacturière et de concurrencer ainsi rudement les fabricants français et anglais…) n’est pas sans attiser quelques jalousies, ni susciter quelques convoitises des autres grandes puissances maritimes et coloniales montantes de l’époque que sont en particulier l’Angleterre et la France…
Zoom sur : l’Empire néerlandais au XVIIe siècle, une superpuissance commerciale et mondiale !
À la fin du XVIe siècle, après leur guerre d’indépendance contre l’Espagne et leur conflit avec le Portugal, les Hollandais ne peuvent plus utiliser Lisbonne comme relais commercial. Ils commercent alors pour eux-mêmes et remplacent les Portugais sur les côtes d’Afrique.
Jacques Attali, Les Juifs, le monde et l’argent : histoire économique du peuple juif, p. 354
Arrachée de longue lutte au travers d’une féroce guerre d’usure, l’indépendance hollandaise marque l’entrée des Pays-Bas dans la période la plus remarquable de leur histoire – période dite du « Siècle d’Or néerlandais » qui voit ainsi ce petit pays européen s’ériger comme l’une des plus importantes puissances mondiales. Dès le début du XVIIe siècle, durant la guerre avec les gouverneurs espagnols, les territoires des Pays-Bas (et particulièrement ceux des provinces protestantes rebelles) avaient en effet connu un développement économique et commercial considérable, permis par la remarquable concentration de capital financier qui caractérisent alors les grandes villes néerlandaises (tout particulièrement la Hollande et sa capitale Amsterdam, qui ont ainsi vu affluer de toute l’Europe de nombreux protestants persécutés dans leur pays (et séduits par la promesse de tolérance religieuse qu’offrent alors les Provinces-Unies), en même temps que ces dernières attiraient la plupart des plus grandes fortunes des Pays-Bas du sud, ravagés par la guerre…).
En effet, au cours du XVIe siècle, ce sont plus de 30 000 protestants qui quittent Anvers (alors la plus grande place financière d’Europe, ainsi que la capitale de l’industrie de l’imprimerie européenne avec Lyon) pour Amsterdam, amenant avec eux leurs savoir-faire et leur capital financier. Un autre grand événement de l’histoire de l’Europe va également contribuer substantiellement à l’essor des Provinces-Unies : l’expulsion des Juifs de la péninsule ibérique. En effet, en 1492, la même année que la découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb, les Rois catholiques d’Espagne (qui viennent d’achever la Reconquista de la péninsule), décident d’expulser du pays les Juifs (mais aussi les Musulmans) qui refusent toujours de se convertir au catholicisme. Nombre d’entre eux se réfugieront au Portugal, mais en 1497, c’est également au tour de ce pays de les chasser de son sol, peu ou prou pour les mêmes raisons (et sous la pression de son grand voisin espagnol – alors la première puissance du continent !).
Entre la découverte du Nouveau Monde et l’expulsion des Juifs d’Espagne puis du Portugal, l’année 1492 marque peut-être décidément le grand tournant de l’histoire européenne, et indéniablement le début de l’ère moderne. Sur les 300 000 Juifs que comptaient environ la péninsule ibérique à l’époque, ce serait d’un tiers à la moitié qui, refusant de se convertir, auraient fui l’Espagne et le Portugal pour le reste de l’Europe (mais aussi l’Afrique du Nord et l’Empire ottoman, où des descendants de ces communautés sépharades demeurent toujours aujourd’hui). Durant les décennies qui suivront, un certain nombre d’entre eux gagnera également le Nouveau Monde, en particulier les colonies hollandaises du Brésil et de la Nouvelle-Néerlande, fondant des villes amenées à une certaine postérité comme la Nouvelle-Amsterdam – future New York (ils joueront d’ailleurs au Brésil comme en Amérique du Nord un rôle moteur dans le développement des plantations de sucre et de tabac et leur commerce avec l’Europe). S’ils ne seront que quelques milliers à s’établir aux Pays-Bas, les Juifs séfarades et surtout les marranes (les deux se confondent car de nombreux marranes reviendront au judaïsme) y constitueront les acteurs-clés de la révolution économique qui allait conduire au Siècle d’or néerlandais. Sur les 8 000 Juifs hollandais vivant aux Pays-bas au Siècle d’or, 6 000 sont ainsi basés à Amsterdam – dont seulement une centaine ne sont pas séfarades. Ces derniers baptiseront d’ailleurs la ville leur « Nouvelle-Jérusalem » (comme en témoigne à droite la grande synagogue portugaise de la capitale hollandaise, qui constitue au XVIIe siècle la plus grande synagogue au monde !).
Nulle part la prospérité [des Juifs de l’époque moderne] n’était si grande qu’en Hollande et en Angleterre. Ils s’étaient établis dans les Pays-Bas en 1593, Marranes fuyant l’Inquisition espagnole, et de là ils avaient détaché une colonie à Hambourg puis, plus tard, sous Cromwell, en Angleterre, d’où depuis des siècles ils étaient chassés, et où Menassé-ben-Israël les ramena. Les Hollandais, comme les Anglais, gens pratiques et avisés, utilisèrent le génie commercial des Juifs et le firent servir à leur propre enrichissement.
Bernard Lazare, L’Antisémitisme : Son histoire et ses causes, p. 153
Le flot régulier de réfugiés (apportant avec eux talents et réseaux d’affaires), des Juifs espagnols et portugais aux huguenots français, et la prospérité induite, bénéficieront d’abord aux villes néerlandaises, dont elles alimenteront la croissance exceptionnelle. Entre 1622 et la fin du siècle, Amsterdam passe ainsi de cent à deux cent mille habitants, Rotterdam de vingt à quatre-vingt mille, et La Haye de seize à cinquante mille. Cet essor s’accompagnera en outre d’un urbanisme précurseur : à Amsterdam (vu ci-dessus en 1652), l’espace urbain va ainsi s’étendre de façon concentrique, en s’appuyant sur les quatre grands canaux de la ville (comme celui de Leiden, à droite).
Refuge majeur de ceux qui fuient les guerres et les persécutions religieuses, Amsterdam accueille alors protestants français et anversois, Juifs séfarades et ashkénazes. Vers 1660, le tiers de la population, soit cent cinquante mille personnes, est d’ascendance étrangère !
Jacques Attali, Les Juifs, le monde et l’argent : Histoire économique du peuple juif, p. 305
La croissance urbaine spectaculaire d’Amsterdam au XVIIe siècle témoigne presque à elle seule du formidable essor économique que connaissent alors les Provinces-Unies. Le grand quartier de canaux en forme de demi-cercle qui englobe la vieille ville (un aménagement pionnier de l’urbanisme moderne !), date ainsi de cette époque.
Quand la révolution économique néerlandaise dote les Provinces-Unies de la première marine du monde
Alors même que les Pays-Bas ne disposent d’aucune matière première (et que leur production agricole demeure parallèlement insignifiante), la concentration des ressources économiques et financières (favorisée aussi par la densité ainsi que par le taux d’urbanisation élevés de la population) permettent alors aux Néerlandais d’engager toute une série d’innovations (fondation de la bourse d’Amsterdam, création de banques publiques d’investissement,…), qui peuvent être vues d’aujourd’hui comme l’acte de naissance du capitalisme moderne, et qui donnent le coup d’envoi à la fondation de son empire marchand :
À la fin du XVIe siècle, les marchands et négociants hollandais « branchés » sur la Baltique ont accumulé suffisamment de capital pour se tourner vers de nouveaux horizons, plus lointains ceux-là. Tout commence – car il y a un commencement – en 1592, lorsque l’explorateur Cornelius Houtman est envoyé à Lisbonne par les négociants de Hollande pour y recueillir des informations sur le commerce des épices, alors monopole des Portugais. Embarqué sous un faux nom sur un navire portugais en partance pour les Indes, démasqué et emprisonné à Goa, libéré contre rançon, l’intrépide explorateur rentre aux Provinces-Unies en 1594, pour repartir un an plus tard, cette fois à la tête de quatre navires. Si elle n’est pas un véritable succès, cette expédition vers l’île de Java n’en convainc pas moins les milieux d’affaires de se lancer, eux aussi, à la conquête du marché des épices. Une conquête d’autant plus tentante que l’immense Empire portugais – ingérable en raison de son immensité même – est à bout de souffle. Tel est l’objet de la création, en 1602, de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC), dont le placement des actions suscite une effervescence générale dans la ville : 1 143 investisseurs au total, dont bien sûr de riches marchands, mais aussi des boulangers, des bouchers, des tailleurs, des savetiers, des boutiquiers, et même quelques domestiques ! Raison d’être de la nouvelle compagnie : capter, au profit des Provinces-Unies, le commerce avec l’Extrême-Orient. Un objectif que les Hollandais mettent vingt ans à peine à atteindre.
« Amsterdam, l’entrepôt du monde », extrait d’un article de l’historien Tristan Gaston-Breton pour le magazine Les Échos
Accompagnant l’essor de la Compagnie des Indes orientales, fondée en 1602 (la première société par action de l’Histoire !), les innovations techniques et financières permettent un développement considérable de la Marine (militaire et marchande) néerlandaise. Grâce à celle-ci, et en à peine quelques décennies, les Néerlandais ravissent aux Portugais leur place dominante aux Indes orientales et fondent un prospère réseau de comptoirs en Asie du Sud-Est (particulièrement dans les territoires de l’actuelle Indonésie, où ils fondent Batavia – future Djakarta), et établissent également des colonies en Amérique du Nord (notamment dans la région de la Nouvelle-Amsterdam – future New-York) ainsi que dans les Antilles et au Brésil (là encore aux dépends des colonies des mêmes Portugais) :
Ainsi, pendant que la plupart des grandes puissances européennes (Saint-Empire, Angleterre, France,…) sont dévastées par les guerres de religion, ou empêtrées dans de sérieuses difficultés économiques (Espagne – très endettée et en proie à d’importants soucis monétaires..), les Provinces-Unies accroissent et projettent leur puissance maritime aux quatre coins du globe. En plus de dominer le commerce des épices et des produits de luxe (soie, porcelaine) issus des Indes et de Chine, la Marine hollandaise (considérée peu ou prou comme « neutre » à l’époque), devient également au XVIIe siècle le transporteur commercial du monde entier, de nombreux colons et compagnies étrangères passant en effet par elle pour exporter les richesses produites depuis le Nouveau Monde (coton, tabac, sucre, café, cacao,…).
On ne saurait rappeler assez combien l’afflux de ressources extérieures fut décisif à la « révolution économique hollandaise ». Les immigrés juifs et protestants forment ainsi la majorité des 320 actionnaires de la Banque d’Amsterdam, fondée en 1609 (dont le bâtiment figure au centre du tableau de droite), et jusqu’à 80% de la population de villes comme Middelbourg ou Leyde, nouvelle capitale européenne de l’imprimerie (qui prend alors le relai d’Anvers). Parmi les premiers actionnaires de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (dont l’on peut voir le siège à Amsterdam sur le tableau de gauche), fondée en 1602, 38% ont fui les guerres de religion. Sa création a nécessité un capital de 6,5 millions de florins, l’équivalent de 64 tonnes d’or (c’est-à-dire dix fois plus que la Compagnie anglaise des Indes orientales, fondée quatre ans plus tôt… !).Après avoir développée dans les années 1590 une myriade de petites compagnies (qui rencontraient l’important problème de se faire concurrence entre elles), les marchands hollandais fondent ensemble le 20 mars 1602 la « Verenigde Oost Indische Compagnie » (VOC ou Compagnie néerlandaise des Indes Orientales), dont l’objectif est de développer le commerce avec les Indes orientales (notamment celui des épices, le plus rentable à l’époque). Recevant le monopole du commerce de l’Extrême-Orient (c’est-à-dire de l’immense zone située entre l’est du cap de Bonne-Espérance et l’ouest du cap Horn), la nouvelle compagnie dispose également du droit de faire la paix et la guerre, de conclure des alliances, de procéder à des occupations de territoires, d’y bâtir des forts et d’y lever des troupes.De conquête en conquête, la VOC va ainsi créer, en l’espace de quelques décennies, ce qui deviendra le deuxième plus important empire colonial de l’Histoire du monde après l’Empire britannique (en termes de richesses rapportées à la production mondiale de l’époque) ! Devenue la plaque tournante du fructueux commerce des épices, Amsterdam devient alors l’épicentre mondial du capitalisme naissant, et voit sa Bourse des valeurs prendre le pas sur celle historique d’Anvers (la « Bourse » tirant au passage son nom d’un marchand brugeois : van der Bursen).
Cette époque marque la naissance du capitalisme dit moderne, avec la création de la Compagnie des Indes orientales (1602), de la Banque d’Amsterdam (1609), de la Bourse (1601), c’est-à-dire le début d’une grande plateforme financière en Europe du Nord qui va plus tard se délocaliser à la City de Londres. Elle marque aussi l’avènement d’un certain internationalisme financier ayant auparavant créé par subversion un État indépendant (qui va être en fait un État largement dominé par la Bourse d’Amsterdam mais qui va tenir pour quelques décennies le commerce du monde) […].
Jean-Maxime Corneille, « Cinq siècles de subversion internationaliste », article paru initialement dans la revue n°8 (décembre 2023) du magazine Géopolitique Profonde, p. 7
Batavia (à gauche) et la Nouvelle-Amsterdam (à droite) : deux capitales outremer (et promises à un bel avenir) symbolisant la toute puissance coloniale et maritime des Provinces-Unies du XVIIe siècle ! Joyau des Indes orientales néerlandaises, le comptoir de Batavia va bientôt s’imposer comme le principal carrefour marchand de la région et même l’un sinon le plus grand centre commercial et militaire d’Extrême-Orient, doté d’un immense arsenal (qui permet aux Hollandais d’entretenir et de réparer sur place ses navires marchands) ainsi que d’une garnison de plusieurs milliers de soldats ! Leur prospère colonie de Batavia et plus globalement des Indes orientales néerlandaises (qui correspond à l’Indonésie moderne) servira de surcroît aux Hollandais de tremplin vers le Japon et la Chine, avec lesquels ils développeront également un profitable commerce.Dans les pas des Portugais qui furent, une fois n’est pas coutume, les premiers à s’y implanter, les Hollandais établissent en effet des comptoirs jusqu’au Japon (alors très isolationniste et fermé aux Occidentaux) ainsi que sur l’île de Taïwan pour le commerce avec la Chine (qui constitue alors, rappelons-le, la puissance la plus riche et la première économie intérieure du monde !). Durant plus de deux siècles – et parce qu’ils ne cherchaient pas à « conquérir les âmes » – les Hollandais furent ainsi les seuls Occidentaux présents sur l’archipel japonais (en l’occurrence à Deshima, près de Nagasaki), où la VOC avait le privilège d’expédier deux navires annuellement et où les Hollandais échangeaient des objets ou produits manufacturés (lunettes, montres, armes à feu,…) contre de la porcelaine. Du côté du commerce avec la Chine, après avoir été refoulé de Macao (portugais), le comptoir établi à Formose (actuelle Taïwan) va permettre aux Hollandais d’acheminer en Europe des millions de porcelaines chinoises, ainsi qu’un nouveau produit encore inconnu des Occidentaux et qui va rapidement gagner en popularité au sein du Vieux Continent : le thé (dont la première cargaison arrivera ainsi à Amsterdam en 1610 !). La présence portugaise à Formose jouera en outre un grand rôle dans la connaissance de « l’Empire du Milieu » par les Occidentaux et dans le développement des échanges culturels et scientifiques avec ce dernier (en particulier au travers des Jésuites qui réaliseront là-bas une grande épopée missionnaire).Dans les années 1630 (et de l’autre côté du monde !), après avoir été les premiers marins de l’Histoire à capturer tout entier un convoi de la flotte des Indes espagnole (les fameux galions qui ramenaient annuellement d’Amérique en Europe des tonnes de métaux précieux et de marchandises coloniales !), les Hollandais raflent aux Portugais leur lucrative colonie du Brésil, alors première productrice mondiale de sucre. Ils y fonderont une éphémère Nouvelle-Hollande brésilienne, dont la capitale, Maurisstad, abritera une importante communauté judéo-marrane qui s’exilera ensuite à la Nouvelle-Amsterdam lors de la reconquête du Brésil par les Portugais (la ville abrite d’ailleurs la plus ancienne synagogue du continent américain !).
La Nouvelle-Néerlande et l’Iroquoisie en 1655. Cela est quelque peu oublié aujourd’hui, mais ce sont les Hollandais qui fondèrent la future New-York, dans une baie déjà découverte un siècle auparavant par un navigateur italien, lui-même en mission d’exploration pour le compte de la… France (la Nouvelle-Amsterdam avait à ce titre d’abord été baptisée « Nouvelle-Angoulême » en l’honneur du roi François Ier !). Ce seront également les Hollandais qui, avant les Britanniques, noueront des alliances avec les Nations Iroquoises (un ensemble de peuples amérindiens établis entre la côte et les Grands Lacs), et qui les armeront dans leurs guerres contre les Français du Saint-Laurent (leurs meilleurs et plus constants ennemis…) !
Inde, Indonésie, Chine, Japon, Afrique du Sud, Amérique du Nord, Antilles,… : à vrai dire, les Provinces-Unies du XVIIe siècle sont partout ! Elles fondent la colonie du Cap (à gauche – et dont la ville moderne a conservé le nom) à la pointe sud de l’Afrique, chemin de passage obligé et point de contrôle stratégique de la route des Indes orientales… (dont les Hollandais ont d’ailleurs révolutionné l’accès, en fondant une nouvelle route maritime droit à travers l’océan indien qui permet d’en réduire de six mois le trajet !) Dans les pas des Espagnols, les Hollandais s’établissent également dans les Petites Antilles, notamment à Saint-Eustache (Sint Eustatitus) dans les îles du Vent et à Curaçao dans les Îles Sous-le-Vent (à droite, et dont l’île et sa capitale Willemstad font toujours aujourd’hui partie des territoires néerlandais d’outremer !).Mais plus que n’importe lesquelles de ces colonies et comptoirs de par le monde, ce sont les établissements de la Compagnie des Indes orientales (VOC), implantés des Indes à l’Insulinde en passant par les Moluques, qui alimenteront la prospérité des Provinces-Unies du XVIIe siècle.
Quand Amsterdam devient le transporteur et l’entrepôt du monde entier
La Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC) – et dans une moindre mesure celle des Indes occidentales – aura constitué plus que nulle autre le formidable instrument commercial de la conquête hollandaise du monde, et de l’Empire marchand que ces derniers constitueront ainsi en seulement une poignée de décennies. Ayant raflé comme nous l’avons vu aux Portugais le contrôle des routes commerciales de l’océan Indien (et notamment celles du juteux commerce des épices), la VOC connaîtra une prospérité inouïe, qui participera de beaucoup à la fortune des marchands et à l’essor des cités hollandaises.
Dans les années 1620, la VOC dispose de comptoirs à Batavia, Sumatra, Java et les Moluques, et règne, à la place des Portugais, sur le très juteux commerce des épices et, notamment du poivre, dont les 500 grammes se négocient aux alentours de 6 000 de nos euros ! Véritable État dans l’État, la VOC gère, sans états d’âme, cette fortune sur laquelle repose en grande partie le Siècle d’Or hollandais.
« Amsterdam, l’entrepôt du monde », extrait d’un article de l’historien Tristan Gaston-Breton pour le magazine Les Échos
Grâce à l’essor de sa Compagnie des Indes (VOC) et plus globalement du trafic maritime international, au XVIIe siècle, les Néerlandais dominent les mers.Vers 1650, on estime ainsi que les Hollandais disposent de 16 000 bâtiments (contre 4 000 anglais et 500 français) ! Des navires qu’ils n’hésitent pas à rentabiliser tant à l’exportation qu’à l’importation, et qui deviennent donc les transporteurs d’une grande partie des marchandises qui transitent entre l’Ancien et le Nouveau Monde.
Des navires hollandais croisant dans les eaux du vaste monde. Hors navires de guerre, la plupart de la flotte marchande néerlandaise est constituée de flûtes – l’équivalent du porte-conteneurs d’aujourd’hui.
Inventée aux Pays-Bas à la fin du XVIe siècle, la flûte est la « bête de somme » de cette prospérité commerciale néerlandaise (dont elle constitue l’essentiel de la flotte). Ce navire (le plus emblématique de la marine de l’époque), grâce à ses formes trapues et particulièrement marines, est en effet capable d’affronter les mers les plus dures, la mer du Nord comme l’océan Pacifique. « Navire rond » aussi bien à l’avant qu’à l’arrière (afin d’avoir une capacité de charge maximale), la flûte est fondamentalement un navire transporteur, qui bénéficie de plus d’un faible tirant d’eau (car conçue au départ pour sortir des ports néerlandais où les hauts fonds sableux sont nombreux). Outre sa construction rustique et facilitée par l’invention de la scierie à vent, la flûte se manœuvre facilement et est très économe en équipage, à tonnage égal, comparée à ses concurrents maritimes. De tous les ports et de toutes les mers, ce moyen de transport aura ainsi profondément marqué l’histoire économique de l’Europe au XVIIe siècle !
À cette époque en effet, la flûte, quelle que soit la nationalité de son armateur, est le navire commercial le plus présent dans les ports européens, dans le cadre d’un commerce de cabotage à l’échelle de tout le continent (le transport de marchandises par mer étant alors bien plus rapide et économique que les voies d’eau intérieures et a fortiori la route). La robustesse du navire lui permet d’embarquer aisément une vingtaine de canons lors des voyages dans les zones à risque comme la Méditerranée (victimes des raids des « Barbaresques »), les Antilles (où les pirates pullulent) et l’océan Indien (contre les concurrents portugais et anglais ou pour négocier en position de force face à un prince indigène).
La clef de l’essor d’Amsterdam, c’est bien sûr le commerce, notamment maritime. Lorsque les Provinces-Unies se séparent des Pays-Bas espagnols, cela fait quelques années, déjà, que la ville a capté les trafics de la mer Baltique. Depuis les années 1560, les grains des pays de la Baltique, mais aussi les planches, les madriers, les mâts, le goudron et la poix indispensables à la construction navale affluent, en effet, à Amsterdam qui les revend à l’Allemagne, à la France, au Portugal et à l’Espagne, le tout contre de l’argent comptant. Pour ce trafic Nord-Sud, les Hollandais ont inventé un nouveau bateau, la fameuse « flûte », un navire robuste et volumineux, aux flancs bombés et qui, surtout, se manœuvre avec un équipage réduit. À la clef : des frais réduits de 20% par rapport aux flottes concurrentes. […] Autre source de richesse : la pêche aux harengs, devenue un quasi-monopole des Hollandais à la fin du XVIe siècle. Au début du XVIIe siècle, plus de 1 000 navires ramènent chaque année en Hollande quelque 300 000 tonneaux de poisson de la mer du Nord et de la Baltique. Fumés, salés et revendus dans toute l’Europe – qui en consomme beaucoup en raison de ses propriétés nutritives… et pour respecter les prescriptions religieuses –, les harengs sont une véritable mine d’or pour les Provinces-Unies.
« Amsterdam, l’entrepôt du monde », extrait d’un article de l’historien Tristan Gaston-Breton pour le magazine Les Échos
Véritable navire « multi-usages », la flûte néerlandaise est d’ailleurs assez rapidement copiée par les voisins allemands (fleute) et anglais (fly-boat), avec des variantes selon les besoins. AInsi, dans les mers boréales, on croise des flûtes baleinières ayant une coque renforcée à l’avant contre les icebergs et disposant d’engins de levage pour les cétacés capturés ! Les Français les utiliseront surtout au XVIIIe siècle dans le théâtre indien comme navires de transport et vaisseaux de guerre d’appoint des flottes de la Compagnie des Indes, pour pallier au manque de déploiement de la Marine royale dans ces théâtres éloignés de la guerre des mers (concernant ces navires hybrides mi-bâtiment marchand, mi-navire de guerre et de transports de troupes, on dira alors d’eux qu’ils sont « armés en flûte »).
Au milieu du XVIIe siècle, Amsterdam est devenu l’entrepôt du monde, le point d’arrivée et de réexpédition des produits venus non seulement d’Asie, mais aussi d’Amérique où les Hollandais disposent de bases avancées à la Nouvelle-Amsterdam, l’actuelle New York, au Brésil et aux Antilles. S’ils règnent sur les mers, les Hollandais règnent aussi sur le crédit. Créée en 1609, pour mettre de l’ordre dans l’anarchie monétaire créée par la diversité des monnaies en circulation, la Banque d’Amsterdam ne peut, certes, pratiquer le crédit. Ce sont les marchands et les négociants qui le font. Au XVIIe siècle, ils vendent du crédit à l’Europe tout entière. Leur spécialité : le commerce pour le compte d’autrui – on parle de commerce à la commission – qui permet aux firmes hollandaises de financer, contre rémunération, le commerce de leurs correspondants européens. Une pratique qui rabat vers Amsterdam une masse considérable de marchandises.
« Amsterdam, l’entrepôt du monde », extrait d’un article de l’historien Tristan Gaston-Breton pour le magazine Les Échos
Durant le Siècle d’Or, des Provinces-Unies constituant le pays le plus riche et le plus développé d’Europe
Le flux considérable de matières premières dans les ports hollandais, ainsi que la domination des marchés commerciaux mondiaux (Amsterdam constituant alors la première place marchande et financière du continent), permettent en outre aux Provinces-Unies de renforcer en parallèle leur agriculture et leur industrie de transformation (particulièrement textile). Témoins vivants de cette prospérité inédite de l’Histoire mondiale, les habitants des Pays-Bas bénéficient à cette époque des salaires les plus élevés d’Europe, quand la richesse industrielle et commerciale exceptionnelle du pays s’y traduit aussi déjà précocement par l’existence d’une véritable classe moyenne (allant des artisans et marchands aux ouvriers qualifiés et paysans indépendants) :
Le peuple néerlandais était sans doute le mieux nourri d’Europe et l’extrême misère plus rare qu’ailleurs. La variété du régime alimentaire était étonnante : du pain, bien sûr, peu de viande mais du poisson, des légumes et des laitages. Mieux alimenté, le Néerlandais s’avérait plus résistant que ses contemporains aux fléaux des épidémies qui ravagèrent l’Allemagne pendant la guerre de Trente Ans et l’Angleterre dans les années 1660. C’est pourquoi la population crût sensiblement à une époque où l’Ancien Régime démographique équilibrait ailleurs les naissances et les décès.
Christophe de Voogd, cité par Michael North dans son « Histoire des Pays-Bas »
La mappemonde de Frederik de Wit, publiée en 1662 (c’est-à-dire à l’apogée du siècle d’or des Pays-Bas) par la plus grande maison d’édition géographique de l’époque, symbolise la prépondérance économique, scientifique, culturelle et artistique du pays, parvenu au rang de grande puissance (et qui domine la cartographie elle-même…).
Cette remarquable prospérité économique s’accompagne d’une effervescence dans le domaine des arts, de la culture et des sciences, qui attire aussi aux Pays-Bas néerlandais tout au long du XVIIe siècle d’innombrables intellectuels et artistes. Grâce à une politique civile également en avance sur son temps (développement des droits civiques, tolérance religieuse, alphabétisation de masse, liberté de recherche et d’enseignement,…), le pays voit ainsi affluer de toute l’Europe penseurs, peintres et savants. Un rayonnement culturel qui concoure à faire des Provinces-Unies, en plus de la plus grande puissance économique et commerciale de l’époque, l’un des plus grands centres de production artistique et d’émulation scientifique de son temps (notamment en matière d’optique, de géographie, de cartographie et de peinture – pour laquelle le XVIIe siècle restera dans l’Histoire comme celui de l’âge d’or de la peinture hollandaise !).
En 1672, les Provinces-Unies sont une véritable thalassocratie.Elles ont l’économie la plus avancée au monde, le niveau de vie le plus élevé d’Europe, le meilleur système de transport en commun avant le chemin de fer, le tissu urbain le plus serré du monde. En outre, on ne trouvait dans aucun autre pays d’Europe la même liberté et la même tolérance. Refuge de Descartes et des aïeux de Spinoza, patrie du télescope, du microscope, du chronomètre et des lentilles optiques, de Grotius, de Huygens, de Rembrandt et de Vermeer, les Provinces-Unies caracolent en tête de l’Europe en de nombreux domaines : commerciaux, maritimes, scientifiques, artistiques, picturaux (paysages et « marines »), culturels (« incroyables gazettes », livres, imprimerie) … Tout cela est dû non à leur poids démographique (les Provinces-Unies sont dix fois moins peuplé que la France), mais à leur empire commercial et colonial, qui s’étend à l’échelle mondiale : Méditerranée, Baltique, relations Europe du Nord/Europe du Sud, Indes orientales et occidentales.
Michel Vergé-Franceschi, La marine française au XVIIIe siècle, p. 34
Le déclin, toutefois, sera aussi rapide que brutal. Entre son immense empire colonial, sa suprématie navale et sa domination du commerce mondial, c’est peu dire en effet que la puissance néerlandaise fait des jaloux, beaucoup de jaloux. Si l’écroulement de la puissance espagnole (jusqu’alors première puissance maritime mondiale) après la guerre de Trente Ans a permis aux Néerlandais de développer leur puissance navale et de régner sur les océans durant toute la seconde moitié du XVIIe siècle, d’autres puissances maritimes émergentes (tout particulièrement l’Angleterre mais également la France de Louis XIV) ne tolèrent plus la mainmise démesurée des Néerlandais sur les échanges commerciaux internationaux.
Cette position prédominante du petit pays européen sur le commerce des épices indiennes, couplée à la quasi-hégémonie qu’occupent les compagnies et sociétés hollandaises sur un grand commerce maritime également en plein boom, va en effet finir par lui attirer l’hostilité des autres grandes puissances maritimes du Vieux Continent, en premier lieu l’Angleterre élisabéthaine puis stuartienne ainsi que la France du Roi-Soleil (qui ambitionnent toutes deux de se tailler elles aussi leur part des formidables richesses du « Nouveau Monde » et qui finissent par partir à leur tour – bien que le plus tardivement – à la conquête des mers… !).
Cet encadré est en grande partie issu de mon article sur le Siècle d’Or néerlandais, vers lequel je renvoie plus globalement celles et ceux qui souhaiteraient mieux comprendre comment les petites Provinces-Unies sont passées en l’espace d’à peine un siècle de l’état de territoires espagnols rebelles à celui de superpuissance maritime et commerciale de l’époque !
Au milieu du XVIIe siècle, une Angleterre qui fait elle aussi sa révolution politique et maritime
Le fait que la mer soit une tend à rendre hégémonique la maîtrise des mers, de même que le commerce maritime tend au monopole.
