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Comment l’Angleterre est-elle devenue la maîtresse incontestée des océans ? (ou l’Histoire de la naissance de l’Empire britannique)

Il y a comme un drôle de paradoxe historique à voir la puissance européenne la plus tardivement partie à la conquête du Nouveau Monde devenir moins de deux siècles plus tard sa puissance hégémonique. Contrairement en effet à ce que suggère une Histoire perçue au prisme de son résultat, rien ne prédestinait à vrai dire la Grande-Bretagne plus qu’une autre puissance maritime à devenir la future puissance dominante du monde colonial (ou plus exactement des mondes coloniaux). Replacée au début du XVIIe siècle, du point de vue de l’Angleterre, la perspective n’est effectivement guère brillante : alors que l’Espagne règne déjà en maître sur la quasi-totalité des Caraïbes et de l’Amérique latine, que les Portugais sont établis du Brésil aux Indes et que les Hollandais ont déjà posés en Asie les bases de leur future empire commercial, les Anglais ne sont qu’une puissance « corsaire », presque encore plus en retard que la France dans la colonisation maritime, et peu ou prou tout juste bonne à rapiner les galions espagnols et à faire de la contrebande d’esclaves (c’est d’ailleurs ce qui rend le développement fulgurant qui va suivre aussi remarquable !). Tout cela va néanmoins changer (et remarquablement rapidement) grâce aux premières implantations réussies en Amérique du Nord et dans les Antilles – premiers germes tardifs d’un Empire en devenir –, ainsi que grâce aussi et surtout aux formidables efforts consentis par l’État anglais pour se transmuter en puissance navale de premier plan (et pour patiemment bâtir et se doter, au prix de moults revers et péripéties, de l’une et bientôt de LA plus puissante marine de guerre du monde).

Comme je vous propose de l’étudier dans cet article, ce n’est pas la Providence divine ni une quelconque Destinée sacrée du peuple britannique qui vont en effet permettre à la petite Angleterre et à ses à peine 4 à 5 millions d’habitants de devenir ce qu’elle va devenir (en l’occurrence et pour près de deux siècles : la première puissance mondiale et le plus formidable empire maritime qui n’ait jamais existé !), mais bien tout un ensemble de facteurs (politiques, économiques, religieux, culturels, anthropologiques,…) et de processus macro-historiques – dont certains extérieurs à elle –, ainsi que bien sûr une véritable volonté et stratégie bâtie sur le temps long (l’État britannique ayant probablement plus que tout autre à l’époque pensé tant sa puissance que les moyens de sa puissance) ; le tout accompagné enfin de quelques-uns de ces grands « hasards » et aléas de l’Histoire. Autant de paramètres et de jalons étalés sur plusieurs siècles, du tournant de la Renaissance à notre XVIIIe siècle, qu’il va nous intéresser ici d’étudier en détail afin de chercher à comprendre dans la profondeur comment cette ancienne puissance secondaire et presque marginale d’Europe est effectivement parvenue à réaliser l’exploit absolument remarquable (et même unique à l’échelle de l’Histoire mondiale) de s’ériger au rang de maîtresse incontestée des océans, puis grâce à cela de constituer un Empire qui règnera à son apogée sur le quart de la population mondiale et des terres émergées de la Planète ! Je vous souhaite une bonne lecture… 😉

Sommaire de l'article masquer

Le règne d’Henri VIII : quand l’Angleterre renonce au continent et prend la voie du large

Émancipée politiquement et spirituellement de la catholicité romaine, attentive à ses calvinistes, protégée par la mer des ambitions du Continent, l’Angleterre sut voir la surface plane de l’océan.

Philippe Forget et gilles polycarpe, Le réseau et l’infini, p. 56

À la fin du Moyen-Âge – nous l’oublions peut-être un peu aujourd’hui au vu de son histoire récente mais c’est alors la réalité –, l’Angleterre n’est encore qu’une puissance périphérique, presque secondaire en Europe. La population totale de la Grande-Bretagne dépasse à peine les 4 millions d’habitants (contre plus de 20 millions pour la France de la même époque à elle seule !). Plus fondamentalement encore, l’Angleterre a encore son âme attachée et tournée vers le Continent. N’a-t-elle pas, durant près de cent ans, cherché à consolider son emprise sur le sol français (dont elle revendiquera encore théoriquement la Couronne jusqu’à la fin du XVIe siècle) ?

De fait, depuis la conquête de l’île par Guillaume de Normandie, la Grande-Bretagne peut être considérée comme une sorte de protubérance insulaire du monde continental, et l’Angleterre une sorte d’excroissance christiano-latine dans la sphère culturelle anglo-saxonne. Son élite est en grande partie d’origine franco-normande : on parle français à la Cour, la haute noblesse décore ses armoiries de la fleur de lys, et l’attention de tous les rois anglais successifs du XIIe au XVe siècle va à l’autre côté de la Manche, à disputer et à chercher à annexer le maximum de territoires sur le sol français !

Pour le résumer autrement : jusqu’au tournant de l’époque moderne, l’Angleterre se projette et se cherche un destin sur le continent, sur le sol français du point de vue territorial et politique, et dans les Flandres sur le plan économique et commercial (les îles Britanniques entretiennent en effet depuis le Moyen-Âge une grande interdépendance avec les grandes cités drapières des Pays-Bas, ces dernières étant très dépendantes de la laine anglaise pour leur florissante industrie ; industrie drapière qui constitue en retour le débouché privilégié de la laine anglaise – de loin la principale exportation de l’Île !). Tout cela va néanmoins changer du tout au tout au XVIe siècle, le siècle qui constitue le grand tournant de l’Histoire anglaise et le moment-fondateur de l’Angleterre moderne. La séquence d’événements qui va de la fin de la guerre de Cent Ans au règne décisif d’Henri VIII (où intervient le schisme anglican et la rupture avec la Papauté), en passant par la guerre civile des Deux-Roses, va en effet avoir pour propriété de rompre avec toute la philosophie géopolitique qui avait caractérisée l’Angleterre médiévale, et voir cette dernière s’orienter dans une toute nouvelle voie – celle de l’extra-européanité et du grand large :

Qu’est-ce qui s’est passé soixante ans avant que l’Angleterre ne se lance sur les océans ? La fin de la guerre de Cent Ans ! […] Donc l’Angleterre s’est pris une dérouillée sur le continent. L’Angleterre qui jusque là tout au long du Moyen-Âge était un royaume qui avait avant tout des ambitions continentales, qui se pensait comme une sorte de prolongement de la France – avec une Cour royale et une noblesse qui parlaient le français plus que l’anglais et qui se considéraient au moins autant comme des princes d’Aquitaine et d’Anjou ou de Normandie que comme des rois d’Angleterre (prenez quelqu’un comme Richard Cœur-de-Lion : il parlait à peine un mot d’anglais, il détestait l’Angleterre, il se considérait comme angevin, ça l’emmerdait d’être roi d’Angleterre quelque part…). Donc l’Angleterre était un pays qui était complètement dans le prolongement du continent. Et là, la guerre de Cent Ans met fin à toutes leurs ambitions continentales. En plus, ils sortent de la guerre de Cent Ans pour rentrer dans une guerre civile : la guerre dite « des Deux-Roses ». Or la guerre des Deux-Roses – qui est longuement décrite dans plusieurs pièces de Shakespeare (notamment dans Henri VI et dans Richard III) – a une spécificité : c’est une guerre dynastique entre les York et les Lancastre (donc de deux familles avec leurs alliés dans l’aristocratie et dans la noblesse) où le peuple et la bourgeoisie sont assez peu concernés, et donc c’est une guerre qui de facto va voir l’aristocratie anglaise s’autogénocider – pas totalement, mais en grande partie !

Donc ils [l’aristocratie et la noblesse anglaises] vont sortir de la guerre des Deux-Roses considérablement affaiblis en nombre et cela va considérablement aider à la montée en puissance non-seulement de l’État monarchique centralisé anglais, mais également de cette nouvelle couche socioéconomique qui en Angleterre comme ailleurs en Europe est en train de monter à grande vitesse et à grande puissance qu’est la Bourgeoisie (la guerre des Deux-Roses est en effet “tout bénef” pour eux – dans tous les sens du mot !). Et donc ils [les dirigeants du Royaume] finissent de régler cette question dynastique et ils se disent « bon, il faut toujours garder un œil en Europe car il y a des dangers d’invasion etc., mais bon globalement, l’Europe, on arrête ! ». Ils ont gardé un pied, un point d’appui sur le continent – c’est la ville de Calais –, ils conservent encore des réseaux commerciaux dans les Flandres – parce qu’il y a les tisserands flamands qui sont le principal débouché des laines de tous les troupeaux de mouton anglais –, mais à partir de ce moment-là globalement et comme le dit bien le théoricien allemand Carl Schmitt, Henri VIII a « largué les amarres » d’avec le Continent – aussi bien au sens propre qu’au sens figuré ! Henri VIII dit : « ça suffit, on va devenir une puissance navale et maritime » […]. Et c’est Henri VIII qui déclenche ce mouvement (et à vrai dire dès avant lui son prédécesseur Henri VII qui avait financé les voyages de Jean Cabot en Amérique du Nord) […].

Extrait de la conférence « La puissance et la maîtrise des espaces fluides, perspectives historiques » donnée par l’historien Laurent Henninger auprès du Cercle Jean Bodin en mars 2018

La guerre des Deux-Roses (qui s’apparente donc moins à une guerre civile qu’à une « super vendetta » entre les maisons de York et de Lancastre – dont la rivalité est aussi connue pour avoir inspirée celle entre les Stark et les Lannister dans la célèbre série Game of Thrones… !) a donc débouché, après deux rudes décennies de guerre aristocratique fratricide, par la montée sur la trône d’une nouvelle dynastie à la légitimité contestée du point de vue des règles de la succession royale anglaise : la dynastie des Tudors. Le nouveau roi d’Angleterre, Henri VII, est en effet un noble du pays de Galles, lointain descendant du roi Édouard III (souverain du temps du début de la guerre de Cent Ans). Devenu par le hasard des choses l’unique héritier de la maison de Lancastre, celui-ci va néanmoins s’imposer durant la fin de la guerre civile comme une alternative sérieuse au dernier prétendant de la maison d’York (Édouard IV – alors très impopulaire). Habile politicien et bon stratège, Henri VII réussit ainsi à fédérer autour de lui les adversaires au camp yorkiste (qu’il défait finalement en 1485 à la bataille de Bosworth – où Richard III est tué). Proclamé roi à l’issue du combat (le dernier grand affrontement de la guerre des Deux-Roses), Henri VII agit rapidement de façon à entériner définitivement la réconciliation entre les deux maisons rivales et à asseoir sa légitimité. Pour ce faire, il épouse en 1486 la dernière prétendante York survivante (Élisabeth), scellant ainsi par le mariage l’union des deux lignées royales concurrentes issues de la dynastie Plantagenêt dont la rivalité avait mis à feu et à sang l’Angleterre (et assurant ce faisant sa légitimité et surtout celle de ses futurs héritiers – la recette est vieille comme le monde !).

Après un règne relativement brillant marqué par le redressement des finances et le retour de la vitalité économique, son fils Henri VIII monte sur le trône en 1509. Celui-ci est d’un caractère très différent de son père : alors que le premier avait marqué les esprits par son austérité et sa gestion très consciencieuse des finances publiques (qu’il a œuvré à fortement rationnaliser !), le jeune Henri VIII est un souverain plus débonnaire, au train de vie plus luxueux et plus dispendieux. Alors que son père avait évité les coûteux engagements sur le continent et s’était plutôt attaché à défendre les intérêts anglais au travers de la diplomatie (notamment via d’importants accords avec l’Espagne et le Saint-Empire romain germanique), Henri VIII engage à nouveau l’Angleterre dans les guerres continentales (en particulier contre la France dans le cadre des guerres d’Italie dans les années 1520), ce qui réabîme à nouveau les finances royales. Plus grave encore pour le roi : tous les garçons qu’il a eus avec son épouse Catherine d’Aragon sont morts en bas âge et celle-ci ayant maintenant dépassé les 40 ans, le roi n’a plus d’espoir qu’elle ne remette au monde un héritier mâle, ce qui met gravement en danger sa succession dynastique. À vrai dire, le monarque aimerait bien épouser sa favorite Anne Boleyn, mais il a pour cela besoin de divorcer officiellement d’avec la reine, ce que la religion catholique lui interdit. Formé en théologie, Henri VIII a bien tenté d’envoyer des courriers et même des émissaires auprès du Pape pour le convaincre d’autoriser le divorce en justifiant sa légitimité par des passages de l’Ancien Testament, mais le Pontife demeure inflexible (à vrai dire, lui aussi est tributaire d’enjeux géopolitiques : autoriser le divorce d’Henri VIII avec Catherine d’Aragon reviendrait en effet à s’aliéner son neveu Charles Quint, qui est alors le monarque le plus puissant d’Europe…). C’est à ce moment de l’Histoire de l’Angleterre que des considérations d’ordre purement dynastique vont faire basculer le destin religieux de l’Île…

Zoom sur : la Réforme anglaise et la tragique dissolution des monastères (1532-1539)

Je ne reviendrai pas ici sur l’histoire détaillée de la Réforme protestante (ayant déjà consacré un long article à ce sujet vers lequel je renvoie les intéressé(e)s – cf. lien ci-dessous !). Nous nous contenterons donc ici de rappeler les grands tenants et aboutissants de cet événement fondateur de l’époque moderne, et nous allons surtout nous intéresser présentement aux spécificités du cas anglais, où vous l’avez compris, les considérations religieuses vont se retrouver mêlées très étroitement à l’agenda politique (à la fois personnel et stratégique) de son souverain, donnant ainsi à la Réforme anglaise une coloration très singulière pour ne pas dire absolument unique à l’échelle de l’Histoire du protestantisme !

Une fois n’est pas coutume, je renvoie celles et ceux qui souhaiteraient en apprendre davantage sur les grandes raisons et dynamiques historiques qui président à l’advenue de ce schisme religieux majeur de l’histoire de l’Europe moderne qu’est la Réforme protestante (une scission au sein de la Chrétienté comme l’Europe n’en avait effectivement pas connu depuis des siècles, et qui va littéralement diviser le continent en deux nouvelles communautés de destin radicalement distinctes !), vers le très conséquent article que je lui consacre ici.

Nous l’avons dit plus haut : afin d’épouser Anne Boleyn (et de tenter ce faisant d’avoir un héritier mâle), Henri VIII a besoin de divorcer de sa femme légitime, Catherine d’Aragon – ce que lui refuse le Pape. Soit ! Si l’Église catholique l’interdit de divorce, pourquoi ne pas créer tout simplement sa propre Église qui, elle, le lui autoriserait (plus quelques autres avantages au passage, tant qu’à faire) ? Il suffisait peut-être effectivement d’y penser : par l’Acte de Suprématie (ainsi que toute une série de législations coordonnée par son conseiller en chef Thomas Cromwell – l’ancêtre du célèbre puritain révolutionnaire du XVIIe siècle !), Henri VIII fonde ainsi en 1534 sa propre Église : l’Église d’Angleterre, dont il devient le chef spirituel. Le principe est simple : l’Église d’Angleterre devient Église d’État, et l’anglicanisme devient en corollaire religion d’État. En d’autres termes, l’Angleterre aura désormais la religion de son souverain, celui-ci devenant désormais l’autorité suprême du Royaume et de son Église, et ces deux derniers (qui forment désormais un tout indissociable) ne reconnaissent plus aucune autorité supérieure (comme auparavant celle du Pape), hormis celle de Dieu lui-même.

Tout ceci étant dit, il faut se garder d’interpréter cette rupture avec Rome et la fondation de sa propre Église de la part d’Henri VIII comme un rejet en bloc du catholicisme en faveur du protestantisme (en tout cas à ce stade de l’Histoire). Attaché aux traditions catholiques – et à la différence des idées luthériennes et surtout calvinistes –, ce n’est pas le système de croyances et le corpus théologique de l’Église romaine que le souverain anglais remet en cause, mais précisément sa qualité Ès romaine ! Dans sa première phase au moins (car effectivement il évoluera beaucoup entre le règne d’Henri VIII et celui de la reine Élisabeth), l’anglicanisme doit ainsi d’abord se voir comme un instrument de souveraineté et d’affirmation de la puissance de l’État ainsi que comme le produit de l’émergence d’un sentiment national – deux processus caractéristiques de ce début de XVIe siècle marqué en Angleterre comme en France par la volonté de centralisation du pouvoir monarchique tant vis-à-vis du “bas” (les seigneurs et les anciens pouvoirs féodaux) que du “haut” (la Papauté).

En fait, vue d’une certaine façon, la Réforme anglaise et la doctrine anglicane constituent peut-être le mouvement le plus fidèle à la philosophie initiale de la Réforme, en ce sens qu’elles ne consistent pas en une scission complète sur le plan de la doctrine et des pratiques d’avec le catholicisme, mais plutôt en une adaptation de celui-ci aux nouvelles réalités politiques du XVIe siècle (marquées donc par l’émergence des États modernes et par la montée en puissance des pouvoirs centraux aux dépends des systèmes féodaux). Bien sûr, la Réforme anglaise adoptera un certain nombre de principes « réformés » faisant écho aux nombreux griefs que l’Église catholique avaient accumulés contre elle (concentration du pouvoir, corruption, népotisme,…), tels que la rupture avec l’autorité centrale que constitue la Papauté mais aussi la fin du culte jugé ostentatoire des reliques ou encore la démocratisation de la lecture de la Bible et la tenue des messes en anglais (et non plus en latin !).

Dans les faits, l’anglicanisme doit donc d’abord se concevoir comme une sorte de compromis entre catholicisme et protestantisme (voire dans sa première phase historique comme un authentique « catholicisme réformé » – qui avec le temps va prendre une coloration de plus en plus « protestante »). Ayant fait sienne certains des grands principes « réformés », l’Église d’Angleterre va ainsi dans un premier temps conserver sous Henri VIII une bonne partie de l’organisation catholique (notamment un certain nombre de rites liturgiques ainsi que tout le système des évêques – à la différence que désormais ces derniers sont affiliés à l’Église d’Angleterre et nommés par le monarque et non plus par le Pape !), et il faudra attendre ses successeurs (en particulier Édouard VI et Élisabeth Ire – après un éphémère retour au catholicisme sous Marie Stuart) pour la voir évoluer vers un protestantisme plus affirmé !

