L’expression « Siècle d’or néerlandais » – également utilisée pour la peinture – désigne la période de remarquable prospérité économique et culturelle que vont connaître les Pays-Bas (alors appelés « Provinces-Unies ») de la fin du XVIe au début du XVIIIe siècle. Une période qui va faire de cette petite région d’Europe du Nord l’une des principales puissances écrivant la marche du monde !
Batavia (future Djakarta, la capitale de l’actuelle Indonésie, à gauche) et la Nouvelle-Amsterdam (future New-York, qu’on ne présente même plus, à droite) : deux capitales outremer (et promises à un bel avenir) symbolisant la toute puissance coloniale et maritime des Provinces-Unies du Siècle d’Or !
À son apogée, au milieu du XVIIe siècle, la Marine hollandaise est devenue la première flotte marchande au monde, assurant le transport maritime de la grande majorité des marchandises circulant entre le Vieux Continent et les espaces coloniaux et commerciaux européens (Amériques, Antilles, Indes, Chine, etc.) !
Comment un petit pays européen d’à peine deux millions d’habitants s’est-il construit en à peine un siècle un vaste empire maritime et marchand allant des Amériques à l’Indonésie, et le hissant au rang de première puissance commerciale du monde ? Pour le comprendre, une fois n’est pas coutume, il nous faut rembobiner la cassette d’un ou deux siècles, et replonger quelques peu dans l’histoire moderne du continent européen.
Les Pays-Bas historiquement : l’une des plus riches régions d’Europe…
Les Pays-Bas au début du XVIe siècle : une riche région maritime et urbaine, très densément peuplée pour l’époque. Une région aux mains de la famille des Habsbourg qui règnent alors sur l’Espagne, la première puissance mondiale…
Au début de l’ère moderne, les Pays-Bas (qui s’étendent alors du territoire de la Groningue au nord à l’Artois au sud), sont constituées de dix-sept provinces. Ces dernières ont alors le statut de fiefs du Saint-Empire romain germanique, réunies depuis le XIVe siècle sous l’action des ducs de Bourgogne, puis passées à la maison de Habsbourg à la mort en 1482 de Marie de Bourgogne (qui était la fille de Charles le Téméraire – le dernier duc de Bourgogne décédé sans héritier mâle – et l’épouse de Maximilien d’Autriche de la maison de Habsbourg (1465-1519) – et qui fut empereur de 1494 à sa mort).
Sur le plan institutionnel, les Pays-Bas des Habsbourg occupent une place particulière dans le Saint-Empire. Depuis 1512 en effet, les dix-sept provinces forment (avec le comté de Bourgogne) le cercle de Bourgogne ; qui plus est, en 1549, le célèbre Charles Quint les a doté d’un système successoral unifié. De 1516 à 1555, leur souverain est le petit-fils de Maximilien et de Marie de Bourgogne, Charles de Habsbourg (1500-1558), devenu aussi roi de Castille et d’Aragon en 1516 et élu empereur en 1520 sous le nom de Charles V (et plus couramment appelé « Charles Quint » – qui est alors le plus puissant monarque d’Europe, régnant sur un empire « sur lequel le soleil ne se couche jamais » !).
Le souverain Habsbourg ne pouvant être présent en permanence aux Pays-Bas, le gouvernement en est confié à un régent : en 1544, c’est sa sœur, Marie de Hongrie, dont la cour réside principalement à Bruxelles, capitale du duché de Brabant, qui est chargée de cette fonction. Le souverain est aussi représenté dans chaque province par un stathouder (sorte de lieutenant-gouverneur – et dont le rôle évoluera ensuite vers une sorte de lord-protecteur du pays). Le duché de Brabant est la principale des dix-sept provinces, avec les villes de Bruxelles (capitale), de Malines (siège de la cour suprême), de Louvain (université) et d’Anvers – qui en 1550 est une place économique de rang mondial, participant au commerce avec les territoires américains et asiatiques (c’est notamment dans la riche cité anversoise que les Portugais ont établi leur grande plateforme de revente des épices qu’ils ramènent des Indes – et dont l’Europe du Nord est alors la principale consommatrice !).Le comté de Flandre (Bruges, Gand), qui a connu son apogée au XIIIe siècle, a quant à lui été relégué au second plan.
Après avoir passé une longue partie du Moyen-Âge sous la propriété des comtes de Flandres puis des ducs de Bourgogne, les Pays-Bas basculent donc au début de l’époque moderne dans le giron de la célèbre famille des Habsbourg, alors la dynastie souveraine la plus puissante d’Europe. Sous le règne de Charles Quint, par une politique de mariage soutenue, la dynastie autrichienne est en effet parvenue à régner sur un ensemble de territoires représentant près de la moitié de l’Europe continentale, un véritable « empire Habsbourg » allant de la Bohème à l’Espagne et de l’Italie aux Pays-Bas – et qui a alors la fâcheuse propriété d’encercler littéralement la France de François Ier (situation qui sera d’ailleurs à l’origine de près de trois siècles d’intenses rivalités entre les Monarchies française et autrichienne !). Il y avait effectivement de quoi susciter des rivalités : en plus de régner sur le Saint-Empire romain germanique, les Habsbourg comptent parmi leurs possessions patrimoniales deux des plus riches régions d’Europe : l’Espagne et les Pays-Bas.Les grands marchés et foires de commerce des villes flamandes (à gauche) et les riches campagnes agricoles et maritimes hollandaises (à droite) : les deux ingrédients-clés de la prospérité médiévale des Pays-Bas !
Les Pays-Bas ont en effet toujours été une région extrêmement riche. Depuis le milieu du Moyen-Âge, grâce à leur agriculture très moderne, leurs industries florissantes (draperie, métallurgie) et leur situation centrale à l’échelle du commerce européen (ils sont effectivement stratégiquement situés au carrefour des routes marchandes entre la Baltique, la Mer du Nord et le reste du continent), les Flandres et le sud-ouest de l’actuelle Hollande comptent parmi les régions les plus prospères d’Europe.
Très densement peuplés, les Pays-Bas enregistrent au début du XVIe siècle l’un des revenus par habitant (PIB) les plus élevés de l’époque, ainsi qu’un des taux d’urbanisation les plus importants du Vieux Continent (avec un habitant sur deux y vivant en ville !). La région abrite également de nombreux grands ports (notamment Anvers et Amsterdam, et avant eux Bruges et Gand), véritables épicentres du commerce européen depuis la fin du Moyen-Âge (et déjà espaces d’épanouissement d’une importante bourgeoisie marchande).
Après Bruges, et avant Amsterdam et Londres, c’est en Flandre, et d’abord à Anvers, que l’argent du monde se concentre. De fait, tout comme Venise a été la vraie bénéficiaire des croisades, Anvers est, avec Séville, celle de la découverte de l’Amérique et du commerce avec les Indes. C’est là qu’en 1501 débarque le premier bateau portugais venu de Calicut avec des épices destinées à l’Europe du Nord. Anvers devient alors la capitale de l’économie-monde.
Jacques Attali, Les Juifs, le monde et l’argent : Histoire économique du peuple juif, p. 301
Situé à l’embouchure de l’Escaut dans l’actuelle Belgique, le port d’Anvers (à gauche) supplante au début de l’époque moderne la grande cité portuaire de Bruges (à droite), qui avait constituée l’un des principaux carrefours marchands de l’Europe médiévale (mais dont l’activité maritime était désormais grippée par des problématiques d’ensablement). Premier port européen d’arrivée des épices d’Asie et plaque tournante des circuits de métaux précieux, Anvers constituera longtemps la première place financière du Vieux Continent (où sera d’ailleurs fondé la première véritable Bourse de l’Histoire des bourses de valeurs). Affaiblie et dépeuplée par la guerre d’indépendance des Provinces-Unies, la grande cité marchande des Flandres sera finalement supplantée à son tour par Amsterdam, au début du XVIIe siècle (où le conflit a vu se refugier de nombreux marchands et financiers d’Anvers).
Ces riches Pays-Bas, dépendent à l’époque de la Monarchie espagnole des Habsbourg (auxquels je consacre également un article ici) – qui en ont eux-mêmes hérité de la lignée des ducs de Bourgogne. Une situation de tutelle étrangère de plus en plus insupportable pour la population néerlandaise, lourdement taxée par la Couronne ibérique (dont les Pays-Bas assurent alors plus du tiers des revenus fiscaux !). Et un maître espagnol présentant également le fâcheux souci d’être en guerre continuelle avec le grand voisin et rival français (guerres qu’elle finance qui plus est par de nombreux emprunts auprès des grands financiers.. néerlandais). Et comme si cela ne suffisait pas, arrive de l’Allemagne voisine la « Réforme » : le protestantisme se diffuse aux Pays-Bas, et s’y voit bientôt réprimé par l’autorité espagnole, farouchement catholique, et qui leur envoient rapidement l’Inquisition. Le pays est en ébullition…
Concernant les ressorts du mouvement réformateur chrétien et la révolution politique, culturelle et économique que représente la diffusion puis l’enracinement de ce dernier dans toute l’Europe, je renvoie les intéressé(e)s vers cet autre conséquent article du blog !Marquées par une plus forte pénétration protestante, les provinces du nord des Pays-Bas des Habsbourg, héritage des Pays-Bas bourguignons (à gauche), se soulèveront dès la fin du XVIe siècle pour obtenir leur indépendance, formant ainsi les Provinces-Unies (à droite, et correspondant aux Pays-Bas actuels). Présentant un plus fort ancrage catholique, les Pays-Bas du sud (dits alors « espagnols », et correspondant aux actuelles Belgique et Luxembourg) demeureront quant à eux sous la tutelle habsbourgeoise jusqu’aux guerres napoléoniennes (et deviendront indépendants au dénouement de celles-ci, au moment des traités de Vienne de 1815).
La guerre d’Indépendance des Provinces-Unies (1568-1648)
Au milieu du XVIIe siècle, portées par les chefs protestants, de premières rébellions éclatent, et plusieurs provinces (les Pays-Bas en comptent alors dix-sept), dont la riche Hollande, proclament leur indépendance. S’ensuit une longue et féroce guerre d’indépendance que l’Histoire retiendra sous le nom de « guerre de Quatre-Vingts Ans » (c’est dire si ce fut long… !). Guerre qui verra les souverains espagnols successifs tenter de maintenir leur mainmise sur les riches territoires néerlandais (au prix de violentes répressions et massacres des deux bords), avant d’être finalement contraints d’accepter l’indépendance des nouvelles Provinces-Unies, avalisées en 1648 par les célèbres traités de Westphalie (qui mettent fin plus globalement à la guerre de Trente Ans – la plus terrible des « guerres de religion » qui viennent alors de décimer l’Europe !).
Pour un développement plus conséquent de la guerre d’indépendance hollandaise (guerre de Quatre-Vingts Ans), je renvoie les intéressés vers cette excellente vidéo de la chaîne Épisodes d’Histoire, qui détaille (via une riche iconographie) les différentes séquences et événements majeurs qui jalonnent ce moment fondateur de l’Histoire des jeunes Provinces-Unies.