Friedrich Ratzel, La géographie politique, p. 174
Les Français ont tendance à l’ignorer, mais entre 1642 et 1660, l’Angleterre a en fait réalisé, 130 ans avant la Révolution américaine et 150 ans avant la Révolution française, sa propre révolution. Durant cette période particulièrement troublée de l’histoire des îles Britanniques, les Anglais vont faire rien de moins que de remettre à plat l’ensemble de leur système institutionnel, condamner à mort et exécuter leur roi Charles Ier, abolir la Monarchie et déjà établir une sorte de proto-République (appelée le Commonwealth d’Angleterre). Ils vont connaître la guerre civile – plusieurs guerres civiles mêmes –, et après plusieurs décennies d’instabilité, déjà poser les bases d’un nouveau système de monarchie constitutionnelle et de régime parlementaire qui sera bientôt appelé à devenir un modèle pour l’Europe entière.
En 1660, suite à la mort de Cromwell (l’ancien commandant de l’armée parlementaire devenu l’homme fort du nouveau État anglais et son quasi-dictateur), une nouvelle crise politique aboutit à la restauration de la Monarchie, c’est-à-dire en quelque sorte à un retour à la case départ (c’est d’ailleurs étymologiquement ce qui signifie une « révolution », terme jusque-là surtout employé par les astronomes pour désigner le tour que fait un astre par rapport à lui-même !). Dans le contexte d’une Grande-Bretagne toujours profondément divisée, et contre la promesse d’un Parlement libre et de la tolérance religieuse, c’est le jeune Charles II Stuart, fils aîné du défunt Charles Ier, qui remonte sur le trône. À sa mort en 1685, après un règne plutôt populaire (marqué néanmoins par diverses crises parlementaires liées à sa politique jugée trop conciliante avec les catholiques et le puissant voisin français), ce sera son fils, Jacques II, qui lui succèdera à son tour. Après presque vingt années de guerre civile, un coup d’État réussi, une expérience de gouvernement “quasi-républicain” réalisée, une tentative de redistribution de la richesse manquée, un suffrage universel envisagé, un pouvoir parlementaire renforcé et une première petite révolution économique engagée, les Stuarts se voient ainsi de retour à la tête de l’île Britannique. Pour un temps…
Sous Cromwell, un véritable coup de barre en direction de l’outremer
Une bonne synthèse vidéo expliquant comment l’appétit d’égalité sociale et démocratique du peuple anglais va finalement déboucher dans l’impasse de l’expérience du despotisme cromwellien (qui impulsera néanmoins une réforme de grande envergure du pays en matière économique, maritime et coloniale).
Malgré sa courte décennie d’existence, le nouvel « État libre anglais » qui a émergé sous le protectorat d’Oliver Cromwell aura joué un nouveau rôle fondateur dans le grand virage de l’économie anglaise et son orientation vers la puissance maritime. En effet, lui aussi profondément convaincu de la vocation océanique et de la destinée pour ainsi dire « biblique » de son pays, le leader du parti puritain va opérer un volume considérable de réformes qui vont produire toute une série d’innovations en de nombreux domaines. Durant l’expérience du Commonwealth, en plus d’expérimenter un nouveau modèle de répartition des pouvoirs, l’Angleterre s’engage ainsi dans une grande politique de développement économique et commercial (caractérisée par une batterie de réformes favorables à l’essor du commerce et de l’activité marchande ainsi que de soutien au secteur manufacturier), en parallèle d’un véritable coup de barre en direction de l’outremer. Sous le protectorat de Cromwell, la Marine connaît en effet un essor spectaculaire : on met en chantier plus de navires durant la décennie 1650 que durant toutes les années de règne de Jacques et de Charles Stuart réunies (faisant ainsi passer la flotte anglaise d’à peine une trentaine de navires en 1648 à plus de 150 bâtiments seulement douze ans plus tard !), tandis que parallèlement au renforcement de sa flotte de guerre et marchande, l’État anglais mène une politique proactive en direction des grands marchands et financiers d’Amsterdam pour les débaucher et les faire s’installer à Londres(voir pour les intéressé(e)s l’encadré dédié à ce sujet figurant dans mon article sur la Révolution financière britannique partagé plus bas). De nombreux efforts et moyens sont aussi orientés en direction des jeunes colonies anglaises d’Amérique, tandis que concernant les Antilles, Cromwell dessine les contours d’un ambitieux plan visant à rien de moins qu’à arracher intégralement l’espace Caraïbes (et notamment Saint-Domingue) aux Espagnols (en pratique, l’Angleterre parviendra seulement à s’emparer en 1655 de la Jamaïque espagnole, qui sera néanmoins transformée en très profitable « île à sucre », et qui s’affirmera rapidement comme la perle de l’empire colonial anglais !).
La Commonwealth Navy constitue indéniablement le plus beau « bébé » immédiat de la Révolution anglaise. Fer de lance et plus belle réalisation de la New Model Army, cette nouvelle marine – en plus de servir efficacement à mater l’opposition royaliste réfugiée dans les colonies – va être mise immédiatement au service des ambitions cromwelliennes, en particulier dans les Caraïbes contre l’hégémonie espagnole. Le navire de guerre britannique du milieu du XVIIe siècle est globalement l’un des meilleurs de l’époque : plus gros que ses adversaires mais aussi plus puissant, il va faire bientôt brillamment ses preuves dans le cadre de la première guerre anglo-néerlandaise, face à une flotte hollandaise elle techniquement dépassée.
Parallèlement à l’investissement substantiel dans la Marine de guerre et à l’essor de la flotte marchande, un ensemble de mesures protectionnistes vont en outre être adoptées par le nouvel État anglais afin de favoriser le commerce britannique au détriment de ses concurrents (en particulier néerlandais). Il s’agit des célèbres « Actes de Navigation » votés par le Parlement en 1651, qui consistent notamment à interdire à tous navires et équipages étrangers le droit d’entrer dans les ports de Grande-Bretagne et à obliger les colonies à n’avoir recours qu’aux navires britanniques pour leur commerce avec la Métropole (la plupart des puissances européennes implantées dans le Nouveau Monde – et en premier lieu l’Espagne de l’époque – fonctionnaient alors selon ce système dit de l’« exclusif colonial » : la colonie avait l’obligation de vendre la totalité de ses productions de matières premières à sa Métropole de rattachement tout en n’ayant le droit parallèlement de se fournir en marchandises qu’auprès de cette dernière, ce qui permettait ainsi aux pays concernés de disposer d’un marché « captif » pour l’exportation de leurs produits manufacturés).
Concernant l’Angleterre, la mise en place de ce dispositif de monopole commercial vise en premier lieu à répondre à la problématique posée par la situation géopolitique des nouvelles possessions britanniques outremers : suite aux guerres civiles de la décennie 1640 et à l’exécution de Charles Stuart, une fraction importante de l’opposition royaliste (que l’on surnomme alors les « Cavaliers ») a en effet émigrée vers les jeunes colonies de la Barbade (Antilles), des Bermudes et de la Virginie (Amérique du Nord), qui sont alors tombées sous leur contrôle et qui refusent de reconnaître l’autorité du Commonwealth. Les dispositions des Actes de Navigation ont ainsi pour objectif d’affaiblir économiquement (et donc politiquement) ces espaces coloniaux contrôlés par les ennemis du nouveau régime (en particulier les exportations de sucre de la Barbade, île richissime devenue le fief de l’opposition royaliste), en les empêchant de commercer avec d’autres pays (et en particulier avec les Provinces-Unies, dont les bateaux sont alors nous l’avons vu plus haut les principaux transporteurs des marchandises circulant entre l’Ancien et le Nouveau Monde, et qui se voient ainsi très pénalisées économiquement par la nouvelle politique protectionniste britannique). Affaiblies par ces mesures d’embargo économique, la Virginie, les Bermudes et la Barbade restées loyales à la dynastie des Stuart se verront infliger le coup de grâce dès le tournant de l’année 1651-1652, avec l’envoi d’expéditions militaires qui permettront de faire rentrer les trois colonies rebelles sous le giron de la République cromwellienne (mais dont les mesures de déprédation opérées contre des navires marchands hollandais entraîneront en 1652 le déclenchement de la première guerre anglo-néerlandaise… !).
Zoom sur : la fondation de l’Empire colonial britannique sous le règne des Stuarts, et sa consolidation sous Cromwell
Si nous associons généralement le début de l’Empire britannique au règne des Tudors, vous l’avez compris, c’est en effet au début du règne de Jacques Ier Stuart – et à ce moment-là seulement ! – que le vent se met enfin véritablement à tourner pour les ambitions outremers anglaises. À la fin des années 1600, deux décennies après l’échec de la colonie de Roanoke Island, un groupe de colons anglais missionné par la fraîchement fondée Virginia Company (et commandé par le célèbre John Smith !) se représente ainsi sur la côte caroline et y fonde un nouvel établissement, Jamestown. Après des débuts compliqués liés à la nature difficile des terres et aux conflits avec les Amérindiens, la jeune colonie (baptisée Virginie) commence à se développer et se peuple rapidement, aidée par un encouragement massif au départ et par un démarchage actif de la Compagnie dans tous les villages de Grande-Bretagne.
Une implantation anglaise enfin réussie sur les côtes d’Amérique du Nord, et qui prend rapidement son envol
Après avoir vainement cherché des métaux précieux à exploiter dans la zone, la nouvelle colonie virginienne se spécialise rapidement dans la culture du tabac, qui connaît en quelques décennies un essor fulgurant. Cette culture, basée sur l’économie de plantation (et qui préfigure celle ultérieure du sucre et du coton), est alimentée en main d’œuvre par des flots continus de réfugiés anglais et surtout irlandais, qui émigrent alors en masse dans les jeunes colonies anglaises sous le statut d’« engagés » (dans l’espoir de pouvoir à terme y acquérir un bout de terre à cultiver). L’abondance des terres disponibles et le succès de la culture du tabac entraîne rapidement la fondation d’autres colonies le long de la côte atlantique (le Maryland en 1634, Rhode Island en 1636, le Connecticut en 1639, la province de Caroline en 1663…), tandis que plus au nord, des Puritains fondent dès 1620 la colonie de Plymouth, appelée à devenir le refuge des minorités protestantes anglaises et dont l’établissement constituera le berceau de la Nouvelle-Angleterre (une colonie est également établi en 1610 sur l’île de Terre-Neuve, qui deviendra Plaisance). La plupart des colonies du sud (Virginie, Caroline, puis plus tard Géorgie) vont adopter le modèle de l’économie de plantation et se centrer sur la culture du tabac puis du coton, tandis que les colonies situées plus au nord défricheront davantage les terres et se développeront sur un modèle mêlant essentiellement agriculture, pêche et commerce (les colonies de Nouvelle-Angleterre se spécialiseront en particulier sur l’industrie du rhum, dont elles deviendront rapidement l’un des plus gros producteurs mondial grâce à l’import massif de mélasse depuis les colonies sucrières voisines des Antilles).
C’est peut-être après tout l’implantation de l’Angleterre dans des régions au départ virtuellement vides de ces richesses qui avaient incitées les Européens à prendre la mer, qui aura constitué la clé du succès britannique. Au début des années 1600 en effet, après l’échec de la première colonie de Roanoke Island, des colons parviennent donc finalement à fonder les premiers établissements anglais permanents d’Amérique du Nord au niveau de l’actuel État de Caroline du Nord – établissements qui connaissent ensuite une croissance rapide grâce une économie de plantation facilement pourvue en main d’œuvre servile par la paysannerie pauvre chassée des îles Britanniques par le processus historique de l’enclosure et la colonisation parallèle de l’Irlande. Dès le début de la décennie 1620, ce premier grand foyer de colonisation nord-américain est complété par une second à hauteur du cap Cod : il s’agit de la Nouvelle-Angleterre, fondée par les fameux Pères Pèlerins – ces protestants puritains persécutés dans l’Angleterre d’Élisabeth puis de Jacques Ier et désireux de trouver une terre où ils pourront vivre pleinement leur philosophie religieuse.Offrant une quantité semblant quasi-illimitée de terres fertiles et abondantes à l’agréable climat tempéré (bien qu’obtenues par la préalable et indispensable déforestation et expropriation de ses occupants amérindiens…), l’espace nord-américain anglais (et hollandais – car eux aussi se sont implantés dans la région, précisément entre les colonies anglaises de Virginie et de Nouvelle-Angleterre !) va attirer rapidement des immigrés de tous bords : minorités religieuses britanniques bien sûr (catholiques comme protestantes d’ailleurs), mais aussi des familles allemandes, scandinaves et même françaises… (en particulier des huguenots ayant opté pour l’exil)
Au-delà des importants contingents étrangers qui participeront durant toute son Histoire au peuplement étatsunien, c’est avant tout l’exportation de l’excédent démographique britannique (couplé localement à une très forte natalité) qui va constituer tout au long du XVIIe siècle le principal moteur de l’expansion coloniale anglaise en Amérique du Nord. Entre 1620 et 1642, ce sont ainsi plus de 80 000 Britanniques (dont 20 000 Irlandais !) qui émigrent outre-Atlantique et en 1629, au plus fort de l’émigration, c’est en moyenne un navire par jour qui quitte la Grande-Bretagne pour l’Amérique du Nord, chargé de familles de paysans fauchés, de cadets de famille sans perspective, de puritains en quête de liberté exclusive, ou bien encore – ancestralité bien moins avouable… ! – de vagabonds et de délinquants de droit commun qui se voient ainsi offrir une seconde chance (des historiens britanniques estiment à vrai dire que ce sera pas moins de 50 000 à 120 000 prisonniers – de droit commun, politiques et de guerre – qui seront déportés par l’Angleterre vers ses colonies américaines entre 1610 et 1776 !).
C’est faire un honneur excessif aux colons anglais que de les représenter tous comme des dissidents religieux ou politiques, de nobles proscrits fuyant par grandeur d’âme leur ingrate patrie. Il y avait aussi parmi eux des vagabonds, des mendiants, des déportés de droit commun, des criminels graciés, d’anciens forçats et des aventuriers. Un historien américain conseillait à ses compatriotes épris de généalogies lointaines, de commencer leurs recherches par les greffes des prisons anglaises. La boutade n’est point sans fondement. Ce n’est pas d’hier non plus qu’on a inventé le moyen de stimuler l’émigration par des réclames alléchantes et fantaisistes. Rien n’égale à cet égard les opuscules imprimés à l’usage des paysans allemands et suisses. À les en croire, le paradis terrestre n’était qu’un pauvre petit jardinet à côté de la Caroline. Cette propagande portait ses fruits. Les émigrants réunis par les racoleurs partaient pour l’Amérique munis d’un contrat de travail qui, pendant dix ou vingt ans, en faisait de véritables esclaves. À leur arrivée, l’armateur les mettait aux enchères.
Pierre Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, p. 201
Ce dernier aspect demeure en effet peu connu : il constitua pourtant une importante réalité du « phénomène colonial ». Ces Européens issus des classes les plus pauvres venus au Nouveau-Monde pour tenter d’échapper à la misère de leur pays en contrepartie d’années de travail gratuits dans les plantations et les fermes (une forme d’esclavage à durée limitée…), on les appelait les « engagés ». Ils seront des centaines de milliers à peupler les différentes colonies du Nouveau Monde européen. Oubliés par l’Histoire à la différence de la il est vrai hautement tragique traite négrière (qui concernera elle plusieurs millions de déportés africains – vendus dans leur cas par les royaumes de leur propre continent…), ces « Engagés » constitueront un autre aspect dramatique de la colonisation européenne des Amériques :
Les « Engagés » ne concerneront pas que les plantations anglaises d’Amérique du Nord. Ces « esclaves à durée déterminée » compteront également parmi les premiers travailleurs des plantations de tabac puis de canne à sucre des Antilles, avant la généralisation du système esclavagiste (dont il faut rappeler qu’il frappera initialement toutes les couleurs de peaux – en particulier les populations amérindiennes de ces îles – avant de se concentrer sur les Noirs déportés d’Afrique). C’est d’ailleurs à la lumière de ce dernier point que l’historien Eric Williams posait cette réflexion intéressante que « l’esclavage n’était pas né du racisme, mais que le racisme avait plutôt été la conséquence de l’esclavage ». (illustration : carte française de la Guadeloupe de 1643)
Plus de trois quarts des quelque 120 000 immigrants britanniques débarqués dans la [colonie anglaise de la Virginie] au cours du XVIIe siècle le furent sous le signe de la servitude. À la maison, la plupart avaient été victimes d’un long processus de dépossession de leurs terres, orchestré par la caste aristocratique anglaise. Trop pauvres pour se payer une traversée de l’Atlantique, on leur avait proposé l’occasion de devenir propriétaire d’une terre en échange de 4 à 7 années de leur vie à travailler, sans salaire, les champs de tabac de leurs maîtres. Sous les rayons brûlants du soleil d’été, une humidité étouffante et des nuées d’insectes porteurs de pathogènes mortels, ces « engagés » menaient des vies pénibles et courtes. Dans la poursuite de leur rêve, une majorité succomba avant même l’expiration des termes de leur servitude en raison d’une combinaison de maladies et de surcharge de travail. Initialement, la mortalité fut telle que seuls 20 % des 10 000 colons importés dans la colonie entre 1607 et 1622 étaient toujours vivants en 1622. Malgré cela, la population coloniale continua de croître par l’importation massive d’immigrants pour répondre aux besoins de labeur dans les champs de tabac qui se multipliaient.
Marco Wingender, « La Virginie, le rouleau compresseur colonial anglais », article publié le 13 juillet 2022 sur le site web québécois Libre Media
Initié sous les Tudors, le processus de colonisation anglaise de l’Irlande (dont les établissements sont appelés les « Plantations ») va s’accélérer considérablement sous le règne de Jacques Ier, avant de connaître son apogée sous celui de son fils Charles (près de 125 000 colons anglais s’installeront ainsi sur l’île au cours de la seule année 1641… !). Conçue dans la volonté de pacifier et d’angliciser l’Irlande catholique (mais aussi d’offrir un débouché aux excédents démographiques et aux paysans chassés de Grande-Bretagne par le processus de l’enclosure), la politique des Plantations va conduire à l’expropriation par milliers des Irlandais de leurs terres. Nombre d’entre eux émigreront alors vers le Nouveau Monde, et notamment vers les colonies anglaises nouvellement fondées de la Barbade et de Virginie, où ils travailleront pour la plupart d’entre eux comme relaté plus haut dans les plantations de sucre et de tabac comme « engagés volontaires ».
Oppressés et chassés par la colonisation anglaise, les Irlandais en particulier seront très représentés au sein de ces populations d’« engagés » (qui seront également aux racines de l’essor des colonies antillaises d’Antigua et de La Barbade), dont l’Histoire moderne de l’esclavage semble avoir oublié l’existence. De façon générale, Écossais et Irlandais vont ainsi émigrer en masse vers les colonies anglaises d’Amérique, qui offrent alors il faut bien le dire un séduisant refuge et la perspective d’un pays plein de promesses, où la misère et la disette n’existent virtuellement pas, et où la terre abonde. Des milliers de protestants d’origine suisse, hollandaise, allemande, scandinave,… complèteront à leur tour ce flux en direction de la jeune Amérique anglaise – qui se peuplera en conséquence dix fois plus vite que sa toute aussi jeune voisine (et bientôt rivale) de la Nouvelle-France ! La perspective d’un ennemi commun achèvera alors de cimenter toutes ces disparités de cultures et d’origines :
Le besoin de vivre et de se protéger imposa [aux émigrés anglais, écossais, irlandais, suisses, allemands, etc. des Treize Colonies] une vie commune. Ils se groupèrent contre les Indiens, contre les Hollandais, contre les Espagnols, contre les Français. Le sentiment du danger en fit un corps uni et vigoureux, toujours prêt à l’attaque comme à la défense.
Pierre Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, pp. 201-202
En aparté : l’Amérique anglaise, une nation biblique (et messianique) ?
Comme les réformateurs protestants rejetaient la hiérarchie de l’Église catholique, ils s’orientèrent vers une structure politique et administrative plus égalitaire, codifiée par Jean Calvin dont les enseignements inspirèrent les croyances des puritains et des séparatistes, qui finirent par établir les colonies de la Nouvelle-Angleterre dans ce qui allait devenir les États-Unis.
Joshua J. Mark, « Dix choses à savoir sur la Réforme protestante », article traduit par Babeth Étiève-Cartwright pour la World History Encyclopedia
On ne peut véritablement comprendre l’attitude que vont entretenir les colons protestants de Nouvelle-Angleterre avec leurs voisins français de même qu’avec les populations autochtones sans comprendre fondamentalement ce qu’est le protestantisme et en particulier en son sein les mouvements puritain et millénariste, dont beaucoup d’Anglais émigrés en Amérique sont issus.
Je renvoie celles et ceux qui souhaiteraient mieux comprendre le contexte politico-historique dans laquelle émerge le mouvement puritain en Angleterre vers cet autre article centré sur les deux grandes révolutions anglaises du XVIIe siècle.
Revenons en Angleterre pour comprendre l’origine du phénomène puritain. Depuis le milieu du XVIe siècle en effet, suite à la diffusion puis à l’implantation de la Réforme protestante à toute l’Europe, le pays a fondé sa propre Église : l’Église anglicane, sorte de compromis entre catholicisme et protestantisme (l’anglicanisme pouvant se voir grosso modo comme un calvinisme qui conserve un certain nombre de rites et de principes catholiques, notamment tout son système épiscopal – présence d’évêques, hiérarchie ecclésiastique, etc.). Il existe cependant au XVIIe siècle une fraction montante au sein des élites protestantes du pays, en particulier celles composant le mouvement dit « puritain », qui souhaiterait débarrasser définitivement l’État anglais de son « reliquat catholique ». Les puritains, par exemple, sont très critiques envers le tropisme « romain » et « papiste » (entendre catholique) qu’exprimerait alors le roi d’Angleterre au travers de son goût pour la peinture et les arts originaires du Continent (sans parler du fait que son épouse est d’origine française, et pire encore : catholique !). Les puritains s’opposent également au pouvoir encore important des évêques, militant pour une Église anglicane plus « démocratique » et horizontale, et débarrassée de ses rites catholiques subsistants.
Un autre élément essentiel doit également être perçu pour bien comprendre ce dont le protestantisme est vraiment le nom : celui d’un retour fondamental aux racines « juives » du christianisme. En effet, le mouvement réformateur, dans sa globalité, est marqué par le retour aux fondamentaux du christianisme, en particulier à l’Ancien Testament – dont les Juifs constituent intrinsèquement pour ainsi dire « l’acteur central ». Cette dynamique a pour propriété de faire évoluer positivement le rapport aux Juifs et au judaïsme dans les grands pays où les différents courants du protestantisme s’enracinent (essentiellement les nations d’Europe du Nord – monde germanique, monde scandinave, monde britannique,…).
Pour celles et ceux qui souhaiteraient mieux comprendre en particulier cette doctrine calviniste et la véritable « révolution théologique » (mais aussi aux multiples implications sociales, économiques, politiques et culturelles) qu’elle va engendrer, je les renvoie vers les sections dédiées de cet autre article du site consacré plus largement au protestantisme et aux grands bouleversements anthropologiques que celui-ci produit au début de l’ère moderne.
Mais cette connivence religio-culturelle entre protestants et judaïsants (qui a d’ailleurs amenée certains intellectuels à développer le concept de « judéo-protestantisme » !) va bien plus loin et ne s’arrêtent pas au seul fait d’avoir en commun un grand texte sacré (ce qui était à vrai dire déjà le cas entre les Juifs et les Catholiques et n’avait pas empêcher l’adversité…). Cela est en effet peu connu, mais au XVIIe siècle, se développe en Hollande ainsi qu’en Grande-Bretagne – tout particulièrement au sein du mouvement puritain (qui est donc lui-même une branche du calvinisme) – le mouvement dit « millénariste », caractérisé par une véritable fébrilité messianique (en l’occurrence : l’attente du retour du Christ sur Terre et les temps prospères qui doivent en résulter, prophétisés à la fin des Évangiles). Or, il faut savoir que le peuple juif – contrairement aux deux grands autres monothéismes (Christianisme et Islam) – est de son côté toujours dans l’attente de son Messie, dont l’arrivée est supposée coïncider avec la Fin des Temps (dans l’eschatologie juive, les Temps Messianiques dans lesquels doit apparaître le Messie (Machia’h) correspondent en effet à une période de guerres, de cataclysmes et de grand chaos mondial – assimilable à l’Apocalypse chrétienne). Dans ce contexte, le messianisme qui travaille ainsi tant les Puritains anglais (dont faisait partie un certain Oliver Cromwell) que de nombreux Juifs (en particulier au sein du monde marrane) va jouer de fait un fort rôle de rapprochement et de coagulant entre ces deux communautés, expliquant le lien théologico-culturel étroit qui va ainsi s’établir dans le temps et dans l’espace entre diverses importantes sectes protestantes et le judaïsme.
Sur ce rapprochement théologico-culturel très important qui se produisit entre chrétiens réformés et judaïsme à l’occasion de la Réforme puis au fur et à mesure du développement du protestantisme et de ses différents courants et sous-courants (luthériens, calvinistes, millénaristes, baptistes, méthodistes, etc.), je renvoie les intéressé(e)s vers cette très intéressante conférence de Youssef Hindi, qui en explique bien tant les raisons que la profondeur et grande portée historiques.
Dès le début du XVIIe siècle, persécutés sous les règnes des rois Stuarts Jacques Ier et Charles Ier (et ayant littéralement à cœur de mener une vie en accord avec leurs ardentes convictions religieuses), c’est nous l’avons vu par milliers que les Puritains et autres « protestants radicaux » anglais vont émigrer vers le Nouveau Monde – et en particulier vers les colonies anglaises d’Amérique du Nord, considérées, dans un parallèle biblique avec la Canaan des Hébreux, comme la « nouvelle Terre Promise ». Constituant le courant majoritaire des protestants émigrés dans les Treize Colonies (qui constituent eux-mêmes la majorité des colons implantés), les Puritains donneront ainsi à la jeune Amérique anglaise – et bientôt aux futurs États-Unis d’Amérique – une coloration très spécifique sur le plan théologique (et par voie de conséquence sur les plans philosophique et politique), teintées voire imbibées d’eschatologie et de messianisme vétérotestamentaires. Un profil spirituel bien particulier qui expliquera pour beaucoup la nature des relations qu’ils développeront avec les autres populations présentes sur place (qu’ils s’agissent des Premières Nations ou de leurs voisins franco-canadiens du nord).
Comme j’ai eu largement l’occasion de l’aborder au cours des différents chapitres de ma grande série sur les origines de la guerre de Sept Ans (et comme je le développe également en détail dans le cadre de mon autre série sur l’histoire de la Nouvelle-France), cette dimension religieuse revêtira en effet une importance de premier plan dans la rivalité qui va opposer Français et Britanniques en Amérique du Nord. Tandis que la Nouvelle-France se peuplera de colons exclusivement catholiques et fera l’objet de grandes entreprises missionnaires (particulièrement de la part des Jésuites), la Nouvelle-Angleterre se positionnera elle, a contrario et dès ses origines, comme un refuge pour les puritains persécutés d’Angleterre, dont la mentalité repose précisément sur le rejet viscéral du catholicisme (et qui quittent l’Île précisément parce qu’ils trouvent l’anglicanisme encore trop « catholique » à leur goût). Cette véritable haine des « papistes » par les Puritains expliquera la logique de « croisade » qui animera ces derniers contre leurs voisins franco-canadiens (ces premiers n’auront à ce titre de cesse, pour certains d’entre eux, de tenter de convaincre Londres d’envahir le Canada ; velléités animées également il est vrai par les raids récurrents et d’une grande efficacité que les miliciens canadiens opèreront pour leur part contre les établissements les plus septentrionaux de Nouvelle-Angleterre).
Alors même que la célèbre expulsion des Juifs d’Espagne puis du Portugal (1492-1497) va jeter des milliers d’entre eux dans l’exil et conduire à une large diaspora de ces derniers à travers l’Europe (en particulier en Europe du Nord), la Réforme protestante induite par les thèses de Luther puis de Calvin se caractérisera donc au même moment par un formidable « retour aux sources juives » du christianisme. Pour la première fois de l’Histoire en effet, la traduction de la Bible en langue vernaculaire (réalisée dès le début du XVIe siècle par Luther) permet aux masses de (re)découvrir dans le détail les textes de l’Ancien Testament, dont le peuple hébraïque constitue évidemment l’acteur central. La Bible hébraïque – et en particulier sa riche composante eschatologique et messianique – va alors se mettre à constituer une source d’inspiration primordiale pour de nombreuses sectes protestantes, stimulant tout au long du XVIIe et du XVIIIe siècles le développement de nouveaux groupes théologiques marquées par leur penchant pour l’apocalyptique et par leur forte identification au destin du peuple hébreu tel que relaté dans l’Ancien Testament (ce qui expliquera d’ailleurs pourquoi les membres de certains courants protestants se faisaient parfois appeler les « Chrétiens de l’Ancien Testament »).On ne saurait effectivement assez insister à quel point de nombreux courants du protestantisme se caractérisent par une forme de « judaïsation du christianisme ». Le mouvement millénariste par exemple, très important au XVIIe siècle, se réapproprie l’eschatologie juive issue de l’Ancien Testament mais aussi de la Kabbale (la mystique juive et tradition ésotérique du judaïsme, qui se diffuse à cette même époque de façon importante en Angleterre avec l’arrivée des judéo-marranes d’Espagne et du Portugal). Les Millénaristes vivent ainsi dans l’attente fébrile de la Fin des Temps, perçue comme une période de grandes catastrophes planétaires à l’issue de laquelle le Christ doit revenir combattre l’Antéchrist avant de rebâtir le Temple de Jérusalem pour y réaliser un nouveau règne de mille ans de paix et de prospérité. Les Pères Pèlerins (et plus globalement les Puritains qui émigrent par milliers de la Grande-Bretagne vers le Nouveau Monde américain) se perçoivent dans la même logique comme le nouveau peuple hébreu, fuyant le « despote pharaonique » qu’incarnerait le roi d’Angleterre et traversant la « nouvelle Mer Rouge » que constituerait l’Atlantique pour s’installer dans la « Terre Promise » que constituerait l’Amérique – que certains baptisent d’ailleurs leur « Nouvelle-Jérusalem » (titre qui avait déjà été attribué quelques années plus tôt à Amsterdam par les réfugiés juifs hispano-portugais qui s’y étaient établis en masse à la fin du XVIe siècle).Cette vision éminemment « biblique » et messianique de l’Amérique infusera profondément les populations protestantes américaines et expliquera au passage au moins en partie la relation très belliqueuse et de nature remarquablement expropriatrice que ces derniers développeront avec les Nations Autochtones (la conquête de l’Amérique étant alors assimilée par de nombreux colons britanniques à la conquête de Canaan par les Hébreux dans la Bible – et Dieu sait que cette dernière est relatée comme violente voire génocidaire…). De même, elle participera également à expliquer, deux siècles plus tard, l’émergence du concept de la Destinée Manifeste, qui conçoit en quelque sorte les États-Unis comme le « pays-élu » (un principe d’élection divine en quelque sorte emprunté au judaïsme) et la « nation-messianique » par excellence, ayant vocation à guider mais aussi à dominer le monde (concept qui permettra ainsi au XIXe siècle de justifier la conquête de l’Ouest au nom de la « mission divine » qu’aurait la nation américaine d’y apporter la civilisation, puis qui prendra une dimension internationale au XXe siècle avec la croissance de l’interventionnisme américain dont la nation s’auto-perçoit comme la « seule nation idéale » ainsi que celle dont la destinée serait de « sauver le monde », ce que l’Amérique doit s’employer à faire au travers de la diffusion dans le monde entier de sa sorte de « religion laïque d’État » qu’est le libéralisme et les valeurs libérales – Youssef Hindi emploie d’ailleurs à ce sujet le concept de « messianisme libéral »).