Bon nombre des sujets d’Henri étaient soit indifférents à ces changements, soit désireux de voir l’Église se réformer et de poursuivre ainsi le mouvement de la Réforme protestante qui balayait l’Europe. Beaucoup considéraient l’Église comme trop riche et trop pleine de prêtres abusant de leur position. D’autres s’en remirent simplement à l’opinion de leurs supérieurs sociaux et ne se soucient guère de ce qui se disait et se faisait à l’église, du moment qu’une sorte de service était disponible. […] La majorité des gens acceptèrent le changement, les riches en raison de la richesse qu’ils tirèrent de l’Église dépouillée, et les roturiers parce qu’ils s’en remettaient aux autorités et se voyaient imposer des amendes s’ils ne respectaient pas les règles et ne fréquentaient pas la nouvelle Église anglicane, comme on l’appelait désormais. Il y eut cependant des objections de la part des catholiques et des protestants plus radicaux tels que les différents groupes puritains qui voulaient suivre leur propre voie et établir leurs propres églises qui adhéraient plus étroitement aux pensées exposées par des réformateurs tels que Jean Calvin (1509-1564).

Extrait d’un article de l’historien mark cartwright pour la World History Encyclopedia

Henri VIII en chef de l'église anglicane
Soulignons-le une dernière fois : Henri VIII est tout sauf un anticatholique. Formé dans sa jeunesse en théologie (c’est en effet à son frère aîné que le pouvoir était destiné mais celui-ci est mort à 18 ans !), le futur souverain anglais avait même pris la plume dans les années 1520 pour critiquer les thèses luthériennes ce qui – ironie de l’Histoire – lui avait valu une récompense et même le titre de “défenseur de la foi” de la part du Pape ! Comme le rappelle donc à juste titre un article de la World History Encyclopedia, ce n’est pas par la réforme (au sens théologique) de l’Église que le roi était intéressé à ce stade mais « seulement par son contrôle ». En ce sens, l’anglicanisme ne se distingue guère dans sa philosophie du « gallicanisme » si caractéristique de l’État français de l’Ancien Régime, et aussi le schisme anglican doit-il d’abord et avant tout s’analyser comme une volonté d’autonomie et d’indépendance du pouvoir royal anglais (avec un roi se trouvant désormais « Pape en son Église » !). Cela n’empêchera pas néanmoins le souverain anglais de se voir excommunier par le Pape dès son adoption de l’Acte de Suprématie en 1534…

Beaucoup plus méconnu et déterminant historiquement à vrai dire qu’une Réforme anglaise conduite en définitive par son roi dans le but tout simple de pouvoir s’accorder son propre divorce (et plus fondamental de renforcer son autorité), est en revanche l’épisode de la dissolution des monastères qui va intervenir durant les années suivantes. Vous vous rappelez en effet que suite aux guerres dans lesquelles l’Angleterre s’est engagée dans les années 1520, le budget de l’État en a été grandement impacté, et qu’Henri VIII a désespérément besoin d’argent fais pour assurer son train de Cour. Il faut ce faisant au souverain anglais de nouvelles recettes fiscales – beaucoup, et vite ! – afin d’éviter la banqueroute, mais aussi de financer l’ambitieuse marine de guerre dont il entend doter le pays (nous reviendrons évidemment à cette dernière plus bas). Où donc trouver l’argent ? Dans le contexte de rupture avec le catholicisme et son Église, la cible apparaît à vrai dire toute trouvée : il y a tous ces monastères qui garnissent les campagnes anglaises, et qui ne payent virtuellement pas d’impôts à l’État…

À l’instar de nombreuses régions d’Europe, le territoire anglais abrite en effet plusieurs centaines d’abbayes de plus ou moins grosses tailles, héritage de la grande époque du « communisme sacerdotal » et du « système communaliste chrétien » développés au milieu du Moyen-Âge par le mouvement bénédictin puis l’ordre cistercien. Si celles-ci sont à vrai dire pour nombre d’entre elles sur le déclin, elles n’en jouent pas moins un rôle fondamental dans le quotidien des populations de l’époque (alors essentiellement rurales et paysannes). En ce début de XVIe siècle, les abbayes anglaises constituent toujours et à l’échelle de l’ensemble du pays l’une des institutions de base de la vie locale – populations locales dont elle organise la spiritualité, assure la charité et soutienne l’économie (partout où ils sont installés, les moines distribuent en effet des aumônes et d’autres œuvres de charité au profit des pauvres, des chômeurs et des veuves ; ils éduquent les jeunes enfants pauvres et les enfants plus âgés des riches ; ils dispensent des médicaments ; ils donnent du travail aux ouvriers pour exploiter leurs domaines tout en constituant des clients précieux pour les artisans du village ; ils offrent l’hospitalité aux pèlerins, aux voyageurs et aux travailleurs saisonniers – sans même parler bien sûr de tout leur rôle d’ordre religieux et spirituel !).

Malgré ce rôle social et économique décisif pour le quotidien des Anglais, les monastères se retrouvent en cette fin des années 1530 dans le collimateur d’Henri VIII et de ses conseillers : après une vaste enquête de terrain, ces derniers ont en effet constaté que les immenses revenus générés par l’activité monastique échappaient aux circuits de la fiscalité anglaise, tandis que les monastères représentent près du cinquième des terres cultivées du pays. Le raisonnement est en fait le même que celui qui présidera à la confiscation des biens de l’Église durant la Révolution française (comme nous le constatons encore une fois, l’Angleterre aura été pionnière… !) : sous couvert de motifs religieux et d’ordre public (les moines et nonnes anglaises seront en effet publiquement accusés de tous les maux – corruption, pratiques « sataniques »,…), il s’agit en premier lieu de mettre la main sur le formidable « butin » que représente le patrimoine ecclésiastique afin de renflouer l’État à peu de frais…

Grand-père du futur leader puritain de la Première révolution anglaise (dont nous allons beaucoup parler plus bas !), Thomas Cromwell, principal conseiller d’Henri VIII au moment du schisme anglican, sera le grand artisan du dépouillement des monastères au profit des caisses de l’État anglais.

À l’instar à nouveau de la Révolution française, le processus va être d’une grande violence. Les premiers établissements auxquels Henri VIII va s’attaquer vont être les petites unités monastiques, en perte de vitesse et qui manquent souvent de bras pour assurer leur fonctionnement. En quelques-années, ceux-ci vont être intégralement fermés, leurs terres expropriées par l’État, leurs bâtiments partiellement ou entièrement démolis (les vastes quantités de terres ainsi confisquées seront revendues au fur et à mesure par Henri VIII à la petite noblesse et bourgeoisie de province – ce qui permettra au roi de clientiser ces dernières par la même occasion !). Cette première vague d’expropriation permet de renflouer substantiellement les caisses de l’État, mais Henri VIII et ses conseillers ne s’arrêtent pas là : bientôt, ce sont tous les monastères d’Angleterre qui sont concernés par la dissolution.

La réforme ne se fait évidemment pas sans heurts : dans le Yorkshire et le Lincolnshire (où les établissements sont nombreux), une révolte populaire se dresse contre la politique de fermeture, faisant un moment vaciller le pouvoir royal. Henri VIII envoie 8 000 hommes disperser la contestation à laquelle il consent d’importants compromis, avant de profiter quelques temps plus tard d’une nouvelle révolte (sans rapport avec la première…) pour faire exécuter les meneurs. Opposés quasiment partout à la réforme malgré les généreuses pensions qui leur sont offertes pour acheter leur consentement, de nombreux abbés du pays finissent pendus, et les communautés monastiques sont mises au chômage. Durant les années qui suivront, la criminalité augmentera considérablement dans les campagnes, de nombreuses familles modestes se voyant également chassées de leurs terres par le processus parallèle de l’enclosure (le rachat puis la disparition des « communaux » paysans – c’est-à-dire des terres collectives – par les riches propriétaires terriens anglais, qui les transforment en zone de pâturage extensif – d’où le nom d’enclosure se rapportant aux kilomètres de murets de pierre qui sont construits pour délimiter les terrains – destiné à l’élevage de moutons).

Henri VIII augmenta effectivement les coffres de l’État, puisque la dissolution des monastères rapporta la somme énorme de 1,3 million de livres (plus de 500 millions aujourd’hui), bien que la plupart des terres aient été vendues à bas prix à des nobles et que l’argent ait été largement gaspillé dans des guerres étrangères ou dépensé dans les nombreux projets de construction royale d’Henri. Environ 7 000 moines, frères, nonnes et autres résidents des monastères furent obligés de trouver un autre travail et un autre logement, tandis que le coup porté au moral de l’Église était incommensurable – bien que tangible par la forte réduction du nombre de ceux qui cherchaient désormais à faire carrière dans l’Église. En l’absence des abbés, la Chambre des Lords fut dominée par des laïcs. Les trésors furent fondus, les toitures dépouillées de leur plomb et les bibliothèques mises à sac. Le vieux monde médiéval perdit un grand nombre d’objets d’art et d’artefacts, au grand dam de la postérité. Il ne fait aucun doute que les communautés durent regretter le travail de charité, l’emploi et l’aide spirituelle de leur monastère local. Certains historiens ont suggéré que le manque d’aumônes pour les pauvres entraîna une augmentation du nombre de vagabonds, ce qui conduisit à une augmentation de la criminalité et de l’instabilité sociale.

Extrait d’un article de l’historien mark cartwright pour la World History Encyclopedia

Ce fut la fin de « l’Angleterre heureuse », la démolition du régime des abbayes (qui ne laissait aucun indigent sans ressource ni soutien), ce qui déclencha la mise en esclavage du peuple anglais, dorénavant sévèrement poigné avec le renfort de méthodes de police que l’on disait à l’époque « italiennes » (suite à de précédents abus similaires commis à l’époque, à Florence notamment). Depuis cette époque, l’État britannique exerça volontiers son pouvoir contre son propre peuple, au gré d’une Histoire britannique en grande partie méconnue aujourd’hui…

Jean-Maxime Corneille, « Cinq siècles de subversion internationaliste », article initialement paru dans la REVUE n°9 (Décembre 2023) du magazine Géopolitique profonde, p. 6


La fondation de la Royal Navy et le coup d’envoi de la conquête britannique des mers

Qui domine la mer domine le commerce mondial ; qui domine le commerce mondial possède tous les trésors du monde – et le monde tout court.

Célèbre phrase de L’explorateur anglais Walter Raleigh, cité par Carl Schmitt dans son Terre et mer, P. 173

Au-delà de ce sujet tortueux de la « réformation » de l’Angleterre et de son Église (même si vous savez bien qu’en Histoire, tout est lié à tout !), le règne des Tudors marque aussi et surtout un véritable tournant dans l’histoire de la Marine anglaise, et le moment où l’Angleterre commence à s’ériger au rang de puissance navale de premier plan. Jusqu’ici en effet – et à l’instar de la France de la même époque –, l’Angleterre ne s’était jamais véritablement dotée d’une marine permanente (sauf à remonter très loin au temps des rois saxons, c’est-à-dire avant l’invasion normande… !). Certes, en temps de guerre et au gré des opérations envisagées, la Couronne anglaise du temps du Moyen-Âge avait bien été capable à l’occasion de mettre sur pied des flottes assez considérables alignant plusieurs centaines de navires (comme lors de la guerre de Cent Ans), mais il s’agissait alors de la simple mobilisation des navires des cités portuaires du pays, de conceptions hétéroclites et de natures variées, et donc sans la moindre cohérence d’ensemble (nous nous situons alors de toute façon avant l’arrivée révolutionnaire du canon et en un temps où la marine de guerre s’apparente plutôt il faut bien le dire à une sorte d’« armée terrestre flottante » … !).

Comptant parmi les premiers affrontements de la guerre de Cent Ans, la bataille de l’Écluse (1340) peut probablement être vue comme le premier grand combat naval franco-anglais de l’Histoire. Nous sommes alors bien loin des armements et affrontements navals de l’ère moderne : les 200 navires qui composent respectivement les flottes française et anglo-flamande s’apparentent à un mélange hétéroclite de navires de commerce, de pêche et de galères (montés par des milliers d’archers et arbalétriers), et le « combat naval » de l’Écluse va consister essentiellement en un combat rapproché entre arcs longs gallois d’un côté et arbalétriers génois de l’autre (duel d’armes de trait d’ailleurs emblématique aussi des grandes batailles terrestres (Poitiers, Crécy,…) du début de la guerre de Cent Ans !), ponctué de quelques abordages.

Dans le grand contexte d’essor navigatoire et de « maritimisation économique » qui caractérise la fin du XVe siècle, le roi de la nouvelle dynastie des Tudors (notre fameux Henri VII) se saisit presque immédiatement de la « question maritime ». Souverain soucieux du renforcement de l’État centralisé ayant notamment beaucoup œuvré à la rationalisation des dépenses de la Couronne et à l’optimisation des recettes fiscales, Henri oriente ainsi les nouvelles marges financières que ses réformes ont permis de dégager vers le développement de l’infrastructure navale et maritime anglaise : la flotte marchande est accrue de nouveaux vaisseaux de plus fort tonnage, et on aménage de nouveaux chantiers navals (notamment la plus ancienne cale sèche de Grande-Bretagne, toujours visible aujourd’hui à Portsmouth !).

D’un règne encore plus long que celui de son père, son successeur et fils Henri VIII reprend et amplifie la politique maritime paternelle (au point d’être traditionnellement désigné comme le « père de la marine anglaise » !). Sous Henri VIII en effet, le « virage maritime » de l’Angleterre se voit confirmé : dès le début de son règne, le jeune souverain quadruple le nombre de navires de guerre hérités de son père, tout en poursuivant le développement de la flotte marchande (navires de guerre comme marchands dont la facture est en outre améliorée, grâce à l’observation des techniques de construction étrangère). Au-delà de ces efforts remarquables consentis sur le plan de la marine naviguante, c’est toutefois dans le domaine des infrastructures stratégiques que les investissements les plus décisifs sont réalisés sous Henri VIII. En plus de devenir une force permanente, la Marine se dote en effet, sous le règne de ce dernier, de ses premières grandes fondations logistiques : des arbres dédiés à la construction navale sont plantés, des écoles consacrés à la navigation et à la formation des officiers sont fondées, et la première importante structure d’organisation de la Marine voit le jour avec la création en 1546 du Conseil de la Marine (futur Navy Board – l’une des principales institutions et organes d’administration logistique de la Royal Navy et l’ancêtre de l’Amirauté !). Une politique de fortification du littoral est également entreprise afin de renforcer la défense de l’Île contre les incursions extérieures (en réaction notamment à la tentative d’invasion française de 1545 – voir ci-dessous), de même que le développement de fonderies industrielles permettant l’équipement massif des nouveaux navires par des canons en fonte (bien que moins durables que les canons de bronze – qui dominaient à l’époque –, ceux-ci coûtaient en effet beaucoup moins chers à produire et ont ainsi permis à l’Angleterre d’armer sa marine plus rapidement !).

Grâce à tous ces efforts et investissements, au milieu du siècle, la marine Tudor flirte avec les cinquante unités permanentes, dotées d’un équipage qualifié (et dont l’essentiel de l’occupation hors temps de guerre consiste à mener la chasse aux pirates – à l’instar de la France en Méditerranée !). Néanmoins, cette dernière demeure encore essentiellement une marine défensive et de prestige, l’Angleterre n’étant pas encore véritablement partie à la conquête du Nouveau Monde colonial, s’étant jusqu’ici contentée de financer quelques ponctuelles et prudentes – bien que globalement fructueuses – expéditions d’exploration (comme les deux voyages successifs du vénitien Jean Cabot en 1497-1498 commandités par Henri VII !).

Vous l’avez compris : le règne d’Henri VIII (resté surtout célèbre pour avoir fait couper successivement la tête de plusieurs de ses femmes…) marque un moment véritablement charnière dans l’histoire de l’Angleterre moderne. Plus qu’un moment-charnière, il s’agit même d’ailleurs d’un véritable point de rupture historique – et même métahistorique – de l’Histoire du Monde : celui du moment où l’Angleterre rompt avec le Vieux Continent – tant sur le plan pratique que symbolique – et fonde sa nouvelle destinée : celle d’un État véritablement insulaire de corps et d’esprit, doté de son caractère propre, émancipé (bien qu’évidemment jamais totalement) de son ancrage européen, et qui tournera bientôt à plein son regard vers les horizons lointains…

* * *

L’ère élisabéthaine : l’âge d’or culturel de l’Angleterre et la poursuite des ambitions maritimes d’Henri VIII

Cette idée d’une Angleterre qui entérine son indépendance du continent pour se doter d’une culture et d’une identité propres ne saurait être mieux résumé que par l’ère élisabéthaine qui la suit immédiatement (et qui sera considérée dès l’époque victorienne comme « l’âge d’or de l’Angleterre » sur les plans culturel, artistique et littéraire !). Après la décennie troublée qui caractérise les règnes courts mais mouvementés d’Édouard VI puis de Marie Ire, la montée sur le trône d’Élisabeth – dernière fille vivante d’Henri VIII issue de son deuxième mariage avec Anne Boleyn – permet en effet enfin à l’Angleterre d’entrer dans une période de stabilité, qui va être profitable au développement tant économique et démographique que culturel et scientifique du pays.


Zoom sur : la Réforme anglicane à l’heure élisabéthaine, une position de compromis entre dissidence catholique et radicalisme protestant

Au passage : une excellente émission du podcast Storia Voce à écouter pour celles et ceux qui souhaiteraient mieux comprendre les ressorts de l’Âge d’Or que connaît l’Angleterre sous les Tudors !

Sur le plan épineux de la question religieuse, dès son arrivée au pouvoir, la reine Élisabeth s’attache à pacifier la situation, en rétablissant une Église anglicane (pour rappel abolie quelques années plus tôt par sa demi-sœur) qui se veut incarner une voie médiane entre les idées protestantes (désormais largement enracinées dans le pays) et les différentes traditions catholiques (auxquelles la population demeure parallèlement attachée). Protestante non-dogmatique et politicienne pragmatique, Élisabeth entend avant tout favoriser la paix civile : la forme de l’anglicanisme qu’elle structure sous son règne installe ainsi une certaine tolérance envers les minorités religieuses (catholiques d’un côté comme protestantes plus radicales de l’autre), dans la mesure où celles-ci ne viennent pas troubler l’ordre social (spoiler : ce qu’elles feront !). Durant ces quatre décennies de règne, la reine se trouvera d’ailleurs constamment attaquée et bousculée par les deux bords, une fraction de la minorité catholique du pays (mais encore majoritaire dans certaines régions) n’acceptant tout simplement pas le tournant protestant de l’Angleterre et œuvrant notamment au retour d’un souverain catholique sur le trône anglais (en la personne notamment de Marie Stuart) ; tandis que de l’autre côté, les sectes protestantes (le terme n’a alors pas de connotation péjorative mais désigne une communauté religieuse minoritaire) influencées par le calvinisme militent au contraire pour un approfondissement de la Réforme et pour un anglicanisme purgé de son « reliquat catholique » :

Les caractéristiques modérées du Règlement élisabéthain suscitèrent l’opposition des catholiques radicaux et des protestants radicaux, en particulier les adeptes les plus littéraux du calvinisme tel qu’il avait été exposé par le réformateur français Jean Calvin. Ce dernier groupe de radicaux était connu sous le nom de Puritains et, croyant en l’importance de la foi par rapport à une vie “bonne” pour atteindre le salut spirituel, il s’imposa à partir du milieu des années 1560. Certains puritains – notamment les presbytériens et les séparatistes – voulaient abolir la hiérarchie de l’Église et se concentrer sur une interprétation plus littérale de la Bible ; ils finirent par créer leurs propres églises séparatistes qu’ils considéraient comme indépendantes de toute autorité royale ou de l’Église anglicane. Si beaucoup de gens étaient soit pro-catholiques, soit pro-protestants, et si certains avaient des opinions plus ou moins radicales à l’une ou l’autre extrémité du spectre, il est probable que beaucoup plus de gens se contentaient du juste milieu modéré que représentait l’anglicanisme. De nombreux fidèles, par exemple, étaient attirés par des éléments des deux côtés, comme admirer la belle ornementation d’un crucifix en or tout en favorisant l’utilisation de l’anglais dans les services. Il y avait alors un certain degré de tolérance et, comme la reine elle-même le déclarait, les pensées privées restaient privées, car elle « n’ouvrirait de fenêtres dans l’âme d’aucun homme ».