Cette guerre de Quatre-Vingt Ans (dont la guerre de Trente Ans ne constitue concernant les Pays-Bas que l’ultime phase) est très méconnue du grand public francophone ; elle constitue pourtant la première occurrence historique du processus de « changement de régime » qu’allait successivement connaître par la suite un nombre important de grands pays d’Europe – à commencer par l’Angleterre du XVIIe siècle jusqu’à la Russie tsariste de 1917 en passant par la France et sa célèbre Révolution de 1789. Il est en effet important de souligner que ces velléités indépendantistes qui secouent et agitent le peuple néerlandais en cette seconde moitié de XVIe siècle ne sont pas sans lien avec l’onde de propagation de la Réforme protestante à travers l’Europe (et en particulier de ses composantes les plus radicales, marquées par de forts penchants apocalyptiques et messianiques nourris par l’engouement pour l’Ancien Testament et ses textes prophétiques). Ce « mouvement révolutionnaire calviniste » et les mouvances millénaristes qui traversent les élites culturelles et politiques du Vieux Continent se combinent de surcroît dans le cas des Pays-Bas à l’autre grand phénomène qui caractérise l’époque, à savoir l’émergence et à la structuration de nouveaux réseaux commerciaux et financiers, d’essence supranationale et transnationale – réseaux qui montent alors grandement puissance à la faveur de l’afflux massif de numéraire que suscite la découverte du Nouveau Monde et les tonnes de métaux précieux que les Espagnols se mettent à ramener d’Amérique. Ces nouveaux réseaux, en même temps commerciaux et financiers – et où des réfugiés juifs hispano-portugais occupent en particulier une place prépondérante (voir l’encadré plus bas abordant l’expulsion des Juifs d’Espagne et ses conséquences macro-historiques) –, commencent à être intéressés à la formation de nouvelles places et plateformes financières, émancipées de la tutelle des grands États catholiques (qui interdisent alors encore les pratiques usuraires et encadrent plus globalement toutes les pratiques relevant de l’accumulation individuelle de richesses – globalement désapprouvée et condamnée par la morale catholique). C’est ainsi dans ces Pays-Bas en ébullition et en révolte contre leur tutelle hispano-habsbourgeoise que ces réseaux financiers internationaux en phase de cristallisation vont voir leur nouvel eldorado, et utiliser les vastes moyens à leur disposition pour en soutenir la lutte indépendantiste et en orienter la direction :
Divers phénomènes d’« impatiences messianiques » et autres croyances « apocalyptiques » éclosent soudainement à cette époque. Entre autres prédicateurs, l’anabaptiste Melchior Hoffman en 1529, sous la forme d’une sorte de « messianisme égalitaire » s’apparentant déjà à un proto-communisme. Divers prophètes annoncent à cette époque la « fin du monde » et l’approche du « royaume de Dieu », et en l’attendant est proclamée l’abolition de la propriété, la suppression des tribunaux, de l’armée, des prêtres, et au nom de Dieu, plus de maîtres. Amsterdam devient le centre de ces nouvelles idéologies, parfois pertinentes, mais des marchands internationaux y encouragent sans cesse l’activisme et le radicalisme des prêches : notamment des Allemands juifs ou protestants et des réfugiés hispano-portugais. Ceux-là cherchent à établir une nouvelle plateforme financière comme Florence en Europe du Nord et ramènent avec eux les ramifications du commerce des épices, particulièrement lucratif : ce sont les matières premières stratégiques les plus profitables de cette époque. […] Ces gens ont amené un afflux de métaux précieux et de numéraire qui leur ont permis [dans les régions d’Europe du Nord en plein processus de Réforme protestante où ils se sont installés] une certaine influence et également d’encourager certains courants particuliers marqués par le retour à une certaine vision du christianisme plutôt vétérotestamentaire. Et dans ce contexte-là, intervient parallèlement la révolte contre l’Espagne aux Pays-Bas (alors pour rappel propriété de la Couronne espagnole). Or les réfugiés [juifs et marranes hispano-portugais] avaient une dent contre l’Espagne, ils venaient d’en être expulsés. Donc ils ont eu l’idée de détacher les Pays-Bas de l’Espagne, tout en y installant une plateforme financière afin globalement de faire fructifier l’afflux en numéraire du Nouveau Monde. […]
La propagande réformée « évangélique » prospère [aux Pays-Bas] sans obstacle, profitant de ce que l’autorité hésite à sévir contre ces fauteurs de troubles, de peur de « ruiner le commerce ». De nombreux édits de bannissement des marranes pris par Charles Quint restent ainsi lettre morte, alors que l’Empereur avait su se méfier d’un certain messianisme juif qui dès cette époque, avait même tenté de le convaincre de reconquérir la Terre sainte pour le compte des Juifs… Ces « révoltés » des Pays-Bas profitent alors du mécontentement populaire suscité par la cherté de la vie, très vraisemblablement causé par des spéculations « opportunes » qui font doubler le prix des céréales en 1566. […]. Les meneurs calvinistes poussent alors leur avantage : une entente entre nobles locaux poussés à l’activisme et marchands fournissant les moyens financiers, aboutit à un mouvement sécessionniste en large partie fabriqué.Les premières réactions espagnoles dispersent bien vite ces fauteurs de troubles, surnommés les « gueux », plus doués pour l’agitation que pour les batailles rangées sur terre. Mais sur mer, les « gueux de mer » mènent une guerre de course très dure contre la flotte espagnole à partir de 1566, alors que l’Espagne est déjà aux abois financièrement : lorsque Charles Quint abdique en 1555, son successeur Philippe II connaîtra 3 banqueroutes durant son règne (1557, 1575, 1598), puis ses successeurs trois autres encore (1607, 1627 et 1647). Des banqueroutes à répétition qui ruinèrent le crédit de l’État espagnol, tandis que des « fuites » anormales de métaux précieux avaient été constatées depuis un siècle, en Espagne et au Portugal. Notamment par Garcilaso de la Vega (1501-1536), célèbre poète et militaire du Siècle d’or espagnol, qui s’interrogent : jamais autant d’argent « numéraire » (métal précieux : or et argent) n’a été ramené du Nouveau Monde, et pourtant jamais l’État espagnol ne s’est autant appauvri : où sont les fuites ? […]
Figures emblématiques des débuts de la guerre de Quatre-Vingts Ans, les gueux de mer sont des sortes de corsaires qui font office de flotte de guerre des Sept-Provinces dans leur mouvement d’insurrection contre la tutelle espagnole. S’étant baptisés du nom de la révolte des « gueux » qui avait marquée le début du soulèvement (une « furie iconoclaste » initiée par les calvinistes les plus radicaux de Hollande, et qui avait déclenchée en retour une contre-réaction catholique et une répression des autorités espagnoles), ces marins de toutes origines (figurent en effet parmi eux des proscrits, des nobles en rupture d’armée, des déserteurs espagnols, des Français, des Anglais, des Allemands du Nord, des Flamands,… « et au total, la pègre de vingt ports et trois nations ») s’apparentent à un curieux cocktail de protestants radicaux, d’aventuriers et de bandits – autant d’équipages qu’à vrai dire seules les lettres de marque dont bénéficient leurs capitaines de la part de princes souverains comme Guillaume d’Orange-Nassau distinguent officiellement des authentiques pirates. À la tête d’une petite flotte corsaire ayant ses bases à Douvres et La Rochelle (alors le bastion protestant d’une France au paroxysme des guerres de religion), les gueux de mer vont faire beaucoup de dégâts à la marine espagnole et à ses convois de troupes vers les Provinces insurgées, en cette époque où les navires espagnols constituent également la cible privilégiée des corsaires de l’Angleterre élisabéthaine (qui soutiendra logistiquement les rebelles hollandais à partir de 1585, ce qui poussera d’ailleurs l’Espagne à finir par lui déclarer la guerre et à lui envoyer son célèbre Armada). Au-delà de leurs nombreux crimes et forfaits dont s’indignera Guillaume d’Orange lui-même (et qui conduira de même la reine d’Angleterre à les expulser de ses ports), les gueux de mer resteront surtout célèbres pour leur capture du port de la Brielle en 1572 – prise stratégique qui en bloquant le port d’Anvers et en faisant basculer son volumineux commerce sous le contrôle des insurgés, donnera un nouveau départ à la rébellion calviniste et entraînera la généralisation du soulèvement des Provinces du Nord contre l’Espagne (qui se propage alors à de nombreuses autres cités de Hollande et de Zélande).
Cette époque de la Renaissance marque effectivement l’apparition de troupes irrégulières – c’est-à-dire par opposition de troupes régulières appartenant à un État, des troupes irrégulières n’étant pas liées à un État (ce qu’on appellerait aujourd’hui des « proxy ») –, qui ont été financées par on ne sait qui et venues d’on ne sait où et qui vont servir justement à être inoculées contre des États, pour ramollir des États dits « non-coopératifs » […]. L’intervention de ces « troupes mercenaires asymétriques » que constituent les gueux de mer (qui bénéficient donc des financements des réfugiés d’Espagne et du Portugal pour tailler des croupières à la flotte espagnole avec l’alliance de l’Angleterre) va ainsi finir par subjuguer l’Espagne (avec notamment la destruction des deux Armadas grâce à la fois au renseignement que va créer Élisabeth Ire d’Angleterre et aux réseaux des réfugiés d’Espagne), pour finalement parvenir à détacher les Pays-Bas de la Couronne espagnole.
Jean-Maxime Corneille, « Cinq siècles de subversion internationaliste », extrait d’un article paru initialement dans la revue n°8 du magazine Géopolitique Profonde (p. 7) et d’un entretien donné à la chaîne Youtube du même magazine en décembre 2023
Zoom sur : au XVIe siècle, une Europe économiquement sous perfusion des métaux précieux des Amériques…
Un historien de l’économie hollandais rappelait cette vérité peu appréhendée : durant toute l’époque moderne, tous les revenus financiers dégagés par les Européens n’ont peut-être eu pas d’autre but que celui-ci : « s’offrir le ticket d’entrée au marché asiatique ». Le monde occidental, des conquêtes d’Alexandre le Grand jusqu’à l’Indus à la fondation des compagnies des Indes à l’ère moderne, a en effet toujours été fasciné par les richesses de l’Asie – un monde asiatique qui constituera rappelons-le jusqu’au XVIIIe siècle la première économie du monde (la région où la production mondiale de richesses était la plus importante en proportion !). D’une certaine façon, la stratégie européenne du XVe siècle au XVIIe siècle n’a ainsi consisté qu’à chercher à accéder à cette « part du gâteau », et de ramener ce dernier en Europe.
En 1453, la chute de Constantinople (et avec elle de l’Empire byzantin) fait définitivement tomber la Méditerranée orientale sous le contrôle des Ottomans, verrouillant ce faisant la route orientale de l’Asie. Grande consommatrice d’épices depuis le Moyen-Âge, l’Europe n’a alors d’autre choix que de chercher à s’ouvrir de nouvelles routes vers les « Indes » par les mers, en contournant l’Afrique sous domination ottomane et en tentant la route de l’Ouest. Dès la fin du XVe siècle, les navigateurs portugais parviennent à atteindre les côtes du sous-continent indien et y fondent les premiers comptoirs européens, à mêmes d’y acheter et acheminer directement les précieuses épices en court-circuitant les marchands arabes de l’océan Indien. Problème : en échange de leurs épices, les marchands indiens (de même que les Chinois en échange de leur soie et porcelaines) ne sont intéressés que par les métaux précieux. Les Indiens, notamment, ne souhaitent vendre leurs productions qu’en échange de lingots d’argent. Les Européens vont donc avoir besoin de tonnes d’argent (le métal) pour pouvoir s’acheter leur précieuses épices en Asie.
Cette réalité donne peut-être un tout autre sens à l’exploitation minière des Amériques. De façon générale, à partir du début du XVIe siècle, les Européens se mettent massivement en quête de métaux précieux. Toutes les mines d’argent d’Europe sont exploitées à plein régime, et l’importance vitale du métal pour le commerce avec l’Asie favorise l’essor de petites mines, qui n’étaient guère rentables jusqu’ici (comme celles du Val d’Argent dans les Vosges par exemple). À cette époque, la plus importante mine d’argent du continent européen est celle de Schwaz, en Autriche, où travaillent jusqu’à 11 000 ouvriers et d’où sera sorti à un moment près de 85% de l’argent mondial. La plaque tournante du commerce de métaux précieux, support de celui des épices, devient la ville d’Anvers, que les Portugais ont érigée comme principal port de revente des épices qu’ils ramènent désormais en masse d’Asie (choix qui s’explique par le fait que l’Europe nordique et centrale constitue, à cette époque, le principal débouché de ce commerce, comme l’ont montré les travaux de l’historien Fernand Braudel).
Lingots d’argent du haut Pérou, trouvés dans l’épave de la Nuestra Señora de Atocha coulé dans une tempête en 1622. Ces derniers constituaient la principal monnaie d’échange des marchands européens en Inde et en Chine contre les épices.
À partir des années 1550 toutefois, la saturation du marché mondial causé par la production des mines espagnoles d’Amérique entraîne le déclin de la plupart des grandes mines d’argent d’Europe. Lors de leur conquête du continent sud-américain, les Espagnols se sont en effet emparés des trésors des Empires inca et aztèque, mais surtout de leurs mines, en particulier celle du Potosi, dans l’actuelle Bolivie. Désormais exploitée à grande échelle, la montée en puissance de cette dernière est spectaculaire. Entre 1560 et 1580, les mines du Potosi produisent près de 240 tonnes d’argent en moyenne par an, inondant le marché européen. Le métal alimente les caisses de la Couronne espagnole et est utilisé comme monnaie d’échange par ces derniers en Asie, dans une sorte de commerce triangulaire qui voit les Espagnols acheter soies et porcelaine de Chine contre l’argent des Amériques, puis revendre les premières en Europe. L’argent des Amériques alimente plus globalement l’ensemble de l’économie européenne, et est utilisé par les différentes puissances maritimes (Portugais puis Hollandais en particulier) pour l’achat des épices aux Indes. Ce seront d’ailleurs historiquement ces gigantesques flux de métaux précieux entre l’Amérique et l’Europe d’une part et l’Amérique et l’Asie d’autre part qui vont favoriser l’essor de la piraterie et des corsaires dans toutes les mers, où les convois de métaux espagnols constitueront longtemps les cibles privilégiées…
Vers la fin du XVIIe siècle cependant, la grande mine espagnole du Potosi enregistre un sérieux déclin, difficilement compensé par la montée en puissance d’autres sites tant l’énorme production de la mine bolivienne avait éclipsé et découragé l’exploitation d’autres sites miniers. L’autre grande exploitation minière du continent, celle du Mexique, enregistre également une stagnation puis baisse de sa production à la même époque. Cette rareté des métaux précieux stimule l’activité corsaire, dont celle des fameux corsaires malouins, qui pillent allègrement les villes côtières espagnoles. La tendance croissante des guerres européennes à s’étendre et se répercuter dans le monde colonial concoure également à perturber le précieux commerce. Les nombreux conflits militaires de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècle entre grandes nations européennes, en particulier ceux de la Ligue d’Augsbourg puis la guerre de Succession d’Espagne, vont ainsi beaucoup désorganiser les circuits commerciaux.