L’Amérique anglaise constitua certes un refuge et une terre d’émigration massive pour les Chrétiens persécutés de toute nature, mais aussi un véritable Éden pour les nombreuses sociétés secrètes et initiatiques qui avaient fleuries en Europe au tournant de la Renaissance (en particulier le mouvement Rose-Croix, qui constituera le creuset et l’une des grandes matrices de la Franc-Maçonnerie spéculative), autant de groupes qui purent voir dans ce nouveau continent l’endroit où il y pourrait bâtir un monde nouveau et la société idéale de leurs rêves. À la fin du XVIe siècle, le philosophe et occultiste Francis Bacon, chef de file du rosicrucianisme anglais (et considéré par certains comme le véritable « Père Fondateur de l’Amérique »), publie sa célèbre « La Nouvelle-Atlantide », ouvrage dans lequel il décrit une société utopique vivant sur une île et dirigée par une caste de scientifiques et de philosophes (une utopie qui en ce sens préfigure furieusement le concept « d’élite éclairée » qui constituera l’un des piliers de la Franc-Maçonnerie moderne). Walter Raleigh, l’homme qui mènera la tentative de colonisation de Roanoke Island, était un proche de Bacon, et de façon plus générale, les Rose-Croix puis les Francs-Maçons (les seconds pouvant globalement être considérés historiquement comme les héritiers des premiers) seront très implantés en Amérique, les leaders de la Révolution américaine étant ouvertement connus pour être quasiment tous d’éminents membres de la Franc-Maçonnerie (de même que les Français comme Lafayette qui viendront les premiers les soutenir dans leur guerre d’Indépendance contre la Couronne britannique… !). Aussi, comme permet bien de le mettre en lumière sans manichéisme ni fantasmes le passionnant documentaire partagé ci-dessus, il faut bien garder à l’esprit que l’Amérique constitua dès ses origines la terre promise tant des chrétiens les plus fervents que des sectes européennes les plus occultes (deux termes à entendre ici dans leur sens étymologique, sans connotation péjorative), et que la fondation de l’Amérique reposa ainsi sur une double base (dualité qui la caractérisera d’ailleurs tout au long de son Histoire) : chrétienne puritaine d’une part, et « ésotérique » d’autre part (les deux mouvements ayant cependant en commun d’être animé par un fervent idéalisme et par la volonté de bâtir sur ce continent un monde nouveau et une société nouvelle en rupture avec celle caractérisant « l’Ancien Monde » européen).
Tous les colons de l’Amérique anglaise n’étaient, toutefois, pas hostiles aux catholiques. La colonie de Pennsylvanie, fondée par les disciples de l’anglais William Penn, célèbre initiateur du mouvement quaker (et aussi le fondateur de Philadelphie !) se démarquera par exemple par sa tolérance religieuse et par son ouverture aux autres cultures européennes. C’est notamment dans cette région que s’établiront d’ailleurs les célèbres Amish, une communauté originaire d’Allemagne, dont les descendants sont toujours connus aujourd’hui pour leur vie simple, pacifique et austère en marge de la société moderne.
En parallèle de l’Amérique, l’essor britannique dans les Antilles
Parallèlement à cette implantation britannique enfin réussie sur le continent américain sous le règne des Stuarts (et pour revenir à notre histoire des débuts de la colonisation anglaise du Nouveau Monde), les initiatives se multiplient également en ce début de XVIIe siècle en direction des Antilles, où des colons indépendants et des milliers d’Irlandais chassés de leur île par la politique des plantations viennent aussi s’établir en masse. C’est notamment l’île de la Barbade, virtuellement inoccupée (bien que théoriquement sous souveraineté des Espagnols), qui concentre au début des années 1630 l’émigration britannique vers les Antilles : les réfugiés irlandais s’y installent là aussi par milliers et y développent comme en Virginie la culture du tabac, dont l’île devient bientôt la première productrice mondiale (générant même une crise de surproduction à la fin de la décennie… !). Des Irlandais s’implantent également sur les petites îles de l’archipel caribéen comme Saint-Christophe et Montserrat, ainsi que dans les Bahamas et les Bermudes, en cette période où toutes les parties des Antilles non-contrôlées par les Espagnols en viennent plus globalement à constituer une immense zone-refuge pour les exilés de toutes origines, fuyant les guerres civiles et religieuses qui déchirent alors de nombreux pays d’Europe (autant de zones où ces milliers d’exilés et d’aventuriers néerlandais, français, anglais ou belges vont aussi y développer l’activité historique de la flibuste… !).
L’île de la Tortue, située au large de la côte nord de Saint-Domingue (alors appelée Hispaniola), constituera au XVIIe siècle avec la Jamaïque la base, le centre névralgique et le théâtre légendaire de cette flibuste caribéenne (dont la réalité historique a pu être immortalisée par des films comme la célèbre franchise des Pirates des Caraïbes). Aux mains des Français au début du siècle, reprise par les Espagnols et cédée aux Anglais puis reprise à nouveau par les Français (en l’occurrence par des marins huguenots), l’île servira en effet tout au long du siècle d’escale et de port de ravitaillement privilégié des contrebandiers et flibustiers des Caraïbes, les premiers vivant de la vente illégale de marchandises européennes auprès des colons de Nouvelle-Espagne (qui n’ont théoriquement le droit de ne se fournir qu’auprès de leur Métropole et de ses navires), tandis que les seconds constituent le principal vivier de corsaires de l’espace Atlantique (tout en se faisant volontiers pirates en temps de paix). De nombreux raids menés contre les ports et convois espagnols durant l’âge d’or (1640-1680) de la flibuste et de la piraterie caribéennes (comme le célèbre sac de Panama de 1671 commandé par le légendaire Henry Morgan) seront ainsi partis de ces repaires de flibustiers et de boucaniers que constituent l’île de la Tortue, l’ouest de Saint-Domingue et la Jamaïque.
C’est également au même endroit et à la même époque, qu’émerge en parallèle de la légendaire figure du flibustier celle du boucanier. À la différence des premiers, ceux-ci désignent des sortes de colons indépendants dont l’activité consiste à chasser les bœufs sauvages de Saint-Domingue pour en boucaner la viande (d’où leur nom qui provient de celui de la claie de bois qui leur servait au fumage de la viande, le boucan). Proches des flibustiers avec lesquels ils tendent à se confondre (il s’agit en vérité des mêmes groupes d’individus mais qui se différencient par leur nature d’activité), les boucaniers vont se multiplier dans la partie occidentale de Saint-Domingue et autour de l’île de la Tortue (qui constituent au même moment donc le principal repaire de flibustiers de la zone Caraïbes), où ils vont former des communautés autonomes et cosmopolites, constituées de marins déserteurs, de naufragés, de colons appauvris, d’anciens engagés, de renégats, d’esclaves en fuite et de flibustiers fatigués de la course… À mesure que les colonies que Français et Anglais sont finalement parvenues à implanter dans les Antilles vont prendre leur essor à la fin du XVIIe siècle, les souverains chercheront toutefois à se débarrasser de ces indépendants échappant à toute autorité (et plus globalement d’une piraterie devenue gênante pour les affaires), en les incitant à se reconvertir dans l’économie de plantation qui explose et se diffuse alors à toutes les Antilles (les hommes souhaitant poursuivre leur vie de flibuste migreront alors quant à eux vers l’espace Pacifique et l’océan indien).
La récupération et l’expansion des colonies britanniques sous Cromwell et le Commonwealth
Les troubles sans précédent qui déchirent durant près deux décennies la Grande-Bretagne et l’Irlande vont, sans surprise, avoir de lourdes conséquences sur les établissements coloniaux que l’Angleterre étaient finalement parvenues à fonder outremer. Dès le début de la guerre civile – et au vu de la tournure rapidement désavantageuse que prend le conflit pour le camp royaliste –, nombre des membres de son élite (les fameux Cavaliers, mais aussi des centaines d’officiers, de nobles et de propriétaires terriens fidèles à la Royauté) se sont en effet exilés dans les colonies, et en particulier à la Barbade et en Virginie, dont ils prennent peu ou prou le contrôle en y rachetant la grande majorité des terres et des plantations et en en devenant les nouveaux gouverneurs. À cette époque, la Barbade est devenue richissime grâce à la culture de la canne à sucre qui y a remplacée celle du tabac, la petite île antillaise ayant même supplantée le Brésil (qui constituait jusqu’alors le premier producteur mondial de sucre). Pour acheminer ce sucre en Europe et l’y vendre en engrangeant de fabuleux bénéfices, les planteurs (désormais essentiellement royalistes) ont recours aux Néerlandais, dont les flottes marchandes constituent à cette époque le principal transporteur de marchandises au niveau international. La richesse produite par la Barbade de même que par la Virginie (qui constitue elle à ce même moment le premier producteur mondial de tabac !) échappe ainsi totalement au nouvel État anglais dirigé par Cromwell, dans le contexte plus général où ces colonies continuent de soutenir Charles II d’Angleterre (alors lui aussi en exil) et refusent plus globalement de reconnaître l’autorité du Commonwealth d’Angleterre.
C’est bien sûr tout le sens des Actes de Navigation promulgués par Cromwell au début des années 1650 : après avoir décrété un embargo contre ces deux colonies rebelles (ainsi que la troisième des Bermudes), le chef de l’État anglais souhaite ainsi attaquer les exilés royalistes au portefeuille, en les privant de leurs ressources pendant qu’il prépare la reconquête militaire de ces « territoires perdus de la République ». Grâce à l’immense effort naval consenti depuis une décennie (et via lequel l’Angleterre a rien de moins que triplé sa flotte de guerre tout en la modernisant), Cromwell est ainsi capable dès 1651 de mettre sur pied une double escadre, dont l’une doit récupérer la Barbade et la seconde la Virginie :
En août 1650, le Parlement décide un embargo contre les trois colonies qui reconnaissent et soutiennent Charles II d’Angleterre et refusent de se placer sous l’autorité du Commonwealth d’Angleterre : la Barbade, les Bermudes, et la Virginie. Le 10 novembre 1650, l’effort d’investissement dans la marine de guerre est accéléré par une taxe de 15 % sur les navires marchands. L’argent collecté est affecté à la protection des convois navals. Les « Actes de Navigation » exigent que cette protection soit réservée au commerce anglais. Le premier fut voté le 9 octobre 1651. Parallèlement, l’Angleterre a complété l’effort de modernisation de sa flotte de guerre lancé au début des années 1640, quand elle avait bâti plus de navires entre 1641 et 1644 que pendant les 25 années précédentes. En septembre 1651, elle envoie quinze bateaux en Virginie sous la direction du capitaine Robert Denis, dans le cadre de l’Expédition de la Barbade, qui opère un blocus de l’île, s’en empare en janvier, destitue le gouverneur royaliste et fait de même en Virginie en mars 1652.
Extrait de la page Wikipédia consacrée aux Actes de Navigation de 1651
Si l’expédition vers la Virginie est quasiment détruite en chemin par une violente tempête, celle sur la Barbade est un succès : après plusieurs mois de résistance et de blocus, les chefs royalistes (et les milliers de miliciens qu’ils ont engagés pour défendre l’île) sont finalement contraints à la reddition, et le gouverneur royaliste destitué – moyennant d’importants compromis accordés aux planteurs (qui devront toutefois se soumettre aux principes des Actes de Navigation et notamment à l’interdiction d’avoir recours à d’autres pavillons que les navires anglais pour leur commerce ni de vendre leurs produits à d’autres pays que l’Angleterre). L’année suivante, forte de son succès et renforcée des débris de l’expédition de Virginie, l’expédition de la Barbade met le cap sur la riche colonie de la côte nord-américaine, qui après quelques mois de résistance, engage à son tour des négociations et accepte de se rendre et de reconnaître l’autorité du Commonwealth en échange de concessions favorables à l’économie de la colonie et à ses meneurs (notamment le pardon des leaders royalistes et une certaine liberté de commerce en partie dérogatoire des Actes de Navigation).
Ses deux établissements coloniaux les plus prospères récupérés, la République cromwellienne profite en outre du déploiement prolongé de sa flotte de guerre aux Amériques pour s’y tailler une place renforcée au détriment de ses rivaux – et en particulier bien sûr de l’Empire espagnol. Au-delà des attaques menées contre son commerce, le plus grand coup est frappé en 1655 avec la prise de la Jamaïque, troisième plus grande île des Antilles après Cuba et Saint-Domingue. Théoriquement possession de la Couronne espagnole (mais dans la pratique à peine habitée par 2 000 colons et très faiblement défendue), l’île est ainsi facilement enlevée par l’amiral William Penn, qui y débarque en mai avec 7 000 hommes et la conquiert sans difficulté ni véritable contre-offensive espagnole. Le contrôle de la Jamaïque jouera à cet égard un grand rôle dans l’essor de l’Empire britannique : dès sa capture, Cromwell fera ainsi de la colonisation de l’île sa priorité, et dans les décennies qui suivront, l’établissement de milliers de colons couplé au développement de l’économie de plantation (sur un modèle désormais exclusivement esclavagiste) permettra à la Jamaïque de devenir la perle des Antilles anglaises et le nouveau premier producteur mondial de sucre dès la fin du siècle.
Peuplée par près de 40 000 Irlandais au début de la guerre civile anglaise (l’Irlande verra de son côté dramatiquement sa population divisée par trois entre 1610 et 1650 du fait de la colonisation britannique, des guerres et des famines…), la Barbade, d’abord spécialisée dans la culture du tabac, sera la première île antillaise où la canne à sucre sera introduite (en l’occurrence par des hollandais du Brésil, alors sa première région productrice au niveau mondial, et dont les planteurs hollandais anticipent à vrai dire la perte prochaine au profit des Portugais…). Très gourmande en terres et très exigeante en efforts, la culture du sucre encouragera le recours de plus en plus généralisé aux esclaves noirs importés d’Afrique, supplantant alors l’exploitation des blancs pauvres (les fameux « engagés ») qui émigreront en conséquence en masse vers d’autres îles pour se faire flibustier ou boucanier… Pionnière de la généralisation du modèle esclavagiste, la Barbade occupera durant un demi-siècle la première place de l’industrie sucrière mondiale (en 1685, elle représentera à elle seule plus de la moitié des 18 000 tonnes de sucre produites par les colonies britanniques), avant d’être détrônée à la fin du XVIIe siècle par sa concurrente anglaise de la Jamaïque, plus grande (celle-ci se verra à son tour ravir sa première place par la colonie française de Saint-Domingue, qui connaîtra un essor fulgurant dans les années 1720).L’histoire de la Jamaïque anglaise et de sa nouvelle capitale Port Royal, vous la connaissez peut-être sans la connaître : c’est elle qui constitue le décor du célèbre film Pirates des Caraïbes qui a tant marqué les imaginaires… Dès leur capture de l’île et la fondation de Port-Royal dans une rade bien située de sa côte sud, les gouverneurs anglais vont en effet faire appel aux flibustiers et boucaniers de l’archipel pour se défendre contre les Espagnols, et plus globalement faire de la place l’une des grandes plateformes de l’activité flibustière durant la seconde moitié du XVIIe siècle (en fait jusqu’à ce que l’Espagne finisse par reconnaître officiellement la Jamaïque comme une possession anglaise dans le cadre du traité de Madrid de 1670). Ayant fait de Port Royal leur base (au point de donner à la ville la réputation de « ville la plus dépravée de toute la Chrétienté ! »), c’est essentiellement depuis ce port – stratégiquement situé le long des voies empruntées par les Espagnols pour leurs convois-retour des Amériques – que corsaires, flibustiers et pirates partent ainsi faire la chasse aux galions durant leur âge d’or local des décennies 1650-1660, transformant également la Jamaïque anglaise en l’une des plaques tournantes du commerce et de la contrebande caribéenne (notamment de rhum…) grâce aux multiples prises réalisées… !Comme si Dame Nature veillait elle-même au bon respect des mœurs et de la morale chrétiennes, en 1692, un tremblement de terre secoue la Jamaïque et engloutit sous les eaux les deux tiers de Port Royal (prédicateurs et Puritains n’avaient-ils pas prophétisés que tant de débauche entraînerait la damnation de la ville ?) … Le temps de la flibuste et de la piraterie était de toute façon en train de tourner à sa fin, la paix signée avec l’Espagne et la reconversion de l’île dans l’économie de plantation (dans le contexte plus général d’essor de l’industrie sucrière dans l’archipel corrélé à la démultiplication de la traite négrière transatlantique) invitant les nouveaux gouverneurs anglais de la Jamaïque (comme leurs confrères français de la Martinique ou de Saint-Domingue) à se débarrasser d’une économie prédatrice (et de « Frères de la Côte » au demeurant farouchement autonomes et dangereusement démocratiques dans leur fonctionnement…) devenue préjudiciable au nouveau grand business colonial.« Autre salle, autre ambiance » : alors que la Jamaïque (et plus globalement les Caraïbes) attirent aventuriers et débauchés du monde entier autour d’une vie pleine de risques (et nourrie par un imaginaire riche en or, en rhum et en filles de joie…), c’est à une existence autrement plus paisible – et quelques peu plus austère ! – qu’aspirent les milliers de protestants calvinistes qui émigrent vers le continent nord-américain en quête d’un bout de terre à cultiver et d’une foi à épanouir. Alimentés à la fois par un flot continu d’immigration et par une remarquable natalité, leurs établissements de Nouvelle-Angleterre vont prospérer à une vitesse assez fulgurante, et le besoin de nouvelles terres et le défrichage massif des forêts (qui couvrent alors la quasi-intégralité de l’Est américain) entraînent rapidement des tensions et bientôt des guerres avec leurs voisins amérindiens (qui ne feront malheureusement pas le poids face au nombre et surtout aux armes à feu…).C’est d’ailleurs à cette époque que se situe l’histoire de deux des figures les plus célèbres de la colonisation américaine et des relations européo-amérindiennes : Pocahontas et John Smith ! Si l’histoire d’amour romantique mise en scène notamment par le célèbre film Disney que chacun connaît tient de la pure légende (de toute façon, les arbres qui parlent et qui donnent des conseils, cela n’existe pas, n’est-ce pas ?), les deux personnages ont historiquement bien existé : John Smith fut en effet l’un des fondateurs de la colonie de Jamestown missionné par la Virginia Company de Jacques Ier. Après deux rudes premières années d’établissement où les colons avaient du résister tant aux hivers rigoureux qu’aux attaques incessantes des Natifs, le capitaine anglais – notre cher John Smith (qui était dans la réalité un peu moins beau gosse que dans le film) – aurait été capturé par des guerriers d’une tribu locale et condamné à mort ; moment où il aurait été sauvé in extremis par la fille en personne du chef Powhatan, une certaine… Pocahontas ! Le film de 1995 (dont les paroles de certaines chansons emblématiques méritent d’ailleurs d’être méditées) n’en dépeint pas moins avec une certaine justesse et un certain réalisme historique le choc culturel complet et la rencontre inédite de deux civilisations radicalement opposées (tant matériellement que spirituellement) que constitua la colonisation européenne de l’Amérique…En 1652, sur la colline de Pendle Hill et au cœur de la période tourmentée de la guerre civile, l’anglais George Fox a une vision : celle d’une religion chrétienne débarrassée de ses rites obligatoires et de sa pyramide du pouvoir. En rupture avec l’anglicanisme mais se démarquant également du mouvement puritain (qui ne brille pas par sa souplesse doctrinale), son rêve d’une foi pure et libérée de tout credo et structure hiérarchique donne naissance au mouvement quaker (mais qui se donnent eux-mêmes le nom de « Sociétés des Amis »). De plus en plus nombreux mais persécutés sur le sol britannique, les Quakers se résignent finalement à l’idée de rallier le Nouveau Monde pour y fonder une colonie où ils pourront vivre selon leurs principes pacifiques et libertaires. Menés par William Penn (le fils de l’amiral anglais qui avait commandé trois décennies plus tôt l’expédition caribéenne qui avait aboutie à la conquête de la Jamaïque !), les « Amis » négocient en 1681 l’achat d’un vaste territoire à l’ouest du New Jersey (alors sous contrôle néerlandais) et y fondent leur cité idéale : Philadelphie. Ayant également achetées formellement les terres concernées aux Amérindiens afin d’établir avec eux des relations pacifiques, la colonie quaker prospèrera rapidement – et en hommage à son père-fondateur, se baptisera du nom de Pennsylvanie.
En 1609, presque un siècle après la première exploration de ces côtes par l’italien Verrazzano pour le compte de la France, l’anglais Henry Hudson – au service lui des Néerlandais ! – remontait le fleuve auquel il donnait son nom, et prenait possession de la zone au nom des jeunes Provinces-Unies. Par le biais de leur Compagnie des Indes occidentales, ces dernières y établissaient bientôt des comptoirs, avant que des colons aussi bien néerlandais que français (huguenots) ne viennent également y faire souche, attirés par le commerce des fourrures (aussi appelée à cette époque « traite indienne », et dans le cadre de laquelle ils se trouvent en rude concurrence avec les Franco-Canadiens de Nouvelle-France – dont la traite constitue la principale économie avec la pêche à la morue !). La colonie prospère rapidement, au voisinage des puritains de Nouvelle-Angleterre au nord et des luthériens de la Nouvelle-Suède au sud (petite colonie que les Hollandais finissent d’ailleurs par annexer au milieu des années 1650).
Au début des années 1660, celle que l’on appelle maintenant la Nouvelle-Hollande a dépassé les 10 000 âmes et sa capitale, la Nouvelle-Amsterdam, est devenu l’un des principaux ports et carrefours marchands de l’espace nord-américain ! Sa population est déjà multilingue et multiculturelle, abritant des populations aussi bien néerlandaises que flamandes, anglaises, françaises ou bien encore allemandes (la ville accueille également une importe communauté juive – dont elle constitue toujours aujourd’hui après Israël le second foyer mondial !). Enserrée néanmoins entre les colonies déjà aussi populeuses qu’elle de Nouvelle-Angleterre et de Virginie, l’Amérique hollandaise suscite bientôt la convoitise de sa consœur britannique, qui finira à son tour par l’annexer dans le cadre des guerres anglo-néerlandaises. À ce jeu, le petit poisson finit toujours effectivement par être mangé par le gros…Cela est également assez peu connu et (trop) rarement souligné, mais c’est aussi à une quasi-totale liberté institutionnelle et fiscale que les bientôt Treize Colonies durent le formidable essor démographique et économique qui allaient les caractériser. Bien que pleinement sujets de la Couronne, les colons d’outre-Atlantique ne payaient virtuellement aucun impôt (si ce n’est bien sûr les taxes relatives au commerce) au roi d’Angleterre, tout en bénéficiant d’une autonomie politique remarquable : les colons des diverses colonies étaient en effet organisés en communautés urbaines et villageoises, regroupées autour de leurs notables et de leurs pasteurs, et caractérisés surtout par leur ethnie et leur confession religieuse. Dit autrement, dans l’Anglo-Amérique du XVIIe et du XVIIIe siècles, c’est ainsi profondément votre patrie d’origine – anglaise, écossaise, irlandaise, néerlandaise, française, allemande, suédoise,… – et votre « Église de rattachement » – baptiste, anabaptiste, méthodiste, pentecôtiste, quaker, luthérienne, catholique romaine,… – qui fonde votre identité locale, bien avant une quelconque conscience collective de se sentir « Américain » (le processus d’union coloniale et le sentiment d’appartenir à un même tout émergera en vérité surtout à partir du milieu du XVIIIe siècle, à la faveur des guerres contre les Franco-Canadiens et leurs alliés amérindiens puis à mesure que la politique de la Métropole vis-à-vis de ses colonies américaines évoluera vers davantage de contrôle fiscal et politique et commencera ainsi à se faire trop pesante…).
Sur le sujet de l’Histoire détaillée de chacune des jeunes colonies britanniques d’Amérique et en particulier celui des ressorts de leur fulgurant essor, je renvoie les intéressés vers cette passionnante série de vidéos œuvre d’un vulgarisateur historique anglosaxon !
EN RÉSUMÉ – et comme l’a quasi-parfaitement synthétisé Fernand Braudel dans sa remarquable Grammaire des Civilisations à propos de la destinée britannique outremer :
La première chance [de l’Empire colonial britannique en devenir] a été la conquête, tardive après tout, et l’occupation solide d’un secteur du littoral américain. Etre logé, c’est commencer d’être. La course a été ouverte pour l’Amérique entière par le voyage révolutionnaire de Christophe Colomb (1492). L’Espagne (la Castille) est gagnante. Huit ans plus tard, en 1500, les Portugais, avec Alvarez Cabral, se saisissent de la Terre de Santa Cruz, celle à laquelle le bois de teinture rouge (le pao brasil) va donner son nom de Brésil. Puis, les Français dont les navires, marchands ou pirates, ou les deux à la fois, fréquentent toutes les côtes atlantiques du Nouveau Monde, de Terre-Neuve (connue dès le début du siècle) jusqu’aux Antilles, à la Floride et aux côtes du Brésil (alors plus théoriquement que pratiquement tenues par les Portugais), les Français reconnaissent le Canada (1534-1535), s’y installent enfin (1603). Les Anglais, dans ces conditions, arrivent bons derniers : Walter Raleigh a relâché sur le littoral de ce qui fut aussitôt la Virginie, avec les dernières années du XVIe siècle, mais y a fondé un établissement éphémère ; les pèlerins du Mayflower arrivent, en 1620, au cap Cod, sur la côte de ce qui sera le Massachusetts. C’est là, à première vue, un lot géographique peu plaisant : une côte maussade, coupée d’estuaires, de golfes, de vraies mers intérieures comme la très vaste baie de Chesapeake, par surcroît une côte marécageuse, forestière, coincée vers l’ouest par les dures montagnes des Alleghanies [massif des Appalaches]. En somme, une vaste région, mal soudée dans ses différentes parties et exclusivement grâce aux lentes navigations côtières. En outre, il a fallu en éliminer des concurrents tardifs, Hollandais, Suédois, enfin survivre aux attaques insidieuses des Indiens. Cependant les Français, partis du Saint-Laurent, avaient saisi, du moins reconnu, puis occupé les Grands Lacs et l’énorme vallée du Mississippi jusqu’à son delta, où poussera La Nouvelle-Orléans. Ils ont réussi un vaste mouvement enveloppant. La première manche leur revient. La tête de pont anglaise est dès lors coincée entre la Floride où l’Espagnol a poussé ses avant-postes et le vaste, trop vaste Empire français, avec ses coureurs des bois en quête de fourrures et ses actifs missionnaires jésuites. Vers l’ouest, l’expansion anglaise, quand elle s’amorce vraiment au XVIIIe siècle, se heurte aux forts des garnisons françaises.
Dans tout cela, où est la chance « américaine » ? En ceci probablement que, peu étendues, relativement s’entend, les colonies anglaises ont été solidement occupées, surtout dans le Nord, notamment dans les Massachusetts, où grandit Boston, et dans le Centre où s’enracinent New York (l’ancienne New Amsterdam) et Philadelphie, la ville des quakers. Rattachées à la métropole et à sa vie marchande, ces villes poussées in the wilderness, en pays sauvage, ont l’avantage de se gérer elles-mêmes, elles vivent dans une quasi-liberté qui rappelle les villes typiques de l’Europe du Moyen-Âge. L’agitation anglaise les aura largement servies : elle jette de l’autre côté de la « mare aux harengs » les turbulents sectateurs protestants, ces « cavaliers » que décourage l’Angleterre de Cromwell, et tous ces nouveaux venus sont en nombre tel que, lorsque la vraie lutte s’achève, il y a d’un côté un million d’Anglais, de l’autre 63 000 Français, en 1762. La chance anglaise, ou « américaine », c’est d’avoir, entre Espagnols et Français, réalisé cette accumulation explosive de forces.
Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, pp. 603-604
Un monopole commercial hollandais qui suscite la jalousie de toutes les autres puissances maritimes, en particulier de l’Angleterre
Si la double décennie de guerres civiles qui vient de déchirer l’Angleterre (et avec elle toutes les îles Britanniques) semble n’avoir eu pour propriété que de la ramener à son point de départ (avec la restauration des Stuarts et de la Monarchie anglaise) – ce qui est après tout est la définition même d’une révolution ! –, c’est donc à des développements proprement révolutionnaires que vient d’assister la Royal Navy. Nous l’avons vu plus haut : après un semi-abandon sous Jacques Ier et un premier réinvestissement déjà engagé sous son fils Charles, la Marine a probablement été le domaine le plus choyé par l’éphémère République. Grâce aux efforts sans précédent jamais investis par l’État insulaire dans sa Marine, le jeune Commonwealth d’Angleterre s’est doté en quelques années de l’une si ce n’est de la plus importante flotte de guerre au monde – des navires qui plus est modernes, fraîchement sortis des chantiers navals, aussi bons voire meilleurs que leurs alter-egos espagnols et hollandais, et disposant d’une puissance de feu et d’un niveau d’entrainement des équipages très remarquable pour l’époque (les plus grosses unités de la Marine de Cromwell sont ainsi des 80 à 100 canons délivrant des bordées de plus d’une tonne, et dont les équipages sont spécialement entraînés au combat en ligne de file et aux tirs par bordée au détriment des anciennes habitudes d’abordage).