Extrait d’un article de l’historien Mark Cartwright pour la World History Encyclopedia

Le retour du protestantisme sur l’Île (après la parenthèse Marie Tudor) entraîne toutefois d’importantes conséquences géopolitiques, liées également à la politique étrangère d’Élisabeth. Déjà engagée en effet dans un important soutien matériel et financier des protestants français dans le cadre des guerres de religion, la reine se décide également au début des années 1580 à apporter son soutien à la jeune République batave, alors en guerre contre son maître espagnol (sous la tutelle des Habsbourgs d’Espagne depuis le début du siècle, une partie des Dix-Sept provinces des Pays-Bas sont en effet entrées en rébellion en 1568 avant de déclarer purement et simplement leur indépendance en 1581). Le débarquement d’un corps expéditionnaire anglais aux Provinces-Unies ne passe évidemment pas auprès de Madrid, déjà ulcérée par les rapines opérées par les corsaires anglais sur ses convois des Amériques. Ces mêmes corsaires organisent également une lucrative activité de contrebande dans les colonies espagnoles (alors fermées à toutes marchandises étrangères) et harcèlent ses convois de troupes vers les Pays-Bas insurgés. C’en est trop : le roi Habsbourg Philippe II (fils du célèbre Charles Quint) décide l’envoi d’une flotte d’invasion pour débarquer sur le sol britannique et renverser le régime élisabéthain (dans l’idée également d’y rétablir sur le trône un monarque catholique). Le désastre est bien connu, et l’Angleterre échappe de peu à une force d’invasion qui si elle avait pu seulement poser le pied sur le sol anglais, ne lui aurait à vrai dire laissé aucune chance.

Caractérisés par leurs formations compactes de piquiers en carré flanqués d’arquebusiers dans les coins, les célèbres tercios espagnols règneront en maître sur les champs de bataille du début de l’époque moderne – avant d’être supplantés par l’armée française grandement professionnalisée du XVIIe siècle (transfert de puissance terrestre qu’illustre parfaitement la belle reconstitution ci-dessus de la célèbre bataille de Rocroi (1643), symbole de la fin de la suprématie européenne des tercios et du passage de relais en matière de prédominance continentale de l’Espagne des Habsbourgs vers la France des Bourbons)

Après une deuxième décennie de conflit larvé (marqué par des succès et des revers des deux côtés), les Couronnes anglaise et espagnole finiront par faire la paix quelques mois à peine après la mort de la grande reine, sous l’égide de son successeur Stuart. Après un siècle à se servir directement sur le gâteau espagnol, l’Angleterre va enfin établir ses premières colonies autonomes et se transmuter pour de bon en grande puissance commerciale et maritime – comme en avait rêvé Henri VIII. Se générant, alors, bien entendu, de nouveaux rivaux…


La marine d’Elisabeth Ire : la grande époque de Francis Drake et des « Chiens de Mer » (Sea Dogs)

Après une décennie de quasi-abandon par ses deux prédécesseurs (Édouard VI et Marie Ire), le règne d’Élisabeth Ire va signer la grande reprise de la politique de développement naval impulsée par son père Henri VIII. Ayant pris acte elle aussi de la nouvelle ère de mondialisation maritime dans laquelle le monde est entré (certains historiens modernistes ont employé le qualificatif intéressant « d’ouverture atlantique » pour désigner le phénomène métahistorique accompagnant les Grandes Découvertes), la reine Tudor va consentir de nombreux efforts vers l’outremer, qui vont essentiellement prendre la forme d’une politique corsaire. En ce milieu de XVIe siècle, le Nouveau Monde est en effet partagé entre Espagnols et Portugais, les premiers ayant déjà fondé un vaste empire colonial dont ils tirent déjà de fabuleuses richesses (en particulier via l’exploitation des métaux précieux des Amériques), les seconds (dont la Couronne est à ce moment unie à celle de l’Espagne) ayant les premiers développé un vaste empire commercial allant de l’Afrique à l’Asie ainsi que d’importantes colonies sur les côtes brésiliennes (qui constituent alors les premières productrices mondiales de sucre !).

Comme la France de la même époque (avant que celle-ci ne glisse dans les guerres de religion qui vont la mettre « hors-circuit » durant près d’un demi-siècle), l’Angleterre des Tudors conteste la domination ibérique des mers, et souhaiterait évidemment elle aussi bénéficier des formidables opportunités économiques que suscite la « découverte » du Nouveau Monde. Afin de gagner des parts de marché dans le commerce international en pleine croissance, Élisabeth encourage ainsi la fondation de compagnies à charte, auxquelles sont attribués des monopoles commerciaux dans différentes aires du globe (seront ainsi fondées en 1592 la Levant Company – qui bénéficie du monopole du commerce en Méditerranée orientale ; la Barbary Company en 1585 – qui initie la traite négrière anglaise dans le cadre du lucratif commerce triangulaire ; et bien sûr la East India Company, à laquelle est réservée en 1600 le commerce avec l’Asie – et promise pour sa part à un très, très bel avenir… !).

Près d’un siècle après les voyages de Jean Cabot à Terre-Neuve, de nouvelles expéditions tentant de trouver le mythique passage du Nord-Ouest sont également financées par la Couronne (il s’agira des trois voyages de l’anglais Martin Frobisher, qui explorera les côtes du nord Labrador et laissera son nom à une baie du détroit de Davis, sans parvenir toutefois à son objectif initial). C’est également sous le règne d’Élisabeth que va être fondée la première colonie anglaise outremer : celle de la Virginie (nommée ainsi en l’honneur de la reine), où plusieurs centaines de colons s’établissent mais disparaîtront mystérieusement (il s’agit de la fameuse histoire de la colonie de Roanake Island (t!).

En fait, à défaut de trouver une nouvelle route directe vers l’Asie et ses richesses et de parvenir à fonder des établissements durables et rentables (ce qui reste un processus long et garni d’incertitudes – les Français en savent aussi quelque chose !), le plus simple demeure de « prélever » la richesse déjà existante – en l’occurrence : les galions espagnols chargés de denrées coloniales et de métaux précieux qui pullulent désormais dans l’Atlantique ! C’est dans cette activité que vont exceller les fameux « Sea Dogs », ces corsaires incarnés par la figure mythique de Sir Francis Drake et qui vont se faire une spécialité de chasser les navires espagnols sur les mers (mais aussi de réaliser des raids directement dans les ports). Composant l’essentiel de la marine opérationnelle de la reine Tudor – et bénéficiant de navires à la pointe de la technologie grâce aux innovations navales qui n’ont pas cessées de se poursuivre depuis l’époque d’Henri VIII –, ces corsaires vont durant les premières décennies du règne d’Élisabeth réaliser de nombreuses prises (et parfois capturer des convois entiers) qui vont substantiellement contribuer à alimenter les finances étatiques (avant d’être carrément utilisés par la reine comme des opérateurs militaires dans sa guerre contre l’Espagne !).

Comme évoqué un peu plus haut, l’ouverture des franches hostilités avec la puissance espagnole après des décennies de rapines et de contrebande vont en effet contraindre la reine Élisabeth (dont le pays s’assimile alors moins à une véritable puissance maritime qu’à une simple « force navale prédatrice ») à mobiliser ses corsaires dans le conflit en cours. Loin des futures grandes heures de la Marine « royale », ce sont en fait de grands chefs corsaires qui commandent ainsi la flotte anglaise qui va défaire l’Armada espagnol devant Gravelines. Après ce cuisant échec de la tentative d’invasion espagnole (qui n’empêchera pas ces derniers de renouveler l’essai en 1596 et 1597), c’est le corsaire Francis Drake en personne qui va se voir confier l’année suivante une opération de représailles sur les côtes ibériques (qui sera d’ailleurs un désastre-miroir de celui de l’Invincible Armada), tandis que d’autres Sea Dogs anglais continueront de malmener le soutien logistique déployé par les Espagnols vers leurs territoires des Pays-Bas pour lutter contre l’insurrection hollandaise.

Si cette dernière grande phase de « l’ère Tudor » se révèlera ainsi relativement brillante pour l’histoire de la Marine britannique, celle-ci n’en garde pas moins un caractère encore très balbutiant, l’Angleterre n’ayant encore pris pied sur aucun continent ni véritablement disputé aux Hispano-Portugais leur domination maritime et commerciale (la percée en ce sens étant plutôt accomplie par les jeunes Provinces-Unies, dont la marine essentiellement centrée sur le transport marchand enregistre alors une spectaculaire croissance et commence à supplanter l’hégémonie portugaise en Asie). Il faudra ainsi attendre le début du règne des Stuarts (ainsi que l’éphémère République cromwellienne) pour voir l’Angleterre enfin fonder des colonies durables outremer puis ces dernières prendre leur envol !

L'Armada espagnol de 1588 vu par la peinture hollandaise
À force de toutes ces attaques prédatrices sur ses navires, l’Espagne de Philippe II finit légitimement par en avoir assez. En 1584, la signature entre l’Angleterre et les Provinces-Unies du traité de Sans-Pareil (par lequel Élisabeth s’engage à subventionner largement l’effort de guerre des insurgés néerlandais et surtout acte le déploiement d’un corps expéditionnaire de plusieurs milliers d’hommes pour tâcher de reprendre la citadelle d’Anvers !) est la goutte d’eau qui fait déborder le vase : l’Espagne déclare unilatéralement la guerre à l’Angleterre. Première puissance d’Europe de l’époque, la Couronne espagnole est même décidée à régler son compte une bonne fois pour toutes au régime élisabéthain et à sa menace corsaire, en mettant sur pied un grand projet d’invasion de l’Île (rapidement après le début du conflit, Philippe II obtient en effet la bénédiction papale pour renverser Élisabeth et placer qui il l’entend à sa place sur le trône d’Angleterre ; celle-ci a effectivement été excommuniée dès 1570 par son prédécesseur, tandis que l’exécution de Marie Stuart – à la hache… – qu’elle vient d’opérer n’a évidemment pas manqué de susciter l’indignation tous les catholiques d’Europe…).

La bataille de Gravelines (1588), où l'Invincible Armada est défait par la flotte anglaise
Informée toutefois du détail des préparatifs espagnols grâce à son remarquable réseau d’espionnage (qui est alors le plus avancé d’Europe !), Élisabeth a le temps de rassembler une importante flotte (composée en grande partie de ses « Chiens de Mer ») et de surprendre ainsi l’Armada espagnol au moment où celui-ci stationne devant Gravelines (Pas-de-Calais) pour y embarquer des troupes.

Illustration de la bataille de Gravelines (1588), où une flotte anglaise défait l'Invincible Armada espagnol
Si la bataille navale qui s’ensuit demeurera surglorifiée par la propagande anglaise bien au-delà de son impact réel (les Espagnols n’y perdent en effet que 6 gros navires sur 120), le combat est néanmoins suffisamment décisif pour contraindre le commandement espagnol à renoncer au projet et à regagner la péninsule ibérique en contournant la Grande-Bretagne par le nord – ce qui va s’avérer une décision catastrophique (bousculés par une tempête et connaissant qui plus est mal les côtes, près d’une trentaine de navires espagnols vont en effet y faire naufrage). Contrairement à l’image populaire qui fait de l’Invincible Armada un échec absolu et le symbole du déclin à venir de la grande puissance espagnole, l’opération n’est toutefois pas si catastrophique car la plupart des navires de guerre ont survécu à l’expédition, ce qui permettra à l’Espagne de remonter une opération identique à peine quelques années plus tard !


Après le règne-charnière des Tudors : le coup d’envoi de la conquête coloniale sous les rois Stuarts

Au début du XVIIe siècle, suite à la « parenthèse dorée » qu’a pu ainsi constituer la seconde moitié du XVIe siècle pour l’Angleterre (au moins sur le plan social et culturel), les îles Britanniques entrent à nouveau dans une période mouvementée de leur Histoire. Éteinte en lignée mâle (la reine Élisabeth est en effet morte sans héritier – elle avait toujours refusé de se marier !), la célèbre dynastie des Tudors a laissé la place à une nouvelle dynastie d’origine écossaise, celle des Stuarts (la lignée qui donne à l’Écosse ses rois depuis la fin du XIVe siècle, et dont l’héritier Jacques VI, fils de Marie Stuart et arrière-arrière-petit-fils d’Henri VII, s’est retrouvé à la mort d’Élisabeth en tête de la succession anglaise).

Malgré l’accalmie en la matière qu’a pu représenter l’ère élisabéthaine, le nouveau souverain (devenu Jacques Ier d’Angleterre) règne de fait sur une population profondément fracturée par les divisions religieuses, à mesure que le protestantisme s’est enraciné mais aussi fragmenté au fil des décennies en des dizaines de mouvances distinctes (on parle alors de « sectes » protestantes : il y a celle des presbytériens, celle des anabaptistes, celle des brownistes, celle des millénaristes, celle des indépendants,…. chacune plus ou moins radicale vis-à-vis d’un catholicisme devenu désormais minoritaire dans l’Île – seule l’Irlande est en effet demeurée très majoritairement catholique !) :

Aîné de la célèbre et regrettée Marie Stuart (qui est elle-même rattachée à la lignée des ducs de Guise par sa mère !), Jacques VI devient roi d’Écosse à seulement un an, au moment où sa mère a été contrainte d’abdiquer en sa faveur (avant d’être emprisonnée puis exécutée sur ordre d’Élisabeth pour complot – réel ou supposé). Jusqu’à sa mort en 1625, Jacques réalisera la première remarquable de l’Histoire des îles Britanniques d’avoir régné conjointement sur les trois royaumes d’Angleterre, d’Irlande et d’Écosse (même si ces derniers conservent chacun à l’époque une forme d’indépendance et leurs institutions propres) !

Forme du protestantisme calviniste, le presbytérianisme apparaît sous le règne d’Élisabeth Ire […]. Dès la fin des années 1620, les presbytériens s’oppose aux réformes de cérémonie et de liturgie de l’archevêque William Laud, qu’ils jugent trop proches de celle de l’Église catholique romaine. Ils sont alors très nombreux à siéger au Parlement, mené par le presbytérien et président de la Chambre des Communes, John Pym. […] Les premiers groupes séparatistes éclosent dans les mêmes années que les presbytériens en réaction, eux aussi, à la politique religieuse d’État. […] Les baptistes apparaissent en 1608 sous l’égide de John Smyth, qui refuse le sacrement du baptême par un membre de l’épiscopat. Il se baptise lui-même avant de baptiser les membres de sa congrégation. Son action est une attaque frontale à l’Église établie d’Angleterre, car il démontre que les sujets n’ont pas besoin du clergé pour pratiquer les sacrements. Dernier groupe : les millénaristes – ou « chercheurs ». Ils émergent sous le règne de Jacques Ier. Cette secte médiévale, qui attend le retour imminent de Jésus-Christ sur la Terre et qu’il y règne avec ses saints, est simplement une remise au goût du jour pour retrouver de la visibilité à la faveur du puritanisme. […] Les indépendants émergent discrètement sous le règne d’Élisabeth Ire. On retrouve beaucoup de leurs membres dans les communautés presbytériennes séparatistes réfugiées aux Pays-Bas quand Jacques Ier était souverain. Calvinistes orthodoxes sur le plan théologique, ils rejettent bientôt tout système de hiérarchie. Les indépendants affirment tellement bien leur spécificité qu’ils finissent par se constituer en parti religieux, mais aussi politique. […] L’hostilité des indépendants aux divertissements est incessante. Ils défendent une Église autonome de l’État. Ils préfèrent se constituer en congrégations plutôt qu’en assemblées pour gérer les affaires religieuses de la société. Sur ce chapitre, ils se différencient dans les années 1640 du groupe des presbytériens, dont ils faisaient d’abord partie. […] Olivier Cromwell est resté dans les mémoires comme l’archétype du puritain anglais dit « indépendant » […].

Sabrina Juillet Garzón, extrait de l’article « Sectes : la course au puritanisme » publié dans le numéro spécial du magazine Historia « Cromwell, la république anglaise », pp. 72-73

Afin d’unir la Grande-Bretagne et ses peuples, Jacques Ier Stuart – qui est donc à la fois roi d’Angleterre et roi d’Écosse – va tenter de fédérer ses sujets autour d’une Église unifiée (à ce moment, chaque royaume dispose pour rappel de sa propre Église – presbytérienne pour l’Écosse et anglicane pour l’Angleterre), mais aussi lancer une vaste entreprise de colonisation de l’Irlande catholique (la constitution d’un ennemi commun restant historiquement un efficace moyen de souder des populations en disharmonie d’aspirations et d’intérêts…). Son fils et successeur, Charles Ier, qui arrive au pouvoir en 1625, va reprendre – avec moins de talent il faut bien le dire… – la politique de son père (ce qui finira par abouti à une crise politique sans précédent, qui dégénérera en guerres civiles puis en rien de moins que l’une des plus importantes révolutions politiques de l’Histoire, comme nous le verrons un peu plus bas).

Si pour les premiers rois Stuarts, la situation politique intérieure demeure ainsi complexe (et gangrénée par les fractures politiques et religieuses consécutives à la Réforme), ceux-ci se montrent toutefois plus heureux en matière de politique extérieure, la politique étrangère immédiatement adoptée par Jacques Ier couplée à l’évolution du contexte international se montrant enfin favorable à un véritable essor de l’Angleterre outremer. Dès les premières années de son règne, le roi Stuart emploie en effet tous ses efforts à mettre fin à la guerre avec l’Espagne, qui en plus d’engloutir une large part du budget de l’État anglais, est également très préjudiciable à son commerce extérieur (les Pays-Bas espagnols constituant en effet le premier et principal débouché de la laine anglaise). Grâce à la signature du traité de Londres en 1604, dorénavant en paix avec son principal rival (qui de son côté a largement de quoi s’en occuper en matière d’ennemis intérieurs et extérieurs avec la lutte indépendantiste des Pays-Bas du Nord et ses conflits récurrents avec la France), l’Angleterre va ainsi enfin pouvoir se concentrer sur la construction de son propre empire colonial (sous les Tudors, elle s’était en effet nous l’avons vu essentiellement contentée de s’attaquer aux colonies étrangères et de piller leur commerce).