Surnommé la « Montagne d’Argent », le Potosi était déjà exploité depuis des milliers d’années par les Amérindiens lors de l’arrivée des Espagnols. En quelques décennies, ces derniers la transformeront en la première mine du monde. Durant près de deux siècles, des quantités colossales d’argent vont être extraites de la montagne et acheminées en Espagne via la flotte des Indes, où le métal alimentera les caisses de la couronne espagnole et lui servira à y entretenir sa flotte et ses armées (ainsi qu’à bâtir certains ouvrages de prestiges). Paradoxalement, ces tonnes de métaux précieux serviront peu au développement de l’économie espagnole, provoquant même localement une forte inflation qui mutera en crise monétaire et participera significativement du déclin de la puissance espagnole.Grand port espagnol des Amériques des XVIe et XVIIe siècles (avant d’être supplanté par Cadix), Séville bénéficiera immensément des flux de métaux précieux et richesses en provenance du Nouveau Monde. La monumentalité de sa cathédrale (et la richesse inouïe toujours aujourd’hui de ses intérieurs) constituent probablement l’un des plus remarquables témoins de la prospérité de l’Empire espagnol à cette époque.Les flux de métaux précieux entre la Nouvelle-Espagne et l’Europe susciteront, durant des siècles, bien des convoitises. L’argent constitue alors la base de tous les échanges internationaux, et l’Empire espagnol sa porte d’entrée. Les tonnes d’argent extraites des mines de Bolivie et du Mexique transitent à l’époque par les grands ports espagnols des Caraïbes tels que Vera Cruz (Mexique) et Portobello (actuel Panama), d’où les flottes des Indes les acheminent vers l’Espagne aux côtés des autres denrées coloniales (tabac, sucre, café, coton, etc.).
Deux fois par an, en janvier et en octobre, partait de Séville [puis de Cadix à partir de la fin du XVIIe siècle, NDLR] la flotte des galions. Elle faisait voile sur les Antilles, où elle se séparait. Une partie des vaisseaux allaient au Mexique ; le reste à Porto Bello. Là, ils déchargeaient leur cargaison d’objets fabriqués, d’armes, de tissus et de vivres. Ils embarquaient en échange l’or, l’argent, les épices, les pierres précieux, le quinquina et le bois de campêche. La concentration se faisait à la Havane et la flotte, chargée de trésors, prenait le chemin du retour.
Pierre Gaxotte, Le siècle de Louis XV, p. 203
Ces ports et leurs fameux « galions espagnols » seront des siècles durant la cible de tout ce que les océans comptent de pirates et de corsaires, mais aussi parfois plus directement de la part des grandes puissances ennemies (comme lorsque l’Angleterre s’attaquera à Portobello et Carthagène-des-Indes durant la guerre de l’oreille de Jenkins !).
En aparté : quand les Gueux de mer inspiraient le modèle des futurs flibustiers des Caraïbes… !
Comme nous l’avons vu plus haut, le terme de « gueux » ne doit pas induire en erreur : parmi ces derniers (et en particulier parmi les « Gueux de Mer ») figuraient autant de jeunes idéalistes protestants et d’hommes issus des milieux mal famés des ports des Pays-Bas que de riches et de nobles, en rébellion avec la tutelle espagnole pour des raisons tant religieuses que politiques. Le statut juridique et pratique exact des Gueux de Mer et de leurs activités de rapines contre la marine espagnole demeurera ainsi relativement flou, ne se résumant pas à la pure et simple piraterie, mais ne pouvant pas non plus pour autant être considéré comme authentiquement corsaire, incarnant en fait une sorte d’entre-deux qui donnera naissance au concept de flibustiers (qui deviendront célèbres au siècle suivant pour leur rôle dans les Caraïbes !) :
S’agit-il vraiment de corsaires, ou plutôt de pirates, ou encore (ce mot sera inventé pour eux) de flibustiers ? Un corsaire agit sur lettre de marque délivrée par un État et se soumet à un contrôle sur ses prises, qui doivent avoir été enlevées sur un navire d’un pays ennemi en temps de guerre. Ce contrôle est exercé par un tribunal de prise. Pas d’État, pas de lettre de marque authentique, pas de tribunaux de prises. Or, les Provinces-Unies ne sont pas un État avant 1648, date de la consécration internationale de leur indépendance par les Traités de Westphalie. En même temps, il peut être trop sévère de traiter de pirates tous les écumeurs hollandais ou zélandais. En réalité, dans cette Europe d’avant les Traités de Westphalie, toutes les frontières sont en recomposition, et la notion d’État souverain se discute, les armées fournissant l’essentiel de l’argumentaire.
Avant 1648, les lettres de marque délivrées sur le territoire de ce qui sera les Provinces-Unies sont émises par des acteurs comme Guillaume d’Orange, chef de guerre, ou par les grandes sociétés par actions qui arment en course, comme la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales. Cette compagnie est basée à Middelbourg en Zélande et non dans quelque île exotique : il s’agit d’une des premières sociétés capitalistes par actions ; elle possède ses propres vaisseaux, son propre territoire (qu’elle se taille en Amérique grâce à l’action de ses capitaines), bien plus vaste que celui des Provinces-Unies (dont elle est supposée dépendre), ses propres objectifs, parmi lesquels la course et le commerce des esclaves ne sont nullement dissimulés. C’est donc le même acteur qui arme en course et qui délivre la lettre de marque ; le contrôle de la limite entre course et piraterie devient pure simulation.
De telles lettres de marque ne protégeaient évidemment pas leur titulaire contre une accusation de piraterie en cas de capture par les Espagnols. Elles pouvaient cependant avoir un certain effet protecteur (sans automatisme) en cas de capture par un autre pays, car le démantèlement de l’empire colonial espagnol aux Amériques était recherché par toutes les puissances européennes, qui avaient tendance à s’allier contre l’Espagne dans cette zone géographique, ce qui entraînait une tendance à reconnaître de facto les Provinces-Unies comme acteur indépendant.
On assiste à la naissance du personnage du flibustier, mi-corsaire mi-pirate. S’il attaque des galions dans les eaux américaines, le cœur du système est en Europe. Les Provinces-Unies tiennent le premier rôle dans les débuts de la flibuste, avec l’objectif politique de détruire l’empire colonial espagnol ; les installations durables de colonies de peuplement européennes dans ces eaux sont difficiles et tardives, et les flibustiers qui attaquent les galions chargés d’or partent plus souvent de Zélande que de l’île de la Tortue. Nous sommes devant une machine de guerre maritime totale dont les objectifs sont à la fois politiques (car le cadre est celui d’une guerre séparatiste et d’une guerre de religion, et l’ensemble est animé par ces hommes d’État que sont les stathouders Guillaume d’Orange) et économiques (car certains des acteurs les plus en pointe sont des grandes sociétés par action et des écumeurs cherchant le profit).
La liberté d’action des écumeurs néerlandais augmente encore quand la puissance maritime espagnole est détruite par les Néerlandais lors de la désastreuse Bataille des Downs, le 31 octobre 1639. Cette destruction incite Anglais et Néerlandais, bien que ces derniers avant 1648 soient encore juridiquement sujets du roi d’Espagne, à tenter de s’emparer des possessions coloniales ibériques en Amérique, ce qui passe par une recrudescence de la piraterie aux Antilles. Avec les écumeurs néerlandais [dérivant des Gueux de Mer], nous sommes au cœur de l’immense système de course, piraterie ou flibuste, tel qu’il sévira aux XVIe et XVIIe siècles. Il s’agit d’un système mondial.
Extrait de la page Wikipédia consacré au Flibustier, sous-section « Les Provinces-Unies protestantes et les Gueux de Mer »
Vous l’avez compris : prédateur des mers à mi-chemin du pirate (dont il a repris le mode opératoire) et du corsaire (au sens où il n’agit pas que pour son propre compte mais sur commande et surtout avec la protection d’une autorité officielle ou semi-officielle), le Gueux de Mer néerlandais du XVIe siècle aura constitué la matrice du flibustier du siècle suivant, les premiers et les seconds étant à vrai dire de mêmes origines (bien qu’aussi rejoints par de nombreux français, anglais et belges) et ayant peu ou prou les mêmes finalités (du moins du point de vue de ceux qui les téléguident) : affaiblir l’Espagne et son empire colonial et briser son hégémonie dans la captation des richesses du Nouveau Monde, dans la perspective de pouvoir s’y tailler une place (une visée alors partagée au demeurant par l’ensemble des autres grandes puissances européennes – France et Angleterre en tête).
Au début du XVIIe siècle, l’abandon par les Espagnols des côtes nord et ouest de l’île d’Hispaniola (actuelle Saint-Domingue) créée un effet d’aubaine pour les aventuriers et réfugiés de toutes nations (en particulier français, néerlandais, belges et anglais, qui s’exilent en effet en masse aux Antilles au tournant du XVIIe siècle pour fuir les guerres civiles ou la persécution religieuse en Europe), lieux où ces derniers profitent du vide laissé par la grande puissance coloniale des Amériques pour s’y établir à leur compte et y développer des activités de subsistance et/ou de prédation. C’est à cet endroit qu’émerge en particulier la légendaire figure du boucanier, sorte de colon indépendant dont l’activité consiste à chasser les bœufs sauvages de l’île pour en boucaner la viande (dont leur nom qui provient de celui de la claie de bois qui leur servait au fumage de la viande, le boucan). Constituées de marins déserteurs, de naufragés, de colons appauvris, d’anciens engagés, de renégats, d’esclaves en fuite et de flibustiers fatigués de la course, ces communautés autonomes et cosmopolites se multiplieront ainsi dans la partie occidentale de Saint-Domingue et autour de l’île de la Tortue (qui constituent au même moment le principal repaire de flibustiers de la zone Caraïbes – il y a alors d’ailleurs des allers-retours continus des locaux entre flibuste et boucanerie !).
L’île de la Tortue, au large de la côte nord d’Hispaniola, constituera au XVIIe siècle la base, le centre névralgique et le théâtre légendaire de la flibuste caribéenne (dont la réalité historique a pu être immortalisée par des films comme la célèbre franchise des Pirates des Caraïbes). Aux mains des Français au début du siècle, reprise par les Espagnols et cédée aux Anglais puis reprise à nouveau par les Français (en l’occurrence par des marins huguenots), elle servira tout au long du siècle d’escale et de port de ravitaillement privilégié des contrebandiers et corsaires des Caraïbes, qui pullulent alors comme jamais dans la région. De façon générale, jusqu’au début des années 1680, tout l’ouest d’Hispaniola, déserté par les colons espagnols, constituera un intense repaire de flibustiers, qui s’y appuieront sur deux bases principales : l’île de la Tortue sur la côte nord, et l’Île-à-Vache sur la côte sud.
En 1697, à l’occasion du traité de Ryswick(qui mettra fin à la guerre de la Ligue d’Augsbourg), la France obtiendra de l’Espagne la concession de la partie occidentale de Saint-Domingue – où donc les flibustiers de toutes origines mais aussi quelques comptoirs et planteurs français (essentiellement de tabac) avaient prospéré depuis un siècle. Devenue désormais une possession officielle française, les gouverneurs de Saint-Domingue vont y mettre fin aux activités de flibuste et de piraterie (qui migreront notamment vers la région du Panama) et s’employer à la mise en exploitation économique « régulière » de l’île. Cette région (future Haïti) deviendra ainsi, avec la Martinique et la Guadeloupe, l’un des lieux centraux de l’expansion sucrière française (qui verra le royaume devenir premier exportateur mondial de sucre au tournant des années 1720 en particulier grâce à Saint-Domingue) !
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Un développement économique d’une rare intensité dans l’Histoire
À la fin du XVIe siècle, après leur guerre d’indépendance contre l’Espagne et leur conflit avec le Portugal, les Hollandais ne peuvent plus utiliser Lisbonne comme relais commercial. Ils commercent alors pour eux-mêmes et remplacent les Portugais sur les côtes d’Afrique.
Jacques Attali, Les Juifs, le monde et l’argent, p. 354
Arrachée de longue lutte au travers d’une féroce guerre d’usure, l’indépendance hollandaise marque l’entrée des Pays-Bas dans la période la plus remarquable de leur histoire, qui voit ainsi ce petit pays européen s’ériger comme l’une des plus importantes puissances mondiales. Dès le début du XVIIe siècle, durant la guerre avec les gouverneurs espagnols, les territoires des Pays-Bas (et particulièrement ceux des provinces protestantes rebelles) avaient en effet connu un développement économique et commercial considérable, permis par la remarquable concentration de capital financier qui caractérisent alors les grandes villes néerlandaises (tout particulièrement la Hollande et sa capitale Amsterdam, qui ont ainsi vu affluer de toute l’Europe de nombreux protestants persécutés dans leur pays (et séduits par la promesse de tolérance religieuse qu’offrent alors les Provinces-Unies), en même temps que ces dernières attiraient la plupart des plus grandes fortunes des Pays-Bas du sud, ravagés par la guerre…).