Cette Marine n’a pas été bâtie par Cromwell pour ses beaux yeux ni même dans une pure optique défensive : cette nouvelle puissance navale a en effet pour objet d’être mise au service de l’ambition géopolitique (assez démesurée) de la nouvelle République puritaine. Faute de pouvoir s’y tailler une place par la diplomatie, il s’agit cette fois de s’ouvrir le commerce mondial et ses marchés stratégiques à grands coups de canons, car le commerce n’est qu’en dernière analyse auto-générateur : en premier comme en dernier lieu, il se conquiert et se vole d’abord à son voisin. C’est précisément le « voisin » (en plus de l’éternel géant colonial espagnol) qui constitue la raison d’être et la cible de cette nouvelle flotte : les Provinces-Unies, brillante fédération de petits États maritimes qui, malgré ses deux petits millions d’habitants, tient à cette époque entre ses mains le commerce du monde. Pour l’Angleterre de Cromwell et ses ambitions maritimes renouvelées, la mainmise des Hollandais sur le transport des richesses mondiales (et surtout sa redistribution via de fabuleux bénéfices) est devenue intolérable, de même que son verrouillage à son entier profit de l’espace asiatique (où la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC) a en effet supplanté les Portugais et exerce dans les faits un quasi-monopole sur le juteux commerce des épices). Les Hollandais sont aussi présents au Brésil (où ils concurrencent également les Portugais), dans les Antilles, et surtout en Amérique du Nord, là où ont enfin réussi à s’établir durablement les Anglais, et pire : précisément entre leurs colonies du nord et du sud, où ils occupent l’un des sites les plus stratégiques du littoral atlantique nord-américain, sur une île au débouché de la grande rivière Hudson (la Nouvelle-Amsterdam, alors capitale de la Nouvelle-Hollande) !
Marqué par son ascension fulgurante au sein de la New Model Army (l’armée parlementaire) durant la guerre civile anglaise, Oliver Cromwell s’est imposé à la fin de la décennie 1640 comme l’homme-fort du camp révolutionnaire. Ce fervent puritain issu de la gentry (la petite noblesse anglaise) demeure probablement l’une des figures les plus célèbres et les plus controversées de l’Histoire anglaise : d’aucun voit en lui un véritable dictateur politique doublé d’un fanatique religieux totalement illuminé, d’autre un homme au parcours aussi brillant que teinté d’une remarquable modernité… Il faut dire en effet que le chef des Ironsides était animé d’une foi profonde pour ne pas dire d’un véritable mysticisme, Cromwell se considérant lui-même comme rien de moins que le « Moïse » de l’Angleterre (qu’il perçoit quant à elle comme la « Nouvelle Israël ») et estimant jusqu’au bout que c’est Dieu lui-même qui s’exprimera au travers de chacune de ses paroles et décisions (l’homme est effectivement persuadé d’incarner ni plus ni moins que l’instrument de la volonté divine…).
Cromwell va d’abord tenter de négocier. Des ambassades font des allers-retours entre Amsterdam et Londres. La République de Cromwell exige de sa consœur néerlandaise une place dans l’accès aux marchés asiatiques, et le respect de ses fraîchement établis Actes de Navigation, nous l’avons vu tout entier pensés contre elle (tout en faisant aux Néerlandais la soudaine et curieuse proposition d’une forme d’union des deux pays comme « Républiques-Sœurs », dans une quasi-logique de fédération protestante). Le jeune Johan de Witt, nouvel homme fort du régime hollandais (et dont la faction républicaine vient d’écarter du pouvoir sa rivale orangiste), refuse toutefois de céder aux exigences cromwelliennes, et formule en retour toute une série de propositions de collaborations entre les deux nations que le protecteur-dictateur anglais rejettera en bloc. La guerre semble inévitable, et à vrai dire les deux pays s’arment et se préparent ouvertement à un prochain conflit. De son côté, l’Angleterre cromwellienne est déjà en guerre avec plus ou moins tout ce qui n’est pas elle (les royalistes, les catholiques, les Irlandais en révolte, les Espagnols, les puritains trop modérés, les révolutionnaires trop révolutionnaires…) et s’apparente déjà de fait à un État surmilitarisé (un peu à l’image de ce qui caractérisera la Prusse du XVIIIe siècle). Les Provinces-Unies, quant à elle, jouissent au contraire enfin de la paix depuis 1648 – c’est-à-dire depuis que les traités de Westphalie ont reconnus leur indépendance et mis fin à huit décennies de rude lutte contre la tutelle espagnole). La paix enfin signée avec l’Espagne, les Amirautés des anciennes provinces rebelles ont ainsi enfin pu désarmer et se consacrer pleinement aux affaires et au commerce – commerce dont Amsterdam est entretemps devenu l’entrepôt mondial. C’est donc vous l’avez compris une marine de guerre totalement négligée et à moitié non-préparée qui va se retrouver à plein engagée dans un intense conflit avec sa rivale anglaise…
1652-1654 : une première guerre anglo-néerlandaise sous Cromwell qui tourne globalement à l’avantage de Londres
La tension était déjà montée d’un cran en 1652, lorsque la flotte cromwellienne était venue faire rentrer la Barbade royaliste dans le giron commonwealthien. Une trentaine de navires marchands hollandais avaient alors été saisis, accusés de ne pas respecter le blocus de l’île décrété par Cromwell. Il existait aussi des rancunes plus anciennes. Dans les années 1620, un incident avait marqué les consciences anglaises : un agent de la East India Company en mission pour tenter d’établir des comptoirs aux Moluques avait été arrêté et torturé à mort par ses alter-egos de la VOC, générant un scandale et détériorant déjà grandement les relations entre les deux puissances (qui étaient pour rappel solidement alliées depuis l’époque d’Élisabeth et de son soutien massif aux provinces rebelles). C’est comme souvent dans l’Histoire un événement tout ce qu’il y a de plus anecdotique qui déclenchera l’ouverture officielle des hostilités. Le 29 mai 1652, dans la Manche, une escadre commandée par le grand amiral néerlandais Maarten Tromp croisant celle de l’amiral anglais Robert Blake lui refuse le salut au pavillon, comme Oliver Cromwell en avait décidé (unilatéralement…) l’obligation à tout navire étranger passant dans les « mers anglaises ». Un combat naval s’ensuit entre les deux flottes, s’apparentant à une simple canonnade, où les Néerlandais perdent néanmoins deux bâtiments. La guerre est désormais déclarée.
Les Néerlandais, qui dominent pour l’heure le commerce maritime à partir d’Amsterdam et Rotterdam, voient non sans raison dans l’Acte de Navigation un défi à leur encontre. Inévitable, la guerre entre les deux pays débute le 29 mai 1652 dans la rade de Douvres, quand la flotte anglaise de Robert Blake croise de manière inopinée les flottes hollandaises de Maartens Tromp et Michiel de Ruyter. Ces derniers ayant refusé de saluer le drapeau anglais comme leur en fait obligation l’Acte de Navigation, ils doivent se replier après avoir perdu deux navires.
« De l’Acte de Navigation aux guerres anglo-néerlandaises », extrait d’un article d’Alban Dignat publié sur le site web de vulgarisation historique Hérodote.net
Cette guerre, à vrai dire, aucune des deux nations n’y étaient prêtes, mais les Hollandais partent les plus désavantagés. L’effort de réarmement naval qu’ils viennent d’initier est encore tout frais, et les Anglais les surclassent tant numériquement qu’en matière de qualité de leurs navires. Durant les premiers mois du conflit toutefois (qui sera intégralement naval), aucun grand affrontement n’a lieu, la Commonwealth Navy concentrant ses efforts sur le trafic marchand néerlandais (en s’en prenant à ses convois dans l’Atlantique et à ses flottes de commerce et de pêche en Mer du Nord et dans la Baltique). Malgré son infériorité numérique – et contre toutes attentes –, la marine néerlandaise se montre même prête à prendre l’initiative et à attaquer son adversaire la première ! Début juillet, Tromp appareille ainsi avec quatre-seize navires (fournis par chacune des différentes Amirautés) et fait voile vers le nord-ouest à la rencontre des escadres d’Ayscue et de Blake. Des vents contraires et des tempêtes perturbent cependant les opérations des deux côtés, et le premier véritable affrontement entre les deux marines n’aura finalement lieu que le 6 octobre 1652, face à l’embouchure de la Tamise.
Un traité de Westminster (1654) qui sauvegarde in fine les intérêts hollandais
Impréparées dès le départ à la guerre – et donc complètement dépassées tactiquement –, les Provinces-Unies sont donc contraintes fin 1653 de signer la paix avec le Commonwealth de Cromwell – lui aussi non moins épuisé par des combats difficiles et non moins désireux de mettre fin au conflit (qui a en effet engagé des dépenses considérables et causé également de lourdes pertes matérielles et humaines à la marine anglaise !). Malgré la défaite navale techniquement enregistrée par les Hollandais dans la Manche (compensée toutefois par des victoires outre-Atlantique et sur le terrain colonial), le traité de Westminster est d’ailleurs brillamment négocié par Johan de Witt, et finalement très peu défavorable aux intérêts néerlandais : l’application stricte des Actes de Navigation fait ainsi l’objet d’aménagements et de concessions, tandis que de leur côté, les Provinces-Unies ne cèdent rien ou presque concernant le commerce asiatique. Du point de vue de ses buts de guerre, la paix signée par Cromwell résonne donc comme un semi-échec : l’Angleterre n’est pas parvenue à briser le monopole néerlandais sur le commerce mondial, ni à lui imposer l’exclusivité du pavillon anglais sur les importations/exportations de marchandises entre la Métropole et ses colonies d’outremer. Une concession importante est toutefois obtenue par Cromwell (et fait à ce titre l’objet d’une résolution secrète du traité) : la Maison d’Orange-Nassau, en raison de ses liens étroits avec la dynastie Stuart détrônée (le jeune Guillaume III est en effet techniquement le petit-fils de Charles Ier, et ce faisant un héritier possible de la Couronne anglaise – nous verrons que cela aura toute son importance pour la suite… !) ; cette lignée souveraine des Orange-Nassau, donc, doit être exclue de toute responsabilité politique, et le prétendant immédiat à la Couronne anglaise, Charles II (le fils aîné de Charles Ier – alors en exil dans ces mêmes Pays-Bas depuis la décapitation de son père !), banni des Provinces-Unies.
Le principe de la mise à l’écart politique de la puissante lignée des Orange-Nassau (qui constituent en pratique les gouvernants informels du pays depuis l’époque des débuts de la guerre d’indépendance) se trouve être en réalité le noyau dur et le deal majeur du traité de Westminster – la rivalité commerciale qui avait motivée le déclenchement du conflit y passant presque au second plan. Cette politique d’affaiblissement voire de pure et simple « neutralisation » du parti orangiste exigée par Londres arrange à vrai dire et fait bien les affaires de la faction républicaine des Sept Provinces (où l’élite marchande est très représentée), consolidant son pouvoir et initiant une séquence historique qui verra en conséquence cette dernière dominer politiquement les Pays-Bas jusqu’aux temps de la menace expansionniste louis-quatorzienne et du coup d’état orangiste de 1672… (à gauche, donc, Johan de Witt, qui constituera le premier ministre officieux de la République néerlandaise durant près de vingt-cinq années ; et à droite, notre fameux jeune Guillaume III d’Orange-Nassau, isolé du pouvoir et déchu de tous ses titres héréditaires – mais dont le même Johan assurera néanmoins une véritable éducation de prince…)
Malgré ce traité finalement fort peu désavantageux, les Provinces-Unies, alors la première puissance maritime du monde, sont ressorties néanmoins en partie humiliées du conflit. Ayant pris acte du retard qu’elle a pris en matière de qualité de sa marine de guerre mais aussi de stratégie et de tactiques, la République maritime va ainsi s’engager dans un immense effort de réarmement naval, se dotant de navires plus gros, plus modernes et plus puissants (sur le modèle des vaisseaux anglais). Ces derniers sont d’ailleurs bien trop occupés pendant la décennie qui suit pour se relancer tout de suite dans une nouvelle guerre avec la Hollande : à peine en paix avec cette dernière, Cromwell est en effet entré en conflit avec… l’Espagne (ce dans la continuité de la politique de contestation de l’hégémonie ibérique sur le monde atlantique qui avait tant caractérisée l’ère élisabéthaine !).
Dès l’hiver 1654, une puissante flotte (embarquant le plus important corps expéditionnaire jamais envoyé par l’Angleterre outre-Atlantique !) fait voile vers les Caraïbes, où Cromwell a l’intention et l’ambition de ravir aux Espagnols leurs plus intéressantes possessions (le plan – connu sous le nom de « Western Design » – étant alors rien de moins alors que de tenter de prendre le contrôle à terme de l’espace Caraïbes !). Si le projet échoue à s’emparer des plus gros « morceaux » d’Empire espagnol que constituent localement les îles d’Hispaniola ou de Cuba (comme cela était visé initialement, mais qui offrent une trop importante résistance…), les Anglais se rabattent pragmatiquement nous l’avons vu plus haut sur la Jamaïque, que les forces cromwelliennes conquièrent intégralement au cours de l’année 1655 (et que les Espagnols échoueront ensuite à récupérer, avant d’en reconnaître finalement la souveraineté aux Anglais lors des traités de Madrid).
À la suite de leur défaite près de l’île de Texel, les Néerlandais reconnaissent l’Acte de Navigation et consentent à signer le 5 avril 1654 le traité de Westminster, qui met fin à la première guerre anglo-néerlandaise. Cromwell, débarrassé de l’ennemi hollandais, s’allie à la France contre l’Espagne. Il enlève à celle-ci la Jamaïque et occupe Dunkerque. Il envoie aussi une flotte dans la Méditerranée et, pour lui assurer un libre passage, commence de fortifier le rocher de Gibraltar…
« De l’Acte de Navigation aux guerres anglo-néerlandaises », extrait d’un article d’Alban Dignat publié sur le site web de vulgarisation historique Hérodote.net
Disputer voire ravir à l’Espagne sa domination de l’espace Caraïbes : le projet cromwellien était effectivement bien audacieux… Après que le corps expéditionnaire anglais ait été mis en échec dans sa tentative de conquête d’Hispaniola (Saint-Domingue) – trop bien tenue par les Espagnols nous l’avons vu –, et après avoir renoncé également à tenter la même opération sur Cuba, les forces des généraux Blake et Venables débarquent finalement sur l’île de la Jamaïque, qu’elles enlèvent en quelques mois. Faute de pouvoir capturer davantage de possessions territoriales à Madrid, on se rabat alors sur les bonnes vieilles pratiques de prédation du commerce espagnol qui avaient tant marquées l’ère élisabéthaine : en 1657, l’escadre anglaise de Blake s’attaque ainsi à la flotte des Indes au moment où celle-ci stationne aux Canaries (c’est-à-dire à l’occasion de son voyage-retour vers l’Espagne). Malheureusement pour les Anglais, les Espagnols ont eu le temps de débarquer et de mettre bien à l’abri une grande partie de leur trésor à l’intérieur de Santa Cruz de Tenerife ; Blake se contentera donc de piller les vaisseaux marchands qui accompagne le convoi puis de couler ces derniers (une forme de « piraterie d’État » qui ne dit pas son nom il faut bien le dire… !).
Il faut reconnaître aux Anglais qu’aussi loin que l’on remonte dans le contentieux colonial, les Espagnols ne leur ont d’une certaine façon guère laissé le choix. Deux ans à peine après la « découverte » de l’Amérique par Colomb, le traité de Tordesillas (1494) entérinait en effet sous l’égide du Pape le partage du (Nouveau) Monde entre l’Espagne et le Portugal – et entre eux deux seuls ! Depuis cette date, la Couronne espagnole (à l’exception notable de la colonie portugaise du Brésil) n’a jamais cessé de considérer l’Amérique – qu’elle soit du nord ou du sud et insulaire comme continentale – comme sa propriété exclusive, et toute prétention territoriale étrangère dans cette zone comme toute bonnement illégitime. Si elle « tolèrera » l’existence des colonies fondées par Anglais, Français et Néerlandais le long de la côte est nord-américaine (où elle ne s’était à vrai dire jamais implantée et qui demeurent de fait loin de ses bases), l’Espagne du XVIIe siècle continue en revanche de considérer l’espace Caraïbes comme sa chasse gardée – et tout navire étranger qui y circule (en particulier anglais) comme « pirate ». Épuisée toutefois par les attaques de toutes parts sur un Empire qu’elle se refuse de partager et par un siècle d’état de guerre continu sur le Vieux Continent (sans même parler d’une situation politique et financière intérieure très chaotique), l’Espagne du tournant des années 1660 n’a désormais d’autre choix que de faire des concessions aux puissances rivales, en premier lieu à une Angleterre devenue désormais l’une des principales puissances navales du monde. Une Angleterre qui dispose certes avec sa Royal Navy d’une considérable force de nuisance (et qu’elle ne manque donc pas d’user contre sa rivale), mais aussi prête à la paix avec Madrid si celle-ci se décide à enfin lui laisser la place et l’espace pour faire prospérer ses intérêts Outre-Mer.
La capture de la Jamaïque sous Cromwell aidera dans les faits considérablement les Anglais à forcer les Espagnols à mettre fin à leur politique d’exclusivité caribéenne (un objectif d’ailleurs tout à fait partagé par la France de la même époque, dont les corsaires malouins et les boucaniers de Saint-Domingue ne sont pas les derniers à vivre eux aussi de la prédation des richesses espagnoles… !). Dès sa conquête en 1655 nous l’avons vu plus haut, la grande île antillaise va ainsi être transformée en grande plateforme flibustière toute entière tournée vers la razzia sur les ports et convois de la Nouvelle-Espagne (que les Anglais nomment le Spanish Main pour « Spanish Mainland ») ; Nouvelle-Espagne caribéenne à qui les pirates et corsaires anglais (et français) comme le célèbre Henry Morgan vont faire vivre un véritable enfer. Si le prétendant Charles II Stuart avait bien promis à Philippe IV d’Espagne de lui restituer la Jamaïque ravie par l’Angleterre commonwealthienne au temps de son exil aux Pays-Bas, le premier jugera ultérieurement le second avoir gravement manqué à soutenir sa restauration, et conservera finalement à son arrivée au pouvoir toutes les prises coloniales réalisées sous Cromwell…En guerre perpétuelle tant à l’intérieur qu’à l’extérieur, le régime mis en place par Cromwell ne survivra pas à la mort de son Lord Protecteur. Son successeur désigné et fils, Richard Cromwell, délaisse en effet rapidement le pouvoir qu’avait tant recherché son père, et dès 1658, la Grande-Bretagne replonge dans le chaos d’un pouvoir à nouveau vacant. Rapidement, certains chefs de l’armée manœuvrent pour rappeler les Stuarts au pouvoir tout en préparant le terrain à la restauration de la Monarchie. De retour de son exil bruxellois, Charles II a le pragmatisme de ne pas purger l’armée et le Parlement de tous ses membres liés de trop près au régime cromwellien, et les intègrent en grande partie à son nouveau gouvernement (à l’image du général Monck, l’un des hommes-clés de la transition – et dont Charles fait l’un de ses plus proches conseillers !). 18 ans après le début de la guerre civile, et 11 ans après l’exécution de Charles Ier, l’Angleterre est ainsi à nouveau gouverné par un roi, et le pays entame une nouvelle ère entre restauration des traditions monarchiques et conservation de certains des principaux acquis républicains (Charles II n’a d’ailleurs pu remonter sur le trône qu’à la condition de partager une partie importante de son pouvoir avec le Parlement – auquel il a du concéder notamment le contrôle du budget et de la législation fiscale du pays !).
Une restauration des rois Stuarts qui reprennent à leur compte la flotte et la géostratégie cromwelliennes
C’est quoiqu’il en soit avec un « butin » colonial et naval somme toute considérablement renforcé que la Monarchie Stuart récupère l’Angleterre dans le cadre de la restauration de 1660. Loin d’ailleurs de rejeter l’intégralité de l’héritage politique de la République cromwellienne, le restauré Charles II va en fait largement se réapproprier la politique extérieure du dictateur puritain, reprenant peu ou prou la ligne géostratégique qui avait caractérisée la politique outremer de Cromwell, et gardant intacts et faisant fructifier de même les formidables acquis maritimes légués par ce dernier (tout particulièrement la très puissante marine développée sous le Commonwealth !). Sur le plan du contentieux anglo-espagnol, si Charles met fin dès sa restauration à la guerre navale avec Madrid, le nouveau souverain anglais n’a dans cette perspective aucune intention de restituer ce qui a été brillamment arraché sous Cromwell (la Jamaïque et les Bermudes). Au contraire, Charles œuvre à la reconnaissance diplomatique de ces possessions en maintenant une pression maximum sur l’Espagne, au travers du soutien officieux d’une part à l’activité flibustière dans les Caraïbes (dont la nouvelle Jamaïque anglaise est devenue la principale base) et d’autre part par le biais de son intervention dans la guerre de restauration portugaise (dont il soutient militairement et diplomatiquement la cause en envoyant des troupes et en épousant Catherine de Bragance, la fille du roi auto-proclamé du Portugal Jean IV). Débordée de toute part, épuisée financièrement et politiquement par cent années de guerres avec presque tous ses voisins et rivaux coloniaux, l’Espagne de Philippe IV finira par accepter la restauration portugaise (qui deviendra dès lors une fidèle alliée de l’Angleterre), ainsi que par reconnaître aux Anglais leur souveraineté sur l’île de la Jamaïque (après avoir une ultime fois tentée de la reconquérir…).
Par les deux traités dits « de Madrid » successifs de 1667 puis de 1670, l’Espagne va faire d’ailleurs plus que reconnaître la Jamaïque (ainsi que les Bermudes) à l’Angleterre de Charles II : c’est carrément les portes de son commerce tant intérieur que colonial qu’elle ouvre grand aux marchands anglais ! Ces derniers se mettent ainsi à bénéficier (finally !) à partir de cette date d’un accès privilégié aux immenses marchés intérieurs de l’Amérique espagnole, de même qu’à ses considérables importations métropolitaines (que les marchands de la City qualifieront à cet égard au début du siècle suivant de « plus belle fleur de notre jardin »). Concurrençant dès lors intensément les autres partenaires commerciaux privilégiés de l’Espagne (en particulier les Hollandais), la montée en puissance du commerce anglais ne fera qu’alimenter la rivalité latente qu’entretient Londres avec les Provinces-Unies (rivalité qui a entretemps fait l’objet d’une nouvelle guerre navale comme nous allons le voir !).
La seconde guerre anglo-néerlandaise : la malédiction de Londres et la revanche navale hollandaise
Dès sa montée sur le trône, Charles II en a en effet aussi bien conscience que Cromwell : le grand rival de l’Angleterre du moment, ce n’est pas Madrid, mais la Hollande. Après un traité de Westminster nous l’avons vu brillamment négocié par De Witt, la mobilisation de la Royal Navy contre les Espagnols a donné du répit à la puissance néerlandaise, qui a pu affermir encore davantage sa domination commerciale et disposer d’une bonne décennie pour redresser méthodiquement sa marine de guerre. Les chantiers navals des Amirautés néerlandaises ont effectivement été très actifs depuis 1654, et les Provinces-Unies se sont maintenant dotées d’une nouvelle génération de vaisseaux de ligne, plus lourds, plus robustes et mieux armés, et ce faisant plus à même de tenir tête aux gros bâtiments anglais qui les avaient subjugués par leur redoutable puissance de feu lors du conflit précédent. On a également adopté côté néerlandais la tactique du combat en ligne et on s’y est entraîné, après la désastreuse défaite subie notamment à la bataille de Gabbard. Si le programme de construction navale n’est pas encore achevé au milieu de l’année 1664, les Provinces-Unies sont en tout cas bien mieux préparées et équipées dans l’éventualité d’un nouveau conflit naval que dans le cadre du précédent.
Les nouveaux navires de guerre néerlandais construits depuis la fin des années 1650 doivent désormais permettre de faire jeu égal avec ceux de la Royal Navy en termes de puissance de feu…
Côté anglais, dès sa montée sur le trône, Charles a à vrai dire anticipé et s’est préparé à la perspective d’une nouvelle guerre avec les Néerlandais. En plus de la menace qu’elle représente globalement pour les intérêts anglais dans le monde, le souverain de White Hall est animé d’une rancune personnelle contre les Provinces-Unies de Johan de Witt, qui l’ont en effet expulsé de leur territoire en 1654 sur demande de Cromwell, et qui en outre ostracisent politiquement son neveu Guillaume III d’Orange-Nassau – leader naturel de la faction orangiste. Charles II a également de lourds problèmes de trésorerie : le Parlement contrôle désormais étroitement le budget, et le roi a notamment besoin de fonds pour alimenter son fastueux train de cour. Or la première guerre anglo-néerlandaise, bien que terriblement coûteuse pour les finances publiques, avait eu la vertu d’engranger des profits élevés pour les gouvernants, grâce aux multiples prises réalisées par les corsaires anglais (le butin cumulé avait en effet dépassé les 120 millions de livres sterling, soit quatre à cinq fois le budget de l’État britannique !). Une nouvelle guerre ferait donc vraisemblablement bien les affaires de la trésorerie royale…
1663-1664 : Londres attaque sans déclaration de guerre
Dès 1663, dans un contexte d’enthousiasme général pour la guerre, Charles II décide donc d’ouvrir les hostilités en provoquant son adversaire. En décembre, il charge l’amiral Holmes de mener, au nom de la Royal African Company anglaise, une expédition contre les comptoirs hollandais d’Afrique de l’Ouest, clés de la traite négrière transatlantique et également base pour les Néerlandais d’un riche commerce de l’or et de l’ivoire (et de surcroît important relais du commerce hollandais avec les Indes orientales !). En quelques mois, Holmes ravage ainsi les comptoirs de Gorée, capture et coule des dizaines de navires marchands, puis descend jusqu’à la Côte de l’Or où il s’empare de plusieurs forts néerlandais importants.La réaction ne se fait pas attendre : dès qu’il apprend la nouvelle, Johan de Witt missionne Michiel de Ruyter, l’un des meilleurs amiraux des Provinces, pour aller récupérer les comptoirs perdus. Puis, cette opération menée à bien, il lui donne l’ordre de faire voile vers les Antilles pour y mettre à mal le commerce britannique (et tenter s’y possible de leur capturer leurs établissements de la Barbade et de la Jamaïque), avant de possiblement attaquer ensuite leurs colonies d’Amérique du Nord…
De Ruyter embarquant dans son navire-amiral pour partir en expédition vers les côtes africaines.
En Amérique du Nord aussi, justement, les Anglais ont pris l’initiative. Au milieu de l’été 1664, une petite escadre anglaise menée par James Stuart (le frère cadet de Charles) en personne se présente en effet devant la Nouvelle-Amsterdam et exige la reddition de son gouverneur Petrus Stuyvesant – ceci au motif officiel que la colonie néerlandaise d’Amérique n’aurait pas respecté les Actes de Navigation anglais. Ne disposant à ce moment pas de forces suffisantes pour résister victorieusement aux frégates anglaises (et ne pouvant vraisemblablement compter à court terme sur aucun secours de la Métropole), ce dernier signe la reddition sans combattre, le 27 août. Les Anglais prennent alors techniquement le contrôle de la Nouvelle-Hollande et rebaptise sa capitale New York, en l’honneur de James (qui porte alors officiellement le titre de duc d’York). Après cette capture facile (et hautement stratégique à moyen/long terme !), des raids sont menés contre les autres établissements néerlandais de la région, qui sont allégrement pillés. La guerre encore non-officielle commence ainsi très mal pour les Néerlandais…
En ces décennies 1650-1660, le contrôle des comptoirs commerciaux des côtes ouest-africaines constitue un très important terrain de rivalité entre les grandes puissances maritimes européennes. Depuis le début du XVIe siècle, dans les pas des Portugais, tous – Anglais, Hollandais, Suédois, Danois, Français,… – y ont en effet établis des forts au débouché du fleuve Gambie et le long des côtes du golfe de Guinée (en particulier au niveau de la célèbre « Côte de l’Or »). À la fois comptoirs commerciaux et relais maritimes, ces forts remplissent alors une double fonction pour les Européens : ils leur servent de centrales d’achats à esclaves (fournis par les royaumes locaux africains) pour leurs colonies d’Amérique, mais aussi de précieuses escales et lieux de relâche pour leurs flottes commerciales en route ou de retour des Indes orientales (bases qui permettent ainsi d’y faire reposer les équipages, réparer si besoin les navires, et surtout de se réapprovisionner en eau, en vivres et en produits frais afin d’éviter les maladies de carences comme le scorbut). En ce milieu de XVIIe siècle qui plus est marqué par l’essor très important de la traite négrière transatlantique (induite elle-même par la généralisation de l’économie de plantation dans les Antilles et par l’explosion subséquente de l’industrie sucrière à la Jamaïque, la Martinique ou encore Saint-Domingue), le contrôle des forts et postes de traite de la côte africaine constitue donc vous l’avez compris un enjeu croissant, en particulier pour les Anglais – d’autant que les Néerlandais sont particulièrement bien implantés sur ces côtes du fait de leur domination maritime du moment et y réalisent un lucratif commerce de l’or (qui à nouveau là aussi stimulent les appétits prédateurs britanniques…).
Une belle carte de l’organisation géopolitique de l’Afrique au XVIIe siècle. Nous avons en effet tendance à l’oublier, mais lorsque les premiers Européens (en l’occurrence les Portugais) débarquent sur les côtes d’Afrique de l’Ouest au début de l’époque moderne, ils n’y trouvent ni une « Terra Nullius » (c’est-à-dire un territoire vierge « sans maître »), ni ne cherchent à en « coloniser » les terres. Dès leur arrivée, ils y rencontrent en effet différents royaumes africains, certains organisés en puissants États, ayant l’habitude de pratiquer le commerce des métaux précieux mais aussi et surtout celui des esclaves depuis des siècles, dans le cadre de la traite antique puis arabo-musulmane (qui se faisait à travers le Sahara). En fait, le premier intéressement des Européens à s’implanter sur les côtes ouest-africaines sera d’abord nous l’avons dit plus haut d’y établir des points de relâche et de ravitaillement pour leurs navigations transocéaniques, après quoi, au fil des décennies, ils y développeront considérablement l’activité de la traite négrière mais aussi le commerce d’or, de couteaux, de perles, de miroirs, de fusils, ou encore de rhum… Fréquenté tant par les marchands que par les marins, le fort européen standard de la côte ouest-africaine sera d’ailleurs organisé comme un château féodal, pensé et prévu pour permettre à ces derniers de s’abriter aux maximum des maladies tropicales (paludisme, fièvre jaune,…) qui les déciment de fait en masse sous ces latitudes.