Pour stimuler la croissance du commerce anglais et la fondation de colonies outremers, Jacques reconduit la politique d’Élisabeth encourageant la création de compagnies à vocation commerciale et/ou coloniale : bénéficiant d’une charte royale, celles-ci se voient accorder des monopoles commerciaux avec des parties du globe et/ou l’exclusivité d’implantation dans des territoires encore vierges de toute colonisation européenne – comme l’Amérique du Nord et certaines zones d’Amérique du Sud (la plupart des puissances européennes parties à la conquête du Nouveau Monde fonctionnaient alors selon ce système dit de l’« exclusif colonial » : la colonie avait l’obligation de vendre la totalité de ses productions de matières premières à sa Métropole de rattachement tout en n’ayant le droit parallèlement de se fournir en marchandises qu’auprès de cette dernière, ce qui permettait ainsi aux pays concernés de disposer d’un marché « captif » pour l’exportation de leurs produits manufacturés). Dès l’année de la signature de la paix avec l’Espagne, une tentative d’implantation en Guyane (qui s’avèrera infructueuse) est réalisée, et deux colonies sont également fondées sur des petites îles des Antilles (Sainte-Lucie et Grenade), qui là encore, ne tiennent malheureusement pas.

En 1606, après ces échecs en Amérique du Sud et dans les Caraïbes, l’Angleterre tourne à nouveau son regard vers les immenses terres vides de la côte atlantique de l’Amérique du Nord. C’est là qu’elle redirige finalement tous ses espoirs. La Virginia Company est créée par Jacques Ier en 1606 : elle doit retenter la colonisation échouée vingt ans plus tôt sous le règne d’Élisabeth. Cette fois, le pari sera gagnant, et s’ouvre enfin – et cette fois pour de bon – la colonisation britannique du Nouveau Monde.

La fondation (enfin réussie) des premières colonies sous Jacques et Charles Ier Stuart (1603-1642)

Si nous associons généralement le début de l’Empire britannique au règne des Tudors, vous l’avez compris, c’est ainsi au début du règne de Jacques Ier Stuart et à ce moment-là seulement que le vent se met enfin véritablement à tourner pour les ambitions outremers anglaises. À la fin des années 1600, deux décennies après l’échec de la colonie de Roanoke Island, un groupe de colons anglais missionné par la fraîchement fondé Virginia Company (et commandé par le célèbre John Smith !) se représente sur la côte caroline et y fonde un nouvel établissement, Jamestown. Après des débuts compliqués liés à la nature difficile des terres et aux conflits avec les Amérindiens, la jeune colonie (baptisée Virginie) commence à se développer et se peuple rapidement, aidée par un encouragement massif au départ et par un démarchage actif de la Compagnie dans tous les villages de Grande-Bretagne.

Après avoir vainement cherché des métaux précieux à exploiter dans la zone, la nouvelle colonie virginienne se spécialise rapidement dans la culture du tabac, qui connaît en quelques décennies un essor fulgurant. Cette culture basée sur l’économie de plantation (et qui préfigure celle ultérieure du sucre et du coton) est alimentée en main d’œuvre par des flots continus de réfugiés anglais et surtout irlandais, qui émigrent alors en masse dans les jeunes colonies anglaises sous le statut d’« engagés » dans l’espoir de pouvoir à terme y acquérir un bout de terre à cultiver. L’abondance des terres disponibles et le succès de la culture du tabac entraîne rapidement la fondation d’autres colonies le long de la côte atlantique (le Maryland en 1634, Rhode Island en 1636, le Connecticut en 1639, la province de Caroline en 1663…), tandis que plus au nord, des Puritains fondent dès 1620 la colonie de Plymouth, appelée à devenir le refuge des minorités protestantes anglaises et dont l’établissement constituera le berceau de la Nouvelle-Angleterre (une colonie est également établi en 1610 sur l’île de Terre-Neuve, qui deviendra Plaisance). La plupart des colonies du sud (Virginie, Caroline, puis plus tard Géorgie) adopteront le modèle de l’économie de plantation et se centreront sur la culture du tabac puis du coton, tandis que les colonies situées plus au nord défricheront davantage les terres et se développeront sur un modèle mêlant essentiellement agriculture, pêche et commerce (les colonies de Nouvelle-Angleterre se spécialiseront en particulier sur l’industrie du rhum, dont elles deviendront rapidement l’un des plus gros producteurs mondial grâce à l’import massif de mélasse depuis les colonies sucrières voisines des Antilles).

Au-delà des importants contingents étrangers qui participeront durant toute son Histoire au peuplement étatsunien, c’est avant tout l’exportation de l’excédent démographique britannique (couplé localement à une très forte natalité) qui va constituer tout au long du XVIIe siècle le principal moteur de l’expansion coloniale anglaise en Amérique du Nord. Entre 1620 et 1642, ce sont ainsi plus de 80 000 Britanniques (dont 20 000 Irlandais !) qui émigrent outre-Atlantique et en 1629, au plus fort de l’émigration, c’est en moyenne un navire par jour qui quitte la Grande-Bretagne pour l’Amérique du Nord, chargé de familles de paysans fauchés, de cadets de famille sans perspective, de puritains en quête de liberté exclusive, ou bien encore – ancestralité bien moins avouable… ! – de vagabonds et de délinquants de droit commun qui se voient ainsi offrir une seconde chance (des historiens britanniques estiment à vrai dire que ce serait pas moins de 50 000 à 120 000 prisonniers – de droit commun, politiques et de guerre – qui auraient été déportés par l’Angleterre vers ses colonies américaines entre 1610 et 1776 !).

C’est faire un honneur excessif aux colons anglais que de les représenter tous comme des dissidents religieux ou politiques, de nobles proscrits fuyant par grandeur d’âme leur ingrate patrie. Il y avait aussi parmi eux des vagabonds, des mendiants, des déportés de droit commun, des criminels graciés, d’anciens forçats et des aventuriers. Un historien américain conseillait à ses compatriotes épris de généalogies lointaines, de commencer leurs recherches par les greffes des prisons anglaises. La boutade n’est point sans fondement. Ce n’est pas d’hier non plus qu’on a inventé le moyen de stimuler l’émigration par des réclames alléchantes et fantaisistes. Rien n’égale à cet égard les opuscules imprimés à l’usage des paysans allemands et suisses. À les en croire, le paradis terrestre n’était qu’un pauvre petit jardinet à côté de la Caroline. Cette propagande portait ses fruits. Les émigrants réunis par les racoleurs partaient pour l’Amérique munis d’un contrat de travail qui, pendant dix ou vingt ans, en faisait de véritables esclaves. À leur arrivée, l’armateur les mettait aux enchères.

Pierre Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, p. 201

Ce dernier aspect demeure en effet peu connu : il constitua pourtant une importante réalité du « phénomène colonial ». Ces Européens issus des classes les plus pauvres venus au Nouveau-Monde pour tenter d’échapper à la misère de leur pays en contrepartie d’années de travail gratuits dans les plantations et les fermes (une forme d’esclavage à durée limitée…), on les appelait les « engagés ». Ils seront des centaines de milliers à peupler les différentes colonies du Nouveau Monde européen. Oubliés par l’Histoire à la différence de la il est vrai hautement tragique traite négrière (qui concernera elle plusieurs millions de déportés africains – vendus dans leur cas par les royaumes de leur propre continent…), ces « Engagés » constituent un autre aspect dramatique de la colonisation européenne des Amériques :

Plus des trois quarts des quelque 120 000 immigrants britanniques débarqués dans la [colonie anglaise de la Virginie] au cours du XVIIe siècle le furent sous le signe de la servitude. À la maison, la plupart avaient été victimes d’un long processus de dépossession de leurs terres, orchestré par la caste aristocratique anglaise. Trop pauvres pour se payer une traversée de l’Atlantique, on leur avait proposé l’occasion de devenir propriétaire d’une terre en échange de 4 à 7 années de leur vie à travailler, sans salaire, les champs de tabac de leurs maîtres. Sous les rayons brûlants du soleil d’été, une humidité étouffante et des nuées d’insectes porteurs de pathogènes mortels, ces « engagés » menaient des vies pénibles et courtes. Dans la poursuite de leur rêve, une majorité succomba avant même l’expiration des termes de leur servitude en raison d’une combinaison de maladies et de surcharge de travail. Initialement, la mortalité fut telle que seuls 20 % des 10 000 colons importés dans la colonie entre 1607 et 1622 étaient toujours vivants en 1622. Malgré cela, la population coloniale continua de croître par l’importation massive d’immigrants pour répondre aux besoins de labeur dans les champs de tabac qui se multipliaient. 

Marco Wingender, « La Virginie, le rouleau compresseur colonial anglais », article publié le 13 juillet 2022 sur le site web québécois Libre Media

Oppressés et chassés par la colonisation anglaise, les Irlandais en particulier seront très représentés au sein de ces populations d’« engagés » (qui seront également aux racines de l’essor des colonies antillaises d’Antigua et de La Barbade), dont l’Histoire de l’esclavage semble avoir oublié l’existence. De façon générale, Écossais et Irlandais vont ainsi émigrer en masse vers les colonies anglaises d’Amérique, qui offrent alors il faut bien le dire un séduisant refuge et la perspective d’un pays plein de promesses, où la misère et la disette n’existent virtuellement pas, et où la terre abonde. Des milliers de protestants d’origine suisse, hollandaise, allemande, scandinave,… complèteront à leur tour ce flux en direction de la jeune Amérique anglaise – qui se peuplera en conséquence dix fois plus vite que sa toute aussi jeune voisine (et bientôt rivale) de la Nouvelle-France ! La perspective d’un ennemi commun achèvera alors de cimenter toutes ces disparités de cultures et d’origines :

Le besoin de vivre et de se protéger imposa [aux émigrés anglais, écossais, irlandais, suisses, allemands, etc. des Treize Colonies] une vie commune. Ils se groupèrent contre les Indiens, contre les Hollandais, contre les Espagnols, contre les Français. Le sentiment du danger en fit un corps uni et vigoureux, toujours prêt à l’attaque comme à la défense.

Pierre Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, pp. 201-202

En aparté : l’Amérique anglaise, une nation biblique (et messianique) ?

Comme les réformateurs protestants rejetaient la hiérarchie de l’Église catholique, ils s’orientèrent vers une structure politique et administrative plus égalitaire, codifiée par Jean Calvin dont les enseignements inspirèrent les croyances des puritains et des séparatistes, qui finirent par établir les colonies de la Nouvelle-Angleterre dans ce qui allait devenir les États-Unis.

Joshua J. Mark, « Dix choses à savoir sur la Réforme protestante », article traduit par Babeth Étiève-Cartwright pour la World History Encyclopedia

On ne peut véritablement comprendre l’attitude que vont entretenir les colons protestants de Nouvelle-Angleterre avec leurs voisins français de même qu’avec les populations autochtones sans comprendre fondamentalement ce qu’est le protestantisme et en particulier en son sein les mouvements puritain et millénariste, dont beaucoup d’Anglais émigrés en Amérique sont issus.

Comme je vous l’ai raconté plus haut, la diffusion de la Réforme en Angleterre voit l’apparition de multiples courants et mouvances protestantes, dont une importante minorité calviniste (qui y correspond globalement au mouvement puritain). Or le calvinisme a ceci de particulier qu’il se caractérise par une vision philosophicoreligieuse beaucoup plus radicale que le luthérianisme. En effet, les calvinistes croient au dogme dit de la « prédestination », qui postule que seuls certains individus sont touchés par la grâce divine. En d’autres termes, pour les calvinistes, le monde se divise entre élus et non-élus, entre ceux qui ont la grâce et ceux qui ne l’ont pas, et seuls ceux qui ont la grâce iront au paradis. Pour les calvinistes (comme pour les luthériens au demeurant), ce ne sont pas les actes et les « bonnes œuvres » (principes qui figuraient de leur côté au cœur du credo catholique) qui comptent pour obtenir le salut de l’âme, mais la foi et la foi seule. Peu importe tout le bien que vous aurez pu faire dans votre vie, si vous n’avez pas la grâce, vous n’aurez pas la salut, car seuls les « élus » l’ont (et ceux-ci le savent par leur « foi » et par un ensemble de « signes » – et notamment mais pas que des signes extérieurs de richesse). Il faut ainsi bien comprendre que la pensée calviniste (dans laquelle s’inscrivent notamment les Puritains anglais mais aussi la grande majorité de l’élite hollandaise) repose fondamentalement sur un principe d’inégalité et d’élection divines, qui sépare dans les faits le monde entre élus et non-élus – une idée qu’elle emprunte à cet égard très largement au judaïsme.

Pour celles et ceux qui souhaiteraient mieux comprendre en particulier cette doctrine calviniste et la véritable « révolution théologique » (mais aussi aux multiples implications sociales, économiques, politiques et culturelles) qu’elle va engendrer, je les renvoie vers les sections dédiées de cet autre article du site déjà partagé plus haut (et consacré pour mémoire plus largement au protestantisme et aux grands bouleversements anthropologiques que celui-ci produit au début de l’ère moderne).

Mais cette connivence religio-culturelle entre protestants et judaïsants (qui a d’ailleurs amenée certains intellectuels à développer le concept de « judéo-protestantisme » !) va bien plus loin et ne s’arrêtent pas au seul fait d’avoir en commun un grand texte sacré (ce qui était à vrai dire déjà le cas entre les Juifs et les Catholiques et n’avait pas empêcher l’adversité…). Cela est en effet peu connu, mais au XVIIe siècle, se développe en Hollande ainsi qu’en Grande-Bretagne – tout particulièrement au sein du mouvement puritain (qui est lui-même une branche du calvinisme) – le mouvement dit « millénariste », caractérisé par une véritable fébrilité messianique (en l’occurrence : l’attente du retour du Christ sur Terre – et les temps prospères supposés en résulter – prophétisés à la fin des Évangiles). Or, il faut savoir que le peuple juif – contrairement aux deux grands autres monothéismes (Christianisme et Islam) – est de son côté toujours dans l’attente de son Messie, dont l’arrivée est supposée coïncider avec la Fin des Temps (dans l’eschatologie juive, les Temps Messianiques dans lesquels doit apparaître le Messie (Machia’h) correspondent à une période de guerres, de cataclysmes et de grand chaos mondial – assimilable à l’Apocalypse chrétienne). Dans ce contexte, le messianisme qui travaille ainsi tant les puritains anglais (dont faisait partie un certain Oliver Cromwell) que de nombreux Juifs (en particulier au sein du monde marrane) va jouer de fait un fort rôle de rapprochement et de coagulant entre ces deux communautés, expliquant le lien théologico-culturel étroit qui va ainsi s’établir dans le temps entre diverses importantes sectes protestantes et le judaïsme.

Sur ce rapprochement théologico-culturel très important qui se produisit entre chrétiens réformés et judaïsme à l’occasion de la Réforme puis au fur et à mesure du développement du protestantisme et de ses différents courants et sous-courants (luthériens, calvinistes, millénaristes, baptistes, méthodistes, etc.), je renvoie les intéressé(e)s vers cette très intéressante conférence de Youssef Hindi, qui en explique bien tant les raisons que la profondeur et grande portée historiques.

Dès le début du XVIIe siècle, persécutés sous les règnes des rois Stuarts Jacques Ier et Charles Ier (et ayant littéralement à cœur de mener une vie en accord avec leurs ardentes convictions religieuses), c’est par milliers que les Puritains et autres « protestants radicaux » anglais vont ainsi émigrer vers le Nouveau Monde – et en particulier vers les colonies anglaises d’Amérique du Nord, considérées, dans un parallèle biblique avec la Canaan des Hébreux, comme la « nouvelle Terre Promise ». Constituant le courant majoritaire des protestants émigrés dans les Treize Colonies (qui constituent eux-mêmes la majorité des colons implantés), les Puritains donneront ainsi à la jeune Amérique anglaise – et bientôt aux futurs États-Unis d’Amérique – une coloration très spécifique sur le plan théologique (et par voie de conséquence sur les plans philosophique et politique), teintées voire imbibées d’eschatologie et de messianisme vétérotestamentaires. Un profil spirituel bien particulier qui expliquera pour beaucoup la nature des relations qu’ils développeront avec les autres populations présentes sur place (qu’ils s’agissent des Premières Nations ou des Franco-Canadiens).

Comme j’ai eu largement l’occasion de l’aborder au cours des différents chapitres de ma grande série sur les origines de la guerre de Sept Ans (et comme je le développe également en détail dans le cadre de mon autre série sur l’histoire de la Nouvelle-France), cette dimension religieuse revêtira en effet une importance de premier plan dans la rivalité qui va opposer Français et Britanniques en Amérique du Nord. Tandis que la Nouvelle-France se peuplera de colons exclusivement catholique et fera l’objet de grandes entreprises missionnaires (particulièrement de la part des Jésuites), la Nouvelle-Angleterre se positionnera elle, a contrario et dès ses origines, comme un refuge pour les puritains persécutés d’Angleterre, dont la mentalité repose précisément sur le rejet viscéral du catholicisme (et qui quittent l’Île précisément parce qu’ils trouvent l’anglicanisme encore trop « catholique » à leur goût). Cette véritable haine des « papistes » par les Puritains expliquera la logique de « croisade » qui animera ces derniers contre leurs voisins franco-canadiens (ces premiers n’auront à ce titre de cesse, pour certains d’entre eux, de tenter de convaincre Londres d’envahir le Canada ; velléités animées également il est vrai par les raids récurrents et d’une remarquable efficience que les miliciens canadiens opèreront pour leur part contre les établissements les plus septentrionaux de Nouvelle-Angleterre).