En effet, au cours du XVIe siècle, ce sont plus de 30 000 protestants qui quittent Anvers (alors la plus grande place financière d’Europe, ainsi que la capitale de l’industrie de l’imprimerie européenne avec Lyon) pour Amsterdam, amenant avec eux leurs savoir-faire et leur capital financier. Un autre grand événement de l’histoire de l’Europe va également contribuer substantiellement à l’essor des Provinces-Unies : l’expulsion des Juifs de la péninsule ibérique. En effet, en 1492, la même année que la découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb, les Rois catholiques d’Espagne (qui viennent d’achever la Reconquista de la péninsule), décident d’expulser du pays les Juifs (mais aussi les Musulmans) qui refusent toujours de se convertir au catholicisme. Nombre d’entre eux se réfugieront au Portugal, mais en 1497, c’est également au tour de ce pays de les chasser de son sol, peu ou prou pour les mêmes raisons (et sous la pression de son grand voisin espagnol – alors la première puissance du continent !).
La communauté judéo-marrane, puissant moteur du boom économique d’Amsterdam et des Provinces-Unies
Nulle part la prospérité [des Juifs de l’époque moderne] n’était si grande qu’en Hollande et en Angleterre. Ils s’étaient établis dans les Pays-Bas en 1593, Marranes fuyant l’Inquisition espagnole, et de là ils avaient détaché une colonie à Hambourg puis, plus tard, sous Cromwell, en Angleterre, d’où depuis des siècles ils étaient chassés, et où Menassé-ben-Israël les ramena. Les Hollandais, comme les Anglais, gens pratiques et avisés, utilisèrent le génie commercial des Juifs et le firent servir à leur propre enrichissement.
Bernard Lazare, L’Antisémitisme – Son histoire et ses causes, p. 153
Des marranes espagnols célébrant en secret le Seder (le rituel juif de la Pâque) sont surpris par des gardes à l’époque de l’Inquisition. Juifs convertis au catholicisme mais soupçonnés (à tort ou à raison) de pratiquer en secret leur religion, les marranes vont subir pendant près de trois siècles l’Inquisition espagnole et portugaise, et des milliers d’entre eux (souvent les plus socialement aisés) prendront en conséquence le chemin de l’exil. À noter qu’à l’origine terme de mépris (marrano en espagnol ou marrão en portugais désigne le porc), le mot marrane est aujourd’hui utilisé sans aucun sens péjoratif dans l’historiographie.
Si l’événement demeure assez méconnu du grand public, il va avoir un impact considérable sur le destin des nations européennes. En effet, en quelques décennies, on estime que ce serait près de 100 000 Juifs et « crypto-Juifs » (des Juifs ibériques qui s’étaient convertis au catholicisme sous la contrainte et pression institutionnelles mais qui continuaient à pratiquer leur judaïsme en secret et que l’on nommera historiquement les conversos ou les marranes) qui auraient alors quitté la péninsule ibérique, entraînant une diaspora massive qui va à long terme redessiner le visage de l’Europe. Si de nombreux Juifs d’Espagne et du Portugal (dont la descendance forme l’actuelle communauté séfarade) migrent dans les pourtours du bassin méditerranéen, des milliers d’entre eux gagnent également l’Europe du Nord et en particulier la région des Pays-Bas, qui garantissent alors une liberté et une tolérance religieuses relativement uniques en Europe. Apportant avec eux leurs ressources financières et leurs réseaux (nombre d’entre eux sont des marchands et des artisans ou dans l’activité de banque qui leur était alors réservé), cette communauté judéo-marrane va contribuer fondamentalement à l’essor économique et commercial que vont connaître les jeunes Provinces-Unies (actuelle Hollande) au tournant du XVIIe siècle, transformant ce petit pays d’Europe du Nord en la première puissance marchande et navale du monde !
L’Inquisition menée contre les marranes espagnols puis portugais fut d’une violence rappelant le traitement réservé aux hérétiques occitans du XIIIe siècle. Sur les 100 000 à 200 000 Juifs de la péninsule ibérique qui optèrent pour la conversion et demeurèrent sur place, plusieurs milliers furent exécutés par l’Inquisition pour marranisme (réel ou supposé). D’autres sources évoquent plus de 30 000 marranes brûlés vifs et 18 000 brûlés en effigie entre 1480 et 1808 à l’échelle de la Péninsule.
L’installation des juifs en Hollande n’est pas un événement soudain ou miraculeux. Lorsque l’indépendance des Provinces-Unies permit à Amsterdam de supplanter Anvers, de nombreux marchands qui avaient quitté l’Espagne et le Portugal s’y établirent. […] En 1615, à la suite d’un rapport dressé par l’éminent juriste, Hugo Grotius, la communauté juive reçut officiellement le pouvoir civil, sans restrictions majeures, à l’exception de l’interdiction du mariage avec des chrétiens et des critiques contre la foi dominante. Désormais, chaque ville avait le droit de recevoir à sa guise une communauté juive. C’est ainsi que se formèrent les petites communautés de La Haye, Rotterdam, Maarsen et quelques autres. Celle d’Amsterdam était de loin la plus importante.
Cette ville pittoresque se trouvait maintenant au sommet de sa gloire. Le port accueillait des navires qui débarquaient de la marchandise des quatre coins du monde et la déversaient dans ses entrepôts. Le rapide enrichissement de la ville était renforcé par la réputation de tolérance que la Hollande venait d’acquérir. Il ne se passait pas de semaine sans qu’un immigrant nouveau chrétien arrivât de la Péninsule dans l’espoir de s’enrichir, de fuir les rigueurs de l’Inquisition, ou de revenir au sein du judaïsme […] Nombre de ceux qui bénéficièrent du Pardon Général de 1605 au Portugal partirent à la première occasion vers cette nouvelle terre d’accueil [les Provinces-Unies]. Après 1630, les rigueurs de la persécution amplifièrent la vague d’immigration. Ceux qui vivaient comme crypto-juifs dans le port d’Anvers, dorénavant voué à la décadence, partirent pour le port rival et, jetant bas les masques, grossirent les rangs de la communauté juive. En 1617, un informateur dénonçait à l’Inquisition de Lisbonne une centaine de chefs de famille marranes, installés à Amsterdam. Vers le milieu du siècle, la communauté comprenait plus de quatre cents familles, et ce chiffre passe à quatre mille âmes vers la fin du siècle.
La plupart des « nouveaux chrétiens » portugais étaient d’origine castillane : on estime qu’environ 100 000 Juifs de Castille se réfugièrent au Portugal après le décret d’expulsion (décret de l’Alhambra) de 1492, venant ainsi rejoindre les Juifs déjà présents dans le pays. La proportion de Juifs dans la population s’avéra particulièrement élevée (au moins 10 %) puisque le royaume de Portugal ne comptait alors guère plus d’un million d’habitants. Dès 1496-1497, la politique royale du Portugal dut s’aligner sur celle de l’Espagne. Le roi donna aux Juifs le choix entre le baptême et l’exil, mais la plupart furent contraints au baptême. Le nombre de nouveaux convertis augmenta alors massivement. Beaucoup se convertirent en apparence mais continuèrent à pratiquer le judaïsme en secret. Soupçonnés de marranisme, quelque 2000 conversos furent assassinés pendant le massacre de Lisbonne de 1506. Entre le XVIe siècle et le XXe siècle, beaucoup de nouveaux chrétiens portugais conservèrent ainsi leurs rites juifs dans la clandestinité. Toutefois, sans contact avec le reste de la communauté juive et privés de rabbinat, leurs pratiques religieuses finirent par se diluer et par mêler éléments juifs et catholiques (à l’exemple de leur calendrier qui s’est christianisé).
Le groupe contrôlait une grande partie du commerce maritime avec la Péninsule [ibérique], les Indes orientales et occidentales [Antilles et Amériques]. Ils avaient créé des industries importantes et investi de nombreux capitaux. Plus tard, ils contrôlèrent 25 % des parts de la célèbre compagnie [néerlandaise] des Indes orientales. […] La part de leur contribution à l’essor de la ville est difficile à évaluer. Mais il est un fait que la grande période de la prospérité hollandaise coïncide avec celle de l’immigration et de l’activité marranes. Dans l’entrelacs de communautés marranes, la primauté ainsi que la suprématie commerciale s’étaient sans conteste transférées de la ville des lagunes [Venise] à celle des canaux. Le courant d’immigration comprenait des échantillons de toutes les classes et fonctions sociales : savants, professeurs, prêtres, moines, médecins, artisans, marchands, soldats, poètes, hommes d’État. […] Partout dans la rue, on entendait l’espagnol et le portugais, langues officielles de la communauté. Un flot incessant de livres – littéraires, liturgiques, philosophiques, éthiques, scientifiques – rédigés dans ces langues se déversait des pesses d’imprimerie. […] En 1627, Menasseh ben Israël fondait la première imprimerie hébraïque locale, créant ainsi une tradition qui, pendant les deux siècles suivants, allait faire d’Amsterdam le centre de la production de livres juifs. La transition était facile pour les réfugiés récents de la Péninsule qui n’avaient à s’adapter qu’à la différence climatique. […] Plus tard, les « ashkénazes » [Juifs originaires d’Europe de l’Est – Allemagne, Pologne, etc.] finirent par dépasser en nombre les « sépharades », descendants des pionniers marranes, mais ces derniers conservèrent pendant un temps leur supériorité économique et sociale. […] Jusqu’à la seconde moitié du XVIIIe siècle, la ville demeura l’un des principaux pôles d’attraction des réfugiés marranes et un îlot de culture ibérique en plein Nord germanique.