Dès les années 1650 et l’époque de Cromwell, la riche colonie hollandaise d’Amérique du Nord avait suscité la convoitise de ses voisines britanniques, qui l’entouraient et ne rêvaient que de s’en emparer… C’est donc chose faite en 1664, suite à l’expédition du duc d’York (qui intervient avant-même le déclenchement officiel de la guerre). Si le document signé par le gouverneur Stuyvesant livre bien la colonie aux Anglais, les termes de la reddition ont délibérément été pensés assez généreux : bien que devenant désormais des sujets de la Couronne britannique, les colons de Nouvelle-Hollande (qui sont autant néerlandais que français ou suédois !) conservent leurs droits de propriété et leur liberté de religion, ainsi que de nombreux privilèges commerciaux. Si l’anglais remplace dès lors le néerlandais comme langue officielle, les Hollandais continueront en pratique d’exercer une influence considérable sur la vie économique et sociale de la région (qu’ils reconquerront d’ailleurs éphémèrement lors de la troisième guerre anglo-néerlandaise avant de la rétrocéder définitivement aux Britanniques), participant pour beaucoup à la vitalité et à la nature cosmopolite qui allait fonder l’identité future de la désormais New York – promise à un assez brillant avenir. Alors que la nouvelle York deviendra une possession personnelle du frère de Charles II, le territoire voisin du New Jersey (anciennement hollandais lui aussi) sera lui concédé aux amis du roi George de Carteret et John Berkeley (et tirera son nouveau nom de l’île anglo-normande de la Manche dont le premier est originaire !).
1665-1667 : trois ans d’intense conflit naval alternant victoires et revers dans les deux camps
En cette fin d’année 1664 en tout cas, après les échauffourées intervenus sur les côtes africaines et américaines, l’état de guerre de fait entre les deux puissances maritimes est acté des deux côtés. À Londres, le Parlement vote la plus grande subvention jamais accordée à un roi anglais pour financer l’effort de guerre (2,5 millions de livre sterling, soit deux fois le budget royal annuel !), tandis que du côté des Provinces-Unies, début 1665, on autorise officiellement les navires néerlandais à ouvrir le feu sur les bâtiments anglais en cas d’attaque ; on renforce les convois et on arme la flotte bâtie depuis 1654.
En mai 1665, la flotte anglaise quitte ses ports et vient tenter, comme à la fin de la guerre précédente, d’établir un blocus des côtes des Provinces-Unies. Faute d’une logistique efficace pour en assurer le ravitaillement (l’Amirauté ne fera d’immenses progrès sur ce point qu’au siècle suivant !), l’opération est toutefois un échec, et la flotte anglaise regagne ses bases, tandis que du côté hollandais, les États Généraux des Sept Provinces chargent l’amiral Jacob van Wassenaer Obdam d’aller se porter à la rencontre des escadres anglaises, afin de dégager les eaux pour protéger l’arrivée des convois des Indes attendus pour le milieu de l’été. Privé de la présence stratégique de De Ruyter (qui n’est pas encore rentré de son opération dans les Antilles), et sachant sa flotte non-encore parfaitement prête au combat (certaines grosses unités n’ont en effet pas fini d’être équipées), c’est cependant à un combat très risqué que sait aller l’amiral néerlandais. Et l’Histoire lui donnera raison : son affrontement contre les escadres anglaises commandées par le duc d’York (entretemps revenu lui de sa mission en Amérique du Nord) va effectivement virer au désastre – l’un des pires de l’histoire des Provinces-Unies… !
Malgré tous les efforts et progrès accomplis par les Hollandais depuis la décennie précédente, la nouvelle flotte n’a en effet pas encore réussi à atteindre le niveau de sa rivale. Si les deux flottes alignent sur le papier un nombre similaire de navires (près d’une centaine chacun, faisant d’ailleurs de ces batailles navales parmi les plus gigantesques de l’Histoire de la marine à voile !), les Anglais y disposent d’une trentaine de grosses unités (dont une dizaine de 80 canons et plus), quand les Néerlandais n’ont de leur côté que peu de vaisseaux dépassant les 60 canons (de nombreux bâtiments étant des navires marchands de la Compagnie des Indes orientales armés en flûte). Qui plus est, les Anglais maîtrisent désormais parfaitement la tactique du combat en ligne à laquelle ils se sont méthodiquement entraînés et qu’ils imposent désormais systématiquement à leur adversaire – qui lui présente le désavantage d’une flotte plus hétéroclite armée par des Amirautés différentes (et parfois rivales…), et dont la coordination entre les officiers et entre les escadres laissent encore à désirer.Dernier problème et non des moindres : les équipages des navires marchands (dont une trentaine accompagne donc la flotte néerlandaise transformés en navire de guerre) ne sont pas formés à des combats navals d’une telle intensité, ces derniers n’étant généralement pas confrontés en mer à davantage qu’à repousser un navire pirate ou le vaisseau d’une Compagnie rivale…Le fait que les Provinces-Unies ne consistent pas en un État centralisé comme l’Angleterre ou la France de l’époque mais en une fédération d’États conservant chacun une certaine autonomie politique aura un impact important sur l’organisation de la flotte de guerre néerlandaise et sur sa capacité à affronter son adversaire anglaise. En effet, alors que la Royal Navy bénéficie d’une construction navale centralisée et d’une organisation unifiée, ce sont côté néerlandais pas moins de cinq Amirautés différentes (Middelburg, Rotterdam, Amsterdam, Hoorn et Harlingen) correspondant aux trois grandes provinces côtières (Zélande, Hollande et Frise) qui alimentent et équipent la flotte de guerre des Provinces-Unies (qui consistent ainsi en la mutualisation des flottes de chacune des Amirautés – chacune ayant donc ses propres amiraux, ses propres chantiers navals, ses propres marins, voire ses propres tactiques…). Il faudra ainsi tous les efforts de Johan de Witt et des États Généraux des Provinces-Unies pour faire renoncer les amirautés provinciales à une partie de leur indépendance au cours des années 1650 à 1660 et pour leur imposer un programme de construction navale homogénéisé, ainsi que pour améliorer la capacité des officiers des différentes Amirautés à travailler ensemble (ces derniers étant souvent rivaux entre eux… !).Il est en effet important d’insister sur le fait que la puissance navale néerlandaise ne se résume pas à Amsterdam : ce sont des dizaines de prospères cités maritimes que comptent les Provinces-Unies, chacune disposant, dans une optique très décentralisée, de ses propres infrastructures économiques et militaires (chantiers navals, entrepôts, arsenaux,…). Ce caractère géographiquement diffus et pluriel de la « navalité » néerlandaise fait ainsi autant la force que la faiblesse des Sept Provinces, lorsque celles-ci se retrouvent à avoir affaire à des forces navales bénéficiant elles d’une structuration plus homogène(à gauche, une belle illustration du port de Rotterdam ; et à droite, de celui de Middelburg, capitale maritime de la Zélande).Privilégiant donc la prudence lorsqu’il se retrouve en vue de la flotte ennemie au large de la côte du Norfolk, l’amiral Van Wassenaer manœuvre de façon à combattre « sous le vent », afin de bénéficier de la portée maximum pour ses canons tout en gardant la possibilité de se dégager facilement. Dès le début de l’affrontement néanmoins, les Hollandais subissent de gros dégâts, et après des manœuvres de retournement ratées, la bataille vire à la mêlée générale. Les grosses unités de la Navy utilisent alors leur puissance de feu supérieure pour encercler et détruire les bâtiments néerlandais piégés dans la mêlée. Plusieurs amiraux sont tués dans la bataille (dont Van Wassenaer lui-même, qui meurt dans l’explosion de son navire), privant dès lors la flotte néerlandaise de son chef et conduisant à une panique générale qui vire à la débâcle…À la fin de la journée, la bataille se termine ainsi par ce qui est considéré comme la pire défaite navale de l’histoire des Pays-Bas. Au total, les Hollandais ont perdu près d’une vingtaine de navires (dont six coulés et huit capturés), quant les Anglais ne compte qu’un navire perdu (leurs pertes humaines ont néanmoins été très lourdes, et plusieurs amiraux anglais sont aussi morts dans la bataille – James Stuart a lui-même réchappé de peu à un boulet qui a fauché sur le moment tous ses seconds… !).
Le duc d’York détermine en 1665 que la formation en ligne doit être la formation standard obligatoire pour toute la flotte, et pas seulement pour l’escadre individuelle : « Dans toute bataille contre l’ennemi, les commandants des navires de Sa Majesté doivent faire tout leur possible pour maintenir la flotte en ligne et, en tout cas, maintenir l’ordre de bataille avant celle-ci […] Aucun navire de la flotte de Sa Majesté ne peut poursuivre des navires ou des groupes plus petits de l’ennemi jusqu’à ce que la majeure partie de la flotte ennemie soit vaincue ou en fuite »
Heinz Neukirchen, Seemacht im Spiegel der Geschichte, p. 190
C’est donc par une très nette victoire anglaise que débute ce second grand conflit entre Londres et les Provinces-Unies. Celle-ci a d’ailleurs été si décisive qu’elle aurait probablement pu et du sceller à elle seule le sort de la guerre, si n’avait été cette catastrophe qui va alors s’abattre sur la capitale anglaise (bientôt suivie d’une seconde encore plus dramatique…) : la Grande Peste. En quelques mois, Londres est en effet ravagée par une épidémie rappelant au pays les pires heures de la Peste noire du XIVe siècle. Au pic de mortalité (août-septembre), c’est 8 000 Londoniens par semaine qui sont fauchés par la grande tueuse, pour aboutir au total en quelques mois à la disparition de 20% de la population de la capitale. Hasard providentiel ou complot machiavélique fomenté depuis Amsterdam, l’Histoire ne le dit pas, mais une chose est certaine : la catastrophe offre un répit plus que bienvenu aux Néerlandais, qui ont appris de leurs erreurs, réparés leur flotte, et préparent désormais leur revanche…Décidément, depuis l’été 1665 et malgré leur grande victoire obtenue à Lowestoft, le vent a tourné pour Charles II et sa guerre qui se voulait profitable et rapide. Au moment où la peste ravage sa capitale, une escadre anglaise échoue en effet à s’emparer du convoi des Indes néerlandais réfugié dans le port de Vågen (Norvège), y perdant même plusieurs navires. Sur le plan terrestre, le souverain anglais a bien tenté d’augmenter la pression sur les Provinces-Unies en s’alliant avec l’évêque allemand de Münster (qui envahit avec 18 000 hommes l’Est des Pays-Bas durant l’été), mais cette invasion a le malheur de susciter en retour une contre-offensive de la France – en vertu de l’alliance défensive qui unit depuis 1662 les deux puissances. Cette entrée de la puissante France de Louis XIV dans le conflit aux côtés des Néerlandais est à cet égard une catastrophe pour Charles II : le souverain français décide en effet d’envoyer depuis Toulon une escadre d’une quarantaine de navires pour renforcer la flotte néerlandaise. Afin d’empêcher impérativement ces deux flottes de se combiner, la Royal Navy se voit donc contrainte de diviser ses forces en détachant une escadre dans la Manche pour contrer l’arrivée des Français (et les empêcher donc d’opérer leur jonction avec la flotte hollandaise), ce qui va lui être très préjudiciable pour le nouveau grand affrontement naval qui s’annonce…C’est en ce début du mois de juin 1666 que va se produire effectivement l’un des plus mémorables combats navals de tous les temps : la bataille dite « des Quatre Jours ». Au printemps, De Ruyter est enfin rentré de son expédition outre-Atlantique (qu’il a brillamment terminée après ses opérations en Afrique puis aux Antilles en capturant une importante flotte de pêche anglaise au large de Terre-Neuve !), et va enfin pouvoir unifier sous sa bannière la flotte néerlandaise (il est en effet à ce moment considéré comme l’amiral le plus compétent mais aussi le plus consensuel auprès des officiers des différentes Amirautés !). Attendant d’opérer sa jonction avec la flotte française pour attaquer, c’est toutefois l’amiral néerlandais lui-même qui a la surprise de voir un George Monck pourtant privé d’une partie de sa flotte l’attaquer à l’ancre le matin du 11 juin 1666 au large de Dunkerque (l’amiral anglais a en effet reçu des consignes ambiguës de la part de Charles, qu’il a interprétées comme un ordre d’attaque).Ce jour-là, la mer est toutefois démontée, et les 50 navires de Monck ne parviennent pas à faire beaucoup de dégâts à l’avant-garde hollandaise commandée par Tromp – qui décroche vers les hauts fonds flamands. Une première bataille rangée a lieu l’après-midi entre une partie de chacune des deux flottes, qui suscite des pertes des deux côtés, tandis que Monck a dépêché un navire rapide vers l’escadre de Rupert (qui attend les Français dans la Manche) pour le presser de foncer le soutenir…Le second jour, ce sont cette fois les deux flottes entièrement réunies qui s’affrontent en bonne et due forme. De Ruyter tente à plusieurs reprises d’y briser la ligne adverse et d’envelopper les bouts de flotte ainsi isolées, mais les manœuvres échouent globalement et l’amiral comme son vice-amiral (Tromp) sont contraints de changer plusieurs fois de navires en raison des dégâts subis par leurs vaisseaux-amiral. Le lendemain, alors que les Néerlandais suivent de près la flotte de Monck qu’ils espèrent bien enfin briser ce jour-là, l’arrivée de Rupert et de ses vingt vaisseaux retourne la situation en compensant grandement l’infériorité numérique des Anglais et en injectant de leur côté des forces fraîches dans la bataille (l’escadre de Rupert dispose en effet de tous ses hommes valides et de tout son stock de munitions, ce qui confère un avantage considérable face à des navires néerlandais ayant déjà faits les frais de deux jours de combat intense). Malheureusement pour eux toutefois, trois de leurs gros bâtiments s’échouent sur des hauts fonds, et l’un de ces navires (avec à son bord l’amiral Ayscue) ne parvient pas à se dégager et finit capturé par les Hollandais. Le quatrième jour de combat s’avère décisif : quasi à court de munitions (les Hollandais tirant moins vite que leurs adversaires et ayant en moyenne des canons de calibre inférieur, il leur reste encore de la réserve), la flotte de Monck est en difficulté pour soutenir le feu adverse, et finit par décrocher intégralement, après que De Ruyter ait à nouveau tenté plusieurs fois de briser sa ligne. Si la bataille se solde par une légère victoire tactique pour le camp hollandais, elle va avoir de grandes conséquences stratégiques, car la flotte anglaise a subi de lourds dégâts (tant sur plan matériel que humain) tandis qu’une nouvelle catastrophe globale pointe à l’horizon pour le malheureux camp anglais…Comme devaient toutefois encore l’apprendre à leurs dépends les Néerlandais : sur mer, aussi longtemps que vous n’avez pas littéralement détruit la flotte adverse (et que cette dernière est en mesure de se réparer et de remplacer les unités perdues), aucun combat gagné n’est un gage de victoire définitive. Deux mois seulement après la grande bataille des Quatre Jours, la flotte anglaise est en effet à nouveau sur pied, et bien déterminée à recroiser le fer avec son adversaire.Durant ce nouvel affrontement en ligne de file, c’est même d’ailleurs à une véritable catastrophe que les Provinces-Unies échappent de peu, grâce au sang-froid de De Ruyter et à une bonne dose de chance. Dès le début de l’affrontement en effet, l’impétueux amiral Tromp – qui commande l’arrière-garde – profite d’une rupture dans l’arrière de la ligne anglaise pour tenter d’isoler et d’annihiler cette dernière ; ce au moment même où à l’est, le centre néerlandais est sérieusement mis en difficulté par l’escadre de Monck et contraint de décrocher intégralement vers ses bases. Séparé du reste de sa flotte et ayant toute la flotte anglaise entre lui et la côte hollandaise, c’est presque par miracle que Tromp et son escadre vont ainsi parvenir à rentrer à bon port…Une fois encore, le bouillant amiral de l’Amirauté de Rotterdam a désobéi aux ordres, et failli provoquer l’anéantissement de la flotte hollandaise comme de sa propre escadre (qui n’a donc échappée après la bataille aux mailles anglaises que par miracle…). Dès son retour, c’est un De Ruyter encore secoué par la bataille (l’amiral a du en effet user de tout son génie tactique pour se sortir de la situation désespérée dans lequel il se trouvait face au feu anglais) qui accueille le commandant de son arrière-garde, et le démet immédiatement de ses fonctions. Cassé par l’Amirauté mais figure du parti orangiste, Tromp sera néanmoins ménagé par De Witt, celui-ci étant en effet considéré comme un héros par son camp…Il faut battre le fer tant qu’il est chaud, dit le proverbe… Deux semaines après leur grande victoire à la bataille de North Foreland, les Anglais poussent leur avantage en s’attaquant à une flotte marchande dont ils ont appris qu’elle stationnait dans la mer intérieure des Pays-Bas, derrière l’île frisonne du Vlieland. C’est « l’amiral-pirate » Holmes (qui avait montré ses talents de raideur lors des campagnes de 1664 contre les forts hollandais d’Afrique de l’Ouest) qui se charge de l’opération : en deux jours, près de 150 navires de commerce sont incendiés et coulés, et leurs entrepôts à terre dévastés. Le raid aura fait plus dégâts à l’économie hollandaise à lui seul que le reste des combats réunis, et le téméraire amiral anglais baptisera son joli coup « Holmes’s Bonfire » – en référence à la coutume liée à l’anniversaire de la célèbre Conspiration des Poudres…Mais la guerre semble aussi avoir son propre karma, et au feu répond le feu… Début septembre 1666, un terrible incendie ravage le centre de Londres durant près de quatre jours, détruisant plus de 13 000 unités d’habitation et laissant 100 000 sans-abris. C’est la pire catastrophe de l’histoire de la cité londonienne, qui raye peu ou prou de la carte toute la vieille ville (qui comptaient beaucoup de bâtiments en bois), dont le périmètre correspondait à l’ancienne cité romaine (et à l’actuel quartier de la City – ce qui explique aussi pourquoi cette dernière compte aujourd’hui si peu de bâtiments anciens !).Après la maladie donc, l’incendie… l’Angleterre de la seconde guerre anglo-néerlandaise serait-elle maudite ? Nous nous garderons bien de nous aventurer ici sur le plan des spéculations quant aux origines possibles de cette tempête de feu ni sur ses fortes connotations eschatologiques (l’année 1666 était en effet théorisée par de nombreux prédicateurs et mouvements sectaires comme devant être l’année de l’Apocalypse, et attendue fébrilement par les Millénaristes chrétiens comme par les messianistes judéo-marranes qui en attendaient rien de moins respectivement que le retour du Christ ou la venue du Messie… !). Mais complot ou hasard de l’Histoire, le résultat est en tout cas le même : un an après la terrible peste, l’Angleterre est à genoux. Sa capitale est détruite et décimée, son économie effondrée, ses finances exsangues, sa population épuisée et lasse… Lâché par le Parlement qui refuse de lui accorder de nouveaux fonds (il y a de son point de vue plus prioritairement que la guerre une capitale à reconstruire…), Charles n’a d’autres choix que de désarmer sa flotte pour l’hiver et de rouvrir les négociations qui s’étaient déjà engagées à la fin de l’année précédente, suite aux secousses de la Grande Peste…Une fois n’est pas coutume, c’est un nouveau retournement de situation lié au fascinant Game of Thrones européen qui va rebattre les cartes et infléchir les positions anglaise et néerlandaise. Au début de l’année 1667, Louis XIV envahit les Pays-Bas espagnols et le rouleau compresseur français avance en Flandres. Après des années de préparatifs diplomatiques, le roi de France est en effet bien décidé à récupérer ce riche territoire qui avait longtemps relevé du royaume de France et à sécuriser sa frontière nord-est (Paris n’est alors qu’à 200 km de la frontière belgo-espagnole !). Pour les Provinces-Unies, cette invasion change tout : le très commode État-Tampon que formait jusqu’alors les Pays-Bas espagnols entre elles et la puissante France semble risquer de disparaître, mettant la Hollande à portée d’invasion terrestre de la part de Louis XIV (qui est alors à la tête de la première armée du Continent). Charles II ne manque pas d’exploiter cette mise en difficulté de son adversaire : il fait traîner les négociations en cours à Breda, espérant que le temps rendra la situation des Provinces-Unies de plus en plus critique et les forcera à accepter une paix moins en défaveur de l’Angleterre (que la marine hollandaise domine alors totalement navalement).
Une Espagne inactive et fatiguée est pour [les Provinces-Unies] un meilleur voisin qu’une France puissante et agressive…
John A. Lynn, The Wars of Louis XIV, p. 109
Bien conscient du jeu anglais, Johan de Witt décide toutefois de frapper un grand coup pour contraindre l’Angleterre à une paix rapide. C’est le Grand-Pensionnaire lui-même qui en aurait eu l’idée : frapper la puissance navale anglaise en son cœur, en détruisant sa flotte et ses infrastructures situées à l’embouchure de la Tamise. L’opération est aussi audacieuse que dangereuse : la zone est garnie de hauts fonds, et les puissantes marées en rendent l’accès très difficile. Grâce à des anciens marins anglais qui pourront leur servir de pilotes, la flotte néerlandaise commandée par De Ruyter (avec le désaccord de la plupart de ses amiraux mais qui tous néanmoins obéissent aux ordres) va quand même tenter le coup. Il faut dire que le contexte est très favorable : épuisé financièrement, Charles a renvoyé aux ports tous ses navires de guerre – la plupart étant même au mouillage sans leurs canons ni leurs équipages (la stratégie anglaise étant alors de privilégier la guerre de course en attendant que l’invasion française ne pousse la Hollande à une paix favorable). Considérant qui plus est une attaque néerlandaise hautement improbable dans cette zone défendue par ses caractéristiques naturelles, l’Angleterre n’a que peu protégé ces côtes : seuls quelques forts et batteries côtières séparent la mer des docks de Chatham, où sont stationnés les plus gros bâtiments de guerre anglais et où se trouve aussi et surtout le plus important arsenal national de la Royal Navy…
« Ce type de guerre [la guerre de course, NDLR] est toujours très tentant en période de crise économique […] Les dommages causés au commerce ennemi sont indéniables […] mais ils ne conduiront jamais seuls au succès […] Ce n’est pas la perte de navires ou de convois qui met une nation en danger, mais une puissance navale supérieure qui donne la suprématie maritime. »
Alfred Mahan, Der Einfluß der Seemacht auf die Geschichte 1660–1812, p. 49
Mais il ne faut jamais dire jamais : le 6 août, émergeant du brouillard, c’est plus de 90 bâtiments de guerre hollandais accompagnés d’une dizaine de brûlots qui apparaissent au large des côtes anglaises. L’alarme est donnée, mais aucune réaction ne redescend la chaîne de commandement, et le 10, après avoir tenté de remonter directement la Tamise (et s’être vue bloquée au niveau du verrou de Gravesend), c’est vers la Medway que la flotte néerlandaise se dirige, neutralisant rapidement le fort maritime qui en gardait l’entrée grâce au débarquement de troupes de marines (dont le corps a été spécialement créé pour l’occasion). Seule une chaîne barrant le fleuve et quelques navires sabordés en hâte par les Anglais séparent maintenant les navires de Ruyter de l’arsenal de Chatham, tandis que le général Monck s’efforce désespérément à terre de rassembler l’artillerie existe pour la faire converger vers la défense de la Medway…Peine perdue : le 11 puis le 12, les Hollandais parviennent à briser la chaîne et continuent de remonter la rivière – où les Anglais ont du incendier d’eux-mêmes nombre de leurs navires afin d’en éviter la capture. Là, ils ont la joie de capturer le fleuron de la marine anglaise en personne : le Royal Charles (qu’ils se paieront même le luxe de ramener jusqu’à Amsterdam et d’exposer aux visiteurs étrangers !). Deux autres des quatre plus gros bâtiments de guerre que compte la Navy sont également incendiés, et au moment où la défense anglaise commence (enfin) à s’organiser, la flotte néerlandaise se retire en bon ordre, ramenant donc avec elle comme butin de guerre l’un des navires-amiraux au nom personnel du roi d’Angleterre…Si ce que l’on appelle aujourd’hui le « raid sur la Medway » aurait pu tourner encore davantage au désastre pour l’Angleterre avec la destruction même de l’arsenal de Chatham (perte qui aurait, selon les historiens, sans doute empêchée la reconstruction de la marine anglaise pour au moins dix ans !!), l’opération marque néanmoins un nouveau rude coup pour Charles II dans cet affrontement « rapide et profitable » que devait être cette seconde guerre anglo-néerlandaise. Avec la perte de plusieurs des plus grosses unités de la Navy et surtout la capture au port de son navire-amiral (flagship) et orgueil de sa marine, le roi d’Angleterre est profondément humilié, et les côtes de son pays virtuellement à la merci de la marine néerlandaise – redevenue à ce moment et pour quelques années la plus puissante au monde !Charles tentera bien encore de gagner du temps après ce désastre tant militaire qu’économique et politique, mais les Provinces-Unies sont désormais bien déterminées à user de leur suprématie maritime complète pour maintenir une pression maximum sur le souverain anglais et l’obliger à signer la paix sans plus attendre, afin de pouvoir tourner toute leur attention vers la menace française. Un mois après le raid sur la Medway, De Ruyter se représente devant les côtes anglaises et remonte la Tamise jusqu’à Gravesend, déclenchant la panique à Londres et provoquant la fuite de nombreux résidents de la capitale ! Le Parlement met aussi la pression sur Charles. Après la Grande Peste, la bataille des Quatre Jours, le Grand Incendie de Londres et maintenant l’Angleterre-même attaquée en son cœur – tout cela en l’espace de seulement vingt-quatre mois ! –, et malgré l’opportunité que constitue l’invasion française des Pays-Bas, le souverain anglais n’a d’autres choix en ce milieu 1667 que de conclure rapidement la paix avec sa rivale néerlandaise, afin de pouvoir redresser son pays et sa flotte…Durant ce second conflit anglo-néerlandais (il y en aura encore deux autres… !), si l’essentiel de la guerre navale se sera concentrée dans les eaux de la Mer du Nord, on sera aussi affronté dans le monde colonial jusqu’aussi loin qu’en Indonésie ! Au cours du conflit, une petite flotte de la English East India Company (EIC) a en effet tenté de s’emparer de la petite île de Run dans les Moluques – alors l’un plus importants centres de production du lucratif commerce de la noix de muscade, dans une région devenue la chasse gardée de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC). L’Angleterre sera néanmoins contrainte de renoncer à ses prétentions sur l’île lors du traité de Breda qui mettra fin à la guerre, ayant toutefois victorieusement résisté à plusieurs attaques franco-néerlandaises sur ses îles des Antilles (ces derniers ayant en effet échoué à capturer la Barbade, et même subie une importante défaite navale face à la Royal Navy devant la Martinique à l’été 1667).
Un traité de Breda (1667) qui consacre le nouvel échec de l’Angleterre à briser le monopole hollandais sur le commerce mondial
En 1667, pour l’Angleterre, le bilan de la guerre est donc le suivant : c’est un choux blanc complet, doublé d’une nette victoire navale hollandaise. Du point de vue de ses buts de guerre, Londres n’est pas du tout parvenu à atteindre ses objectifs, qui consistaient à détruire le monopole commercial hollandais et à s’en saisir en partie. Si la Royal Navy a arraché de belles victoires et fait sérieusement trembler son adversaire, à la fin du conflit, l’avantage est nettement du côté des Hollandais, qui ont brillamment relevés et remis à niveau leur marine et regagné leur suprématie maritime (à la fin de la guerre, la Mer du Nord est à ce titre totalement sous le contrôle de la flotte néerlandaise). Du point de vue du roi d’Angleterre plus personnellement, la guerre résonne aussi comme un cuisant échec. Charles n’a pas réussi à renforcer l’indépendance financière de la Couronne vis-à-vis du Parlement, et la trésorerie royale ressort du conflit vide comme jamais. Soupçonnant qui plus est le roi de réaliser ce que nous appellerions dans notre langage moderne des « détournements de fonds », les Parlementaires mettent en place une commission des comptes qui renforce le contrôle des finances royales, et les placent encore davantage sous le radar du Parlement. Pour couronner le tout, Charles est ressorti personnellement humilié du conflit : le raid sur la Medway puis le blocage des côtes sud-ouest anglaises par De Ruyter durant l’été 1667 ont montré un roi ayant failli à défendre l’intégrité territoriale de son pays, tandis que le propre navire-amiral de Sa Majesté baptisé de son nom est tranquillement exposé comme trophée dans le port d’Amsterdam, à la risée de l’Europe entière… !
Néanmoins, malgré ces humiliations symboliques, les conditions de la paix imposée par les Hollandais à Breda demeurent très modérées pour la puissance anglaise. De nouveaux assouplissements des Actes de Navigation sont adoptés, tandis que sur le plan colonial, l’échange de la Nouvelle-Hollande (définitivement cédée aux Anglais) contre les plantations de sucre du Suriname et les îles à noix de muscade d’Indonésie (ainsi que la concession aux Anglais de quelques-uns des forts qu’ils ont capturés en Afrique de l’Ouest) apportent un véritable apaisement. Il faut dire que les Provinces-Unies ont maintenant d’autres chats à fouetter : l’invasion des Pays-Bas espagnols par leur ancien allié menace désormais directement leurs frontières terrestres, et c’est ainsi une paix de compromis que les Néerlandais ont offerte aux Anglais, afin de pouvoir tourner toute leur énergie vers la nouvelle immense menace que constitue pour eux la politique expansionniste de Louis XIV, alors à la tête de celle qui est – et de loin – la plus grande armée d’Europe (et certainement l’une des plus qualifiées).
La toute-puissance d’Amsterdam ne pouvait, bien sûr, manquer de susciter l’ire de ses voisins. En 1672, à la faveur de la guerre de Dévolution, la France tente d’abattre la puissance hollandaise, dont la concurrence, malgré des tarifs très protectionnistes, pèse lourdement sur les marchands et fabricants français.
« Amsterdam, l’entrepôt du monde », extrait d’un article de l’historien Tristan Gaston-Breton pour le magazine Les Échos
Il y a comme un drôle de paradoxe historique à voir les Hollandais céder si volontiers ce qui deviendra un jour l’une des plus grandes et des plus puissantes villes du monde (la Nouvelle-Amsterdam devenue New York) contre quelques micro-îles des lointaines Indes orientales et quelques fabriques de sucre du Suriname… ! Mais il faut se remettre dans le contexte de l’époque : pour les riches Provinces-Unies, la Nouvelle-Hollande n’est qu’une petite colonie sans grande valeur – une colonie où qui plus est la « bataille démographique » est déjà perdue contre ses voisines britanniques. La priorité des Hollandais va ainsi à leurs intérêts économiques : l’île de Run dans les Moluques (actuelle Indonésie) – dont ils s’assurent par le traité de Breda le contrôle – est en effet la clé du commerce de la noix de la muscade, alors l’un des plus lucratifs qui soit ! De même, après s’être fait chasser du Brésil par les Portugais (où ils avaient considérablement développé l’économie sucrière), les Hollandais voient dans la récupération du Suriname une façon de compenser la perte de leur colonie brésilienne, en cette période où le commerce du sucre de canne est en train de s’affirmer lui aussi comme l’un des plus profitables qui soit ! (et sur ce plan-là, les Anglais bénéficient déjà de leur côté de deux belles colonies sucrières déjà très développées à la Barbade et à la Jamaïque) Avec enfin le fort de Cape Coast sur la Côte de l’Or que les Hollandais offrent aux Anglais de conserver (et dont ces derniers ont grand besoin pour leur traite négrière alors en plein essor), chacun trouve ainsi plus ou moins son compte dans ces monnayages coloniaux (avec notamment pour les Britanniques l’acquisition définitive d’une Nouvelle-Hollande qui va avoir la propriété remarquable d’unifier toutes leurs colonies de la côte américaine du Maine à Charleston, une nouvelle donne géostratégique qui aura historiquement constituée un facteur-clé dans la mutation de ces dernières vers un véritable empire terrestre !).