L’Amérique anglaise constitua certes un refuge et une terre d’émigration massive pour les Chrétiens persécutés de toute nature, mais aussi un véritable Éden pour les nombreuses sociétés secrètes et initiatiques qui avaient fleuries en Europe au tournant de la Renaissance (en particulier le mouvement Rose-Croix, qui constituera le creuset et l’une des grandes matrices de la Franc-Maçonnerie spéculative), autant de groupes qui purent voir dans ce nouveau continent l’endroit où il y pourrait bâtir un monde nouveau et la société idéale de leurs rêves. À la fin du XVIe siècle, le philosophe et occultiste Francis Bacon, chef de file du rosicrucianisme anglais (et considéré par certains comme le véritable « Père Fondateur de l’Amérique »), publie sa célèbre « La Nouvelle-Atlantide », ouvrage dans lequel il décrit une société utopique vivant sur une île et dirigée par une caste de scientifiques et de philosophes préfigurant furieusement le concept « d’élite éclairée » qui constituera l’un des piliers de la Franc-Maçonnerie moderne. Walter Raleigh, l’homme qui mènera la tentative de colonisation de Roanoke Island, était un proche de Bacon, et de façon plus générale, les Rose-Croix puis les Francs-Maçons (les seconds pouvant globalement être considérés historiquement comme les héritiers des premiers) seront très implantés en Amérique, les leaders de la Révolution américaine étant ouvertement connus pour être quasiment tous d’éminents membres de la Franc-Maçonnerie (de même que les Français comme Lafayette qui viendront les premiers les soutenir dans leur guerre d’Indépendance). Aussi, comme permet bien de le mettre en lumière sans manichéisme ni fantasmes le passionnant documentaire partagé ci-dessus, il faut bien garder à l’esprit que l’Amérique constitua dès ses origines la terre promise tant des chrétiens les plus fervents que des sectes européennes les plus occultes (deux termes à entendre dans leur sens étymologique, sans connotation péjorative), et que la fondation de l’Amérique reposa ainsi sur une double base (dualité qui la caractérisera d’ailleurs tout au long de son Histoire) : chrétienne puritaine d’une part, et « ésotérique » d’autre part (les deux mouvements ayant cependant en commun d’être animé par un fervent idéalisme et par la volonté de bâtir sur ce continent un monde nouveau et une société nouvelle en rupture avec celle caractérisant « l’Ancien Monde » européen).


Parallèlement à cette implantation britannique enfin réussie sur le continent américain sous le règne des Stuarts, les initiatives se multiplient également en ce début de XVIIe siècle en direction des Antilles, où des colons indépendants et des milliers d’Irlandais chassés de leur île par la politique des plantations viennent aussi s’établir en masse. C’est notamment l’île de la Barbade, virtuellement inoccupée (bien que théoriquement sous souveraineté des Espagnols), qui concentre au début des années 1630 l’émigration britannique vers les Antilles : les réfugiés irlandais s’y installent là aussi par milliers et y développent comme en Virginie la culture du tabac, dont l’île devient bientôt la première productrice mondiale (générant même une crise de surproduction à la fin de la décennie… !). Des Irlandais s’implantent également sur les petites îles de l’archipel caribéen comme Saint-Christophe et Montserrat, ainsi que dans les Bahamas et les Bermudes, en cette période où toutes les parties des Antilles non-directement contrôlées par les Espagnols en viennent plus globalement à constituer une immense zone-refuge pour les exilés de toutes origines, fuyant les guerres civiles et religieuses qui déchirent alors de nombreux pays d’Europe (autant de zones où ces milliers d’exilés et d’aventuriers néerlandais, français, anglais ou belges vont aussi y développer l’activité historique de la flibuste… !).

L’île de la Tortue, située au large de la côte nord de Saint-Domingue (alors appelée Hispaniola), constituera au XVIIe siècle avec la Jamaïque la base, le centre névralgique et le théâtre légendaire de cette flibuste caribéenne (dont la réalité historique a pu être immortalisée par des films comme la célèbre franchise des Pirates des Caraïbes). Aux mains des Français au début du siècle, reprise par les Espagnols et cédée aux Anglais puis reprise à nouveau par les Français (en l’occurrence par des marins huguenots), l’île servira en effet tout au long du siècle d’escale et de port de ravitaillement privilégié des contrebandiers et flibustiers des Caraïbes, les premiers vivant de la vente illégale de marchandises européennes auprès des colons de Nouvelle-Espagne (qui n’ont théoriquement le droit de ne se fournir nous l’avons vu qu’auprès de leur Métropole et de ses navires), tandis que les seconds constituent le principal vivier de corsaires de l’espace Atlantique (tout en se faisant volontiers pirates en temps de paix). De nombreux raids menés contre les ports et convois espagnols durant l’âge d’or (1640-1680) de la flibuste et de la piraterie caribéennes (comme le célèbre sac de Panama de 1671 commandé par le légendaire Henry Morgan) seront ainsi partis de ces repaires de flibustiers et de boucaniers que constituent l’île de la Tortue, l’ouest de Saint-Domingue et la Jamaïque.


EN RÉSUMÉ – et comme l’a quasi-parfaitement synthétisé Fernand Braudel dans sa remarquable Grammaire des Civilisations :

La première chance [de l’Empire colonial britannique en devenir] a été la conquête, tardive après tout, et l’occupation solide d’un secteur du littoral américain. Etre logé, c’est commencer d’être. La course a été ouverte pour l’Amérique entière par le voyage révolutionnaire de Christophe Colomb (1492). L’Espagne (la Castille) est gagnante. Huit ans plus tard, en 1500, les Portugais, avec Alvarez Cabral, se saisissent de la Terre de Santa Cruz, celle à laquelle le bois de teinture rouge (le pao brasil) va donner son nom de Brésil. Puis, les Français dont les navires, marchands ou pirates, ou les deux à la fois, fréquentent toutes les côtes atlantiques du Nouveau Monde, de Terre-Neuve (connue dès le début du siècle) jusqu’aux Antilles, à la Floride et aux côtes du Brésil (alors plus théoriquement que pratiquement tenues par les Portugais), les Français reconnaissent le Canada (1534-1535), s’y installent enfin (1603). Les Anglais, dans ces conditions, arrivent bons derniers : Walter Raleigh a relâché sur le littoral de ce qui fut aussitôt la Virginie, avec les dernières années du XVIe siècle, mais y a fondé un établissement éphémère ; les pèlerins du Mayflower arrivent, en 1620, au cap Cod, sur la côte de ce qui sera le Massachusetts. C’est là, à première vue, un lot géographique peu plaisant : une côte maussade, coupée d’estuaires, de golfes, de vraies mers intérieures comme la très vaste baie de Chesapeake, par surcroît une côte marécageuse, forestière, coincée vers l’ouest par les dures montagnes des Alleghanies [massif des Appalaches]. En somme, une vaste région, mal soudée dans ses différentes parties et exclusivement grâce aux lentes navigations côtières. En outre, il a fallu en éliminer des concurrents tardifs, Hollandais, Suédois, enfin survivre aux attaques insidieuses des Indiens. Cependant les Français, partis du Saint-Laurent, avaient saisi, du moins reconnu, puis occupé les Grands Lacs et l’énorme vallée du Mississippi jusqu’à son delta, où poussera La Nouvelle-Orléans. Ils ont réussi un vaste mouvement enveloppant. La première manche leur revient. La tête de pont anglaise est dès lors coincée entre la Floride où l’Espagnol a poussé ses avant-postes et le vaste, trop vaste Empire français, avec ses coureurs des bois en quête de fourrures et ses actifs missionnaires jésuites. Vers l’ouest, l’expansion anglaise, quand elle s’amorce vraiment au XVIIIe siècle, se heurte aux forts des garnisons françaises.

Dans tout cela, où est la chance « américaine » ? En ceci probablement que, peu étendues, relativement s’entend, les colonies anglaises ont été solidement occupées, surtout dans le Nord, notamment dans les Massachusetts, où grandit Boston, et dans le Centre où s’enracinent New York (l’ancienne New Amsterdam) et Philadelphie, la ville des quakers. Rattachées à la métropole et à sa vie marchande, ces villes poussées in the wilderness, en pays sauvage, ont l’avantage de se gérer elles-mêmes, elles vivent dans une quasi-liberté qui rappelle les villes typiques de l’Europe du Moyen-Âge. L’agitation anglaise les aura largement servies : elle jette de l’autre côté de la « mare aux harengs » les turbulents sectateurs protestants, ces « cavaliers » que décourage l’Angleterre de Cromwell, et tous ces nouveaux venus sont en nombre tel que, lorsque la vraie lutte s’achève, il y a d’un côté un million d’Anglais, de l’autre 63 000 Français, en 1762. La chance anglaise, ou « américaine », c’est d’avoir, entre Espagnols et Français, réalisé cette accumulation explosive de forces.

Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, pp. 603-604

* * *

Ce détour par la fondation (enfin réussie) des premières colonies anglaises outremers durant les règnes de Jacques puis de Charles Ier Stuart réalisé, et pour bien comprendre le tournant que va ensuite connaître l’Empire colonial britannique naissant, il nous faut revenir dans une longue parenthèse à la situation politique intérieure des îles Britanniques. En ce milieu de XVIIe siècle, celles-ci s’apprêtent en effet à entrer dans l’une des périodes les plus mouvementées de leur Histoire, qui va se traduire en seulement deux décennies par rien de moins que deux guerres civiles et une révolution !

Zoom sur : la première révolution anglaise, ou quand l’Angleterre accouchait de la Modernité politique

Les Français ont tendance à l’ignorer, mais l’Angleterre a en fait réalisé, 130 ans avant la Révolution américaine et 150 ans avant la Révolution française, sa propre révolution. Durant cette période particulièrement troublée de l’histoire des îles Britanniques, les Anglais vont en effet faire rien de moins que de remettre à plat l’ensemble de leur système institutionnel, exécuter leur roi, abolir la Monarchie et déjà établir une proto-République. Ils vont connaître la guerre civile – plusieurs guerres civiles mêmes –, et après plusieurs décennies d’instabilité, déjà poser les bases d’un nouveau système de monarchie constitutionnelle et de régime parlementaire qui sera bientôt appelé à devenir un modèle pour l’Europe entière.

Le règne de Charles Ier – jusqu’à sa tragique condamnation à mort et décapitation en 1649 – est marqué par l’adversité avec le Parlement anglais, alors l’institution la plus importante de la Monarchie après la Royauté. Fondé à l’époque de l’invasion réussie de Guillaume le Conquérant puis de l’établissement des Normands sur l’île, le Parlement a essentiellement un rôle fiscal (le roi doit obtenir son accord pour décider la levée de nouveaux impôts). Constitué historiquement de deux chambres – la Chambre des Communes (chambre basse) et la Chambre des Lords (chambre haute), il est tout sauf un organe démocratique : ses membres sont tous issus de l’aristocratie anglaise, et représentent respectivement le pouvoir de la haute noblesse et du clergé (Chambre des Lords) d’une part, et celui des bourgs et des villes – c’est-à-dire de la petite noblesse et de la bourgeoisie montante (Chambre des Communes) d’autre part – pour faire très simple.

Il faut bien comprendre qu’en ces temps où la centralisation du pouvoir s’accélère et où les anciens États féodaux se transmutent progressivement en États « modernes », la question de la fiscalité est tout sauf un simple sujet d’ajustement. En cette période de grand essor des activités maritimes (et du commerce qui l’accompagne), les États sont en effet appelés à développer leur propre marine (de guerre et marchande). Or, la construction du moindre navire coûte affreusement cher (un vaisseau de ligne du XVIIe siècle engloutit en effet à lui seul l’équivalent d’une petite forêt et est équipé d’autant de canons qu’une armée terrestre entière… !). De même, au tournant de la Renaissance, avec l’évolution de l’art de la guerre, l’artillerie est devenue une composante incontournable des champs de bataille – un nouveau système d’armes que seuls les États ont véritablement la capacité de se payer (ce poids croissant de l’artillerie dans la guerre moderne participant au passage à expliquer l’affaissement du pouvoir des seigneurs au profit des grands États centralisés durant l’ère moderne !).

L’État moderne naît des nécessités nouvelles et impérieuses de la guerre : l’artillerie, les flottes de combat, les effectifs en hausse en rendent la conduite de plus en plus onéreuse. La guerre, mère de toutes choses, bellum omnium mater, a fabriqué aussi la modernité.

Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, p. 440

Terminée pour les seigneurs et grands féodaux, l’époque où l’on pouvait effectivement envoyer le Roi et ses velléités de nouvelles lois et de nouveaux impôts bien cordialement aller se faire voir en se retranchant dans son puissant donjon. Désormais, avec l’essor de l’artillerie et des armées permanentes, les vieux châteaux forts ne constituent plus des places imprenables – ce qui montre aussi combien des révolutions sur des plans techniques ou technologiques ont de profondes répercussions dans le champ social et politique et vice-versa (quelques siècles plus tôt, l’étrier avait déjà été à l’origine d’une révolution du même type pour l’Europe médiévale en donnant naissance à un nouveau système d’armes – le chevalier – et à un nouveau groupe social – la chevalerie –, qui allaient tous deux profondément modifier l’organisation sociale et constituer la clé de voûte du système féodal !).

Vous l’avez compris, les États modernes, pour se payer leurs canons, leurs navires, leurs armées qui se professionnalisent – mais aussi le train de vie souvent fastueux de leurs rois et de leurs Cours –, génèrent des volumes de dépenses de plus en plus considérables, qui les obligent à repenser et réformer en profondeur leur fiscalité (historiquement, des civilisations mésopotamiennes à la Rome antique, et de la France des Capétiens à l’Angleterre moderne, c’est d’ailleurs largement au travers de l’instrument fiscal – ainsi que notamment du champ de la justice – que se seront structurés les États et les pouvoirs centraux). Le problème pour les Rois centralisateurs, c’est que cette démarche de modernisation de la fiscalité se heurte généralement aux intérêts en place, à l’ensemble des « privilèges » socioéconomiques hérités de l’époque médiévale, et à une noblesse féodale et à une haute bourgeoisie qui n’ont guère envie d’être imposées là où elles ne l’ont jamais été – et qui ont ainsi beau jeu d’en appeler à la « tradition » et aux « coutumes » pour ne tout simplement pas payer plus d’impôts (ou en tout cas ses membres souhaitent-ils a minima avoir la main sur l’évolution de cette fiscalité… !). C’est ce que l’historien Edmond Dziembowski nomme « l’éternel conflit » : celui qui voit se dresser contre un pouvoir qui se centralise, la société (et tout particulièrement son élite et sa classe possédante) attachée à ses privilèges. Un conflit dont la résolution politique aura souvent tendance, dans l’Histoire, à déboucher sur des révolutions…

Et pour ceux qui voudraient creuser sur le lien entre révolution militaire de l’ère moderne et advenue de la « Modernité », je les renvoie vers cette passionnante conférence de l’historien Laurent Henninger (où vous verrez combien l’évolution révolutionnaire de l’art de la guerre qui caractérise la fin du Moyen-Âge – avec le retour en grâce de l’infanterie, l’essor de l’artillerie et la généralisation de l’arme à feu – a des conséquences sur tous les plans anthropologiques – pas seulement donc militaires mais aussi politiques, économiques et culturelles !).

Cette dynamique et contre-dynamique d’un pouvoir central modernisateur qui, en souhaitant bâtir un État plus solide et plus efficace (notamment sur les plans fiscaux et institutionnels), va susciter contre lui une « réaction conservatrice », c’est précisément (à l’image de ce que connaîtra également en profondeur la France d’Ancien Régime), ce qui va arriver à l’Angleterre de Jacques puis de Charles Stuarts. Durant près de deux décennies, Charles Ier est en effet parvenu à financer sa politique (notamment ses nouvelles guerres avec l’Espagne) et sa Cour (fastueuse – l’homme est notamment un passionné d’art) en se passant peu ou prou de l’aval du Parlement, s’appuyant astucieusement sur d’anciennes coutumes fiscales remises au goût du jour. Au début des années 1640 néanmoins, le soulèvement de l’Écosse contre sa politique d’uniformisation religieuse et même l’invasion du nord de l’Angleterre par une armée écossaise (qui en 1641 occupe Newcastle et coupe de ce fait l’alimentation en charbon de Londres…) initie la guerre dite « des Trois Royaumes », prélude à la guerre civile. Or, pour monter une armée, Charles Ier a besoin de lever des fonds, et donc de rétablir les mécanismes traditionnels du jeu parlementaire. C’est là que les choses vont dégénérer.

L’Angleterre du XVIIe siècle : un pays segmenté par les religions

Le sujet à lui seul pourrait lui aussi faire l’objet d’un article entier. Essayons de le résumer de façon succincte. Pour comprendre la détérioration spectaculaire des relations entre le Roi et l’élite parlementaire, il faut comprendre là encore les dynamiques tant politiques que religieuses (les deux sont alors consubstantiellement liées) qui traversent l’Angleterre de l’époque. Depuis le milieu du XVIe siècle en effet, suite à la diffusion puis à l’implantation de la Réforme protestante à toute l’Europe, le pays a fondé nous l’avons vu sa propre Église : l’Église anglicane, sorte de compromis entre catholicisme et protestantisme (l’anglicanisme pouvant se voir grosso modo pour rappel comme un calvinisme qui conserve un certain nombre de rites et de principes catholiques, notamment tout son système épiscopal – présence d’évêques, hiérarchie ecclésiastique, etc.). Il existe cependant au XVIIe siècle une fraction montante au sein des élites protestantes du pays, en particulier celles composant le mouvement dit « puritain », qui souhaiterait débarrasser définitivement l’État anglais de son « reliquat catholique ».

Les Puritains – pour ne citer qu’un exemple – sont très critiques envers le tropisme « romain » et « papiste » (entendre catholique) qu’exprimerait Charles Ier au travers de son goût pour la peinture et les arts originaires du Continent. De même, son épouse Henriette-Marie (qui n’est nulle autre que la fille d’Henri IV et de Marie de Médicis !) est d’origine française, et pire encore : catholique ! Les puritains s’opposent également au pouvoir encore important des évêques, militant pour une Église anglicane plus « démocratique » et horizontale, et débarrassée de ses rites catholiques subsistants. De même, sur le plan politique, cette élite très représentée au sein de la petite noblesse (la fameuse gentry) et d’une bourgeoisie marchande alors en plein essor, souhaiterait être davantage associée à la « gestion des affaires » du pays, et milite pour un pouvoir davantage partagé entre le Roi et le Parlement (un principe au demeurant déjà ancré dans la tradition politique anglaise depuis la Magna Carta de 1215) :

En Angleterre, les sectes se multiplient et guettent le retour du Messie. Dans ce monde protestant angoissé, qui craint pour sa survie, on a l’intuition que les forces du mal sont en train de progresser à la faveur de la contre-offensive de la Papauté et des forces catholiques de l’empereur et du roi d’Espagne. […] Comme beaucoup d’Anglais, [les leaders du mouvement puritain] souhaitent se rapprocher d’une forme de calvinisme et, surtout, trancher définitivement tout lien avec le catholicisme. Il faut comprendre qu’à l’époque l’antipapisme reste virulent, et le complotisme très en vogue : on voit le Pape et ses bras armés espagnols dans tous les mauvais coups. Comme lors du complot d’ailleurs bien réel du Gunpowder de 1605 ! Un attentat manqué contre le roi Jacques Ier d’Angleterre et le Parlement, au cœur de Londres, par un groupe de catholiques. L’antipapisme et l’antihispanisme resurgissent violemment lors de la révolte irlandaise de 1641, où des centaines d’imprimés rapportent le martyr, souvent imaginaire, de colons protestants anglais, victimes par ailleurs bien réelles. La culture politique anglaise du XVIIe siècle s’est amplement construite sur ces antagonismes. […] Il faut comprendre que c’est toute l’époque qui est intolérante en matière religieuse dès lors qu’on pose les rapports entre l’État et l’Église ou les Églises.