Cecil Roth, Histoire des Marranes(chapitre 9 : la Jérusalem hollandaise), pp. 189-198
Mais d’autres sont encore marchands et préfèrent spéculer non plus sur les idées, mais sur les devises : de Pinto, del Monte, Suasso, Bueno de Mesquita organisent des prêts aux gouvernements en jonglant sur les taux d’intérêt et les taux de change. Il n’est pas rare qu’un banquier emprunte à 3% en Hollande pour prêter à 7% en Angleterre. À la Bourse, le jeu sur les actions devient très sophistiqué ; il mobilise déjà près de quatre mille cinq cents « joueurs », dont cinq cents Juifs. Les marchands juifs ressortent le livre écrit en 1556 à Pise, dans lequel rabbi Yehiel Nissim mettait en garde contre la spéculation sans création de richesses. En 1688, un curieux financier juif, Joseph de la Vega, fait paraître à Amsterdam, sous le titre Confusión de confusiones, le premier traité jamais écrit sur les marchés boursiers, mettant lui aussi en garde contre les spéculations stériles : « On a vendu à terme du hareng avant qu’il n’ait été attrapé, des blés avant qu’ils n’aient poussé, et d’autres marchandises espérées du Nouveau encore, Monde ». Amsterdam est devenu le temple de la spéculation, le lieu de formation des « bulles » financières. […]
Comme la communauté se construit une magnifique synagogue, la ville en vient à exagérer la richesse des Juifs. […] En fait, la fortune des Juifs est plus apparente que réelle. En 1674, seulement 250 Juifs portugais sur 2 500 sont imposables ; et seulement trois Juifs ashkénazes sur 2 500 sont recensés comme employeurs. […] À la mort en 1702 de Guillaume III – le stadhouder devenu roi d’Angleterre en 1689 –, quelque vingt mille Juifs vivent à Amsterdam, moitié séfarades, moitié ashkénazes. En 1743, un document fort intéressant recense minutieusement les métiers qu’ils exercent : ils travaillent pour l’essentiel dans la finance et le courtage, rarement dans le commerce, plus rarement encore dans l’artisanat. […] À la Bourse d’Amsterdam, les Juifs ont maintenant leurs emplacements réservés, leurs cafés ; le commerce de titres devient même une spécialité juive. […] Au milieu du siècle, les Juifs ashkénazes sont encore beaucoup plus pauvres que les séfarades. […] Mais les séfarades aussi déclinent. Le commerce du sucre et ses raffineries, le négoce de pierres précieuses et les ateliers de polissage des diamants dépérissent ; seuls ceux qui ont réussi à se reconvertir dans le commerce de titres maintiennent leur rang et participent à la modernisation de la société hollandaise. Mais ils ont oublié les leçons de prudence énoncées par Yehiel Nissim à Pise il y a deux siècles, et par Joseph de la Vega à Amsterdam il y a un siècle : pas de spéculation sans création de richesses économiques réelles. Les marchands « portugais » reçoivent le coup de grâce le 25 juillet 1763 : après la guerre de Sept Ans, l’une des plus grosses banques chrétiennes fait faillite par suite d’une mauvaise spéculation boursière, entraînant avec elle la banque juive Joseph Arendt & Co., puis d’autres. En octobre, neuf banquiers « portugais » d’Amsterdam adressent une requête au tribunal de la ville demandant l’indulgence dans l’application de la loi sur les lettres de change. Refus : tous sont acculés à la banqueroute. Joseph Arendt s’enfuit. L’année suivante, quarante et un banquiers (dont trente-six Juifs) établissent de nouvelles règles de bourse pour éviter de tels excès. Mais la leçon n’a pas servi : les spéculations reprennent en 1773, une seconde crise, partie cette fois de Londres, entraîne la faillite de la Compagnie anglaise des Indes orientales dans laquelle des séfarades hollandais ont beaucoup investi. Protégeant d’abord ses propres banquiers, la Banque d’Angleterre refuse d’escompter les lettres de change tirées sur la place d’Amsterdam. Tout le monde s’en trouve ruiné. La communauté juive d’Amsterdam décline maintenant, avec la ville surtout les séfarades. Cette année-là, le même Isaac de Pinto, devenu responsable de la communauté hollandaise, propose, pour rattraper les affaires perdues, d’abolir le shabbat et les jours fériés. Il ajoute dans un texte magnifique : « Notre nation [juive portugaise] s’appauvrit chaque année, nos maisons commerciales sont touchées, plusieurs sont en faillite ; d’autres montrent un luxe et une extravagance extrêmes. La classe moyenne est très prudente. Le commerce des actions dans lequel nos hommes les plus importants sont engagés tout entiers est un désastre. Au total, la nation juive portugaise a connu son été et approche de son hiver, tandis que les Allemands les plus pauvres se précipitent ici, méprisés par nous, en réalité plus travailleurs que nous, ayant dépassé leur hiver et voyant devant eux un avenir prospère. Nous tombons. Ils montent… » Ils « montent », mais ne restent pas, car les ashkenazes voient se dessiner leur avenir ailleurs : en Angleterre, ils partent en masse. […]
Jacques Attali, Les Juifs, le monde et l’argent : Histoire économique du peuple juif, pp. 307-308
Entre la découverte du Nouveau Monde et l’expulsion des Juifs d’Espagne puis du Portugal, l’année 1492 marque peut-être décidément le grand tournant de l’histoire européenne, et indéniablement le début de l’ère moderne. Sur les 300 000 Juifs que comptaient environ la péninsule ibérique à l’époque, ce serait d’un tiers à la moitié qui, refusant de se convertir, auraient fui l’Espagne et le Portugal pour le reste de l’Europe (mais aussi l’Afrique du Nord et l’Empire ottoman, où des descendants de ces communautés sépharades demeurent toujours aujourd’hui). Durant les décennies qui suivront, un certain nombre d’entre eux gagnera également le Nouveau Monde, en particulier les colonies hollandaises du Brésil et de la Nouvelle-Néerlande, fondant des villes amenées à une certaine postérité comme la Nouvelle-Amsterdam – future New York (ils joueront d’ailleurs au Brésil comme en Amérique du Nord un rôle moteur dans le développement des plantations de sucre et de tabac et leur commerce avec l’Europe). S’ils ne seront que quelques milliers à s’établir aux Pays-Bas, les Juifs séfarades et surtout les marranes (les deux se confondent car de nombreux marranes reviendront au judaïsme) y constitueront les acteurs-clés de la révolution économique qui allait conduire au Siècle d’or néerlandais. Sur les 8 000 Juifs hollandais vivant aux Pays-bas au Siècle d’or, 6 000 sont ainsi basés à Amsterdam – dont seulement une centaine ne sont pas séfarades. Ces derniers baptiseront d’ailleurs la ville leur « Nouvelle-Jérusalem » (comme en témoigne à droite la grande synagogue portugaise de la capitale hollandaise, qui constitue au XVIIe siècle la plus grande synagogue au monde !).Le flot régulier de réfugiés (apportant avec eux talents et réseaux d’affaires), des Juifs espagnols et portugais aux huguenots français, et la prospérité induite, bénéficieront d’abord aux villes néerlandaises, dont elles alimenteront la croissance exceptionnelle. Entre 1622 et la fin du siècle, Amsterdam passe ainsi de cent à deux cent mille habitants, Rotterdam de vingt à quatre-vingt mille, et La Haye de seize à cinquante mille. Cet essor s’accompagnera en outre d’un urbanisme précurseur : à Amsterdam (vu ci-dessus en 1652), l’espace urbain va ainsi s’étendre de façon concentrique, en s’appuyant sur les quatre grands canaux de la ville (comme celui de Leiden, à droite).
Refuge majeur de ceux qui fuient les guerres et les persécutions religieuses, Amsterdam accueille alors protestants français et anversois, Juifs séfarades et ashkénazes. Vers 1660, le tiers de la population, soit cent cinquante mille personnes, est d’ascendance étrangère !
Jacques Attali, Les Juifs, le monde et l’argent : Histoire économique du peuple juif, p. 305
La croissance urbaine spectaculaire d’Amsterdam au XVIIe siècle témoigne presque à elle seule du formidable essor économique que connaissent alors les Provinces-Unies. Le grand quartier de canaux en forme de demi-cercle qui englobe la vieille ville (un aménagement pionnier de l’urbanisme moderne !), date ainsi de cette époque.
Alors même que les Pays-Bas ne disposent d’aucune matière première (et que leur production agricole demeure parallèlement insignifiante), la concentration des ressources économiques et financières (favorisée aussi par la densité ainsi que par le taux d’urbanisation élevés de la population) permettent alors aux Néerlandais d’engager toute une série d’innovations (fondation de la bourse d’Amsterdam, création de banques publiques d’investissement,…), qui peuvent être vues d’aujourd’hui comme l’acte de naissance du capitalisme moderne.
Cette époque marque la naissance du capitalisme dit moderne, avec la création de la Compagnie des Indes orientales (1602), de la Banque d’Amsterdam (1609), de la Bourse (1601), c’est-à-dire le début d’une grande plateforme financière en Europe du Nord qui va plus tard se délocaliser à la City de Londres. Elle marque aussi l’avènement d’un certain internationalisme financier ayant auparavant créé par subversion un État indépendant (qui va être en fait un État largement dominé par la Bourse d’Amsterdam mais qui va tenir pour quelques décennies le commerce du monde) […].
Jean-Maxime Corneille, « Cinq siècles de subversion internationaliste », article paru initialement dans la revue n°8 (décembre 2023) du magazine Géopolitique Profonde, p. 7
On ne saurait rappeler assez combien l’afflux de ressources extérieures fut décisif à la « révolution économique hollandaise ». Les immigrés juifs et protestants forment ainsi la majorité des 320 actionnaires de la Banque d’Amsterdam, fondée en 1609 (dont le bâtiment figure au centre du tableau de droite), et jusqu’à 80% de la population de villes comme Middelbourg ou Leyde, nouvelle capitale européenne de l’imprimerie (qui prend alors le relai d’Anvers). Parmi les premiers actionnaires de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (dont l’on peut voir le siège à Amsterdam sur le tableau de gauche), fondée en 1602, 38% ont fui les guerres de religion. Sa création a nécessité un capital de 6,5 millions de florins, l’équivalent de 64 tonnes d’or (c’est-à-dire dix fois plus que la Compagnie anglaise des Indes orientales, fondée quatre ans plus tôt… !).Après avoir développée dans les années 1590 une myriade de petites compagnies (qui rencontraient l’important problème de se faire concurrence entre elles), les marchands hollandais fondent ensemble le 20 mars 1602 la « Verenigde Oost Indische Compagnie » (VOC ou Compagnie néerlandaise des Indes Orientales), dont l’objectif est de développer le commerce avec les Indes orientales (notamment celui des épices, le plus rentable à l’époque). Recevant le monopole du commerce de l’Extrême-Orient (c’est-à-dire de l’immense zone située entre l’est du cap de Bonne-Espérance et l’ouest du cap Horn), la nouvelle compagnie dispose également du droit de faire la paix et la guerre, de conclure des alliances, de procéder à des occupations de territoires, d’y bâtir des forts et d’y lever des troupes.De conquête en conquête, la VOC va ainsi créer, en l’espace de quelques décennies, ce qui deviendra le deuxième plus important empire colonial de l’Histoire du monde après l’Empire britannique (en termes de richesses rapportées à la production mondiale de l’époque) ! Devenue la plaque tournante du fructueux commerce des épices, Amsterdam devient alors l’épicentre mondial du capitalisme naissant, et voit sa Bourse des valeurs prendre le pas sur celle historique d’Anvers (la « Bourse » tirant au passage son nom d’un marchand brugeois : van der Bursen).
L’Empire néerlandais : une superpuissance commerciale et mondiale
La puissance néerlandaise reposait sur les comptoirs de la côte de Malabar et de Coromandel (comme Négapatam), Ceylan, les archipels de la Sonde et des Moluques, ces « grands et solides établissements » de la Verenigde Oost Indische Compagnie [VOC] qui, du Cap à Batavia, balisaient et encadraient l’océan Indien.
François Ternat, Partager le monde : Rivalités impériales franco-britanniques (1748-1756), p. 80
Accompagnant l’essor de la Compagnie des Indes orientales, fondée en 1602 (la première société par action de l’Histoire !), ces innovations permettent un développement considérable de la Marine (militaire et marchande) néerlandaise. Grâce à celle-ci, et en à peine quelques décennies, les Néerlandais fondent un prospère réseau de comptoirs en Asie du Sud-Est (particulièrement dans les territoires de l’actuelle Indonésie, où ils fondent Batavia – future Djakarta), et établissent également des colonies en Amérique du Nord (notamment dans la région de la Nouvelle-Amsterdam – future New-York) ainsi que dans les Antilles.
La Nouvelle-Néerlande et l’Iroquoisie en 1655. Cela est quelque peu oublié aujourd’hui, mais ce sont les Hollandais qui fondèrent la future New-York, dans une baie déjà découverte un siècle auparavant par un navigateur italien, lui-même en mission d’exploration pour le compte de la… France (la Nouvelle-Amsterdam avait à ce titre d’abord été baptisée « Nouvelle-Angoulême » en l’honneur du roi François Ier !). Ce seront également les Hollandais qui, avant les Britanniques, noueront des alliances avec les Nations Iroquoises (un ensemble de peuples amérindiens établis entre la côte et les Grands Lacs), et qui les armeront dans leurs guerres contre les Français du Saint-Laurent (leurs meilleurs et plus constants ennemis…) !
Batavia (à gauche) et la Nouvelle-Amsterdam (à droite) : deux capitales outremer (et promises à un bel avenir) symbolisant la toute puissance coloniale et maritime des Provinces-Unies du XVIIe siècle ! Joyau des Indes orientales néerlandaises, le comptoir de Batavia va bientôt s’imposer comme le principal carrefour marchand de la région et même l’un sinon le plus grand centre commercial et militaire d’Extrême-Orient, doté d’un immense arsenal (qui permet aux Hollandais d’entretenir et de réparer sur place ses navires marchands) ainsi que d’une garnison de plusieurs milliers de soldats ! Leur prospère colonie de Batavia et plus globalement des Indes orientales néerlandaises (qui correspond à l’Indonésie moderne) servira de surcroît aux Hollandais de tremplin vers le Japon et la Chine, avec lesquels ils développeront également un profitable commerce.Dans les pas des Portugais qui furent, une fois n’est pas coutume, les premiers à s’y implanter, les Hollandais établissent en effet des comptoirs jusqu’au Japon (alors très isolationniste et fermé aux Occidentaux) ainsi que sur l’île de Taïwan pour le commerce avec la Chine (qui constitue alors, rappelons-le, la puissance la plus riche et la première économie intérieure du monde !). Durant plus de deux siècles – et parce qu’ils ne cherchaient pas à « conquérir les âmes » – les Hollandais furent ainsi les seuls Occidentaux présents sur l’archipel japonais (en l’occurrence à Deshima, près de Nagasaki), où la VOC avait le privilège d’expédier deux navires annuellement et où les Hollandais échangeaient des objets ou produits manufacturés (lunettes, montres, armes à feu,…) contre de la porcelaine. Du côté du commerce avec la Chine, après avoir été refoulé de Macao (portugais), le comptoir établi à Formose (actuelle Taïwan) va permettre aux Hollandais d’acheminer en Europe des millions de porcelaines chinoises, ainsi qu’un nouveau produit encore inconnu des Occidentaux et qui va rapidement gagner en popularité au sein du Vieux Continent : le thé (dont la première cargaison arrivera ainsi à Amsterdam en 1610 !). La présence portugaise à Formose jouera en outre un grand rôle dans la connaissance de « l’Empire du Milieu » par les Occidentaux et dans le développement des échanges culturels et scientifiques avec ce dernier (en particulier au travers des Jésuites qui réaliseront là-bas une grande épopée missionnaire).Inde, Indonésie, Chine, Japon, Afrique du Sud, Amérique du Nord, Antilles,… : à vrai dire, les Provinces-Unies du XVIIe siècle sont partout ! Elles fondent la colonie du Cap (à gauche – et dont la ville moderne a conservé le nom) à la pointe sud de l’Afrique, chemin de passage obligé et point de contrôle stratégique de la route des Indes orientales… (dont les Hollandais ont d’ailleurs révolutionné l’accès, en fondant une nouvelle route maritime droit à travers l’océan indien qui permet d’en réduire de six mois le trajet !) Dans les pas des Espagnols, les Hollandais s’établissent également dans les Petites Antilles, notamment dans les actuelles îles Vierges britanniques, où ils fondent la colonie de Christiansted (à droite), qui portent toujours aujourd’hui ce nom !Dans les années 1630 (et de l’autre côté du monde !), après avoir été les premiers marins de l’Histoire à capturer tout entier un convoi de la flotte des Indes espagnole (les fameux galions qui ramenaient annuellement d’Amérique en Europe des tonnes de métaux précieux et de marchandises coloniales !), les Hollandais raflent aux Portugais leur lucrative colonie du Brésil, alors première productrice mondiale de sucre. Ils y fonderont une éphémère Nouvelle-Hollande brésilienne, dont la capitale, Maurisstad, abritera une importante communauté judéo-marrane qui s’exilera ensuite à la Nouvelle-Amsterdam lors de la reconquête du Brésil par les Portugais (la ville abrite d’ailleurs la plus ancienne synagogue du continent américain !).