L’entrée dans la partie d’un nouvel acteur décisif : la France de Louis XIV
Bien occupé à rebâtir sa capitale et sa flotte, le roi d’Angleterre veut néanmoins sa revanche, et c’est la géopolitique de Louis XIV qui va lui en offrir l’opportunité. Alors à la tête de la première armée d’Europe, le grand monarque absolu français est en effet, en ce début de règne, éminemment désireux de repousser et de consolider ses frontières nord et est, tout particulièrement du côté des Pays-Bas espagnols (sur lequel son royaume a depuis longtemps des vues et même autrefois régné). Soucieux du développement économique et de la grandeur de son État, le jeune roi de France, poussé et accompagné dans cette démarche par son brillant ministre Colbert (secrétaire d’État à la Marine de 1661 à 1683), souhaite en outre faire entrer son royaume dans le concert des grandes puissances maritimes, entre l’ambitieuse Angleterre (et sa déjà puissante Royal Navy) d’une part, et les prospères Provinces-Unies d’autre part – dernières dont il s’agit également de briser l’emprise économique internationale. La France du début du règne de Louis XIV souhaite en effet s’attaquer à la redoutable concurrence que constituent les Hollandais, aussi bien sur le plan intérieur (pour les marchands et fabricants français) que sur le plan maritime, pour les colonies royales que fondent alors le souverain en Amérique du Nord (Nouvelle-France) et aux Antilles (Guadeloupe, Martinique,…). Enfin – et pour ne rien arranger –, le rayonnement protestant des Pays-Bas déplait profondément au fervent défenseur de la cause catholique que constitue le roi de France, et qu’il entend incarner en Europe…
À l’intérieur, [Louis XIV] entend imposer l’ordre, faire régner la justice, assurer la prospérité du royaume. À l’extérieur, affirmer le prestige du nom français, maintenir entre les puissances un équilibre favorable, renforcer ses frontières de manière à élever contre les invasions une barrière infranchissable. Tel est son programme.
Jean Lombard, La face cachée de l’histoire moderne (tome 1) : la montée parallèle du capitalisme et du collectivisme, p. 189
Les relations entre la France et les Provinces-Unies ne font que se détériorer au cours du XVIIe siècle, a fortiori avec les nouvelles ambitions commerciales affichées sous la houlette de Colbert (1619-1683). Certes, l’hostilité commune contre l’Espagne a justifié la conclusion d’alliances, mais de circonstance. Craignant de voir l’hégémonie de Madrid remplacée par une autre, les Provinces-Unies ne cessent d’œuvrer au cours de la guerre de Dévolution pour empêcher une expansion excessive de la France. Dans ses Mémoires – rédigés par Pellisson sous le regard du roi, qui a apporté des corrections –, Louis XIV insiste particulièrement sur les manœuvres néerlandaises contre ses conquêtes : « Les Hollandais (…) s’efforcèrent de m’engager à ne rien conquérir près de leurs frontières ; mais je leur refusai précisément ce point ». De fait, il considère leur médiation comme une marque d’insolence envers sa puissance et ses droits territoriaux. […]
Extrait du magazine Guerres & Histoire n°61, dossier « La guerre de Hollande », p. 63
Pour comprendre pourquoi la France de Louis XIV est prête à mener des annexions de territoires qui risquent de lui mettre à dos tous ses voisins et peu ou prou l’Europe entière, il est très important d’avoir sous les yeux une carte d’à quoi ressemblent globalement les frontières françaises de l’époque, et la situation globale du pays vis-à-vis de ses voisins. Depuis l’époque de François Ier, la France est en effet confrontée au problème de « l’encerclement Habsbourg » : de l’Allemagne à l’Espagne, et des Pays-Bas à l’Italie, la France est littéralement cernée de tous côtés par des plus ou moins gros États relevant tous d’une même dynastie : celle des Habsbourgs (même quand celle-ci se divisera en deux branches – l’espagnole et l’autrichienne – le problème restera quand même là). Si nous zoomons maintenant plus avant cette « macro-perspective française » pour regarder de plus près la situation de la France du Nord et de l’Est, nous constatons que la « frontière » de celle-ci ne forme pas une ligne continue elle-même adossée à une frontière naturelle (comme un fleuve ou une chaîne montagneuse), mais une frontière en dent de scie qui plus est jalonnée d’enclaves (acquises ici et là au fil des mariages et des traités). Pire : des régions comme la Franche-Comté ou la partie la plus méridionale des Pays-Bas (dits « espagnols ») ne sont qu’à quelques centaines de km (assez facilement franchissables) de Paris, alors même qu’ils appartiennent aux Habsbourg, menaçant ainsi la sécurité de la capitale française ! La grande politique extérieure de Louis XIV qui va l’obséder durant tout son règne va en conséquence se résumer à cette simple finalité : rendre la France plus facilement défendable en rationnalisant ses frontières (avec comme objectif une frontière « lissée » et Paris mis hors de portée d’invasion rapide), puis sécuriser ces dernières via un véritable réseau défensif (avec notamment la fameuse « ceinture de fer » que réalisera Vauban !).Une autre donnée fondamentale de la géopolitique européenne de l’époque doit également être comprise pour bien cerner les politiques étrangères des uns et des autres : c’est la question de la succession espagnole. En effet, suite à la mort de Philippe IV, la Couronne d’Espagne (qui contrôle alors la péninsule ibérique mais aussi la moitié de l’Italie, les Pays-Bas méridionaux et l’immense Empire espagnol outremer) échoit à son fils de 4 ans, Charles II, qui en raison des décennies de pratiques consanguines de la Maison de Habsbourg, cumule un tel nombre de pathologies et de handicaps que personne ne lui donne plus de quelques années à vivre… Le jeune Charles semblant donc devoir mourir jeune et en toutes probabilités sans héritier (son état physique ne lui laissant même pas la possibilité de procréer…), par le jeu des règles de succession dynastique, deux souverains européens peuvent prétendre à l’héritage de l’immense patrimoine des Habsbourgs d’Espagne : l’empereur Léopold Ier … et Louis XIV ! Dans les faits, dès la fin des années 1660, ces deux derniers se sont secrètement entendus sur le partage du « gâteau espagnol » : Léopold – en théorie prioritaire sur la succession – récupèrerait quasiment tout, mais pour s’acheter le consentement français, il cèderait néanmoins à Louis XIV la partie occidentale des Pays-Bas du Sud. Il faut donc bien avoir conscience que dans tous les événements et stratégies que nous allons voir maintenant se déployer, Louis XIV considère comme actée la mort plus ou moins rapide du roi espagnol, ainsi que le principe de récupérer de Léopold la partie des Pays-Bas sur laquelle il a le plus des vues afin de sécuriser sa frontière nord (c’est-à-dire la région allant de Charleroi aux Flandres).Pour achever de bien comprendre les subtilités de la géopolitique de l’époque, il nous faut enfin insister sur le fait que les relations internationales ne sauraient se résumer à l’idée simpliste qu’il y aurait d’un côté « l’Angleterre », de l’autre « les » Provinces-Unies, de l’autre encore « la » France ou « le » Saint-Empire. En fait (même si cela est moins vrai pour la France qui fait l’objet d’un pouvoir très « concentré »), l’Angleterre comme les Provinces-Unies sont traversées nous l’avons vu par plusieurs tendances et « factions » politiques, qui n’ont dans les faits pas du tout nécessairement les mêmes lignes générales ni les mêmes grands intérêts géopolitiques. Dans le cas de l’Angleterre de Charles II par exemple, le Parlement constitue un véritable contre-pouvoir à la politique royale, et une bonne partie de la politique intérieure comme extérieure du souverain anglais consiste à chercher à s’émanciper de la tutelle financière du Parlement et de financer sa politique par d’autres moyens (à l’inverse, les décisions du roi en matière de politique étrangère sont loin d’être toujours du goût des milieux marchands londoniens comme du lobby colonial émergeant, et ces derniers exercent via le Parlement une pression croissante pour infléchir les politiques et décisions des rois Stuarts). De même, côté Provinces-Unies, le Grand-Pensionnaire Johan de Witt n’est pas – et loin de là – les Provinces-Unies, mais en incarne une faction alors dominante : celle de l’élite marchande hollandaise (elle-même une émanation de l’oligarchie bourgeoise qui constitue alors le véritable gouvernement du jeune pays). Dans les faits, une grande partie de la politique extérieure de l’homme fort de la République batave (à l’image de Charles II en Angleterre) est ainsi guidée par l’impératif d’affaiblir ou a minima de juguler son opposition intérieure – en l’occurrence la faction orangiste et son leader naturel que constitue Guillaume III. C’est ce qui explique que la faction de De Witt a volontairement négligé l’armée de terre (chasse gardée de la Maison d’Orange !) et privilégié l’alliance avec la France au détriment de l’Angleterre (rivale commerciale), quand bien même les Orangistes et plus généralement la grande majorité de sa population sont ouvertement francophobes et plutôt sympathisants d’un rapprochement avec l’Angleterre protestante (sentiment d’ailleurs partagé de l’autre côté de la Manche, où la politique de Charles II d’alliance avec la France est très critiquée depuis ses débuts par l’élite parlementaire, et globalement peu comprise et peu soutenue par la population…).
Hollandia delenda est
Tout ceci étant posé, c’est ainsi une véritable partie d’échecs à trois joueurs (voire davantage); caractérisée par un double-jeu quasi-permanent de la plupart des participants, qui se met en place en cette fin des années 1660. En janvier 1668, à La Haye – et en réponse à la guerre de Dévolution qui voit Louis XIV annexer différentes villes des Pays-Bas et repousser ses frontières vers le nord – les Provinces-Unies et l’Angleterre (rejointe par la Suède) signent une « Triple-Alliance ». Si l’alliance a officiellement pour objet de veiller aux termes qui seront formalisés en mai au traité d’Aix-la-Chapelle – à savoir le partage des Pays-Bas entre la France et l’Espagne –, elle vise essentiellement à faire pression diplomatiquement sur Louis XIV afin de lui faire renoncer au moins en partie à ses prétentions sur les Pays-Bas espagnols (le traité inclue à ce titre une clause secrète qui prévoit que les trois puissances devront si besoin imposer par la force le retrait français de la partie des Pays-Bas que son armée occupe). L’alliance diplomatique a vous l’avez compris surtout été poussée par la Hollande, qui s’inquiète de voir la frontière terrestre de la France se rapprocher inexorablement de la sienne. Charles II a quant à lui joué, au nom de l’Angleterre, un complet double-jeu dans l’affaire : le roi anglais ne s’engage en effet dans ce qui ne pourra être considérée par Louis XIV que comme une trahison contre lui de son ancienne alliée que pour mieux pousser à la rupture entre la France et les Provinces-Unies, et obliger ainsi le premier à faire de lui un partenaire incontournable. D’ailleurs, un rapprochement diplomatique se manifeste rapidement entre Londres et Versailles, et des tractations secrètes s’engagent. Bientôt, contre une confortable pension qui lui permettra (enfin) de financer sa flotte et son fastueux train de vie, Charles II se dit prêt à s’allier militairement avec Louis XIV dans l’optique d’une nouvelle guerre contre la Hollande (ce globalement contre l’avis du Parlement et de la majorité de l’élite anglaise, qui n’a que trop conscience qu’aussi rival que le commerce néerlandais soit, les ambitions françaises sur les Pays-Bas sont bien plus gravement absolument incompatibles avec les intérêts fondamentaux anglais).
Dans le cadre de la guerre de Dévolution (mai 1667 à mai 1668), profitant que les Provinces-Unies et l’Angleterre sont distraites par leur intense seconde guerre navale, Louis XIV conquiert en quelques mois la quasi-totalité des Pays-Bas espagnols, ainsi que l’intégralité de la Franche-Comté à l’est. Sous la pression de la Triple-Alliance (mais aussi en vertu du pacte secret conclu au même moment avec Léopold Ier), le souverain français restitue une grande partie de ses conquêtes (qu’il estime qu’il récupèrera donc pacifiquement via son deal avec l’empereur Habsbourg dès la mort jugée prochaine de Charles II), mais conserve néanmoins certaines places fortes des Flandres et du Brabant (Douai, Tournai, Courtrai, Lille, Charleroi,…), que Vauban s’empresse immédiatement de fortifier.
Il ne s’agit donc plus cette fois, comme lors des deux premières guerres anglo-néerlandaises, de seulement contester la domination commerciale hollandaise dans ce pacte d’agression conclu entre Louis XIV et Charles II. Non, vous l’avez compris, cette fois, il s’agit véritablement d’envahir le pays et d’abattre le tout puissant État néerlandais (seul moyen du point de vue de Louis d’annexer les Pays-Bas du Sud qu’il convoite et dont il sait qu’une Hollande forte n’acceptera jamais le basculement sous le giron français, tandis que Charles a des vues sur l’embouchure de l’Escaut ainsi que sur quelques îles frisonnes qui lui offriraient le contrôle du commerce d’Amsterdam et de Rotterdam…), et de réduire donc les Provinces-Unies à un État-croupion. Sur le plan politique, surtout du côté anglais, on se propose de remettre au pouvoir les Orangistes en la personne de Guillaume III, et de faire de ce dernier un fidèle allié sécurisant le pays dans un rôle d’État-client de l’Angleterre et de la France. En ce début d’année 1670, les ambitions partagées sont ainsi posées, et les pions se mettent en place…
Durant les années 1670 et 1671, le roi anglais, grâce aux subsides considérables (près de 3 millions de livres par an !) que lui versent maintenant secrètement son nouvel allié français, s’emploie à redresser et préparer sa flotte ; ceci pendant que, du côté du Versailles, on s’affaire plus globalement à préparer diplomatiquement le terrain de l’invasion planifiée de la Hollande, en s’attachant l’alliance ou a minima la neutralité de tous les moyens à grands États situés au voisinage plus ou moins immédiat des Sept-Provinces (plusieurs États allemands de Rhénanie se montrent ainsi tout à fait intéressés de rejoindre la partie ou d’accords de ne pas interférer ; quant à la puissante Autriche de Léopold Ier de Habsbourg, même elle est prête à ne pas lever le petit doigt et à laisser la France envahir la Hollande, si celle-ci respecte sa condition de ne pas envahir à nouveau sur sa route les Pays-Bas espagnols et de passer par le territoire « neutre » que constitue la principauté de Liège – ce que Louis XIV accepte !). Toutes les cartes sont donc désormais en place, et le grand jeu va pouvoir commencer…
Dès 1669, Louis XIV opère une politique d’isolement des Provinces-Unies et de préparation de la guerre à venir. Il mène des démarches pour s’allier à l’électorat de Brandebourg – qui se tourne finalement… vers La Haye –, et surtout à l’Angleterre et à la Suède. La France s’assure également de la neutralité de l’empereur du Saint-Empire Léopold Ier (1640-1705). La guerre pourrait éclater dès l’été 1671, mais les opérations sont repoussées au printemps 1672, notamment pour s’assurer de la fiabilité des fortifications aux frontières du royaume.
Extrait du magazine Guerres & Histoire n°61, dossier « La guerre de Hollande », p. 63
Au printemps 1670, c’est la sœur de Charles II en personne (qui est alors l’épouse du bien peu hétérosexuel frère de Louis XIV, le célèbre « Monsieur »), Henriette, qui se rend à Douvres au nom du roi de France pour négocier l’alliance secrète du même nom (qui ne sera révélée dans son détail pas plus tôt qu’en 1771 !). Par ce traité secret, la France et l’Angleterre s’accorde donc sur le principe d’une attaque combinée des Provinces-Unies, les Français par la terre, les Anglais par la mer. La Triple-Alliance signée par Charles deux ans plus tôt a en effet bien atteint son but recherché : pousser la France dans les bras anglais et bénéficier de la formidable armée de cette dernière comme bélier contre l’inexpugnable puissance néerlandaise. En retour (et contre également une pluie d’argent frais qui permet à Charles de se passer du Parlement pour reconstruire sa flotte et financer sa Cour), le roi de France attend toutefois de son nouvel allié une autre condition plus inattendue : Charles devra se convertir à terme au catholicisme. Une disposition qui finira par se savoir, et par entraîner une Angleterre à l’élite parlementaire et protestante lourdement antipapiste et francophobe, vers une nouvelle révolution… Pour s’assurer au demeurant de la fiabilité de son nouvel allié, Louis XIV réussira à placer l’une de ses espionnes dans le lit du roi (il s’agit de la célèbre Louise Renée de Penancoët de Keroual, qui deviendra la nouvelle favorite de Charles II et le restera tout au long des années 1670 – des enfants illégitimes qu’elle aura avec le roi d’Angleterre descendent notamment nulles autres que Jane Birkin et Lady Diana !)Dans ce grand plan franco-anglais du désamorçage (et du dépeçage) de la superpuissance commerciale et navale hollandaise, une donnée reste problématique pour Charles II : quid de son neveu Guillaume d’Orange ? Durant l’hiver 1670, lorsque ce dernier vient rendre visite à son oncle (notamment pour le presser de rembourser une partie des dettes que les Stuarts doivent à sa Maison…), celui-ci tente de le convaincre de se convertir au catholicisme, puis face à la réaction horrifiée de son neveu, décide de ne pas le mettre dans la confidence de la conspiration… À ce moment, les Provinces-Unies sont traversées par de profondes dissensions internes, le camp orangiste ne tolérant plus la mise à l’écart politique de son champion (surtout dans le contexte de guerre a priori imminente avec la France), et mettant la pression sur De Witt pour que le stathoudérat soit rétabli au profit de Guillaume III (dont la Maison exerce dans les faits depuis plus d’un siècle le leadership naturel de l’armée et de la défense du pays, comme cela avait été le cas au temps de la guerre de Quatre-Vingts Ans).
Du côté néerlandais, en ce début des années 1670, il faut bien le dire, on est tout sauf dupe de la grande attaque qui se manigance. Les politiciens et militaires hollandais n’ont en effet pas manqué de relever avec inquiétude la grande activité diplomatique qui s’est déployée de Versailles vers de nombreuses principautés allemandes, ni d’observer les préparatifs de la marine anglaise comme la mobilisation des troupes françaises qui se manifestent à leurs frontières. En fait, pour les Provinces-Unies, l’un de leurs principaux problèmes pour contrer à la menace est leur division politique. Le camp républicain mené par Johan de Witt, au pouvoir depuis deux décennies – et malgré son relatif succès dans la gestion des deux guerres anglo-néerlandaises –, paye désormais les frais politiques de l’échec de sa politique pro-française, et est de plus en plus mis sous pression par les forces orangistes (elles-mêmes soutenues insidieusement depuis Londres). Au début de l’année 1672, alors que des signes (comme l’incident artificiellement créé du Merlin par Charles II ou l’attaque anglaise d’un convoi marchand néerlandais dans la Manche) laissent de plus en plus présager de l’imminence de l’invasion, De Witt finit d’ailleurs par lâcher du lest aux Orangistes. En mars, Guillaume est nommé par le Grand-Pensionnaire capitaine général de l’armée néerlandaise, dotant enfin le prince d’Orange d’une responsabilité officielle au sein de la République. Il était temps. La guerre gronde.
L’invasion de 1672 : haro franco-anglais sur les Provinces-Unies
6 avril 1672. L’armée française a quitté ses bases et s’est mise en branle. 130 000 hommes menés par Louis XIV se déversent sur les Pays-Bas, et progressent rapidement à travers la principauté de Liège vers le Rhin, après avoir contourné Maastricht. Début juin, en à peine quelques semaines, les Français sont face aux Provinces-Unies, qu’ils pénètrent par sa frontière est, assiégeant et faisant tomber les forteresses et les garnisons les unes après les autres. Ils avancent à travers la province du Gueldre et approchent d’Utrecht. Amsterdam et Rotterdam ne sont plus qu’à 100 km. Pour les gouvernants néerlandais, la situation est complètement désespérée.
Guillaume III commande la défense sur le terrain, mais il ne peut pas grand-chose contre le rouleau compresseur français, qui surclasse ses forces tant numériquement que qualitativement. Côté naval, dès l’ouverture des hostilités, De Ruyter a pris la mer et recherche activement la flotte franco-anglaise pour lui infliger une défaite décisive. Mais la situation est bien trop critique pour qu’une victoire navale suffise à elle seule à sauver les Provinces-Unies de l’invasion terrestre française : le 14 juin, les États Généraux offrent donc une paix plus que généreuse à Louis XIV, se proposant de lui céder rien de moins que les villes provinciales du Rhin, Maastricht, le Brabant, la Flandre néerlandaise complétés d’un tribu de pas moins de dix millions de livres… ! Poussant son avantage car pensant pouvoir obtenir encore plus, le souverain français demande des territoires supplémentaires et le rétablissement de la liberté de culte catholique. Ces mesures humiliantes, l’élite hollandaise ne peut les accepter.C’est la rupture.
Le 20 juin, en accord avec les États des Hollande, Guillaume et ses hommes se replient derrière la waterlinie et font sauter les digues : de l’est d’Amsterdam à l’Escaut, toutes les terres sont inondées sur plusieurs km de profondeur, stoppant d’un coup l’avance française, et offrant un répit provisoire à l’armée néerlandaise. Néanmoins, la débâcle et la panique générale sont telles que des émeutes secouent la plupart des villes du pays. Le gouvernement républicain de Johan de Witt est jugé coupable du désastre, et partout, les conseils municipaux sont renversés et remplacés par les Orangistes. Le drame le plus mémorable se produit le 20 août, lorsque Johan de Witt – qui venait de démissionner de ses fonctions – et son frère Cornelis sont arrêtés et sauvagement assassinés par une foule déchaînée. Guillaume d’Orange – qui avait été promu stadhouder quelques semaines plus tôt – devient du jour au lendemain le nouveau Maître de la République. Il va mener la résistance contre la France, et une fois les Provinces-Unies sauvées de la destruction grâce à l’intervention des autres grandes puissances européennes à son secours, devenir l’adversaire le plus acharné de Louis XIV. Ceci avant de finir même un jour – par l’une de ces douces ironies de l’Histoire – le nouveau roi d’Angleterre…
La stratégie française d’invasion de la Hollande a consisté à contourner par l’est la frontière la mieux défendue des Provinces-Unies (c’est-à-dire sa frontière sud, celle située face aux Pays-Bas espagnols), en passant par les principautés allemandes dont Louis XIV s’était en amont assuré de l’alliance ou à défaut de la non-interférence. Grâce en outre à des capacités logistiques très en avance sur leur temps (notamment tout le nouveau système de bases de ravitaillement mis en place par les réformes du ministre de la guerre Louvois), l’armée française a ainsi pu progresser à une vitesse foudroyante, et ne mettre que deux mois à déferler jusqu’au cœur-même des Provinces-Unies. Ayant négligée depuis deux décennies ses défenses terrestres (en raison notamment des efforts déjà induits côté naval par les deux guerres avec l’Angleterre mais aussi pour affaiblir le parti orangiste), les Provinces-Unies ne disposent au printemps 1672 que de 80 000 hommes à opposer aux 130 000 Français, la plupart étant d’ailleurs immobilisés dans les garnisons des forteresses du sud du pays. Ne pouvant donc repousser militairement l’avancée française, c’est en désespoir de cause que les Néerlandais n’ont eu d’autres choix que d’activer leur ligne de défense « aquatique » (la fameuse waterlinie), qui permet d’isoler les Provinces maritimes (Hollande et Zélande et leurs centres névralgiques d’Amsterdam et de Rotterdam) et de protéger provisoirement ces dernières de l’invasion terrestre française.
La troisième guerre anglo-néerlandaise (1672-1674), sous-composante anglaise de la guerre de Hollande (1672-1678)
Comme nous l’avons vu plus haut, le plan franco-anglais négocié secrètement par Louis XIV et Charles II ne prévoit pas seulement d’envahir les Provinces-Unies par voie de terre. Les flottes française et anglaise combinée doivent également établir un blocus des côtes néerlandaises et idéalement y débarquer un corps expéditionnaire afin de prendre les Néerlandais en étau. Dès la déclaration de guerre de l’Angleterre fin mars (suivie une semaine plus tard du passage de la frontière par l’armée française), Johan de Witt sait qu’il doit absolument conserver le contrôle des mers afin de pouvoir ravitailler les Provinces en vivres et en matériel stratégique (notamment le bois et le goudron de la Baltique indispensable à l’armement naval), tout en protégeant l’arrivée des convois commerciaux de la Compagnie des Indes orientales (dont la perte induirait un effondrement économique et monétaire et risquerait de lui faire perdre le soutien de l’élite marchande). Aussi le Grand Pensionnaire charge-t-il De Ruyter début avril de rassembler toutes les forces navales disponibles et de se porter à la rencontre de la flotte franco-anglaise, afin de la détruire ou a minima de lui infliger une défaite suffisamment décisive pour la mettre hors-jeu et prévenir tout débarquement et blocus du pays. Parties trop tard de leurs bases, les escadres néerlandaises n’ont pas pu reproduire leurs raids de 1667 sur les infrastructures stratégiques de l’embouchure de la Tamise, ni empêcher les flottes française et anglaise de faire leur jonction dans le détroit du Pas-de-Calais courant mai. Néanmoins, le 07 juin, De Ruyter saisi l’opportunité de surprendre la flotte ennemie maintenant au complet au moment où celle-ci est en plein ravitaillement devant Solebay (Norfolk).Malgré son infériorité numérique (75 navires contre 93), l’amiral hollandais y profite du déficit d’expérience de l’escadre française et de son manque de coordination avec sa consœur anglaise pour infliger d’importants dégâts à la flotte alliée – qui n’échappe à vrai dire au désastre que par un soudain changement de vent défavorable aux Néerlandais. En plus de la perte pour les Anglais de leur navire-amiral flambant neuf (le Royal James, dont le commandant se noie durant le naufrage…), les dommages subis par la flotte franco-anglaise sont si importants que celle-ci se voit contrainte de renoncer à son projet de blocus, et plus globalement dans l’incapacité d’exécuter toute action navale majeure jusqu’à l’année suivante (en dehors d’une tentative – manquée – par Holmes d’intercepter la flotte de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales dans la Manche). Suite à la bataille (qui ne coûte en pratique à chaque camp qu’un navire perdu), les Français seront d’ailleurs accusés par leurs alliés de ne les avoir pas soutenus au combat, ces derniers ayant en effet la consigne explicite de Louis XIV de ne pas risquer immodérément leurs navires, et de profiter surtout de ce conflit pour se former et apprendre des tactiques navales anglo-hollandaises…Cette victoire stratégique hollandaise sur le terrain naval, si elle sauve le commerce et le ravitaillement des Provinces-Unies, est malheureusement impuissante à annuler la formidable poussée réalisée par les Français sur le plan terrestre. Début juin, après avoir fait tomber les unes après les autres les forteresses de la Gueldre et du Brabant méridional, les forces françaises sont ainsi devant Utrecht (qui préfère se rendre sans combattre plutôt que d’endurer un siège), tandis que plus au nord, les forces de l’évêque de Münster ont envahi l’Overijssel et assiègent Groningue. Si l’ouverture des digues et l’inondation des terres offrent nous l’avons vu à partir de la mi-juin un répit bienvenu aux forces terrestres néerlandaises, la situation catastrophique entraîne le soulèvement de la population, qui retourne alors sa fureur et son désespoir contre son propre gouvernement. En quelques semaines, partout dans les Provinces-Unies restées libres, les autorités locales liées à l’ancien gouvernement de De Witt sont balayées par l’opposition orangiste. En état de sidération et de panique face à l’ampleur de la catastrophe que représente l’invasion et l’occupation de près de la moitié des Provinces-Unies par la France, la population exige la punition des responsables et le retour au pouvoir de Guillaume d’Orange et de ses partisans. Johan de Witt et de nombreux membres des gouvernements des grandes villes (appelés « Régents ») présentent leur démission, tandis que le frère de Johan, Cornelis de Witt, suspecté (sans véritables preuves) d’avoir prémédité l’assassinat de Guillaume, est emprisonné arbitrairement à La Haye. Les politiciens et miliciens orangistes prennent alors le contrôle de la plupart des villes et municipalités, dont ils renversent de gré ou de force les pouvoirs en place, et rétablissent la Maison d’Orange en la personne de Guillaume III à sa fonction héréditaire de stadhouder (c’est-à-dire de commandant en chef de l’armée et en quelque sorte de « Lord-Protecteur » du pays).C’est alors qu’intervient l’un des événements politiques les plus dramatiques de l’histoire néerlandaise. Le 20 août, déjà blessé lors d’une première tentative d’assassinat en juin, et alors qu’il rendait visite à son frère Cornelis à sa prison, Johan de Witt est arrêté par la milice locale et livré avec son frère à une foule en furie, qui assassine alors les deux frères et mutilent horriblement leurs corps (selon les témoignages, leurs cœurs et leurs entrailles auraient même été mangées par la foule…). Si la faction orangiste plaidera à l’incident incontrôlé, de nombreux doutes sont émis par les historiens quant au caractère « spontané » de l’assassinat. L’ancien amiral Cornelis Tromp – l’un des plus fervents partisans de Guillaume d’Orange (et un ennemi juré de Johan de Witt depuis que celui-ci l’avait écarté de ses responsabilités) – était présent lors des événements, et le détachement de cavalerie qui stationnait normalement à proximité de la prison avait délibérément reçu l’ordre de déserter les lieux. À l’exception d’un meneur qui servira de bouc émissaire, tous les chefs de la milice présents ce jour-là ne feront l’objet d’aucunes poursuites ni sanctions (certains se voyant même promus ultérieurement par Guillaume III…). Toujours aujourd’hui, de nombreux doutes subsistent quant à la responsabilité du stadhouder dans ce tragique événement, bien qu’aucune preuve n’est permis jusqu’ici de prouver son implication directe. Par son horreur et son modus operandi (lequel consiste ainsi à faire passer l’assassinat prémédité et « encadré » d’un opposant politique pour un simple lynchage « spontané » réalisé par une foule en colère), l’assassinat des frères De Witt ne sera il faut le souligner pas sans rappeler les actes de Terreur qui caractériseront si bien un siècle plus tard la Révolution française (et ce dès ses débuts – nous pensons ici aux lynchages méconnus et équivoques des intendants Foulon et Berthier de juillet 1789…).Responsable ou non de l’assassinat de son ex-rival – et désormais homme fort des Sept-Provinces –, Guillaume d’Orange mènera il faut le reconnaître avec une certaine efficacité la contre-offensive contre l’invasion franco-anglaise. Dès son entrée en fonction, le stadhouder active ses réseaux diplomatiques, et tente de retourner les alliés allemands de Louis XIV contre lui, tout en cherchant à faire entrer l’Espagne à ses côtés dans la guerre (ainsi qu’à en faire sortir l’Angleterre de Charles II, dont la participation au conflit fait l’objet d’une opposition croissante du Parlement). Il faut dire que l’idée que la France – qui est déjà la plus importante puissance continentale d’Europe – mette potentiellement la main sur la République hollandaise et son richissime commerce n’est guère du goût et de l’intérêt du reste des autres grandes puissances européennes – à commencer par le Saint-Empire et par l’Angleterre elle-même ! C’est ainsi que dès le mois de juillet, Léopold Ier brise la neutralité qu’il avait promise à Louis XIV en signant un traité défensif avec les Provinces-Unies ainsi qu’avec le Brandebourg-Prusse (dont certains territoires sont alors occupés par les Français), et expédie 40 000 Impériaux sur le Rhin pour faire pression sur la France. Cette ouverture d’un second front va contraindre cette dernière à diviser ses forces, et bientôt, l’invasion des Provinces-Unies va se transformer en une guerre européenne dont le front s’étirera de la Hollande à l’Alsace (puis plus tard à la Franche-Comté).Durant l’hiver 1672-1673, le gel des polders inondés donne l’espoir aux Français qu’ils vont enfin pouvoir franchir la waterlinie et attaquer la Hollande, mais de brusques dégels ainsi qu’une importance résistance néerlandaise déjouent les tentatives de traversée. Le printemps arrivé, les tentatives de drainer les eaux ou de les franchir à l’aide de radeaux sont à nouveau infructueuses, tandis que la globalisation du conflit à toute l’Europe centrale rend urgent d’en finir avec l’invasion (qui se traduit pour les Français par des lignes logistiques très étirées et qui pourraient se voir coupées par l’offensive des Impériaux sur le Rhin). Pour faire face et empêcher la jonction entre les forces néerlandaises et allemandes, Turenne est envoyé en Westphalie et Condé en Alsace, où ces derniers parviennent chacun à arracher d’importantes victoires qui permettent de tenir les armées impériales en respect et d’acheter du temps. Seul le contrôle des mers et le débarquement du corps expéditionnaire réuni depuis un an en Angleterre sur les côtes hollandaises semblent maintenant à même de permettre de renverser la vapeur et d’offrir au camp franco-anglais une victoire décisive forçant les Provinces-Unies à la capitulation (ou du moins à des négociations de paix encore favorables à Versailles et Londres…), avant que le conflit ne se généralise et ne s’enlise encore davantage…Début février 1673, après avoir tenté de bloquer le gros de la flotte anglaise dans la Tamise (manœuvre contrée juste à temps par le prince de Rupert qui a pris désormais le commandement général de la Navy en remplacement de James Stuart), De Ruyter s’est replié avec ses escadres dans les îles zélandaises, y campant afin de prévenir tout débarquement franco-anglais sur les côtes, et où il est rejoint par l’escadre de Tromp. Début juin (et un an jour pour jour après sa défaite à la bataille de Solebay), la flotte franco-anglaise à nouveau opérationnelle et réunie se présente pour tenter de défaire son adversaire ou à défaut la bloquer dans l’embouchure de l’Escaut afin de permettre le débarquement du corps expéditionnaire. La mauvaise connaissance de ces eaux (garnies de nombreux bancs de sable), la mauvaise coordination entre les escadres française et anglaise et les manœuvres impeccables des escadres de De Ruyter obligent toutefois la flotte alliée à se désengager après neufs heures de combat qui lui ont coûté deux vaisseaux.Une semaine après son succès lors la première bataille de Schooneveld – et profitant des graves dissensions qui divisent le camp allié (les amiraux français et anglais se rejettent en effet mutuellement la faute quant à leurs échecs successifs depuis le début de cette guerre) – , Michiel de Ruyter décide de pousser son avantage en profitant d’un vent favorable pour surprendre la flotte adverse. Ne s’attendant pas à une telle initiative des Néerlandais et ayant qui plus est leur flotte totalement désorganisée (avec notamment l’amiral Spragge – commandant de l’arrière-garde – qui se trouve à bord du navire-amiral de Rupert à l’avant-garde), c’est à nouveau dans la plus grande confusion et dans le plus grand désordre que les escadres française et anglaise vont livrer bataille (ce jusqu’à la tombée de la nuit, moment où les puissants courants de la Mer du Nord ont poussé les deux flottes jusqu’en vue des côtes anglaises, et où les Néerlandais choisissent ainsi de décrocher pour revenir en sécurité à leurs bases). Ayant infligé à nouveau de lourds dégâts à la flotte adverse malgré son infériorité numérique, c’est une troisième victoire décisive pour De Ruyter, qui est une nouvelle fois parvenu à repousser la menace de blocus maritime et à conserver le contrôle de ses eaux (et ce malgré le fait qu’il doit opérer sans le soutien de la flotte de l’Amirauté de Frise, alors mobilisée par l’invasion des États de Cologne et de Münster à l’est).Jamais trois sans quatre… Après leur double échec aux batailles de Schooneveld, les Alliés décident de changer de stratégie et de feinter une attaque sur La Haye voire jusqu’au Marsdiep (le mince bras de mer qui sépare la Hollande continentale de l’île du Texel et qui constitue la principale voie d’accès maritime vers Amsterdam), espérant ainsi obliger De Ruyter à sortir de ses bases de la Walcheren et à lui imposer un combat en pleine mer. Souhaitant initialement conserver sa position défensive, De Ruyter reçoit néanmoins l’ordre formel de la part de Guillaume II de prendre la mer, car le convoi des Indes de la VOC est en approche et que les Provinces-Unies ne peuvent absolument pas se permettre de voir ce dernier capturé par l’adversaire (la situation financière de la République est en effet hautement critique avec la moitié de son pays occupé, tandis que la saisie de la flotte marchande chargée d’épices constituerait un tel butin qu’il pourrait permettre au roi d’Angleterre de continuer à financer sa guerre virtuellement sans le soutien du Parlement).