Stéphane Haffemayer, dans un entretien donné au magazine Historia pour son numéro spécial « Cromwell, la République anglaise », pp. 35-37

Ce petit retour en arrière par l’événement le plus emblématique du règne de Jacques Ier (et le plus symptomatique de la résistance catholique qui se manifeste encore à cette époque) réalisé, revenons maintenant au règne de son fils et successeur Charles Ier, et aux difficultés que rencontre celui-ci cette fois non plus vis-à-vis de la minorité catholique de sa population, mais de l’autre côté du spectre politico-religieux vis-à-vis de son « avant-garde » protestante. Comme vous l’avez compris, pour aller mater les révoltes contre sa politique qui agitent alors ses territoires du nord, Charles Ier a impérativement besoin de fonds qu’il ne peut obtenir que du Parlement – ce même Parlement qu’il n’a donc eu de cesse de contourner et de marginaliser depuis le début de son règne (et où le mouvement puritain est qui plus est très représenté) ! Non-réunis ni consultés depuis des années, les parlementaires se sont de fait montrés très critiques de la dérive absolutiste et jugée « tyrannique » du monarque anglais, militant de leur côté pour un approfondissement du pouvoir parlementaire. Dès la convocation et réouverture du Parlement à vrai, l’adversité entre le Roi et son Parlement va immédiatement tourner au choc frontal, et rapidement dégénérer vers rien de moins qu’une guerre civile…

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1642 : quand les dissensions politiques dégénèrent en guerre civile

En 1640, trois semaines seulement après l’avoir convoqué, Charles dissout le Parlement, puis en reconstitue un nouveau. Deux ans plus tard, aggravée par la crise irlandaise (l’île est entrée en rébellion), la situation finit par atteindre son point de rupture : Charles quitte Londres et le pays entre en guerre civile. Durant les six années qui vont suivre (1642-1648), forces royalistes et parlementaires vont s’affronter aux quatre coins du sol anglais. De cette séquence va émerger un autre homme qui va marquer à tout jamais l’histoire de l’île : Oliver Cromwell.

Issu de la gentry (la petite noblesse anglaise), Cromwell est un ancien parlementaire ayant rejoint l’armée dès les débuts de la guerre civile. Il va s’y illustrer dans les combats contre les troupes royalistes, avant de s’imposer comme l’un des principaux généraux de la nouvelle armée professionnelle fondée par le Parlement (la New Model Army). Élu une première fois député en 1628 avant de siéger au « Long Parliament » en 1640, il s’y est fait remarquer par de longues diatribes contre la tyrannie du roi et contre le clergé, et par ses professions d’une stricte foi puritaine. Lorsque la guerre civile éclate en 1642, il lève à ses frais une troupe de cavaliers qu’il a organisée selon des principes démocratiques (officiers élus par la troupe, discussions idéologiques…), ceux que l’on nomme les Ironsides (« côtes de fer »). Sous les ordres de lord Thomas Fairfax, Cromwell s’illustre à la bataille de Marston Moor le 2 juillet 1644 et à celle de Newbury en octobre. Le Parlement le nomme alors lieutenant-général de cavalerie. Puis le charge, en 1645, de réorganiser l’armée sur le modèle de ses propres troupes : c’est ce que l’on appellera la New Model Army. Ses talents militaires mais aussi sa foi profonde (c’est un fervent puritain animé d’un véritable mysticisme – il est intimement convaincu d’être l’instrument de la volonté divine et il fait partie d’une faction dont les membres se font appeler les « Chrétiens de l’Ancien Testament ») vont contribuer à sa popularité et spectaculaire montée en grade au sein de l’armée parlementaire, dont il termine commandant en chef à la fin des années 1640. À ce moment, ce brillant général animé par l’idée que le peuple anglais constitue le nouveau peuple élu et se considérant lui-même comme le « Moïse » de son temps (et l’Angleterre comme le nouvel Israël) a émergé comme l’homme fort du camp parlementaire.


La défaite du camp royaliste et l’exécution de Charles Ier

De son côté, défait sur le champ de bataille – et désormais captif –, Charles Ier opte pour la conciliation avec ses adversaires. De retour à Londres et entré à nouveau en négociation, il accepte maintenant la plupart des réformes proposées par les parlementaires. Mais Cromwell et la frange la plus radicale des Puritains et du camp réformiste ne l’entendent pas ainsi : à la fin de l’année 1648, l’armée destitue la fraction la plus modérée du Parlement et fait juger le roi pour haute trahison (certains historiens du XIXe siècle ont d’ailleurs parlé de « révolution puritaine » pour désigner la période). Suite à ce véritable coup d’État, et après un procès rapide (dont Charles Ier va contester jusqu’au bout la légitimité-même et ne se défendra à vrai dire même pas des graves accusations proférées contre lui), le souverain Stuart se voit condamné à mort. À la stupeur de l’Europe entière, il sera exécuté quelques semaines plus tard, au début de l’année 1649 – au moment même où la France du jeune Louis XIV est traversée par les troubles de la Fronde !

Dès les débuts de la guerre civile, on fait la guerre au Roi, certainement pas à la Monarchie. Ce sont les trahisons successives de Charles Ier qui mènent à l’impasse politique. La publication d’une partie de sa correspondance privée avec la reine, saisie sur le champ de bataille, révèle au grand jour sa duplicité. Aux yeux d’une partie de l’opinion, le roi est indigne et ne vise que son bien particulier. C’est la même mésaventure que connaît Louis XVI en 1792 après l’ouverture de son armoire de fer…

Stéphane Haffemayer, dans un entretien donné au magazine Historia pour son numéro spécial « Cromwell, la république anglaise », p. 39

En arrêtant le roi, en le détrônant et en le faisant juger pour tyrannie et haute trahison, le Parlement désormais mené par les indépendants, devient le « parti » unique du gouvernement d’Oliver Cromwell. Sous leur influence, les théâtres sont fermés, Noël n’a plus lieu d’être célébré et les foires sont interdites le dimanche dans le cadre d’un respect strict de ce jour exclusivement dédié à Dieu.

Sabrina Juillet GarzÓN, extrait de l’article « Sectes : la course au puritanisme » publié dans le numéro spécial du magazine Historia « Cromwell, la république anglaise », p. 73


L’expérience du Commonwealth

C’est alors que l’Angleterre achève d’entrer dans la Modernité : quelques jours seulement après avoir été le premier État moderne à exécuter son roi, la Chambre des Communes dominée par les Puritains radicaux abolit la Chambre des Lords (émanation pour rappel de la haute noblesse et de l’épiscopat), puis la Monarchie le lendemain (le Parlement avait également aboli l’Église d’Angleterre quelques mois plus tôt). Ce Parlement réduit centré autour de la figure et du camp politique de Cromwell fonde alors le « Commonwealth d’Angleterre », proto-République moderne dont le pouvoir est organisé autour de la Chambre des Communes (qui a vocation à en demeurer l’autorité suprême) et d’un organe exécutif appelé le Conseil d’État (en pratique largement sous l’influence d’une armée exerçant à ce moment un poids considérable sur le pouvoir politique).

Une autre excellente émission de Storia Voce avec à nouveau l’historien Bernard Cottret, revenant ici sur la profondeur historique de la guerre civile anglaise – qui devait accoucher de la Modernité politique.

En dépit de son principe parlementaire, Cromwell devient l’homme fort de ce régime aux allures de junte théologico-militaire, qui finira par lui confier les pleins pouvoirs à partir de 1653 (entre cette date et 1659, celui-ci s’apparentera ainsi à une véritable dictature – au sens antique du terme –, aux mains de Cromwell puis de son fils). Suite à la proclamation du Commonwealth (terme qui servira plus tard à désigner la communauté des anciens pays ayant composé l’Empire britannique des XVIIIe et XIXe siècles), la situation politique des îles Britanniques est en effet demeurée très compliquée : la guerre civile déchire encore de nombreuses régions du pays fidèles à la Monarchie, tandis que l’Irlande est entrée de son côté en rébellion ouverte (Cromwell s’y démarquera d’ailleurs par une répression féroce, qui hante encore les mémoires des Irlandais modernes…).

Après l’exécution du roi le 30 janvier 1649 et la fin de la monarchie le 8 février, Oliver Cromwell va franchir une à une toutes les marches qui vont le conduire à un pouvoir de plus en plus absolu. Il mène une guerre acharnée contre l’Irlande catholique. Le 19 mai 1649, il proclame la République, ou Commonwealth. Il s’agit plus largement d’une communauté humaine fondée sur l’idée de bien commun et de prospérité mutuelle. Au début du Commonwealth, le pouvoir était principalement dévolu au Parlement et à un Conseil d’État. Mais en 1653, après la dissolution forcée du Parlement, le Conseil de l’Armée fit d’Oliver Cromwell le Lord Protector d’un « Commonwealth d’Angleterre, d’Écosse et d’Irlande », inaugurant la période maintenant connue sous le nom de Protectorate.

Sur le plan religieux, Cromwell impose ainsi un quasi-despotisme puritain et fait régner l’austérité. Mais il pratique une certaine tolérance, sauf évidemment à l’égard des catholiques. Les massacres commis par ses troupes durant la répression de la révolte de l’Irlande demeurent encore en mémoire. Il reste pour autant bienveillant envers les divers courants du protestantisme. D’ailleurs, en bon protestant puritain lecteur assidu de l’Ancien Testament, il abolit en 1656 le décret de 1290 qui avait expulsé la communauté juive d’Angleterre. Les Juifs peuvent donc revenir vivre librement en Angleterre.

En 1658, le Parlement – qui a été rétabli en 1656 pour voter les crédits de guerre contre la très catholique Espagne – demande à Cromwell de rétablir la monarchie à son profit. Il refuse mais accepte de nommer son successeur, qui sera son fils Richard. Oliver Cromwell meurt à Londres en 1658, victime d’une septicémie due à une infection urinaire, facilitée par la malaria. Cromwell laisse une impression contrastée chez les historiens. Certains le voient comme un tyran et d’autres comme le précurseur des démocraties et républiques à venir, ainsi que le rédacteur d’un texte qui peut s’apparenter à une Constitution. Son fils Richard Cromwell (1626-1712), qui est loin d’avoir son charisme, lui succède après sa mort pendant 8 mois comme Lord Protector. Il renonce à sa fonction dès le 25 mai 1559. Après cette abdication, s’ensuit une période de troubles où le pays faillit sombrer dans le chaos le plus absolu. Le général Monck rappelle alors le Long Parlement, qui propose le trône d’Angleterre et d’Écosse à Charles Stuart, aboutissant ainsi à la Restauration anglaise, en 1660.

Extrait du dossier « Cromwell et le Commonwealth », figurant en annexe du tome 4 de la série de BD L’épopée de la Franc-Maçonnerie (éditions Glénat)

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Un appétit d’égalité sociale écrasé par l’oligarchie anglaise

En réalité, les années 1640 et 1650 sont une période décisive pour la construction intellectuelle et économique de l’Angleterre. On ne peut pas revenir en arrière sur les acquis enregistrés dans le champ des techniques et de la pensée scientifique.

Stéphane Haffemayer, dans un entretien donné au magazine Historia pour son numéro spécial « Cromwell, la république anglaise », p. 39

Au-delà de l’important tournant économico-maritime que le pays va connaître sous Cromwell (et que la Glorieuse Révolution de 1688-1689 viendra parachever quatre décennies plus tard), c’est avant tout sur le plan politique et institutionnel que l’Angleterre accouche d’une franche modernité. En effet, avant même l’expérience de la république cromwellienne, dans le dur des événements de la guerre civile, des débats très avant-gardistes avaient traversé les têtes pensantes de l’armée et du Parlement. Chevilles ouvrières des victoires parlementaires, ce sont en particulier les soldats – dont certains ont développé une conscience politique aigüe –, qui vont profiter du contexte de crise politique durable pour mettre sur la table de nouvelles idées de fonctionnement du pays (idées qui dépasseront souvent de très loin les objectifs politiques de l’élite parlementaire ayant mené la rébellion…).

Durant l’automne 1647, chaque jeudi, le Conseil de l’armée se réunit dans l’église Sainte-Marie-la-Vierge de Putney, proche de Londres, pour y débattre des revendications des soldats. Grâce à une liberté de parole garantie par Cromwell lui-même (et qui aurait été impensable sous le gouvernement de Charles Ier), les doléances matérielles des soldats laissent place aux revendications politiques. Durant plusieurs semaines, ce que l’Histoire retiendra sous le nom des « débats de Putney » verra simples soldats, officiers, civils et représentants parlementaires échanger leurs opinions politiques et leurs aspirations démocratiques – un événement exceptionnel pour l’époque !
(©rédit illustration : magazine Historia)

Au sein des forces parlementaires, certains considèrent que le peuple doit avoir son mot à dire dans la future organisation du pouvoir (une bien drôle d’idée… !). Dans le cadre des conseils réguliers qui se tiennent à l’église londonienne de Putney en 1647, des échanges passionnés ont lieu entre les différentes factions représentant l’armée et les parlementaires. Auditionnés sur leurs revendications, de nombreux simples soldats, soutenus par des civils londoniens, réclament une démocratisation des institutions reposant sur le principe d’une souveraineté populaire. Parmi eux, le fameux collectif des « niveleurs » – sorte de soviets avant l’heure –, a même travaillé et produit rien de moins que l’équivalent d’une Constitution écrite, intitulé l’Agreement of the People (« l’Accord du Peuple »), porteuse de principes nouveaux visant à régler la situation politique de la nation (parmi les propositions formulées, on peut citer : la dissolution et le renouvellement biennal du Parlement, l’élection des députés proportionnellement à l’importance démographique des comtés, la liberté religieuse, des mesures contre la corruption,…). Encore plus remarquable pour l’époque : l’Agreement et les niveleurs poussent à la mise en place du suffrage universel, ainsi que d’un ensemble de droits politiques spécifiques au peuple (notamment celui de se révolter contre un roi considéré avoir trahi son peuple, de même contre de potentielles « lois injustes » du Parlement – autant de notions que l’on retrouvera un siècle plus tard au centre de la philosophie de la Révolution américaine (avec notamment la légitimité des Insurgents à se dresser contre l’oppression du roi d’Angleterre), de même que dans la Révolution française et notamment dans le célèbre article de la Constitution de 1793 stipulant que « quand le gouvernement viole les droits du peuple, l’insurrection est pour le peuple […] le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs »).

Les Niveleurs ne seront pas les seuls à porter haut des idéaux d’égalité sociale dans l’Angleterre de la révolution. Les Bêcheux, une faction du mouvement niveleur, expriment à la même époque le droit du peuple à se nourrir en travaillant la terre, en cette période où le dramatique processus de l’enclosure (voir illustrations en fin d’article) a privatisé et chassé de leurs terres des milliers de paysans pauvres. Militant pour une meilleure répartition de la richesse et de la propriété, les Bêcheux vont mettre en culture des hectares entiers de terres appartenant à la Couronne ou aux communes (les communaux). L’initiative n’est cependant pas du goût d’une certaine oligarchie terrienne, et le Parlement enverra l’armée les chasser jusqu’au dernier…

Malheureusement pour les niveleurs (et globalement pour les partisans de l’instauration d’une véritable démocratie parlementaire), leur « radicalité » leur vaudra une violente purge de la part du commandement de l’armée, éliminant d’une traite les meneurs du mouvement (ces derniers militaient il est vrai aussi pour l’abolition de la Monarchie ainsi que pour une répartition plus équilibrée de la terre…). Les enjeux socioéconomiques et la question de la propriété auront bien sûr fortement pesé dans l’équation : le Parlement demeure rappelons-le une pure émanation de l’aristocratie anglaise (alors encore dominée par les grands propriétaires terriens concentrant l’essentiel du foncier du pays). Dans une Angleterre où seuls les propriétaires possédant un revenu foncier conséquent ont le pouvoir d’élire les parlementaires, ces derniers – qu’ils siègent à la Chambre des Lords ou des Communes – demeurent sans surprise de fervents conservateurs de l’ordre social. Qui plus est, sur la question de l’Église, les militaires auront milité pour une liberté religieuse (notamment vis-à-vis des sectes protestantes) allant bien au-delà de ce qu’en envisageaient les presbytériens, majoritaires au Parlement. Comme le souligne avec justesse l’historien Stéphane Haffemayer, entre le peuple et l’élite rebelles, le « consensus politique se sera révélé impossible, butant sur la question de la propriété à l’origine du pouvoir », ainsi que sur celle du libre-culte. L’occasion d’apprécier au passage combien, de tout temps et en tous lieux, cette question du partage de la richesse ainsi que de la propriété et de ses limites est universelle – elle figurera à cet égard au cœur des débats de la Révolution française…

NOTA BENE : avant de susciter potentiellement de mauvaises interprétations à ce que je m’essaie à vous résumer ici, posons quelques précisions méthodologiques. La notion de « Modernité » employée dans cet article n’est pas à entendre dans le sens justement « moderne » du terme, mais historique. La Modernité, historiquement, c’est ce qui s’oppose à la Tradition – les deux formant une sorte de couple dialectique. Dit très trivialement, la Tradition, c’est ce que l’on a toujours fait, c’est l’usage, la coutume, le fonctionnement hérité de nos aïeux (la tradition politique anglaise, par exemple, depuis longtemps, c’est une forme spécifique de Monarchie). La Modernité, au contraire, c’est de rompre avec la façon dont l’on a toujours fait les choses. C’est une rupture. Couper la tête du Roi et instaurer une République en lieu et place d’une Monarchie multiséculaire, par exemple, effectivement, c’est une rupture.

Pour celles et ceux qui souhaiteraient mieux saisir les concepts de Tradition et de Modernité – et ce dont ils sont et ne sont pas le nom, je les renvoie vers cette intéressante conférence du géopoliticien Rachid Achachi.