La première mondialisation […] sera conduite par des Ibériques, Espagnols et Portugais, dans les domaines aussi bien politiques qu’économiques et culturels, ce qui leur permettra d’imprimer des marques indélébiles sur de larges parties du monde. […] Lorsqu’enfin Richelieu puis Colbert tentèrent de sortir le royaume des horizons purement européens pour l’insérer dans des grands circuits économiques mondiaux, il était bien tard et les positions stratégiques et commerciales les meilleures se trouvaient occupées car deux nouvelles nations aux ambitions planétaires étaient apparues : l’Angleterre et les Pays-Bas. […] Les Portugais constituèrent très vite un système de points d’appui aux Açores, au Brésil à Bahia et à Rio de Janeiro, au Mozambique et aux Indes dès le début du XVIe siècle, à Goa en 1510, à Malacca, à Macao. Les Espagnols firent de même à La Havane, Vera Cruz, Acapulco, Manille. Toutes bases capables de construire des navires et d’entretenir des escadres en opérations lointaines. Cet exemple fut dangereusement suivi par l’Angleterre installée dès le XVIIe siècle aux Antilles à la Barbade et à la Jamaïque, en Amérique du Nord à Halifax et Boston, aux Indes à Bombay et plus tard dans ces positions stratégiques essentielles que furent Gibraltar, Malte, Aden, Le Cap, Singapour. Quant aux Hollandais, ils étaient solidement établis à Curaçao aux Antilles, à Colombo dans l’Océan Indien et à Batavia, centre principal de leur puissance commerciale axée pour une large part sur le monopole des épices.
Étienne Taillemite, « Les Français et la mer », synthèse de la conférence donnée aux Mardis de la mer organisés par l’institut catholique de Paris le 15 novembre 2005
Mais plus que n’importe lesquelles de ces colonies et comptoirs de par le monde, ce sont les établissements de la Compagnie des Indes orientales (VOC), implantés des Indes à l’Insulinde en passant par les Moluques, qui alimenteront la prospérité des Provinces-Unies du XVIIe siècle. Cette position prédominante du petit pays européen sur le commerce des épices indiennes, couplée à la quasi-hégémonie qu’occupent les compagnies et sociétés hollandaises sur un grand commerce maritime également en plein boom, va néanmoins finir par lui attirer l’hostilité des autres grandes puissances maritimes du Vieux Continent, en premier lieu l’Angleterre élisabéthaine puis stuartienne ainsi que la France du Roi-Soleil (qui ambitionnent toutes deux de se tailler elles aussi leur part des formidables richesses du « Nouveau Monde » et qui finissent par partir à leur tour – bien que le plus tardivement – à la conquête des mers… !).
Ainsi, pendant que la plupart des grandes puissances européennes (Saint-Empire, Angleterre, France,…) sont dévastées par les guerres de religion, ou empêtrées dans de sérieuses difficultés économiques (Espagne – très endettée et en proie à d’importants soucis monétaires..), les Provinces-Unies accroissent et projettent leur puissance maritime aux quatre coins du globe. En plus de dominer le commerce des épices et des produits de luxe (soie, porcelaine) issus des Indes et de Chine, la Marine hollandaise (considérée peu ou prou comme « neutre » à l’époque), devient également au XVIIe siècle le transporteur commercial du monde entier, de nombreux colons et compagnies étrangères passant en effet par elle pour exporter les richesses produites depuis le Nouveau Monde (coton, tabac, sucre, café, cacao,…).
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Les Provinces-Unies au Siècle d’or : le pays le plus « développé » d’Europe
Le flux considérable de matières premières dans les ports hollandais, ainsi que la domination des marchés commerciaux mondiaux (Amsterdam constituant alors la première place marchande du continent), permettent aux Provinces-Unies de renforcer en parallèle leur agriculture et leur industrie de transformation (particulièrement textile). Témoins vivants de cette prospérité inédite de l’Histoire mondiale, les habitants des Pays-Bas bénéficient à cette époque des salaires les plus élevés d’Europe, quand la richesse industrielle et commerciale exceptionnelle du pays s’y traduit aussi déjà précocement par l’existence d’une véritable classe moyenne (allant des artisans et marchands aux ouvriers qualifiés et paysans indépendants) :
Le peuple néerlandais était sans doute le mieux nourri d’Europe et l’extrême misère plus rare qu’ailleurs. La variété du régime alimentaire était étonnante : du pain, bien sûr, peu de viande mais du poisson, des légumes et des laitages. Mieux alimenté, le Néerlandais s’avérait plus résistant que ses contemporains aux fléaux des épidémies qui ravagèrent l’Allemagne pendant la guerre de Trente Ans et l’Angleterre dans les années 1660. C’est pourquoi la population crût sensiblement à une époque où l’Ancien Régime démographique équilibrait ailleurs les naissances et les décès.
Christophe de Voogd, cité par Michael North dans son « Histoire des Pays-Bas »
La mappemonde de Frederik de Wit, publiée en 1662 (c’est-à-dire à l’apogée du siècle d’or des Pays-Bas) par la plus grande maison d’édition géographique de l’époque, symbolise la prépondérance économique, scientifique, culturelle et artistique du pays, parvenu au rang de grande puissance (et qui domine la cartographie elle-même…).
Cette remarquable prospérité économique s’accompagne d’une effervescence dans le domaine des arts, de la culture et des sciences, qui attire aussi aux Pays-Bas néerlandais tout au long du XVIIe siècle d’innombrables intellectuels et artistes. Grâce à une politique civile également en avance sur son temps (développement des droits civiques, tolérance religieuse, alphabétisation de masse, liberté de recherche et d’enseignement,…), le pays voit ainsi affluer de toute l’Europe penseurs, peintres et savants. Un rayonnement culturel qui concoure à faire des Provinces-Unies, en plus de la plus grande puissance économique et commerciale de l’époque, l’un des plus grands centres de production artistique et d’émulation scientifique de son temps (notamment en matière d’optique, de géographie, de cartographie et de peinture – pour laquelle le XVIIe siècle restera dans l’Histoire comme celui de l’âge d’or de la peinture hollandaise !).
En 1672, les Provinces-Unies sont une véritable thalassocratie.Elles ont l’économie la plus avancée au monde, le niveau de vie le plus élevé d’Europe, le meilleur système de transport en commun avant le chemin de fer, le tissu urbain le plus serré du monde. En outre, on ne trouvait dans aucun autre pays d’Europe la même liberté et la même tolérance. Refuge de Descartes et des aïeux de Spinoza, patrie du télescope, du microscope, du chronomètre et des lentilles optiques, de Grotius, de Huygens, de Rembrandt et de Vermeer, les Provinces-Unies caracolent en tête de l’Europe en de nombreux domaines : commerciaux, maritimes, scientifiques, artistiques, picturaux (paysages et « marines »), culturels (« incroyables gazettes », livres, imprimerie) … Tout cela est dû non à leur poids démographique (les Provinces-Unies sont dix fois moins peuplé que la France), mais à leur empire commercial et colonial, qui s’étend à l’échelle mondiale : Méditerranée, Baltique, relations Europe du Nord/Europe du Sud, Indes orientales et occidentales.
Michel Vergé-Franceschi, La marine française au XVIIIe siècle, p. 34
L’effondrement de la superpuissance hollandaise
Le déclin, toutefois, sera aussi rapide que brutal. Entre son immense empire colonial, sa suprématie navale et sa domination du commerce mondial, c’est peu dire en effet que la puissance néerlandaise fait des jaloux, beaucoup de jaloux. Si l’écroulement de la puissance espagnole (jusqu’alors première puissance maritime mondiale) après la guerre de Trente Ans a permis aux Néerlandais de développer leur puissance navale et de régner sur les océans durant toute la seconde moitié du XVIIe siècle, d’autres puissances maritimes émergentes (tout particulièrement l’Angleterre mais également la France de Louis XIV) ne tolèrent plus la mainmise démesurée des Néerlandais sur les échanges commerciaux internationaux.
Zoom sur : la flotte néerlandaise, la première du monde au XVIIe siècle
La Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC) – et dans une moindre mesure celle des Indes occidentales – constituera le grand instrument commercial de la conquête hollandaise du monde, et de l’Empire marchand que ces derniers constitueront en seulement une poignée de décennies. Ayant raflé aux Portugais le contrôle des routes commerciales de l’océan Indien (et notamment celles du juteux commerce des épices), la VOC connaîtra une prospérité inouïe, qui participera de beaucoup à la fortune des marchands et à l’essor des cités hollandaises.
Grâce à l’essor de sa Compagnie des Indes (VOC) et plus globalement du trafic maritime international, au XVIIe siècle, les Néerlandais dominent les mers. De 1588 jusque vers 1650, ils auront été des précurseurs : une bonne partie de l’empire portugais tombe entre leurs mains, et les Hollandais fondent alors les premières grandes compagnies maritimes et augmentent la charge utile des navires. L’industrialisation de la construction navale aux Pays-Bas et la production de navires marchands en série font en outre en quelques décennies de la flotte néerlandaise la première du monde. Vers 1650, on estime ainsi que les Hollandais disposent de 16 000 bâtiments (contre 4 000 anglais et 500 français) ! Des navires qu’ils n’hésitent pas à rentabiliser tant à l’exportation qu’à l’importation, et qui deviennent les transporteurs d’une grande partie des marchandises qui transitent entre l’Ancien et le Nouveau Monde.
Des navires hollandais croisant dans les eaux du vaste monde. Hors navires de guerre, la plupart de la flotte marchande néerlandaise est constituée de flûtes – l’équivalent du porte-conteneurs d’aujourd’hui.
Inventée aux Pays-Bas à la fin du XVIe siècle, la flûte est la « bête de somme » de cette prospérité commerciale néerlandaise (dont elle constitue l’essentiel de la flotte). Ce navire (le plus emblématique de la marine de l’époque), grâce à ses formes trapues et particulièrement marines, est en effet capable d’affronter les mers les plus dures, la mer du Nord comme l’océan Pacifique. « Navire rond » aussi bien à l’avant qu’à l’arrière (afin d’avoir une capacité de charge maximale), la flûte est fondamentalement un navire transporteur, qui bénéficie de plus d’un faible tirant d’eau (car conçue au départ pour sortir des ports néerlandais où les hauts fonds sableux sont nombreux). Outre sa construction rustique et facilitée par l’invention de la scierie à vent, la flûte se manœuvre facilement et est très économe en équipage, à tonnage égal, comparée à ses concurrents maritimes. De tous les ports et de toutes les mers, ce moyen de transport aura ainsi profondément marqué l’histoire économique de l’Europe au XVIIe siècle !
À cette époque en effet, la flûte, quelle que soit la nationalité de son armateur, est le navire commercial le plus présent dans les ports européens, dans le cadre d’un commerce de cabotage à l’échelle de tout le continent (le transport de marchandises par mer étant alors bien plus rapide et économique que les voies d’eau intérieures et a fortiori la route). La robustesse du navire lui permet d’embarquer aisément une vingtaine de canons lors des voyages dans les zones à risque comme la Méditerranée (victimes des raids des « Barbaresques »), les Antilles (où les pirates pullulent) et l’océan Indien (contre les concurrents portugais et anglais ou pour négocier en position de force face à un prince indigène).
Véritable navire « multi-usages », la flûte néerlandaise est d’ailleurs assez rapidement copiée par les voisins allemands (fleute) et anglais (fly-boat), avec des variantes selon les besoins. AInsi, dans les mers boréales, on croise des flûtes baleinières ayant une coque renforcée à l’avant contre les icebergs et disposant d’engins de levage pour les cétacés capturés ! Les Français les utiliseront surtout au XVIIIe siècle dans le théâtre indien comme navires de transport et vaisseaux de guerre d’appoint des flottes de la Compagnie des Indes, pour pallier au manque de déploiement de la Marine royale dans ces théâtres éloignés de la guerre des mers (concernant ces navires hybrides mi-bâtiment marchand, mi-navire de guerre et de transports de troupes, on dira alors d’eux qu’ils sont « armés en flûte »).
Tant par la caractéristique de leurs navires, leur armement en artillerie, l’importance des équipages nécessités par de longs voyages en Extrême-Orient et dans l’Océan Indien, que par les exigences imposées à leurs États-majors, les navires de la Compagnie des Indes se rapprochent des vaisseaux de la marine royale.