Obéissant aux ordres comme toujours, c’est avec moins de 75 vaisseaux contre plus d’une centaine (mais aux équipages néanmoins bien mieux entraînés et commandés) que l’amiral-général hollandais se porte à la rencontre de la flotte franco-anglaise, qui forment toutes deux la ligne de bataille et s’engagent immédiatement dans une intense canonnade. Sachant l’escadre française (qui occupe l’avant-garde) moins expérimentée et moins farouche au combat, De Ruyter détache une petite escadre pour isoler cette dernière du reste de la flotte alliée et concentrer le gros de ses forces sur le centre anglais. Le combat est très violent et dure toute la journée, et Rupert finit par décrocher après que les deux flottes aient subis de lourds dégâts de chaque côté. Avec plus de 2 000 hommes mis hors-de-combat et la disparition de l’amiral Sprague (qui s’était engagé à l’arrière-garde dans un véritable combat à mort avec son ennemi juré Cornelius Tromp), ce que l’Histoire retiendra sous le nom de bataille du Texel enterre définitivement les ambitions alliées d’opérer un débarquement sur les côtes hollandaises. Ayant également permis de sauver le convoi des Indes (qui apporte un renflouement plus que bienvenu à l’État néerlandais), cette victoire stratégique achève également de retourner le Parlement anglais contre la politique de Charles II et de forcer ce dernier à mettre fin à cette guerre aussi ruineuse que totalement infructueuse pour l’Angleterre.
Pour ne rien gâcher aux quatre grandes victoires navales que De Ruyter a infligé coup sur coup à la flotte franco-anglaise venue tenter d’appuyer l’invasion des Provinces-Unies, ce sont in fine les intérêts anglais dans le monde colonial qui ont à pâtir de cette guerre voulue par Charles II (et à vrai dire presque seulement par lui). Au début de l’année 1673, Guillaume III a en effet missionné le jeune amiral Cornelis Evertsen de l’Amirauté de Zélande de se rendre à l’île de Sainte-Hélène (la même où Napoléon finira ses jours exilé !) pour y attendre et y capturer le convoi de la English East India Company (EIC) à son retour de l’océan indien.S’étant vu barrer la route vers l’Atlantique sud par une importante flotte anglaise au niveau du Cap-Vert, l’escadre d’Evertsen se voit alors contrainte d’obliquer vers les Antilles, faisant d’abord voile vers la colonie française de Guyane et sa capitale Cayenne avant de changer d’avis et de mettre le cap vers la Martinique. Là, elle a la bonne surprise de croiser sur place une autre escadre néerlandaise de six navires, dépêchée elle par l’Amirauté d’Amsterdam pour s’attaquer aux plantations anglaises des Antilles. Les deux flottes se combinent alors opportunément et tentent plusieurs opérations contre quelques petites îles des Antilles anglaises, avant de mettre finalement le cap vers l’Amérique du Nord pour tenter d’intercepter et de capturer les convois marchands ramenant annuellement en Angleterre les tonnes de tabac produites par ses colonies de Virginie et du Maryland. L’opération est un succès, de nombreuses marchandises sont saisies, et les deux amiraux néerlandais optent pour poursuivre sur leur bonne lancée en tentant d’aller assiéger l’ancienne Nouvelle-Amsterdam (devenue donc New York depuis 1664) – dont ils ont appris par des marchands hollandais locaux qu’elle n’était que faiblement défendue et son gouverneur absent. Après une petite résistance de la garnison anglaise, l’escadre obtient la reddition de l’ancienne colonie hollandaise, qu’elle rebaptise pour l’occasion « Nouvelle-Orange » ! L’ancienne capitale de la Nouvelle-Hollande rebasculera ainsi un an sous le giron néerlandais, avant d’être finalement restituée aux Anglais dans le cadre de la paix de Westminster.À vrai dire, pour Charles II, l’engagement de l’Angleterre dans cette guerre humiliante et ruineuse (et dont l’évolution semble chaque mois l’éloigner davantage de ses objectifs initiaux…) est devenue intenable. Sur le plan intérieur, le monarque anglais fait face en effet à une opposition de plus en plus vigoureuse de la part du Parlement, qui refuse fin 1673 de voter de nouveaux crédits de guerre pour un conflit dont il juge globalement les objectifs douteux (à savoir détruire un pays protestant en s’alliant avec une puissance catholique qui plus est menaçante sur le plan géopolitique !) et en dernière analyse contraire aux intérêts anglais – en quoi il n’a pas complètement tort (Louis XIV tendant en effet à compenser l’échec de l’invasion de la Hollande en se rabattant sur la conquête des Pays-Bas espagnols – conquête qui menacerait directement les intérêts vitaux de l’Angleterre en mettant la Tamise à portée d’invasion française depuis les Flandres !). Qui plus est, pour Londres, le conflit s’avère cette fois également désastreux sur le plan de la guerre de course (les corsaires néerlandais capturant plus de 2 800 navires de commerce anglais et français entre 1672 et 1673 !). Dans ce contexte où le roi Stuart finit même par voir sa propre position menacée, Charles est ainsi contraint par son opposition parlementaire à engager le processus de paix avec les Provinces-Unies de son neveu Guillaume (auquel il déclarera en 1673 par une lettre n’avoir pas eu d’autre objectif dans ce conflit que de renverser le gouvernement républicain pour lui permettre d’arriver au pouvoir… !).Comme si cela ne suffisait pas et comme pour encore envenimer les choses, Charles consent la même année au remariage de son frère James avec Marie de Modène, une catholique affirmée. Le même James Stuart est d’ailleurs fortement soupçonné lui-même à cette époque de s’être converti au catholicisme, ce que sa démission de son poste de Lord-grand-amiral suite au Test Act (imposé par le Parlement début 1673 à Charles en échange du vote des nouveaux crédits de guerre, et qui interdit aux catholiques anglais d’exercer des fonctions publiques importantes) ne semble que vouloir confirmer ! Le roi d’Angleterre n’ayant à ce moment aucun héritier légitime (mais des dizaines d’enfants illégitimes issus de ces nombreuses liaisons) et aucune perspective d’en avoir, se dessine à partir de ce moment pour les Protestants anglais la douloureuse perspective du retour possible et même probable d’un monarque catholique sur le trône lors du décès de Charles en la personne de James (et même pire encore : d’une dynastie catholique via les enfants que ce dernier pourra avoir avec Marie de Modène !). Les graines d’une nouvelle révolution sont plantées…En attendant cette perspective qui n’est pas (encore) d’actualité, début 1674, sous la pression du Parlement, Charles signe la paix avec les Provinces-Unies. Une proposition est rédigée dès janvier par leurs États généraux et adressée à Charles puis au Parlement, qui l’approuve immédiatement (étant déjà au courant de son contenu…). Le principe du traité de Westminster consiste très simplement à un retour au stato quo ante bellum : la Nouvelle-Néerlande est restituée à l’Angleterre en échange de la reconnaissance du Suriname, et les Provinces-Unies offrent à Charles une indemnité de 2 000 000 de florins (qui en pratique ne lui seront que très partiellement versées en raison des dettes du roi envers la Maison d’Orange…). Si Guillaume ne parviendra pas à entraîner le roi d’Angleterre dans sa guerre contre Louis XIV (Charles II se posant désormais en médiateur entre les deux nations), la réconciliation entre les Provinces-Unies et l’Angleterre sera bien confirmée par la signature d’une alliance entre les deux pays à la fin de la guerre de Hollande, et surtout par le nouveau rapprochement inédit entre les deux lignées souveraines que constituera le mariage de Guillaume avec la fille aînée de James Stuart, Marie, en 1677 (Charles ayant en effet forcé sa nièce à épouser son cousin contre la volonté de son frère…). Toutes les cartes sont désormais en place pour une future révolution dynastique, qui s’annonce glorieuse…Quoiqu’il en soit de ces questions politico-dynastiques, les trois guerres navales qui auront donc opposées de 1652 à 1674 l’Angleterre à la toute puissante marine hollandaise auront constitué le véritable acte de naissance de la Royal Navy, ayant permis à celle-ci de muter d’abord d’une simple marine de protection des littoraux sous Henri VIII, puis d’une marine de nature essentiellement corsaire durant l’ère élisabéthaine, à une véritable marine de guerre, déjà remarquablement efficiente, structurée et organisée. Maintes fois malmenée à la bataille et forcée de se transcender face aux impasses tactiques, la Royal Navy moderne fondée sous Cromwell aura en effet en tout point bénéficié avec les guerres anglo-néerlandaises d’un formidable processus d’apprentissage, sortant renforcée de l’épreuve et ayant appris de ses échecs pour se forger une doctrine victorieuse. C’est ainsi une Royal Navy extrêmement solide et sur de nombreux aspects très en avance sur son temps que sa prochaine et future grande rivale – la France – se retrouvera à affronter dès le début du XVIIIe siècle.Une décennie plus tard, lors des batailles navales d’Agosta puis de Palerme, ce sera au tour de la jeune Marine française forgée par Colbert de tenir la dragée haute à la flotte batave combinée à une escadre espagnole (deux batailles qui témoignent tant du déclin de l’ancienne grande marine espagnole que de la montée en puissance de la marine française – dont la nouvelle maîtrise de la Méditerranée inquiète aussitôt et contribue elle aussi à lui aliéner toute l’Europe…).. Les combats marqueront d’ailleurs la mort de Michiel de Ruyter, qui aura été nous l’avons vu le principal artisan de la quasi-totalité des grandes victoires navales qu’auront enregistrées les Provinces-Unies durant les trois guerres anglo-néerlandaises. Honoré jusque par Louis XIV lui-même, la disparition de celui que le duc d’York n’avait de son côté pas hésité à qualifier de « plus grand amiral de son époque » signera symboliquement la fin de l’hégémonie navale des Provinces-Unies, et le passage du « sceptre de Neptune » à la nouvelle puissance navale et future puissance maritime dominante du XVIIIe siècle (et qui aura tant appris d’elle) : l’Angleterre.
Les belles images de reconstitution numérique des flottes et combats navals anglo-néerlandais que vous aurez pu admirer plus haut sont pour la plupart issues de ce remarquable documentaire historique produit par la BBC, dont je recommande également en complément très chaudement le visionnage !
Épilogue : à la fin – et contre toutes attentes –, c’est l’Angleterre qui devient néerlandaise… !
Après cette série de « diapositives » ayant dressé une sorte de « roman-photo » de ces deux premières années de la guerre de Hollande (et où nous nous sommes surtout concentrés sur sa sous-composante que constitue la troisième guerre anglo-néerlandaise), il est important de revenir plus globalement sur les grands événements et aboutissants de cette première occurrence de ce que l’Histoire nomme parfois les « guerres louis-quatorziennes ». Car celle-ci marque l’amorçage d’une nouvelle dynamique globale qui va structurer la géopolitique européenne durant toute la suite du règne de Louis XIV (et ce jusqu’à sa fin), avec l’apparition des grandes guerres de coalition contre la France du Roi-Soleil (mais aussi l’ouverture d’une séquence géopolitique qui va, de façon peut-être inattendue, vous allez le voir, aboutir à la (nouvelle) chute de la dynastie Stuart et à la montée de Guillaume d’Orange sur le trône d’Angleterre… !).
Revenons d’abord au tout début de la guerre de Hollande, lorsque tout semblait d’abord réussir à l’invasion si méthodiquement préparée par Louis XIV et Charles II. Début juin, après que l’armée française ait pénétrée les Provinces-Unies par l’est pendant que ses alliés des États allemands de Münster et de Cologne les envahissaient plus au nord, tout semble d’abord aller pour le mieux pour le plan des alliés : une trentaine de forteresses néerlandaises sont capturées en quelques mois, l’armée des Provinces-Unies est complètement débordée et ne fait que se replier vers son centre névralgique (la province de Hollande, encore inviolée grâce aux victoire navales de De Ruyter). Les Français capturent même la ville de Naarden, située à un jet de pierre d’Amsterdam – mais renonce pour des raisons encore en partie mystérieuses aujourd’hui à marcher sur la capitale hollandaise (qui il est vrai était, elle, extrêmement solidement défendue par la terre comme par la mer et dont le siège aurait été très difficile et coûteux en hommes). En fait, la stratégie diplomatique de Louis XIV semble avoir reposée sur le pari que les patriciens (l’élite bourgeoise qui gouvernent alors les grandes villes du pays et qui constitue le principal soutien politique du gouvernement de De Witt – et de tendance plutôt pro-française quand les Orangistes sont quant à eux intimement pro-anglais) préfèreraient se soumettre à ses conditions de paix par peur de la menace intérieure orangiste. Mais c’est exactement le contraire qui va se passer : la catastrophe que représente l’invasion française et la position pro-anglaise de province comme la Zélande (dont les États s’étaient déjà proposés dès juin de reconnaître leur soumission à Charles, et dont seule l’intervention De Ruyter avait empêché que la Province ne se rende aux Anglais) va susciter dans tout le pays un véritable coup d’état orangiste, balayant partout la faction républicaine de De Witt et privant Louis du seul camp politique qui aurait pu éventuellement accepter de négocier avec lui (bien que de toute façon, les conditions de paix majorées exigées par le roi de France après les premières négociations de début juin étaient si humiliantes qu’elles ne pouvaient décemment être acceptées par aucuns patriotes néerlandais, qu’il soit d’un bord ou d’un autre…). Il faut aussi avoir en tête que bien qu’alliées dans cette invasion, la France et l’Angleterre sont en concurrence sur le partage de certains territoires conquis, et aucun ne souhaite voir l’autre en obtenir trop et cherche ainsi à tirer la couverture à son avantage (les deux puissances ont néanmoins acté le principe de ne pas signer de paix séparée).
Les positions tenues par les Néerlandais en juillet 1672, au plus fort de l’avance française…
C’est dans cette optique de se ménager une future alliée (des Provinces-Unies en l’occurrence gouvernée désormais par Guillaume III) que Charles II adresse à son neveu début juillet une lettre où il explique que c’est la politique de De Witt qui l’a poussé à la guerre et que sa présence constitue le principal obstacle à la paix, tout en proposant à Guillaume de l’aider à faire de lui le nouveau prince des Sept-Provinces en contrepartie de la cession de quelques territoires stratégiques sur les côtes de Zélande. Faisant toutefois passer son patriotisme avant ses liens familiaux avec la Maison Stuart, le nouveau stadhouder fait néanmoins diffuser la lettre de Charles dans tout le pays, ce qui a évidemment pour effet d’accentuer la colère populaire contre De Witt, catalysant probablement son terrible assassinat dans les semaines suivantes. Se trouvant désormais à partir de la fin août à la tête tant des forces terrestres que navales de la République batave acculée à son réduit hollandais et zélandais, Guillaume d’Orange, bénéficiant désormais d’une autorité complète et sans contestation interne, va organiser la défense et la contre-offensive contre la France et l’Angleterre, se concentrant d’une part sur la mise hors-circuit de la première grâce à la suprématie navale de De Ruyter, et sur l’attrition de l’autre en mobilisant toutes les puissances européennes possibles dans sa guerre (qui deviendra de plus en plus personnelle) contre Louis XIV.
Cette seconde stratégie de nature diplomatique, complétée par la réorganisation et le renforcement de la résistance intérieure, va rapidement porter ses fruits. Dès le mois de juillet, nous l’avons déjà évoqué plus haut, Guillaume convint l’empereur d’Autriche Léopold Ier de rompre sa clause de neutralité dans le conflit, de même qu’il parvient à retourner l’électeur du Brandebourg Frédéric-Guillaume (une alliance qui sera formalisée dans le cadre de la célèbre Quadruple-Alliance signée à La Haye en août 1673, et à laquelle s’ajoute l’Espagne de Charles II et le duc de Lorraine – dont le territoire est alors occupé par l’armée française depuis la fin de la guerre de Trente Ans !). L’entrée officielle du Saint-Empire contre la France entraine la mobilisation immédiate d’une importante armée que Léopold et ses princes allemands alliés dépêchent dès la fin de l’été sur les positions rhénanes occupées à ce moment par l’armée française. Cette menace d’être coupées de leurs lignes de ravitaillement et bloquées à 200 km de leurs frontières obligent évidemment en conséquence les forces françaises occupant les Provinces-Unies à retirer une grande partie de leurs troupes pour se porter à la rencontre des Impériaux (dont une armée se dirige également vers l’Alsace).
Une superbe carte récapitulative de la guerre de Hollande réalisée dans le cadre d’un dossier du magazine Guerres & Histoire (n°61 ). Elle illustre bien la globalisation du conflit, mais aussi combien la sécurisation de la frontière nord-est de la France aura, de façon générale, constituée l’une des obsessions et priorités du Roi-Soleil…
Au nord, grâce à une résistance remarquable des milices néerlandaises (qui leur mènent une véritable guérilla), les forces des États de Cologne et de Münster sont quant à elles contraintes de lever le siège de Groningue et de se replier derrière la frontière, tandis qu’au sud, les Français échouent nous l’avons vu plus haut à tenter un ultime raid contre la Haye et sont également contraints d’évacuer les Provinces-Unies occupées, ne conservant que la forteresse de Maastricht (qu’ils avaient finalement réussi à capturer en début d’année). Profitant de ce retournement de situation, Guillaume – qui a reçu aussi donc entretemps le soutien de l’encore puissante Espagne de Charles II –, profite des renforts que lui ont fourni les Espagnols pour regagner une à une les forteresses perdues, puis descend avec son armée dans les Pays-Bas espagnols pour mettre la pression sur la frontière française.
De la Quadruple-Alliance à la Ligue d’Augsbourg contre Louis XIV…
En fait, à partir de 1673, vous l’avez compris plus haut, la guerre de Hollande n’en a plus que le nom. Elle a concrètement muté en une véritable guerre européenne, avec un front allant de la Mer du Nord à l’Alsace, obligeant l’armée française à se repositionner sur la défensive et à combattre partout les armées des autres grandes puissances que le nouvel homme fort des Provinces-Unies, Guillaume d’Orange, est parvenu à coaliser contre elle (aussi bien dans les Pays-Bas que dans toute la Rhénanie et même au sud, où les Espagnols ont lancé des raids sur les forts français pyrénéens). Le conflit s’enlise… Il va finalement s’étirer jusqu’en 1678, marqué par d’importants succès et revers dans les deux camps, mais où l’armée française, grâce à ses brillants généraux et à sa supériorité tactique et logistique globale, parviendra néanmoins à arracher suffisamment de victoires décisives lors des deux dernières années du conflit (complétées des succès de son allié suédois en Allemagne du Nord) pour être finalement en position de négocier une paix relativement avantageuse (qui sera formalisée dans le cadre du traité de Nimègue, qui mettra donc officiellement fin à la guerre de Hollande en 1678).
Auréolé des succès récents et ininterrompus de ses armées depuis 1658, Louis XIV compte imposer la France comme l’arbitre de l’Europe, afin de parachever la politique de remontée en puissance entamée sous le règne de Louis XIII et le ministériat de Richelieu. […] Après sept ans de conflit, la France sort grande gagnante et consolide ses frontières. Au nord, l’obtention de places fortes (Cassel, Ypres, Cambrai, Condé, Maubeuge, Valenciennes) met enfin Paris à l’abri. À l’est, la France annexe la Franche-Comté et poursuit l’occupation de la Lorraine (restituée à Léopold, fils de Charles V, en 1697). Cela facilite dans les années qui suivent la « politique des réunions ». Louis XIV gagne enfin quelques îles dans les Caraïbes : Tobago, Trinidad, plus Saint-Vincent, Dominique et Sainte-Lucie, concédées par Londres. La guerre de Hollande, au final, consacre plus l’hégémonie de la France qu’elle n’en fait l’arbitre de l’Europe. Car Louis XIV, plutôt que de jouer l’apaisement, reprend ses agressions après 1679, dont les points d’orgue sont l’annexion sans combat de Strasbourg en 1681 et le siège de Luxembourg en 1684. Et les guerres de coalition reprennent dans la foulée… […]
Extrait du magazine Guerres & Histoire n°61, dossier « La guerre de Hollande », pp. 64-69
Bien que la guerre de Hollande soit un échec pour Louis XIV du point de vue de ses objectifs initiaux, le traité de Nimègue est néanmoins très favorable aux intérêts français – et la « paix de Nimègue » parfois considérée comme l’apogée du règne du Roi-Soleil (bien qu’il faille souligner que les gains obtenus dans les Pays-Bas par Louis XIV à Nimègue resteront bien en deçà de ce que les Néerlandais se tenaient prêts à lui céder en juin 1672 au moment le plus critique de l’invasion des Provinces-Unies) ! Grâce aux ultimes victoires et conquêtes opérées durant les derniers mois du conflit (prises de Gand et d’Ypres tandis que Guillaume III est battu lors d’une tentative de marcher sur Paris mi-1677), la France obtient ainsi de conserver une bonne partie de ses gains territoriaux : si Maastricht est restituée à Guillaume III et Charleroi à l’Espagne, Saint-Omer, Cambrai, Maubeuge et Valenciennes passent définitivement sous contrôle français, tandis que la Franche-Comté (déjà occupée lors de la guerre de Dévolution puis rétrocédée) est cette fois définitivement annexée au royaume – au détriment donc de l’Espagne qui constitue en pratique la vraie grande perdante de ce conflit… Sur le plan extra-européen, la France gagne même quelques petites îles à sucre (Trinité, Tobago, Dominique, Sainte-Lucie,…) dans les Antilles, au détriment des Hollandais et des Britanniques. De façon générale (et comme cela est depuis le début l’objectif fondamental de Louis XIV), le traité permet de lisser la frontière nord de la France et de repousser Paris d’une menace d’invasion. Dernière enclave importante au sein du territoire français, la Lorraine doit accepter la création de quatre routes larges à travers son duché, visant à laisser le passage aux troupes françaises vers l’Alsace. Cette condition étant refusée par le duc Charles IV, Louis XIV continuera d’occuper la Lorraine, avant que cette dernière ne soit finalement annexée par viager sous le règne de son successeur Louis XV… !Sous le règne de Louis XIV, apogée du « Grand Siècle français », l’armée française est effectivement le véritable rouleau compresseur de l’Europe. Durant la guerre de Hollande, ce seront au total jusqu’à 320 000 soldats qui se seront retrouvés sous les armes, un record pour l’époque ! Au-delà du poids du nombre, l’armée de terre française est alors aussi l’une des mieux équipées et organisées du Continent, grâce aux nombreuses réformes structurelles dont elle a bénéficié tout au long des règnes de Louis XIII puis de Louis XIV (à gauche, on peut voir le régiment de Picardie vers 1680 reconstitué par le magazine Guerres & Histoire). C’est ce qui explique que durant la guerre de Hollande puis durant celle de la Ligue d’Augsbourg qui la suivra, la France sera capable de tenir tête (presque) à elle toute seule à peu ou prou l’ensemble de ses grands voisins réunis (Autriche, Espagne, Angleterre, Provinces-Unies, États allemands, Piémont-Savoie,… qui comme vous l’avez compris vont tous finir par rejoindre la coalition visant à mettre un stop à l’expansionnisme louis-quatorzien).Durant la guerre de Hollande, les armées louis-quatorziennes auront pu compter sur la présence de deux des plus brillants militaires de leur temps : Henri de la Tour d’Auvergne (surnommé Turenne) et le prince du sang Louis II de Bourbon-Condé, qui se seront chargés de tenir tête aux forces impériales en Allemagne et aux armées coalisées dans les Pays-Bas espagnols. Le premier restera d’ailleurs dramatiquement associé au ravage du Palatinat, une politique de terre brûlée menée sur ordre de Louvois afin de priver les Impériaux de toutes possibilités de ravitaillement logistique au moment de leur contre-offensive en Westphalie de l’été 1674. Cette pratique qui ne s’était plus vue en Europe de l’Ouest depuis les pillages et saccages de la guerre de Trente Ans (et qui fera l’objet d’une reproduction encore pire une décennie plus tard à la fin de la guerre de la Ligue d’Augsbourg) traumatisera durablement les populations locales et participera grandement, couplé aux autres facteurs dont nous allons parler ci-dessous, à la défiance et à l’union des princes allemands contre la France. Turenne mourra d’ailleurs au combat en Alsace l’année suivante et le prince de Condé prendra quant à lui à sa retraite à la fin de la guerre de Hollande, privant ainsi Louis XIV de deux de ses trois meilleurs généraux du moment (le troisième étant le duc du Luxembourg).