Rupture, révolution, modernité,… ne sont pas pour autant mécaniquement synonymes de « bien » (ni de mal non plus, d’ailleurs). Je me dois de le préciser car nous avons en effet tendance dans notre monde contemporain à associer le terme « moderne » avec l’idée de quelque chose qui va forcément dans le sens d’un « progrès », d’un « mieux » (Progrès sur la base de quels critères d’ailleurs ? Et mieux par rapport à quoi et pour qui ? Tout cela reste vous le comprenez bien un vaste débat…). Gardez-vous donc d’associer aux mots un sens qui n’est pas historiquement le leur. Lorsque dans cet article j’évoque la « Modernité » de l’Angleterre du XVIIe siècle, il faut ainsi bien garder à l’esprit que je l’emploie dans sa connotation historique – car bien sûr, cette modernité restera duale, voire discutable sur le plan philosophique. L’Histoire montre en effet que la Tradition peut parfois être, en certains cas – et sur la base justement de nos critères actuels –, plus « civilisée » et « progressiste » que la Modernité. Il ne nous appartient pas de le juger ici. Je me suis attaché dans cet article à tenter de vous raconter ce qui a été, de la façon la plus factuelle et la plus objective possible. Chacun restera libre de juger si cette « Modernité anglaise » a, précisément, été ou non, un progrès et quelque chose de « bien » pour la civilisation moderne (et comme souvent en philosophie, la réponse ne sera probablement pas oui ou non de façon nette et définitive, mais plutôt peut-être des nuances de oui et de non selon les aspects et la perspective considérés !).


Vingt ans de guerre civile aboutissant à la restauration des Stuarts

Les îles Britanniques au XVIIe siècle
Une belle carte récapitulative de ce grand siècle de troubles politiques qu’est le XVIIe siècle pour la Grande-Bretagne. Ne jamais perdre de mémoire que l’Angleterre a fait sa révolution un siècle avant la France…

Revenons à notre Angleterre. En 1660, suite à la mort de Cromwell, une nouvelle crise politique aboutit à la restauration de la Monarchie, c’est-à-dire en quelque sorte à un retour à la case départ (c’est d’ailleurs étymologiquement ce qui signifie une « révolution », terme jusque-là surtout employé par les astronomes pour désigner le tour que fait un astre par rapport à lui-même !). Dans le contexte d’une Grande-Bretagne toujours profondément divisée, et contre la promesse d’un Parlement libre et de la tolérance religieuse, c’est le jeune Charles II Stuart, fils aîné du défunt Charles Ier, qui remonte sur le trône. À sa mort en 1685, après un règne plutôt populaire, ce sera son fils, Jacques II, qui lui succèdera à son tour. Après presque vingt années de guerre civile, un coup d’État réussi, une expérience de gouvernement “quasi-républicain” réalisée, une tentative de redistribution de la richesse manquée, un suffrage universel envisagé, un pouvoir parlementaire renforcé et une première petite révolution économique engagée, les Stuarts se voient ainsi de retour à la tête de l’île Britannique. Pour un temps…


Sous Cromwell, un nouveau grand coup de barre en direction de l’outremer


Les ambitions maritimes des Anglais s’expriment dans le « Navigation Act » promulgué par Oliver Cromwell en 1651. Férocement protectionniste, il autorise seulement les navires anglais à entrer dans les ports anglais et commercer avec les colonies. Il va s’ensuivre de nouveaux besoins de construction de navires ainsi que de recrutement et formation de marins et officiers. Cette période est souvent vue comme la naissance de la Royal Navy moderne… et c’est pour cela que l’historien Nicholas Rodger commence en 1649 la seconde partie de son histoire de la marine britannique, The Command of the Ocean, London (Penguin, 2006).

« Quand la Royale et la Navy se disputaient les océans », extrait d’un article de Jeremy Young publié sur le site web Hérodote.net

Une bonne synthèse vidéo produite par l’excellente chaîne québécoise L’Histoire nous le dira, expliquant comment l’appétit d’égalité sociale et démocratique du peuple anglais va finalement déboucher dans l’impasse de l’expérience du despotisme cromwellien (qui impulsera néanmoins une réforme de grande envergure du pays en matière économique, maritime et coloniale).

Malgré sa courte décennie d’existence, le nouvel « État libre anglais » qui émerge sous le protectorat d’Oliver Cromwell va jouer un nouveau rôle fondateur dans le grand virage de l’économie anglaise et son orientation vers la puissance maritime. En effet, lui aussi profondément convaincu de la vocation océanique et de la destinée pour ainsi dire « biblique » de son pays, le leader du parti puritain va opérer un volume considérable de réformes qui vont produire toute une série d’innovations en de nombreux domaines. Durant l’expérience du Commonwealth, en plus d’expérimenter un nouveau modèle de répartition des pouvoirs, l’Angleterre s’engage ainsi dans une grande politique de développement économique et commercial (caractérisée par une batterie de réformes favorables à l’essor du commerce et de l’activité marchande ainsi que de soutien au secteur manufacturier) en parallèle d’un véritable coup de barre en direction de l’outremer. Sous le protectorat de Cromwell, la Marine connaît en effet un essor spectaculaire : on met en chantier plus de navires durant la décennie 1650 que durant toutes les années de règne de Jacques et de Charles Stuart réunies (faisant ainsi passer la flotte anglaise d’à peine une trentaine de navires en 1648 à plus de 150 bâtiments seulement douze ans plus tard !), tandis que parallèlement au renforcement de sa flotte de guerre et marchande, l’État anglais mène une politique proactive en direction des grands marchands et financiers d’Amsterdam pour les débaucher et les faire s’installer à Londres (voir encadré plus bas sur l’histoire de la communauté judéo-marrane hollandaise et sa migration progressive vers la City de Londres). De nombreux efforts et moyens sont aussi orientés en direction des jeunes colonies anglaises d’Amérique, tandis que concernant les Antilles, Cromwell dessine les contours d’un ambitieux plan visant à rien de moins qu’à arracher intégralement l’espace Caraïbes (et notamment Saint-Domingue) aux Espagnols (en pratique, l’Angleterre parviendra seulement à s’emparer en 1655 de la Jamaïque espagnole, qui sera néanmoins transformée en très profitable « île à sucre » et qui s’affirmera rapidement comme la perle de l’empire colonial anglais !).

Parallèlement à l’investissement substantiel dans la Marine de guerre et à l’essor de la flotte marchande, un ensemble de mesures protectionnistes vont être adoptées par le nouvel État anglais afin de favoriser le commerce britannique au détriment de ses concurrents (en particulier néerlandais). Il s’agit des célèbres « Actes de Navigation » votés par le Parlement en 1651, qui consistent notamment à interdire à tous navires et équipages étrangers le droit d’entrer dans les ports de Grande-Bretagne et à obliger les colonies à n’avoir recours qu’aux navires britanniques pour leur commerce avec la Métropole.

Ce dispositif de monopole commercial vise en premier lieu à répondre à la problématique posée par la situation géopolitique des nouvelles possessions britanniques outremers : suite aux guerres civiles de la décennie 1640 et à l’exécution de Charles Stuart, une fraction importante de l’opposition royaliste (que l’on surnomme les « Cavaliers ») a en effet émigrée vers les jeunes colonies de la Barbade (Antilles), des Bermudes et de la Virginie (Amérique du Nord), qui sont alors tombées sous leur contrôle et qui refusent de reconnaître l’autorité du Commonwealth. Les dispositions des Actes de Navigation ont ainsi pour objectif d’affaiblir économiquement (et donc politiquement) ces espaces coloniaux contrôlés par les ennemis du nouveau régime (en particulier les exportations de sucre de la Barbade, île richissime devenue le fief de l’opposition royaliste), en les empêchant de commercer avec d’autres pays (et en particulier avec les Provinces-Unies, dont les bateaux sont alors les principaux transporteurs des marchandises circulant entre l’Ancien et le Nouveau Monde, et qui se voient ainsi très pénalisés économiquement par la nouvelle politique protectionniste britannique). Affaiblies par ces mesures d’embargo économique, la Virginie, les Bermudes et la Barbade restées loyales à la dynastie des Stuart se verront infliger le coup de grâce en 1651-1652, avec l’envoi d’expéditions militaires qui permettront de faire rentrer les trois colonies rebelles sous le giron de la République cromwellienne (mais dont les mesures de déprédation opérées contre des navires marchands néerlandais entraîneront en 1652 le déclenchement de la Première guerre anglo-néerlandaise… !).

Zoom sur : le nouveau visage des colonies anglaises après les guerres civiles anglaises du milieu du XVIIe siècle et la parenthèse cromwellienne

Les troubles sans précédent qui déchirent durant près deux décennies la Grande-Bretagne et l’Irlande vont, sans surprise, avoir de lourdes conséquences sur les établissements coloniaux que l’Angleterre étaient finalement parvenues à fonder outremer. Dès le début de la guerre civile – et au vu de la tournure rapidement désavantageuse que prend le conflit pour le camp royaliste –, nombre des membres de son élite (les fameux Cavaliers, mais aussi des centaines d’officiers, de nobles et de propriétaires terriens fidèles à la Royauté) se sont en effet exilés dans les colonies, et en particulier à la Barbade et en Virginie, dont ils prennent peu ou prou le contrôle en y rachetant la grande majorité des terres et des plantations et en en devenant les nouveaux gouverneurs. À cette époque, la Barbade est devenue richissime grâce à la culture de la canne à sucre qui y a remplacée celle du tabac, la petite île antillaise ayant même supplantée le Brésil (qui constituait jusqu’alors le premier producteur mondial de sucre). Pour acheminer ce sucre en Europe et l’y vendre en engrangeant de fabuleux bénéfices, les planteurs (désormais essentiellement royalistes) ont recours aux Néerlandais, dont les flottes marchandes constituent à cette époque le principal transporteur de marchandises au niveau international. La richesse produite par la Barbade de même que par la Virginie (qui constitue elle à ce même moment le premier producteur mondial de tabac !) échappe ainsi totalement au nouvel État anglais dirigé par Cromwell, dans le contexte plus général où ces colonies continuent de soutenir Charles II d’Angleterre (alors lui aussi en exil) et refusent plus globalement de reconnaître l’autorité du Commonwealth d’Angleterre.

C’est bien sûr tout le sens des Actes de Navigation promulgués par Cromwell au début des années 1650 : après avoir décrété un embargo contre ces deux colonies rebelles (ainsi que la troisième des Bermudes), le chef de l’État anglais souhaite ainsi attaquer les exilés royalistes au portefeuille, en les privant de leurs ressources pendant qu’il prépare la reconquête militaire de ces « territoires perdus de la République ». Grâce à l’immense effort naval consenti depuis une décennie (et via lequel l’Angleterre a rien de moins que triplé sa flotte de guerre tout en la modernisant), Cromwell est ainsi capable dès 1651 de mettre sur pied une double escadre, dont l’une doit récupérer la Barbade et la seconde la Virginie :

En août 1650, le Parlement décide un embargo contre les trois colonies qui reconnaissent et soutiennent Charles II d’Angleterre et refusent de se placer sous l’autorité du Commonwealth d’Angleterre : la Barbade, les Bermudes, et la Virginie. Le 10 novembre 1650, l’effort d’investissement dans la marine de guerre est accéléré par une taxe de 15 % sur les navires marchands. L’argent collecté est affecté à la protection des convois navals. Les « Actes de Navigation » exigent que cette protection soit réservée au commerce anglais. Le premier fut voté le 9 octobre 1651. Parallèlement, l’Angleterre a complété l’effort de modernisation de sa flotte de guerre lancé au début des années 1640, quand elle avait bâti plus de navires entre 1641 et 1644 que pendant les 25 années précédentes. En septembre 1651, elle envoie quinze bateaux en Virginie sous la direction du capitaine Robert Denis, dans le cadre de l’Expédition de la Barbade, qui opère un blocus de l’île, s’en empare en janvier, destitue le gouverneur royaliste et fait de même en Virginie en mars 1652.

Extrait de la page Wikipédia consacrée aux Actes de Navigation de 1651

Si l’expédition vers la Virginie est quasiment détruite en chemin par une violente tempête, celle sur la Barbade est effectivement un succès : après plusieurs mois de résistance et de blocus, les chefs royalistes (et les milliers de miliciens qu’ils ont engagés pour défendre l’île) sont finalement contraints à la reddition, et le gouverneur royaliste destitué – moyennant d’importants compromis accordés aux planteurs (qui devront toutefois se soumettre aux principes des Actes de Navigation et notamment à l’interdiction d’avoir recours à d’autres pavillons que les navires anglais pour leur commerce ni de vendre leurs produits à d’autres pays que l’Angleterre). L’année suivante, forte de son succès et renforcée des débris de l’expédition de Virginie, l’expédition de la Barbade met le cap sur la riche colonie de la côte nord-américaine, qui après quelques mois de résistance, engage à son tour des négociations et accepte de se rendre et de reconnaître l’autorité du Commonwealth en échange de concessions favorables à l’économie de la colonie et à ses meneurs (notamment le pardon des leaders royalistes et une certaine liberté de commerce en partie dérogatoire des Actes de Navigation).

Ses deux établissements coloniaux les plus prospères récupérés, la République cromwellienne profite de surcroît du déploiement prolongé de sa flotte de guerre aux Amériques pour s’y tailler une place renforcée au détriment de ses rivaux – et en particulier bien sûr de l’Empire espagnol. Au-delà des attaques menées contre son commerce, le plus grand coup est frappé en 1655 avec la prise de la Jamaïque, troisième plus grande île des Antilles après Cuba et Saint-Domingue. Théoriquement possession de la Couronne espagnole (mais dans la pratique à peine habitée par 2 000 colons et très faiblement défendue), l’île est ainsi facilement enlevée par l’amiral William Penn, qui y débarque en mai avec 7 000 hommes et la conquiert sans difficulté ni véritable contre-offensive espagnole. Le contrôle de la Jamaïque jouera à cet égard un grand rôle dans l’essor de l’Empire britannique : dès sa capture, Cromwell fera ainsi de la colonisation de l’île sa priorité, et dans les décennies qui suivront, l’établissement de milliers de colons couplé au développement de l’économie de plantation (sur un modèle désormais exclusivement esclavagiste) permettra à la Jamaïque de devenir la perle des Antilles anglaises et le nouveau premier producteur mondial de sucre dès la fin du siècle.

Sur le sujet de l’Histoire détaillée de chacune des jeunes colonies britanniques d’Amérique et en particulier celui des ressorts de leur fulgurant essor, je renvoie les intéressés vers cette passionnante série de vidéos œuvre d’un vulgarisateur historique anglosaxon !


Les guerres anglo-néerlandaises (1652-1674), ou quand l’Angleterre supplanta les Provinces-Unies en matière de puissance navale

Le fait que la mer soit une tend à rendre hégémonique la maîtrise des mers, de même que le commerce maritime tend au monopole.

Friedrich Ratzel, La géographie politique, p. 174

Si la double décennie de guerres civiles qui vient de déchirer l’Angleterre (et avec elle toutes les îles Britanniques) semble n’avoir eu pour propriété que de la ramener à son point de départ (avec la restauration des Stuarts et de la Monarchie anglaise) – ce qui est après tout est la définition même d’une révolution ! –, c’est en fait à des développements proprement révolutionnaires que vient d’assister la Royal Navy. Nous l’avons vu plus haut : après un semi-abandon sous Jacques Ier et un premier réinvestissement déjà engagé sous son fils Charles, la Marine a probablement été le domaine le plus choyé par l’éphémère République. Grâce aux efforts sans précédent jamais investis par l’État insulaire dans sa Marine, le jeune Commonwealth d’Angleterre s’est doté en quelques années de l’une si ce n’est de la plus importante flotte de guerre au monde – des navires qui plus est modernes, fraîchement sortis des chantiers navals, aussi bons voire meilleurs que leurs alter-egos espagnols et hollandais, et disposant d’une puissance de feu et d’un niveau d’entrainement des équipages très remarquable pour l’époque (les plus grosses unités de la Marine de Cromwell sont ainsi des 80 à 100 canons délivrant des bordées de plus d’une tonne, et dont les équipages commencent à être spécialement entraînés au combat en ligne de file et aux tirs par bordée au détriment des anciennes habitudes d’abordage).

Cette Marine n’a pas été bâtie par Cromwell pour ses beaux yeux ni même dans une pure optique défensive : cette nouvelle puissance navale a en effet pour objet d’être mise au service de l’ambition géopolitique (assez démesurée) de la nouvelle République puritaine. Faute de pouvoir s’y tailler une place par la diplomatie, il s’agit cette fois de s’ouvrir le commerce mondial et ses marchés stratégiques à grands coups de canons, car le commerce n’est qu’en dernière analyse auto-générateur : en premier comme en dernier lieu, il se conquiert et se vole d’abord à son voisin. C’est précisément le « voisin » (en plus de l’éternel géant colonial espagnol) qui constitue la raison d’être et la cible de cette nouvelle flotte : les Provinces-Unies, brillante fédération de petits États maritimes qui, malgré ses deux petits millions d’habitants, tient à cette époque entre ses mains le commerce du monde. Pour l’Angleterre de Cromwell et ses ambitions maritimes renouvelées, la mainmise des Hollandais sur le transport des richesses mondiales (et surtout sa redistribution via de fabuleux bénéfices) est devenue intolérable, de même que son verrouillage à son entier profit de l’espace asiatique (où la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC) a en effet supplanté les Portugais et exerce dans les faits un quasi-monopole sur le juteux commerce des épices). Les Hollandais sont aussi présents au Brésil (où ils concurrencent également les Portugais), dans les Antilles, et surtout en Amérique du Nord, là où ont enfin réussi à s’établir durablement les Anglais, et pire : précisément entre leurs colonies du nord et du sud, où ils occupent l’un des sites les plus stratégiques du littoral atlantique nord-américain, sur une île au débouché de la grande rivière Hudson (la Nouvelle-Amsterdam, alors capitale de la Nouvelle-Hollande) !

Zoom sur : les Provinces-Unies du milieu du XVIIe siècle, une superpuissance commerciale et mondiale !

De leur côté, sur le plan de la conquête océanique, les Provinces-Unies ne sont pas en reste c’est le moins que l’on puisse dire ! Alors même qu’elles ont mené à bout une guerre d’indépendance longue de huit décennies (la méconnue guerre de Quatre-Vingts Ans) pour s’émanciper de la tutelle hispano-habsbourgeoise, les villes des Pays-Bas du Nord – et en particulier Amsterdam –, ont accueilli les réfugiés religieux du continent entier (protestants, juifs et marranes expulsés d’Espagne,…), venus faire souche dans cette terre déjà très riche et très peuplée. L’afflux de capitaux, l’organisation décentralisée des Provinces et sa situation stratégique au carrefour des routes terrestres et maritimes d’Europe du Nord, ont alors permis aux jeunes Provinces-Unies de développer leur puissance navale et financière, puis grâce à cette dernière de ravir aux Portugais le contrôle du commerce asiatique.