JEAN MEYER ET JEAN BÉRANGER, LA FRANCE DANS LE MONDE AU XVIIIE SIÈCLE, pp. 295-296
Entre 1652 et 1674, bien que jusque-là alliés européens historiques (notamment contre l’hégémonie continentale espagnole puis française), l’Angleterre et les Provinces-Unies s’affrontent dans une série de trois guerres navales. Une triple guerre qui va ainsi affaiblir considérablement la puissance néerlandaise, et voir la Grande-Bretagne (qui a dans le même temps considérablement investi dans sa Royal Navy) s’affirmer comme la nouvelle puissance navale dominante en Europe du Nord (et bientôt dans les mers et océans du monde entier). Parallèlement, en s’alliant avec l’Autriche au détriment de la France (qui l’avait pourtant soutenu dans sa guerre d’indépendance contre les Espagnols), les Provinces-Unies s’attirent en outre au début des années 1670 un autre puissant ennemi : le jeune Louis XIV.
Alors à la tête de la première armée d’Europe, le grand monarque absolu français est en effet, en ce début de règne, éminemment désireux de repousser et de consolider ses frontières nord et est, vers le Rhin et les Pays-Bas espagnols (sur lequel son royaume a depuis longtemps des vues). Soucieux du développement économique et de la grandeur de son État, le jeune roi de France, poussé et accompagné dans cette démarche par son brillant Colbert (secrétaire d’État à la Marine de 1661 à 1683), souhaite en outre faire entrer son royaume dans le concert des grandes puissances maritimes, entre l’ambitieuse Angleterre (et sa Royal Navy jadis fondée par Henri VIII) d’une part, et les prospères Provinces-Unies d’autre part – dernières dont il s’agit également de briser l’emprise économique internationale. La France du début du règne de Louis XIV souhaite en effet s’attaquer à la redoutable concurrence que constituent les Hollandais, aussi bien sur le plan intérieur (pour les marchands et fabricants français) que sur le plan maritime, pour les colonies royales que fondent alors le souverain en Amérique du Nord (Nouvelle-France) et aux Antilles (Guadeloupe, Martinique,…). Enfin – et pour ne rien arranger, le rayonnement protestant des Pays-Bas déplait profondément au fervent défenseur de la cause catholique que constitue le roi de France, et qu’il entend incarner en Europe…
Les relations entre la France et les Provinces-Unies ne font que se détériorer au cours du XVIIe siècle, a fortiori avec les nouvelles ambitions commerciales affichées sous la houlette de Colbert (1619-1683). Certes, l’hostilité commune contre l’Espagne a justifié la conclusion d’alliances, mais de circonstance. Craignant de voir l’hégémonie de Madrid remplacée par une autre, les Provinces-Unies ne cessent d’œuvrer au cours de la guerre de Dévolution pour empêcher une expansion excessive de la France. Dans ses Mémoires – rédigés par Pellisson sous le regard du roi, qui a apporté des corrections –, Louis XIV insiste particulièrement sur les manœuvres néerlandaises contre ses conquêtes : « Les Hollandais (…) s’efforcèrent de m’engager à ne rien conquérir près de leurs frontières ; mais je leur refusai précisément ce point ». De fait, il considère leur médiation comme une marque d’insolence envers sa puissance et ses droits territoriaux. […] Dès 1669, Louis XIV opère une politique d’isolement des Provinces-Unies et de préparation de la guerre à venir. Il mène des démarches pour s’allier à l’électorat de Brandebourg – qui se tourne finalement… vers La Haye –, et surtout à l’Angleterre et à la Suède. La France s’assure également de la neutralité de l’empereur du Saint-Empire Léopold Ier (1640-1705). La guerre pourrait éclater dès l’été 1671, mais les opérations sont repoussées au printemps 1672, notamment pour s’assurer de la fiabilité des fortifications aux frontières du royaume.
Extrait du magazine Guerres & Histoire n°61, dossier « La guerre de Hollande », p. 63
En 1672, pour la première (mais non la dernière) fois, Louis XIV franchit le Rhin, et ses armées déferlent sur les Pays-Bas, où elles balaient les troupes coalisées de la Quadruple-Alliance (Provinces-Unies, Saint-Empire, Brandebourg et Monarchie espagnole), y faisant tomber les places fortes les unes après les autres (que Vauban s’empressera par la suite de fortifier, parachevant ainsi la constitution de son célèbre « Pré Carré » !).
En 1672, débute ainsi la « guerre de Hollande » : la France envahit les Pays-Bas, avant de s’enliser dans des années de chasse-poursuite avec ses ennemis entre les régions rhénanes et les Provinces-Unies (dont l’invasion française traumatise durablement la population néerlandaise). Ce premier grand conflit sera suivi de plusieurs autres longues guerres continentales (guerre des Réunions, guerre de la Ligue d’Augsbourg, guerre de Succession d’Espagne,…), qui s’égraineront tout au long du règne de Louis XIV, et atteindront également des dimensions maritimes inédites.
Une superbe carte récapitulative de la guerre de Hollande réalisée dans le cadre d’un dossier du n°61 du magazine Guerres & Histoire. Elle illustre bien combien la sécurisation de la frontière nord-est de la France aura, de façon générale, constituée l’une des obsessions et priorités du Roi-Soleil…
En cette fin de XVIIe siècle, mer et colonies sont en effet devenues un important enjeu et terrain de rivalité entre les puissances européennes. Par la guerre de Hollande (1672-1678), Louis XIV entend ainsi briser le commerce maritime hollandais, n’hésitant pas à cette fin à s’allier avec la marine anglaise. Une alliance entre les deux puissances maritimes émergentes (et futures grandes puissances dominantes et rivales du siècle suivant) qui, par la maîtrise des mers inédite qu’elle leur offre, leur permet sinon d’étouffer, au moins d’amorcer sérieusement le déclin de la puissance hollandaise (au moment où, de façon concomitante, ces mêmes guerres témoignent du grand déclin de la marine espagnole, tandis même que la montée en puissance de la marine française et sa nouvelle maîtrise de la Méditerranée inquiète aussitôt et lui aliène toute l’Europe…).
Auréolé des succès récents et ininterrompus de ses armées depuis 1658, Louis XIV compte imposer la France comme l’arbitre de l’Europe, afin de parachever la politique de remontée en puissance entamée sous le règne de Louis XIII et le ministériat de Richelieu. […]
Après sept ans de conflit, la France sort grande gagnante et consolide ses frontières. Au nord, l’obtention de places fortes (Cassel, Ypres, Cambrai, Condé, Maubeuge, Valenciennes) met enfin Paris à l’abri. À l’est, la France annexe la Franche-Comté et poursuit l’occupation de la Lorraine (restituée à Léopold, fils de Charles V, en 1697). Cela facilite dans les années qui suivent la « politique des réunions ». Louis XIV gagne enfin quelques îles dans les Caraïbes : Tobago, Trinidad, plus Saint-Vincent, Dominique et Sainte-Lucie, concédées par Londres.
La guerre de Hollande, au final, consacre plus l’hégémonie de la France qu’elle n’en fait l’arbitre de l’Europe. Car Louis XIV, plutôt que de jouer l’apaisement, reprend ses agressions après 1679, dont les points d’orgue sont l’annexion sans combat de Strasbourg en 1681 et le siège de Luxembourg en 1684. Et les guerres de coalition reprennent dans la foulée… […]
Extrait du magazine Guerres & Histoire n°61, dossier « La guerre de Hollande », pp. 64-69
Sous le règne de Louis XIV, apogée du « Grand Siècle français », l’armée française est le véritable rouleau compresseur de l’Europe. Durant la guerre de Hollande, ce seront jusqu’à 320 000 soldats qui se trouveront sous les armes, un record pour l’époque ! Au-delà du poids du nombre, l’armée de terre française est alors l’une des mieux équipées et organisées du Continent (à droite, on peut voir le régiment de Picardie vers 1680 reconstitué par le magazine Guerres & Histoire). C’est ce qui explique que durant la guerre de la Ligue d’Ausbourg – qui suit celle de Hollande, la France pourra tenir tête à elle seule à presque l’ensemble de ses grands voisins réunis (Autriche, Espagne, Angleterre, Pays-Bas,… qui ont finis par se coaliser pour mettre un stop à l’expansionnisme et au bellicisme louis-quatorziens).
Zoom sur : quand la crise européenne du numéraire ruinait l’économie et le commerce hollandais…
La question de l’afflux de métaux vers l’Europe dont nous avons parlé au début de cet article et les problématiques que cette abondance numéraire vont entraîner sur le moyen/long terme ne sont pas étrangers non plus à l’effondrement de la puissance hollandaise. Vers la fin du XVIIe siècle en effet, la fameuse grande mine espagnole du Potosi enregistre un sérieux déclin, difficilement compensé par la montée en puissance d’autres sites tant l’énorme production de la mine bolivienne avait éclipsé et découragé l’exploitation d’autres sites miniers. L’autre grande exploitation minière du continent, celle du Mexique, enregistre également une stagnation puis baisse de sa production à la même époque. Cette rareté des métaux précieux stimule l’activité corsaire, dont celle des fameux corsaires malouins, qui pillent allègrement les villes côtières espagnoles. La tendance croissante des guerres européennes à s’étendre et se répercuter dans le monde colonial concoure également à perturber le précieux commerce. Les nombreux conflits militaires de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècle entre grandes nations européennes, en particulier ceux de la Ligue d’Augsbourg puis la guerre de Succession d’Espagne, vont ainsi beaucoup désorganiser les circuits commerciaux.
De façon générale, la baisse de la production du Potosi bolivien (qui fournissait alors la plus grande partie de l’argent utilisé dans le monde, et notamment recyclé par les compagnies de commerce hollandaises à travers leurs comptoirs en Asie) provoque à la fin du XVIIe siècle un véritable effondrement monétaire, qui impacte lourdement le commerce(et ce faisant l’économie) européenne :
Les marchands européens, pour poursuivre leur profitable commerce d’Asie, sont eux-mêmes à la merci des arrivées à Cadix de l’argent américain, toujours irrégulières, parfois insuffisantes. L’obligation de trouver à tout prix les espèces nécessaires au commerce asiatique ne peut être ressentie que comme une servitude. De 1680 à 1720 en particulier, le métal se fait relativement rare, son prix sur le marché dépasse le prix offert par les hôtels de monnaies. Le résultat, c’est une dévaluation, de fait, des monnaies décisives, le florin et le sterling, et une dégradation pour la hollande ou l’Angleterre des “terms of trade” avec l’Asie.
Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, p. 617.
L’effondrement de l’arrivée d’argent américain et la « famine monétaire » que cette pénurie entraîne participeront considérablement du déclin de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, qui avait construit tout son modèle économique sur l’échange argent-épices (et le transport de ces dernières vers l’Europe), et dont l’essor avait façonné le XVIIe siècle maritime. C’est d’ailleurs à cette époque et en réponse à ce frein au commerce asiatique que la production des indiennes de coton va commencer à se développer en Europe. À défaut de pouvoir continuer d’acheter aux Indiens leurs épices et produits cotonniers (l’Inde est alors le premier production mondial de coton), les Européens vont en effet commencer à développer leur propre industrie cotonnière, copiée sur les produits indiens et y mêlant des techniques d’impression locales. Cette nouvelle industrie européenne est favorisée par les établissements coloniaux français et anglais d’Amérique du Nord et des Antilles, où les plantations de coton se développent considérablement (en particulier dans les colonies britanniques de la Caroline et de la Virginie, ainsi que sur la grande île française de Saint-Domingue).
Les colonies britanniques du sud des futurs États-Unis (connues plus tard comme les fameux « États esclavagistes du Sud ») seront l’un des principaux lieux d’essor de la culture cotonnière, faisant de la région la première productrice mondiale de coton au XIXe siècle. Ces nouvelles plantations vont permettre d’irriguer le développement de l’industrie manufacturière européenne, en particulier britannique, qui s’enrichira considérablement de l’export de ces produits transformés (la Grande-Bretagne disposant ici de l’avantage compétitif notable de contrôler l’ensemble du chaînon industriel – de la production de la matière première à sa transformation puis commerce).