La longue et coûteuse guerre de Hollande terminée, et sa frontière Nord maintenant renforcée et « linéarisée », c’est à sa frontière Est que le Roi-Soleil va désormais s’attaquer. Comme nous l’avons déjà évoqué plus haut, dans le cadre des traités de Westphalie et de Nimègue, la France a gagné la possession d’un certain nombre de villes d’Alsace et de Lorraine (ainsi qu’au-delà, dans les régions correspondant à la Sarre et à la Rhénanie occidentale actuelles). Si ces traités avaient bien accordé de nouveaux territoires à la France, leurs formulations ambigües et imprécises (voire parfois mêmes contradictoires) posaient un véritable à Louis XIV, la localisation exacte de la frontière entre la France et le Saint-Empire n’étant jamais clairement spécifiée. De plus, ces cités passées sous souveraineté française demeuraient isolées du reste du territoire, formant un nombre incalculable de petites enclaves au sein de territoires appartenant de leurs côtés au duché de Lorraine ainsi qu’à tout un ensemble de petits États autonomes relevant collectivement du Saint-Empire romain germanique (notamment les cités formant la Décapole d’Alsace et leurs dépendances).
Pour régler ce problème d’une frontière hachée et difficilement défendable, dans la continuité de la politique menée précédemment dans les Flandres, le souverain français va alors s’appuyer sur de vieilles politiques et dispositions de droit coutumier, qui voulaient que lorsqu’un souverain prenait possession d’une ville, il se devait également de recevoir le territoire rural des alentours (l’hinterland qui permettait de fournir, entre autres, la subsistance à la ville concernée). À cette fin, il va s’appuyer sur les institutions juridiques locales – toutes bien sûr acquises à son autorité –, appelées les « Chambres de Réunion » (et qui donneront leur nom à cette politique d’annexion du roi de France combinant plus ou moins habilement utilisation abusive de moyens légaux, menaces et conquêtes militaires). Au cours des années 1680 à 1683, ces Chambres (en particulier celles de Metz et d’Alsace) vont ainsi émettre des dizaines d’arrêts statuant le rattachement de nombreux villages, terres et baillages de Lorraine et d’Alsace au royaume de France. En complément de cette politique de ressort juridique, Louis XIV assiège et s’empare en 1681 de la ville de Strasbourg, justifiant cette annexion par le fait que la cité rhénane avait par trois fois servi de lieu de traversée aux armées impériales durant la guerre de Hollande… De façon générale, toutes les revendications et les annexions des Réunions constituaient d’importants points stratégiques de circulation entre la France et ses voisins, et toutes seront immédiatement fortifiées par Vauban et incorporées à son système de forteresses (la fameuse « Ceinture de Fer »).
Louis XIV devant Besançon en 1674. Après l’Artois et le Hainaut, la guerre de Hollande est enfin l’occasion pour le Roi-Soleil d’annexer définitivement la Franche-Comté, avant de s’attaquer ensuite à l’Alsace et à la Lorraine…
Du côté des autres puissances européennes, face à cette nouvelle expression de « l’expansionnisme louis-quatorzien » (qui aura pour paradoxe constant de faire déboucher une politique prioritairement défensive sur d’interminables guerres offensives…), on est plus ou moins contraint dans l’immédiat à la passivité. En effet, en ce début des années 1680, les deux seuls hommes d’Etats européens assez puissants pour s’opposer à la politique des réunions française sont l’empereur Léopold Ier et Guillaume d’Orange. Malheureusement, le premier est occupé à repousser ce qui constitue la plus grande offensive jamais menée par l’Empire ottoman contre ses territoires (à laquelle la diplomatie française n’est d’ailleurs pas complètement étrangère…). En ce milieu d’année 1683, la défense de la capitale autrichienne (Vienne, qui alors assiégée par les Ottomans) mobilisent ainsi presque toutes les forces de l’Empereur et des différents États du Saint-Empire. De son côté, le stadhouder hollandais, bien qu’ennemi mortel de Louis XIV, a contre lui la bourgeoisie d’Amsterdam, qui refuse alors tout nouveau conflit avec la France. Quant à l’Espagne, sans le soutien des autres grandes puissances, elle se voit condamnée là encore au rôle de spectatrice…
Profitant de la menace ottomane à l’Est et d’un Guillaume III aux mains liées, et cherchant comme d’habitude à conquérir des territoires qu’il n’entend pas nécessairement garder pour négocier en position de force, Louis XIV fait alors pénétrer à nouveau ses armées dans les Pays-Bas espagnols, visant les places fortes qui lui avaient échappées à Nimègue. Luxembourg et Courtrai sont assiégées, et Charles II (d’Espagne, pas d’Angleterre !) déclare la guerre au roi de France, espérant qu’il sera suivi par Léopold. Malheureusement pour le souverain espagnol, l’Empereur profite de sa victoire à Vienne pour repousser les Ottomans le plus loin possible dans les Balkans, et au bout de quelques mois à peine, suite à la reddition de ses forteresses, Madrid est contrainte d’accepter la trêve de Ratisbonne. Par cette dernière, la France obtient de conserver l’ensemble des territoires qu’elle a acquis par le biais des Réunions (ainsi que sa conquête de Strasbourg et du duché du Luxembourg), mais seulement pour une durée de vingt ans (il ne s’agit donc pas d’une annexion définitive et l’objectif pour l’Empereur est ainsi de gagner du temps pour finir d’abord de régler la question ottomane… !). C’est néanmoins une victoire pour Louis, qui a réussi une nouvelle fois à imposer sa volonté à ses voisins. Malheureusement pour le Roi-Soleil, la décision qu’il va prendre l’année suivante va achever de lui aliéner l’ensemble de l’Europe, et bientôt paver la route vers de nouvelles grandes coalitions contre sa politique hégémonique.
La trêve de Ratisbonne met officiellement un terme à la guerre des Réunions. Léopold (Autriche et Saint-Empire), Guillaume (Provinces-Unies) et Charles (Espagne) reconnaissent à la France de Louis XIV son droit à occuper Luxembourg, Strasbourg, le nord de l’Alsace et la Sarre. Provisoirement… Un simple coup d’œil sur la carte permet en effet de prendre la mesure de l’avancée qu’a réalisée l’Empire ottoman dans les Balkans, et pourquoi l’Empereur d’Autriche est ainsi en ce début d’années 1680 obligé de juguler d’abord cette menace existentielle contre le cœur de son territoire avant de pouvoir concentrer ses efforts contre la politique expansionniste de Louis XIV (lequel est d’ailleurs officieusement allié avec les Ottomans dans la bonne vieille tradition diplomatique française de « l’Alliance de revers », un classique de la Realpolitik activé depuis les temps de François Ier et qui consiste à s’allier avec des puissances situées de l’autre côté de l’ennemi afin de le prendre en étau et de diviser ses forces sur des fronts opposés – l’alliance traditionnelle de la France avec la Suède et la Pologne à l’époque moderne répondant elle aussi à la même logique !).
En 1685 en effet, après près d’une décennie d’un regain des persécutions (dont le symbole reste les tristement célèbres « dragonnades »), Louis XIV décide d’abolir l’édit de Nantes instauré par son grand-père Henri IV (qui avait assuré une certaine liberté de culte aux protestants français et mis fin aux tragiques guerres de religion qui avaient ensanglanté la France de la fin du XVIe siècle). Si la motivation d’une telle décision et son impact intérieur reste discutable et débattu (la mesure sera notamment massivement soutenue par la population catholique), il est certain que son impact à l’échelle du Continent va être immense. En quelques années, ce sont plus de 200 000 Huguenots qui quittent le pays, la plupart cherchant refuge en Angleterre, aux Provinces-Unies et en Allemagne où l’on accueille cette élite professionnellement très qualifiée à bras ouverts. Mais l’impact de la diaspora huguenote n’est pas seulement économique, elle est aussi éminemment politique. Partout où ils s’établissent, les Protestants français font en effet à leurs coreligionnaires le récit des terribles persécutions qu’ils ont endurées de la part du régime du Roi-Soleil, ce qui conduira à un important infléchissement de la position politique de l’élite hollandaise ainsi que de nombreux princes protestants allemands vis-à-vis de la France (qui s’était montrée jusqu’ici une fidèle alliée de ces derniers contre les pratiques intolérantes des Habsbourg catholiques). Une intense propagande anti-française alimentée par les réfugiés huguenots se diffuse alors (tout particulièrement en Angleterre et aux Provinces-Unies), contribuant à dépeindre Louis XIV comme un roi cruel et belliciste qui ne cessera jamais de mener la guerre tant qu’il n’aura pas soumis l’Europe entière à son emprise.
Après un siècle d’accalmie permis par la (relative) tolérance religieuse instaurée par l’édit de Nantes, son abolition en 1685 par Louis XIV et sa politique de conversion forcée (marquée par les célèbres et terribles dragonnades) va en effet bouleverser le fragile équilibre religieux du royaume catholique et entraîner un exode massif des protestants français. En l’espace d’une décennie, on estime ainsi que ce sont entre 150 000 et 200 000 huguenots qui quitteront la France, principalement pour s’établir en Allemagne (notamment à Berlin où le roi de Brandebourg-Prusse les invite à s’implanter) et surtout en Angleterre et dans les Pays-Bas (sans compter les milliers d’entre eux qui gagneront également le Nouveau Monde, notamment les colonies américaines de Nouvelle-Angleterre et de Nouvelle-Hollande mais aussi le Cap et les Antilles !).
Entre ses volontés d’hégémonie sur l’Europe, ses pratiques belliqueuses à ses frontières et maintenant la persécution à grande échelle des Réformés, il est vrai que cette fois, la politique louis-quatorzienne a abouti à la rupture à grande échelle. En 1686, un an après la révocation, un nombre important de représentants des États et Électeurs du Saint-Empire (ce qui inclut les rois d’Espagne et de Suède) se réunissent à Augsbourg et forment la Ligue du même nom, une union défensive qui s’apparente à une grande alliance contre la France (ligue qui reçoit même le soutien secret du Pape, irrité qu’est ce dernier par le soutien français aux Ottomans). S’il ne fait pas partie techniquement de la Ligue d’Augsbourg (car celle-ci ne concerne que les membres du Saint-Empire), Guillaume d’Orange a été dans les faits l’un des principaux artisans de sa constitution, l’homme fort de l’État néerlandais s’étant posé depuis 1672 comme le champion de la cause protestante menacée par le tyran de Versailles, et n’ayant tout au long des années 1680 cessé d’activer sa diplomatie et de faire le tour des ambassades européennes afin de monter une grande alliance politique et militaire contre la France (une « ligue » dont il fait de fait partie par les traités de défense et d’assistance mutuelle qu’il a récemment conclus tant avec l’Empereur qu’avec l’Espagne, le Brandebourg et la Suède).
Du côté français, au lieu de privilégier l’apaisement, le Roi-Soleil continue d’ailleurs il faut bien le dire de mener une politique provocatrice. Entre 1687 et 1688, il cherche à imposer son candidat à la succession de l’électorat de Cologne (territoire-clé du contrôle de la Rhénanie), tout en s’activant diplomatiquement à transformer la trêve de Ratisbonne en traité définitif. Face à la fin de non-recevoir de Léopold – et craignant que ce dernier, s’étant maintenant débarrassé de la menace ottomane, ne se retourne de toutes ses forces contre lui –, Louis XIV, comme à son habitude, prend les devants et envahit préventivement la Rhénanie dans l’idée d’intimider les États allemands et de les forcer à accepter les conditions françaises. L’offensive française n’a toutefois pour effet que d’aboutir au résultat inverse et de souder les princes allemands contre Versailles, soutenus depuis Amsterdam par Guillaume d’Orange. En fait, bientôt, c’est toute l’Europe qui va se trouver engagée dans une grande coalition contre la France du Roi-Soleil, engrenage qui va entraîner le Continent dans une nouvelle guerre longue et ruineuse (appelée en français la « guerre de la Ligue d’Augsbourg » ou aussi parfois « guerre de la Grande Alliance ») qui ne se terminera qu’en 1697.
Quand l’orangisme se retourne contre les Stuarts
Jacques II vers la fin des années 1680. Dès sa succession à son frère Charles en 1685, le nouveau souverain Stuart (catholique lui-même) mènera une politique très favorable aux catholiques qui lui aliènera rapidement toute l’élite protestante anglaise – plus que largement majoritaire depuis un moment sur l’Île…
En fait, dans ce contexte d’alliance de peu ou prou toute l’Europe contre Louis XIV, un seul grand État n’a cependant pas rejoint la coalition montée par Guillaume d’Orange : l’Angleterre de Jacques II. Ce dernier, engagé dans une politique considérée par de nombreux Anglais comme ouvertement pro-catholique dans un pays très majoritairement protestant (et qui conserve une certaine méfiance envers les Provinces-Unies), ne souhaite pas rompre sa bonne relation avec la France de Louis XIV. D’une certaine façon, les circonstances se chargeront de remplacer le souverain pro-français par celui que Louis XIV désignait lui-même comme son « plus grand ennemi » :
Il est l’ennemi de trop, celui que Louis XIV et ses successeurs regretteront d’avoir suscité. Car dans les veines du prince d’Orange, l’archi-noble et le quasi-roi de la république des Provinces-Unies, coule aussi du sang anglais. Né en 1650, Guillaume III est en effet, par sa mère Marie-Henriette, le petit-fils du roi Charles Ier décapité. Il renforce en outre ses liens avec la dynastie Stuart en épousant sa cousine Marie, elle aussi petite-fille de Charles Ier par son père Jacques. Lorsque Charles II décède sans enfants légitimes en 1685 et que son frère Jacques, catholique, francophile et déjà pourvu d’un héritier, accède au trône, l’élite protestante anglaise refuse la fatalité de cette dynastie intolérable. Elle ne cherche pas très loin un remplaçant : « invité » par un comité de sept notables, avec l’appui du Parlement, Guillaume d’Orange débarque en 1688 avec son armée et conclut sa promenade militaire en ceignant la couronne à Westminster le 11 avril 1689 – moyennant d’importantes concessions au détriment du pouvoir royal, prix à payer au soutien parlementaire. Jacques II se réfugie chez Louis XIV, qui jure, mais un peu tard, de le remettre sur le trône. Il n’y parviendra jamais.
Extrait du magazine Guerres & Histoire n°61, p. 69, encadré thématique « Guillaume III d’Orange exporte sa glorieuse haine outre-Manche »
En juin 1688, alors que la reine vient de donner naissance à un fils (concrétisant donc le risque d’un héritier catholique à la Couronne d’Angleterre), un groupe d’hommes politiques britanniques envoie effectivement à Guillaume III une « invitation » à intervenir dans les troubles politiques qui secouent la Grande-Bretagne, tandis que deux côtés de la Manche, les partisans du stadhouder hollandais s’affairent plus ou moins secrètement à légitimer l’invasion à venir. Lançant ses préparatifs dès le mois de juin et attendant le moment favorable, c’est finalement en novembre 1688 que le corps expéditionnaire hollandais débarquera sur la côte anglaise (moment où les armées françaises viennent d’être engagées par Louis XIV en Rhénanie). Multipliant depuis des mois les démonstrations de force, il est certain que le souverain français n’aura contribué pas à désamorcer la situation, les différentes actes de déprédation et menaces manifestées par la France durant la période n’ayant conduit qu’à renforcer la détermination de Guillaume III, et à achever de convaincre l’élite hollandaise de la légitimité et nécessité de tenter d’opérer un changement de régime en Angleterre.
Pour appuyer l’entreprise orangiste, tous les moyens dont disposaient les Pays-Bas, diplomatiques, navals, militaires, financiers, avaient été mis en œuvre. L’éloquence de Fugel, ancien partisan de Johan de Witt, chef du parti populaire, rallié à Guillaume, avait persuadé les Hollandais de consentir les sacrifices nécessaires. Un diplomate hollandais, Dykvelt, mena l’intrigue qui aboutit à coaliser contre Jacques II des chefs politiques comme le tory Danby, le modéré Halifax, des chefs militaires comme Churchill, l’amiral Herbert, des dignitaires ecclésiastiques comme l’évêque Compton. De riches banquiers d’Amsterdam avaient prêté des sommes considérables. « L’un deux, Isaac ou Antonio Suasso avança sans intérêt deux millions de Florins, sans exiger aucune garantie » [Graetz, p. 233].
Jean Lombard, La face cachée de l’histoire moderne (tome 1) : la montée parallèle du capitalisme et du collectivisme, p. 163
En quelques semaines, l’affaire sera faite : l’armée expérimentée de Guillaume (composée de Hollandais, d’Anglais, d’Écossais, de Danois, de huguenots et même d’un contingent du Surinam !) se retrouvera rapidement aux portes de Londres, suscitant la déflexion d’une large partie du camp loyaliste (dont l’un des plus fidèles serviteurs et intimes de Jacques II, John Churchill – le futur célèbre duc de Marlborough et l’ancêtre de l’illustre figure du XXe siècle que tout le monde connaît ! –, ainsi que la propre fille du roi). Isolé et déserté par ses partisans, sachant la cause perdue, le souverain Stuart décidera alors de quitter le pays et embarque pour la France, emmenant avec lui son fils héritier (il sera accueilli par Louis XIV au château de Saint-Germain-en-Laye, où il terminera après 1690 ses jours en exil). Sans avoir tiré un coup de feu ou presque, Guillaume sera officiellement nommé roi d’Angleterre le 11 avril 1689 en lieu et place de son beau-père (son épouse Anne Stuart ayant refusé la couronne pour elle-même).
Une belle carte récapitulative de la Glorieuse Révolution réalisée dans le cadre du remarquable ouvrage L’Atlas des Camisards. Une synthèse cartographique qui met bien en relief la participation des huguenots français au débarquement et à la prise de pouvoir réussi de Guillaume d’Orange en Angleterre. Les milliers de huguenots réfugiés en Grande-Bretagne et aux Provinces-Unies compteront en effet sans surprise parmi les premiers soutiens à l’expédition de Guillaume et de Marie (Stuart) d’Angleterre. Outre les partisans qu’ils constitueront sur le sol même de Grande-Bretagne (où des dizaines de milliers d’huguenots s’étaient établis depuis la révocation de l’édit de Nantes de 1685), les huguenots représenteront également jusqu’au tiers des 15 000 hommes qui accompagneront Guillaume lors de son débarquement en Angleterre (le commandant en chef du corps d’expéditionnaire, le maréchal de Schomberg, était d’ailleurs lui-même un huguenot, ancien maréchal de France). La persécution et l’exil des huguenots français par Louis XIV, représentés sur la fresque ci-dessous, aura probablement constitué l’une des décisions les plus contestables et aux conséquences les plus débattues par les historiens du règne du Roi-Soleil (bien que dans les faits, elle sera en partie compensée par l’arrivée en France à la même époque de plus de 40 000 Jacobites et réfugiés catholiques, ayant fuis les îles Britanniques pour les mêmes raisons de persécutions religieuses et politiques).
Aussitôt couronné roi d’Angleterre, et au désarroi d’une partie de la population, Guillaume III engagera à plein la Grande-Bretagne dans sa guerre contre Louis XIV. Dès 1689, l’Angleterre rejoindra ainsi la coalition européenne déjà liguée contre la France, coalition dont le Parlement britannique financera au final l’effort de guerre durant près d’une décennie (effort qui engloutira annuellement jusqu’à 80% du budget de l’État anglais et qui verra près d’un homme adulte sur sept servir à un moment dans la Navy sur la période). Comme ne l’a peut-être pas dit une chronique d’époque : « la guerre valait bien une Angleterre ».
En 1690, appuyé par des forces françaises, Jacques II débarquera en Irlande pour tenter de regagner sa Couronne. Soutenu sur l’île par de nombreux révoltés catholiques irlandais, l’armée Stuart sera cependant défaite lors de la bataille de la Boyne par les forces orangistes. L’expédition marquera le début d’une longue suite de tentatives des Stuarts pour reconquérir le trône d’Angleterre, que l’Histoire devait retenir sous le nom de « rébellions jacobites » (ses partisans étaient appelés au XVIIIe siècle les « jacobites », de Jacobus, le nom latin du déchu Jacques II).
Défait donc lors de la méconnue et déterminante bataille de la Boyne (1690), Jacques Stuart et ses partisans seront cette fois définitivement contraints de prendre le chemin de l’exil. Durant plus d’un demi-siècle, le souverain déchu puis ses fils et petits-fils tenteront de reprendre pied sur l’île et de regagner leur Couronne perdue, jusqu’au désastre final de la célèbre bataille de Culloden(un épisode historique plus globalement connu sous le nom de « rébellion jacobite de 1745 auquel j’ai également consacré un article » pour les intéressés !).
La Glorieuse Révolution de 1688 : quand l’élite marchande et financière internationale migre définitivement d’Amsterdam à Londres et que les deux puissances maritimes fusionnent…
Parfois décrite malicieusement par les historiens comme « la dernière invasion réussie de la Grande-Bretagne », l’arrivée au pouvoir de Guillaume III d’Orange marquera aussi (et surtout) le début d’une période de stabilité politique inédite dans l’histoire britannique, ainsi qu’un rapprochement étroit entre les Provinces-Unies et la Grande-Bretagne (qui venaient donc tout de même de se mener pas moins de trois guerres navales… !). En plus d’installer entre les deux grandes puissances maritimes européennes (et mondiales) une paix propice aux affaires et au commerce (bien qu’elle se traduise aussi nous l’avons vu par l’engagement de l’Angleterre dans la guerre de Guillaume III contre la France de Louis XIV), ce rapprochement initiera en outre à Londres un remarquable développement économique. En effet, vont arriver dans les bagages de Guillaume III d’Orange (rebaptisé pour le coup William III) une partie de l’élite économique et financière hollandaise, notamment les anciens réfugiés juifs d’Espagne et du Portugal qui s’étaient exilés aux Pays-Bas au XVIe et XVIIe siècles, ainsi que des milliers de huguenots que l’abolition de l’édit de Nantes vient de chasser du royaume de France. Cette communauté “hollando-internationale” importera et appliquera alors en Grande-Bretagne les mêmes « recettes » économiques qui avaient faites le succès des Provinces-Unies un siècle plus tôt, et transformé ce petit pays d’à peine quelques millions d’habitants en la première puissance marchande et navale du monde. C’est ce que l’on appellera la « Révolution financière britannique » (voir article ci-dessous) : en quelques années, les innovations fusent : création de banques publiques et de cercles boursiers, explosion des dépôts de brevets, essor de la presse libre, investissement considérable dans la Royal Navy avec la création d’une importante flotte (qui deviendra en quelques décennies la nouvelle maîtresse des océans… !). Un développement qui réédite et rappelle ainsi la formidable croissance urbaine, financière, intellectuelle et maritime qu’avait pu connaître une certaine Amsterdam près de 80 ans plus tôt (ouvrant par-là même le fameux Siècle d’Or néerlandais).
Un autre article à découvrir pour comprendre plus finement les ressorts du formidable boom économique qui suivra la Glorieuse Révolution de 1688, et comment ce dernier fera entrer la Grande-Bretagne dans l’ère industrielle !
D’une certaine façon, avec l’arrivée du quasi-roi des Provinces-Unies sur le trône anglais à la fin des années 1680, les deux puissances maritimes vont fusionner, et l’Angleterre prendre le relais de la coalition européenne contre Louis XIV (Guillaume d’Orange s’était en effet affirmé dès la guerre de Hollande comme le plus implacable ennemi du Roi-Soleil ; il fera d’ailleurs de Londres le nouveau pivot de la lutte antifrançaise). C’est également à ce moment de l’Histoire que les têtes de réseaux marchands et financiers vont migrer de la capitale néerlandaise à la City de Londres, faisant de cette dernière le nouvel épicentre de la finance et du commerce international.
Retombée imprévisible de la guerre de Hollande, la « Glorieuse Révolution », bel euphémisme pour un simple coup d’État, est un cataclysme stratégique. L’ère des alliances occasionnelles avec les Stuarts ou Cromwell est passée : à l’Angleterre, Guillaume inocule sa haine de la France et fait de son pays d’adoption le nœud militaire des deux grandes guerres qui vont plomber la fin du règne de Louis XIV : Ligue d’Augsbourg (1688-1697) et Succession d’Espagne (1701-1714), où s’illustrera le terrible Marlborough. Le conflit, prolongé en rivalité impériale, va durer jusqu’en 1815.
Extrait du magazine Guerres & Histoire n°61, p. 69, encadré thématique « Guillaume III d’Orange exporte sa glorieuse haine outre-Manche »
Entre les riches marchands et financiers issus de la communauté judéo-marrane d’Amsterdam et les milliers de huguenots chassés de France en 1685, c’est toute une nouvelle élite économique qui s’installe à Londres en l’espace de seulement quelques années, révolutionnant l’économie de l’Angleterre et de sa capitale ! Sur les 200 000 à 250 000 huguenots qui fuirent la France suite à la révocation de l’édit de Nantes, on estime qu’environ 40 000 à 50 000 se dirigèrent vers l’Angleterre (sans compter ceux qui transitèrent d’abord par la Hollande), tandis que des milliers d’autres iront s’implanter notamment dans les colonies britanniques d’Amérique du Nord. Grâce à leur excellence dans les domaines de l’orfèvrerie, du textile, de l’horlogerie, de l’ébénisterie ou de l’imprimerie, ils constitueront un apport décisif à l’industrie et à la société anglaise. Rétrospectivement et sur le long terme (comme l’avait d’ailleurs sur le moment souligné Vauban dans un long mémoire), l’éviction des protestants de France ne constituaainsi probablement pas la décision économique et stratégique la plus judicieuse de Louis XIV !
Alors que les Provinces-Unies auront été durablement affaiblies par les guerres avec la France de Louis XIV (et ne cessaient d’être menacées par celle-ci), c’est désormais l’Angleterre qui va ainsi s’ériger en championne de la cause protestante, mais aussi et surtout comme la puissance européenne la plus à même d’entraver les velléités d’hégémonie française sur le continent et bientôt dans le monde colonial. Ainsi naissaient probablement les racines de grande rivalité franco-anglaise (notre fameuse « Seconde guerre de Cent Ans » !) qui allait aussi profondément structurer et donner le la de la géopolitique européenne du XVIIIe siècle ! Quant aux Provinces-Unies, malgré une prospérité remarquable qui se maintiendra jusqu’aux guerres révolutionnaires (Amsterdam demeurera en effet un grand centre économique international), elles ont perdu à tout jamais la suprématie maritime qui avait faite de la République batave la maîtresse des mers du monde, l’expertise hollandaise s’étant en quelque sorte transmise de l’autre côté de la Mer du Nord…
Bien loin de retirer avantage du succès de leur ex-maître, les Sept Provinces sont le dindon de la farce : ruinées par ces deux guerres, elles cèdent la suprématie du commerce mondial à la triomphante Royal Navy. Le Siècle d’Or, celui de Rembrandt et de Ruyter, est bien fini.
Extrait du magazine Guerres & Histoire n°61, p. 69, encadré thématique « Guillaume III d’Orange exporte sa glorieuse haine outre-Manche »
Au milieu du XVIIIe siècle, le déclin de cette puissance maritime qui avait si glorieusement écrit une large partie de l’Histoire navale (et mondiale) du siècle précédent sera à cet égard à ce point consommé – et sa subordination à la Grande-Bretagne si patente à l’ensemble des observateurs internationaux – que la Hollande en viendra à susciter le dédain voire le mépris de la part de ses grands voisins et anciens adversaires. Un cas exemplaire se retrouve ainsi dans ces mots du roi de Prusse Frédéric Ier, qui la décrira vers 1750 comme « une chaloupe dans le sillage de l’Angleterre ». Le constat est partagé à la même époque par les diplomates français, le ministre des affaires étrangères de Louis XV, Puyzieulx, écrivant pour sa part à l’occasion d’un échange avec l’un de ses confrères à propos des Provinces-Unies que « cette république est une véritable colonie de l’Angleterre ». Quant aux Anglais eux-mêmes, ils ne seront pas les derniers à tenir leur alliée en piètre estime. Il n’y a en effet peut-être par pire mépris de la part de ceux qui auront tant bénéficié des capitaux et de l’ingénierie navale et financière hollandaise, que ce bon mot d’un parlementaire anglais tenu devant le comte de Gisors vers le milieu du XVIIIe siècle, et selon lequel « l’Angleterre est une puissance maritime […] tandis que la Hollande n’est qu’une puissance aquatique » … Vae Relicta ?
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Pour aller plus loin… 🔎🌎
Ce petit épisode de la série des « Il était une fois… » du blog centré sur l’Histoire des trois guerres navales anglo-néerlandaises, le grand contexte géopolitique dans lequel elles s’inscrivent et leurs conséquences historiques à moyen/long terme, est en fait extrait de ma grandes série consacrée à la guerre de Sept Ans (1756-1763). Si le sujet de la grande rivalité mondiale franco-britannique du XVIIIe siècle – et plus globalement la grande Histoire de la « mondialisation maritime » des Temps modernes et de la fondation des grands empires coloniaux européens outremers – vous intéresse (ce fut en effet une période charnière de l’Histoire du monde tel que nous le connaissons aujourd’hui !), je vous oriente ainsi vers la découverte de cette riche série documentaire traitant de cet immense conflit, considéré par de nombreux historiens comme l’une si ce n’est “la” première guerre véritablement « mondiale » de l’Histoire. Un conflit qui débutera (et se propagera) en effet dans l’ensemble des empires coloniaux du monde, lui conférant ainsi une dimension planétaire et maritime inédite.
Une guerre constituant en outre le plus grand choc de l’intense conflit global qui opposera tout au long du XVIIIe siècle la France et la Grande-Bretagne pour la domination (de la mondialisation) du monde ; une suite ininterrompue de conflits, de Louis XIV à Waterloo, d’ailleurs qualifié de « Seconde guerre de Cent Ans » par certains historiens. Une passionnante série d’articles en forme de grande fresque historique, qui vous portera ainsi des Grandes Découvertes à la chute du Canada et des Indes françaises, et de la fondation des grandes empires coloniaux européens outremers et de la naissance de la mondialisation maritime et de la globalisation économique à l’émergence du capitalisme, du libéralisme et plus globalement d’un nouvel ordre mondial caractérisé par l’hégémonie planétaire britannique (sur les plans maritime, colonial, économique, culturel, géopolitique, etc.). Une grande série qui vous amènera aussi à mieux comprendre tant les racines de la guerre d’Indépendance américaine que celles de la Révolution française et des guerres napoléoniennes ; autant d’événements qui structureront décisivement notre monde contemporain !
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Et sinon, pour les intéressés et autres curieux, vous pouvez prendre connaissance de tous mes articles, (photo)reportages, récits de voyage, documentations et cartes liés à l’Histoire des Pays-Bas et de l’Angleterre (ainsi que plus globalement à celle de l’Europe moderne) des, en consultant les rubriques du site spécifiquement dédiées à ces domaines (accessibles ici : catégorie « Angleterre | Grande-Bretagne | Royaume-Uni », catégorie « Pays-Bas » et catégorie « Époque moderne »).
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