La pénurie monétaire que venait de connaître l’Europe au tournant du XVIIIe siècle prendra finalement fin à partir des années 1720, lorsque la région du Minas Gerais brésilien bouleversera l’histoire des mines d’or en produisant neuf tonnes par an en moyenne (soit trois fois plus que lors des vingt années précédentes), grâce aux machines mises au point par le britannique Thomas Newcomen, qui permettent de percer des mines plus profondes car mieux asséchées. Mais ces nouvelles machines – qui témoignent de la révolution technique qui est alors en train de se produire en Grande-Bretagne (notamment grâce au développement de l’industrie du coton !) – vont surtout permettre à l’Europe d’engager sa Première Révolution industrielle. Et, ce faisant, de réaliser une révolution économique comme le monde n’en avait jamais connu, et qui amènera le Vieux Continent à finalement remplacer définitivement l’Asie comme première zone mondiale de production de richesses – au moins jusqu’au XXe siècle. Mais nous n’y sommes pas encore…
Au-delà de ces questions macro-économiques et de la guerre terrestre d’envergure que lui mènera un Louis XIV soucieux d’affirmer son hégémonie sur l’Europe continentale et d’affaiblir les grands concurrents économiques de sa Nation (et de l’ébauche d’industrie nationale qu’il tente de lui insuffler), le déclin de la puissance hollandaise doit aussi beaucoup aux deux décennies (et trois guerres) d’intenses affrontements navals qu’elle livrera avec l’Angleterrevoisine. Proche, trop proche des côtes anglaises, la grande puissance mercantile et coloniale – et donc maritime – hollandaise du milieu du XVIIe siècle s’est en effet naturellement posée en rivale d’une Angleterre elle aussi en plein essor commercial, après que cette dernière ait signé en 1604 la paix avec l’Espagne (dont elle avait défait en 1588 la bien peu Invincible Armada que Philippe II d’Espagne, excédé par leur prédation et l’anglicanisme, avait dépêché à la conquête des îles Britanniques…). Les trois guerres navales anglo-hollandaises qui se déroulent entre 1652 et 1674 signent d’ailleurs l’acte de naissance de la Royal Navy moderne, qui après une première moitié de XVIIe siècle de déclin, mute alors d’une simple marine protectrice des littoraux et de nature essentiellement corsaire à une véritable marine de guerre déjà remarquablement structurée et organisée. Une Royal Navy déjà très en avance sur son temps, et que la France ne tardera pas à retrouver sur sa route dans tous ses desseins coloniaux et commerciaux dès le milieu du XVIIIe siècle…
Les trois guerres anglo-hollandaises constitueront un rude apprentissage pour la Royal Navy. Malmenée à la bataille (comme lors de celle dite des Quatre-Jours, du 11 au 14 juin 1666, durant la seconde guerre, à droite), celle-ci sortira néanmoins renforcée de l’épreuve, ayant appris de ses échecs pour se forger une doctrine victorieuse.Une décennie plus tard, lors des batailles navales d’Agosta puis de Palerme, c’est au tour de la Marine française de tenir la dragée haute à la flotte batave combinée à une escadre espagnole. Les combats marquent la mort de l’amiral Ruyter, artisan des grandes victoires sur mer des Provinces-Unies lors des guerres anglo-néerlandaises. Honoré jusque par Louis XIV lui-même, la disparition du plus célèbre amiral de l’histoire hollandaise signera symboliquement la fin de la grande époque navale des Provinces-Unies (et celle de la montée en puissance de deux nouvelles puissances maritimes : la France et la Grande-Bretagne, dont l’adversité sur le plan mondial structurera le XVIIIe siècle).
Le déclin de la puissance néerlandaise peut également s’apparenter à une passation de relais avec l’Angleterre. En effet, comme je vous le raconte dans le cadre d’un autre article consacré à la Glorieuse Révolution de 1688 (voir lien ci-contre), et en vertu des conséquences politiques de celle-ci, c’est l’un des gouverneurs militaires (stadhouder) mêmes des Provinces-Unies, Guillaume III d’Orange-Nassau, qui ceint la couronne d’Angleterre, évacuant définitivement au passage la dynastie Stuart du trône anglais :
Il est l’ennemi de trop, celui que Louis XIV et ses successeurs regretteront d’avoir suscité. Car dans les veines du prince d’Orange, l’archi-noble et le quasi-roi de la république des Provinces-Unies, coule aussi du sang anglais. Né en 1650, Guillaume III est en effet, par sa mère Marie-Henriette, le petit-fils du roi Charles Ier décapité. Il renforce en outre ses liens avec la dynastie Stuart en épousant sa cousine Marie, elle aussi petite-fille de Charles Ier par son père Jacques.
Lorsque Charles II décède sans enfants légitimes en 1685 et que son frère Jacques, catholique, francophile et déjà pourvu d’un héritier, accède au trône, l’élite protestante anglaise refuse la fatalité de cette dynastie intolérable. Elle ne cherche pas très loin un remplaçant : « invité » par un comité de sept notables, avec l’appui du Parlement, Guillaume d’Orange débarque en 1688 avec son armée et conclut sa promenade militaire en ceignant la couronne à Westminster le 11 avril 1689 – moyennant d’importantes concessions au détriment du pouvoir royal, prix à payer au soutien parlementaire. Jacques II se réfugie chez Louis XIV, qui jure, mais un peu tard, de le remettre sur le trône. Il n’y parviendra jamais.
Extrait du magazine Guerres & Histoire n°61, p. 69, encadré thématique « Guillaume III d’Orange exporte sa glorieuse haine outre-Manche »
Je renvoie celles et ceux qui souhaiteraient en apprendre davantage sur les tenants et surtout sur les aboutissants considérables de cette « Glorieuse Révolution de 1688-1689 » (qui devait accoucher sur rien de moins que le système parlementaire moderne ainsi qu’un boom économique aux racines de la Révolution industrielle), vers l’article dédié que je lui consacre sur mon site.
Dans les bagages de Guillaume (ou à vrai dire catalysant un processus déjà en cours), une partie de l’élite économique et politique hollandaise va migrer d’Amsterdam à Londres, apportant avec elle les innovations financières et la politique de développement maritime qui avait fait le succès et la prospérité d’Amsterdam 80 ans plus tôt. D’une certaine façon, avec l’arrivée du quasi-roi des Provinces-Unies sur le trône anglais, les deux puissances maritimes fusionnent, et l’Angleterre prend le relais de la coalition européenne contre Louis XIV (Guillaume d’Orange s’était en effet affirmé dès la guerre de Hollande comme le plus implacable ennemi du Roi-Soleil ; il fera d’ailleurs de Londres le nouveau pivot de la lutte antifrançaise). C’est également à ce moment de l’Histoire que les têtes de réseaux marchands et financiers vont migrer de la capitale néerlandaise à la City de Londres, faisant de cette dernière le nouvel épicentre de la finance et du commerce international.
Retombée imprévisible de la guerre de Hollande, la « Glorieuse Révolution », bel euphémisme pour un simple coup d’État, est un cataclysme stratégique. L’ère des alliances occasionnelles avec les Stuarts ou Cromwell est passée : à l’Angleterre, Guillaume inocule sa haine de la France et fait de son pays d’adoption le nœud militaire des deux grandes guerres qui vont plomber la fin du règne de Louis XIV : Ligue d’Augsbourg (1688-1697) et Succession d’Espagne (1701-1714), où s’illustrera le terrible Marlborough. Le conflit, prolongé en rivalité impériale, va durer jusqu’en 1815.
Extrait du magazine Guerres & Histoire n°61, p. 69, encadré thématique « Guillaume III d’Orange exporte sa glorieuse haine outre-Manche »
Alors que les Provinces-Unies ont été durablement affaiblies par les guerres avec la France de Louis XIV (et ne cessaient d’être menacées par celle-ci), c’est désormais l’Angleterre qui va s’ériger en championne de la cause protestante, mais aussi et surtout comme la puissance européenne la plus à même d’entraver les velléités d’hégémonie française sur le continent et bientôt dans le monde colonial. Ainsi naissaient probablement les racines de grande rivalité franco-anglaise qui allaient aussi profondément structurer et donner le la de la géopolitique européenne du XVIIIe siècle… ! Quant aux Provinces-Unies, malgré une prospérité remarquable qui se maintiendra jusqu’aux guerres révolutionnaires (Amsterdam demeurera un grand centre économique international), elles ont perdu à tout jamais la suprématie maritime qui avait fait de la République batave la maîtresse des mers du monde, l’expertise hollandaise s’étant en quelque sorte transmise de l’autre côté de la Mer du Nord…
Bien loin de retirer avantage du succès de leur ex-maître, les Sept Provinces sont le dindon de la farce : ruinées par ces deux guerres, elles cèdent la suprématie du commerce mondial à la triomphante Royal Navy. Le Siècle d’Or, celui de Rembrandt et de Ruyter, est bien fini.
Extrait du magazine Guerres & Histoire n°61, p. 69, encadré thématique « Guillaume III d’Orange exporte sa glorieuse haine outre-Manche »
Au XVIIIe siècle, le déclin de cette puissance maritime qui avait si glorieusement écrit une large partie de l’histoire navale (et mondiale) du siècle précédent sera à vrai dire à ce point consommé – et sa subordination à la Grande-Bretagne si patente à l’ensemble des observateurs internationaux – que la Hollande en viendra à susciter le dédain voire le mépris de la part de ses grands voisins et anciens adversaires. Un cas exemplaire se retrouve ainsi dans ces mots du roi de Prusse Frédéric Ier, qui la décrira comme « une chaloupe dans le sillage de l’Angleterre ». Le constat est partagé à la même époque par les diplomates français, le ministre des affaires étrangères de Louis XV, Puyzieulx, écrivant pour sa part à l’occasion d’un échange avec l’un de ses confrères à propos des Provinces-Unies que « cette république est une véritable colonie de l’Angleterre ». Quant aux Anglais eux-mêmes, ceux dont Guillaume d’Orange a fait le premier régime parlementaire moderne (mais aussi le nouveau centre névralgique du commerce et de la finance internationale), ils ne seront pas les derniers à tenir leur alliée en piètre estime. Il n’y a peut-être par pire mépris de la part de ceux qui ont tant bénéficié (et bénéficient à ce moment encore tant) des capitaux et de l’ingénierie financière hollandaise que ce bon mot d’un parlementaire anglais tenu devant le comte de Gisors, selon lequel « l’Angleterre est une puissance maritime […] tandis que la Hollande n’est qu’une puissance aquatique » … Vae Relicta ?
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EN RÉSUMÉ :enregistrant en quelques décennies un spectaculaire affaiblissement maritime, économique et (géo)politique, les Provinces-Unies cessent presque au début du XVIIIe siècle de constituer une grande puissance de l’échiquier mondial, se voyant peu ou prou reléguées (à l’image de l’Espagne de la même époque) au rang de puissance européenne secondaire…
1584-1702 :deux dates qui marquent ainsi le début et la fin d’une période extraordinaire de l’histoire des Pays-Bas, dont il n’est pas étonnant que les Hollandais contemporains demeurent, toujours aujourd’hui, un peu nostalgiques. Un Siècle d’or néerlandais (et son remarquable développement maritime et commercial) qui, s’il n’aura finalement guère duré, aura au moins eu le mérite de susciter des vocations, comme en témoigne un certain Cardinal français de l’époque :
L’opulence des Hollandais qui, à proprement parler, ne sont qu’une poignée de gens, réduits en un coin de terre, où il n’y a que des eaux et des prairies, est un exemple et une preuve de l’utilité du commerce qui ne reçoit point de contestation.
C’est en ces termes que Richelieu soulignait « le miracle hollandais » Dans son Testament politique…
À nouveau, je renvoie les intéressés du sujet de l’effondrement de la superpuissance hollandaise vers cette excellente vidéo de la chaîne Épisodes d’Histoire, qui en détaille très bien les grands ressorts et aboutissants !
Et pour ceux qui souhaiteraient aller encore davantage dans la profondeur de ce passionnant sujet (et grand moment de bascule de notre histoire moderne), je ne saurais assez recommander le visionnage de ce remarquable documentaire (en quatre épisodes) diffusé il y a quelques années sur Arte, et intitulé « Amsterdam, Londres et New-York : trois villes à la conquête du monde ». Un documentaire d’une richesse et précision inouïe pour comprendre notamment la naissance du capitalisme et de l’économie moderne, ainsi que les grandes racines et ingrédients de l’hégémonie maritime mondiale successivement hollandaise (XVIIe siècle) puis britannique (du XVIIIe au XXe siècle) … !
Ce petit épisode de la série des « Il était une fois… » du blog centré sur le Siècle d’Or néerlandais est en fait extrait de ma grandes série consacrée à la guerre de Sept Ans (1756-1763). Si le sujet de la « mondialisation » des Temps modernes (débutant avec l’ère des Grandes Découvertes et prenant véritablement corps au début du XVIIIe siècle) vous intéresse (ce fut en effet une période charnière de l’Histoire du monde moderne), je vous oriente ainsi vers la découverte de cette riche série documentaire traitant de cet immense conflit, considéré par de nombreux historiens comme l’une si ce n’est “la” première guerre véritablement « mondiale » de l’Histoire. Un conflit qui débutera (et se propagera) en effet dans l’ensemble des empires coloniaux du monde, lui conférant ainsi une dimension planétaire et maritime inédite.
Une guerre constituant en outre le plus grand choc de l’intense conflit global qui opposera tout au long du XVIIIe siècle la France et la Grande-Bretagne pour la domination (de la mondialisation) du monde ; une suite ininterrompue de conflits, de Louis XIV à Waterloo, d’ailleurs qualifié de « Seconde guerre de Cent Ans » par certains historiens. Une passionnante série d’articles en forme de grande fresque historique, qui vous portera ainsi des Grandes Découvertes à la chute du Canada et des Indes françaises, et de la fondation des grandes empires coloniaux européens outremers et de la naissance de la mondialisation maritime et de la globalisation économique à l’émergence du capitalisme, du libéralisme et plus globalement d’un nouvel ordre mondial caractérisé par l’hégémonie planétaire britannique (sur les plans maritime, colonial, économique, culturel, géopolitique, etc.). Une grande série qui vous amènera aussi à mieux comprendre tant les racines de la guerre d’Indépendance américaine que celles de la Révolution française et des guerres napoléoniennes ; autant d’événements qui structureront décisivement notre monde contemporain !
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