Au milieu du XVIIe siècle, Amsterdam est ainsi devenue la première place commerciale et financière d’Europe, et les Provinces-Unies, le transporteur des marchandises du monde entier. Avec une flotte marchande alignant plus de 16 000 navires, les Hollandais assurent l’essentiel de l’achat/revente des richesses qui circulent entre l’Ancien et le Nouveau Monde. Grâce à leur Compagnie néerlandaise des Indes orientales (la multinationale de l’époque !), qui exerce dans les faits le monopole sur le commerce asiatique, ils règnent en maître sur le lucratif commerce des épices (poivre, noix de muscade, cannelle, clou de girofle,…), achètent également à la Chine contre des lingots d’argent (qu’ils se fournissent auprès des Espagnols) de la soie et des porcelaines revendues avec moults bénéfices en Europe. Ce sont également eux, les Hollandais, qui assurent le transport des denrées coloniales qui commencent à être produites en masse dans les colonies européennes du Nouveau Monde (sucre brésilien et antillais, tabac virginien, café, cacao, indigo,…). Et bien sûr, cette domination du commerce mondial (qui permet qui plus est aux Sept Provinces, par l’afflux de matières premières, de booster leur industrie manufacturière et de concurrencer ainsi rudement les fabricants français et anglais…) n’est pas sans attiser quelques jalousies, ni susciter quelques convoitises des autres grandes puissances maritimes et coloniales montantes de l’époque que sont en particulier l’Angleterre et la France…

Refuge majeur de ceux qui fuient les guerres et les persécutions religieuses, Amsterdam accueille alors protestants français et anversois, Juifs séfarades et ashkénazes. Vers 1660, le tiers de la population, soit cent cinquante mille personnes, est d’ascendance étrangère !

Jacques Attali, Les Juifs, le monde et l’argent : Histoire économique du peuple juif, p. 305

La clef de l’essor d’Amsterdam, c’est bien sûr le commerce, notamment maritime. Lorsque les Provinces-Unies se séparent des Pays-Bas espagnols, cela fait quelques années, déjà, que la ville a capté les trafics de la mer Baltique. Depuis les années 1560, les grains des pays de la Baltique, mais aussi les planches, les madriers, les mâts, le goudron et la poix indispensables à la construction navale affluent, en effet, à Amsterdam qui les revend à l’Allemagne, à la France, au Portugal et à l’Espagne, le tout contre de l’argent comptant. Pour ce trafic Nord-Sud, les Hollandais ont inventé un nouveau bateau, la fameuse « flûte », un navire robuste et volumineux, aux flancs bombés et qui, surtout, se manœuvre avec un équipage réduit. À la clef : des frais réduits de 20 % par rapport aux flottes concurrentes. […] Autre source de richesse : la pêche aux harengs, devenue un quasi-monopole des Hollandais à la fin du XVIe siècle. Au début du XVIIe siècle, plus de 1 000 navires ramènent chaque année en Hollande quelque 300 000 tonneaux de poisson de la mer du Nord et de la Baltique. Fumés, salés et revendus dans toute l’Europe – qui en consomme beaucoup en raison de ses propriétés nutritives… et pour respecter les prescriptions religieuses –, les harengs sont une véritable mine d’or pour les Provinces-Unies.

« Amsterdam, l’entrepôt du monde », extrait d’un article de l’historien Tristan Gaston-Breton pour le magazine Les Échos

Cette époque marque la naissance du capitalisme dit moderne, avec la création de la Compagnie des Indes orientales (1602), de la Banque d’Amsterdam (1609), de la Bourse (1601), c’est-à-dire le début d’une grande plateforme financière en Europe du Nord qui va plus tard se délocaliser à la City de Londres.

Jean-Maxime Corneille, « Cinq siècles de subversion internationaliste », article paru initialement dans la revue n°8 (décembre 2023) du magazine Géopolitique Profonde, p. 7


Quand Amsterdam devenait le transporteur et l’entrepôt du monde entier

La Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC) – et dans une moindre mesure celle des Indes occidentales – aura constitué plus que nulle autre le formidable instrument commercial de la conquête hollandaise du monde, et de l’Empire marchand que ces derniers constitueront ainsi en seulement une poignée de décennies. Ayant raflé comme nous l’avons vu aux Portugais le contrôle des routes commerciales de l’océan Indien (et notamment celles du juteux commerce des épices), la VOC connaîtra une prospérité inouïe, qui participera de beaucoup à la fortune des marchands et à l’essor des cités hollandaises.

Dans les années 1620, la VOC dispose de comptoirs à Batavia, Sumatra, Java et les Moluques, et règne, à la place des Portugais, sur le très juteux commerce des épices et, notamment du poivre, dont les 500 grammes se négocient aux alentours de 6 000 de nos euros ! Véritable État dans l’État, la VOC gère, sans états d’âme, cette fortune sur laquelle repose en grande partie le Siècle d’Or hollandais.

« Amsterdam, l’entrepôt du monde », extrait d’un article de l’historien Tristan Gaston-Breton pour le magazine Les Échos

Grâce à l’essor de sa Compagnie des Indes (VOC) et plus globalement du trafic maritime international, au milieu du XVIIe siècle, les Néerlandais dominent totalement les mers. Vers 1650, on estime ainsi que les Hollandais disposent de 16 000 bâtiments (contre 4 000 anglais et 500 français) ! Des navires qu’ils n’hésitent pas à rentabiliser tant à l’exportation qu’à l’importation, et qui deviennent donc les transporteurs d’une grande partie des marchandises qui transitent entre l’Ancien et le Nouveau Monde.

Inventée aux Pays-Bas à la fin du XVIe siècle, la flûte est la « bête de somme » de cette prospérité commerciale néerlandaise (dont elle constitue l’essentiel de la flotte). Ce navire (le plus emblématique de la marine de l’époque), grâce à ses formes trapues et particulièrement marines, est en effet capable d’affronter les mers les plus dures, la mer du Nord comme l’océan Pacifique. « Navire rond » aussi bien à l’avant qu’à l’arrière (afin d’avoir une capacité de charge maximale), la flûte est fondamentalement un navire transporteur, qui bénéficie de plus d’un faible tirant d’eau (car conçue au départ pour sortir des ports néerlandais où les hauts fonds sableux sont nombreux). Outre sa construction rustique et facilitée par l’invention de la scierie à vent, la flûte se manœuvre facilement et est très économe en équipage, à tonnage égal, comparée à ses concurrents maritimes. De tous les ports et de toutes les mers, ce moyen de transport aura ainsi profondément marqué l’histoire économique de l’Europe au XVIIe siècle !

À cette époque en effet, la flûte, quelle que soit la nationalité de son armateur, est le navire commercial le plus présent dans les ports européens, dans le cadre d’un commerce de cabotage à l’échelle de tout le continent (le transport de marchandises par mer étant alors bien plus rapide et économique que les voies d’eau intérieures et a fortiori la route). La robustesse du navire lui permet d’embarquer aisément une vingtaine de canons lors des voyages dans les zones à risque comme la Méditerranée (victimes des raids des « Barbaresques »), les Antilles (où les pirates pullulent) et l’océan Indien (contre les concurrents portugais et anglais ou pour négocier en position de force face à un prince indigène).

Au milieu du XVIIe siècle, Amsterdam est devenu l’entrepôt du monde, le point d’arrivée et de réexpédition des produits venus non seulement d’Asie, mais aussi d’Amérique où les Hollandais disposent de bases avancées à la Nouvelle-Amsterdam, l’actuelle New York, au Brésil et aux Antilles. S’ils règnent sur les mers, les Hollandais règnent aussi sur le crédit. Créée en 1609, pour mettre de l’ordre dans l’anarchie monétaire créée par la diversité des monnaies en circulation, la Banque d’Amsterdam ne peut, certes, pratiquer le crédit. Ce sont les marchands et les négociants qui le font. Au XVIIe siècle, ils vendent du crédit à l’Europe tout entière. Leur spécialité : le commerce pour le compte d’autrui – on parle de commerce à la commission – qui permet aux firmes hollandaises de financer, contre rémunération, le commerce de leurs correspondants européens. Une pratique qui rabat vers Amsterdam une masse considérable de marchandises.

« Amsterdam, l’entrepôt du monde », extrait d’un article de l’historien Tristan Gaston-Breton pour le magazine Les Échos

Le flux considérable de matières premières dans les ports hollandais, ainsi que la domination des marchés commerciaux mondiaux (Amsterdam constituant alors la première place marchande et financière du continent), permettent en outre aux Provinces-Unies de renforcer en parallèle leur agriculture et leur industrie de transformation (particulièrement textile). Témoins vivants de cette prospérité inédite de l’Histoire mondiale, les habitants des Pays-Bas bénéficient à cette époque des salaires les plus élevés d’Europe, quand la richesse industrielle et commerciale exceptionnelle du pays s’y traduit aussi déjà précocement par l’existence d’une véritable classe moyenne (allant des artisans et marchands aux ouvriers qualifiés et paysans indépendants) :

Le peuple néerlandais était sans doute le mieux nourri d’Europe et l’extrême misère plus rare qu’ailleurs. La variété du régime alimentaire était étonnante : du pain, bien sûr, peu de viande mais du poisson, des légumes et des laitages. Mieux alimenté, le Néerlandais s’avérait plus résistant que ses contemporains aux fléaux des épidémies qui ravagèrent l’Allemagne pendant la guerre de Trente Ans et l’Angleterre dans les années 1660. C’est pourquoi la population crût sensiblement à une époque où l’Ancien Régime démographique équilibrait ailleurs les naissances et les décès.

Christophe de Voogd, cité par Michael North dans son « Histoire des Pays-Bas »

La mappemonde de Frederik de Wit, publiée en 1662 (c’est-à-dire à l’apogée du siècle d’or des Pays-Bas) par la plus grande maison d’édition géographique de l’époque, symbolise la prépondérance économique, scientifique, culturelle et artistique du pays, parvenu au rang de grande puissance (et qui domine la cartographie elle-même…).

Cette remarquable prospérité économique s’accompagne d’une effervescence dans le domaine des arts, de la culture et des sciences, qui attire aussi aux Pays-Bas néerlandais tout au long du XVIIe siècle d’innombrables intellectuels et artistes. Grâce à une politique civile également en avance sur son temps (développement des droits civiques, tolérance religieuse, alphabétisation de masse, liberté de recherche et d’enseignement,…), le pays voit ainsi affluer de toute l’Europe penseurs, peintres et savants. Un rayonnement culturel qui concoure à faire des Provinces-Unies, en plus de la plus grande puissance économique et commerciale de l’époque, l’un des plus grands centres de production artistique et d’émulation scientifique de son temps (notamment en matière d’optique, de géographie, de cartographie et de peinture – pour laquelle le XVIIe siècle restera dans l’Histoire comme celui de l’âge d’or de la peinture hollandaise !).

En 1672, les Provinces-Unies sont une véritable thalassocratie. Elles ont l’économie la plus avancée au monde, le niveau de vie le plus élevé d’Europe, le meilleur système de transport en commun avant le chemin de fer, le tissu urbain le plus serré du monde. En outre, on ne trouvait dans aucun autre pays d’Europe la même liberté et la même tolérance. Refuge de Descartes et des aïeux de Spinoza, patrie du télescope, du microscope, du chronomètre et des lentilles optiques, de Grotius, de Huygens, de Rembrandt et de Vermeer, les Provinces-Unies caracolent en tête de l’Europe en de nombreux domaines : commerciaux, maritimes, scientifiques, artistiques, picturaux (paysages et « marines »), culturels (« incroyables gazettes », livres, imprimerie) … Tout cela est dû non à leur poids démographique (les Provinces-Unies sont dix fois moins peuplé que la France), mais à leur empire commercial et colonial, qui s’étend à l’échelle mondiale : Méditerranée, Baltique, relations Europe du Nord/Europe du Sud, Indes orientales et occidentales.

Michel Vergé-Franceschi, La marine française au XVIIIe siècle, p. 34

Le déclin, toutefois, sera aussi rapide que brutal. Entre son immense empire colonial, sa suprématie navale et sa domination du commerce mondial, c’est peu dire en effet que la puissance néerlandaise fait des jaloux, beaucoup de jaloux. Si l’écroulement de la puissance espagnole (jusqu’alors première puissance maritime mondiale) après la guerre de Trente Ans a permis aux Néerlandais de développer leur puissance navale et de régner sur les océans durant toute la seconde moitié du XVIIe siècle, d’autres puissances maritimes émergentes (tout particulièrement l’Angleterre mais également la France de Louis XIV) ne tolèrent plus vous l’avez compris la mainmise démesurée des Néerlandais sur les échanges commerciaux internationaux.

Carte de l'ancien Empire colonial hollandais (XVIIe-XXe siècle)
Cette position prédominante du petit pays européen sur le commerce des épices indiennes, couplée à la quasi-hégémonie qu’occupent les compagnies et sociétés hollandaises sur un grand commerce maritime également en plein boom, va en effet finir par lui attirer l’hostilité des autres grandes puissances maritimes du Vieux Continent, en premier lieu l’Angleterre élisabéthaine puis stuartienne ainsi que la France du Roi-Soleil (qui ambitionnent toutes deux de se tailler elles aussi leur part des formidables richesses du « Nouveau Monde » et qui finissent par partir à leur tour – bien que le plus tardivement – à la conquête des mers… !).

Cet encadré est en grande partie issu de mon article sur le Siècle d’Or néerlandais, vers lequel je renvoie plus globalement celles et ceux qui souhaiteraient comprendre plus en détail comment les petites Provinces-Unies sont passées en l’espace d’à peine un siècle de l’état de territoires espagnols rebelles à celui de première puissance mondiale en matière maritime, commerciale et financière !

Contre le monopole d’Amsterdam sur le commerce mondial – mais aussi et surtout contre la mainmise de ces mêmes Hollandais sur le trafic commercial entre l’Angleterre et ses propres colonies ! –, Cromwell va, en ce début des années 1650, d’abord tenter de négocier. Des ambassades font des allers-retours entre Amsterdam et Londres. La République de Cromwell exige de sa consœur néerlandaise une place dans l’accès aux marchés asiatiques, et le respect de ses fraîchement établis Actes de Navigation, nous l’avons vu tout entier pensés contre elle (tout en faisant aux Néerlandais la soudaine et curieuse proposition d’une forme d’union des deux pays comme « Républiques-Sœurs », dans une quasi-logique de fédération protestante). Le jeune Johan de Witt, nouvel homme fort du régime hollandais (et dont la faction républicaine vient d’écarter du pouvoir sa rivale orangiste), refuse toutefois de céder aux exigences cromwelliennes, et formule en retour toute une série de propositions de collaborations entre les deux nations que le protecteur-dictateur anglais rejettera en bloc. La guerre semble inévitable, et à vrai dire les deux pays s’arment et se préparent ouvertement à un prochain conflit dès les accrochages aux Antilles de 1651-1652.

De son côté, l’Angleterre cromwellienne est déjà en guerre avec plus ou moins tout ce qui n’est pas elle (les royalistes, les catholiques, les Irlandais en révolte, les Espagnols, les puritains trop modérés, les révolutionnaires trop révolutionnaires…) et s’apparente déjà de fait à un État surmilitarisé (un peu à l’image de ce qui caractérisera la Prusse du XVIIIe siècle). Les Provinces-Unies, quant à elle, jouissent au contraire enfin de la paix depuis 1648 – c’est-à-dire depuis que les traités de Westphalie ont reconnus leur indépendance et mis fin à huit décennies de rude lutte contre la tutelle espagnole). La paix enfin signée avec l’Espagne, les Amirautés des anciennes provinces rebelles ont ainsi enfin pu désarmer et se consacrer pleinement aux affaires et au commerce – commerce dont Amsterdam est entretemps devenu la plateforme et l’entrepôt mondial. C’est donc vous l’avez compris une marine de guerre relativement (pour ne pas dire totalement) négligée et qui plus est à moitié non-préparée qui va se retrouver à plein engagée dans un intense conflit avec sa rivale anglaise…

La célébration de la paix de Münster (1648), qui met fin à la guerre de Quatre-Vingt Ans
La célébration de la paix à Münster. En 1648, dans cette importante ville-évêché de l’ouest de l’Allemagne, sont signés les fameux traités dits « de Westphalie », qui non seulement mettent fin à la guerre de Quatre-Vingts Ans (du nom qui a été donné aux huit décennies de lutte des Sept Provinces du Nord des Pays-Bas pour obtenir leur indépendance vis-à-vis de l’Espagne des Habsbourgs – indépendance des Provinces-Unies et scission des Pays-Bas espagnols en deux entités que vient donc officialiser le traité de Münster), mais aussi à celle de Trente Ans – qui venait durant trois décennies de ravager de nombreux territoires du Saint Empire romain germanique (et qui s’est traduite dans certaines régions par la disparition de près de 60% de la population… !). Aussi celle que l’on appellera la « paix de Westphalie » est-elle bien plus qu’un simple acte de cessation des hostilités : les traités signés là par la multitude d’États qui composent le Saint-Empire mais aussi par la plupart des grandes puissances européennes qui étaient intervenues dans le conflit (France, Espagne, Suède, etc.) visent à garantir leur autonomie politique ainsi que leurs libertés religieuses, selon le principe « Cujus regio, ejus religio » (« un prince/un État = une foi »).


1652-1654 : un premier clash qui tourne globalement à l’avantage de Londres

La tension était déjà montée d’un cran en 1652, lorsque la flotte cromwellienne était venue faire rentrer la Barbade royaliste dans le giron commonwealthien. Une trentaine de navires marchands hollandais avaient alors été saisis, accusés de ne pas respecter le blocus de l’île décrété par Cromwell. Il existait aussi des rancunes plus anciennes. Dans les années 1620, un incident avait marqué les consciences anglaises : un agent de la East India Company en mission pour tenter d’établir des comptoirs aux Moluques avait été arrêté et torturé à mort par ses alter-egos de la VOC, générant un scandale et détériorant déjà grandement les relations entre les deux puissances (qui étaient pour rappel solidement alliées depuis l’époque d’Élisabeth et de son soutien massif aux provinces rebelles). C’est comme souvent dans l’Histoire un événement tout ce qu’il y a de plus anecdotique qui déclenchera l’ouverture officielle des hostilités. Le 29 mai 1652, dans la Manche, une escadre commandée par le grand amiral néerlandais Maarten Tromp croisant celle de l’amiral anglais Robert Blake lui refuse le salut au pavillon, comme Oliver Cromwell en avait décidé (unilatéralement…) l’obligation à tout navire étranger passant dans les « mers anglaises ». Un combat naval s’ensuit entre les deux flottes, s’apparentant à une simple canonnade, où les Néerlandais perdent néanmoins deux bâtiments. La guerre est désormais déclarée.

Les Néerlandais, qui dominent pour l’heure le commerce maritime à partir d’Amsterdam et Rotterdam, voient non sans raison dans l’Acte de Navigation un défi à leur encontre. Inévitable, la guerre entre les deux pays débute le 29 mai 1652 dans la rade de Douvres, quand la flotte anglaise de Robert Blake croise de manière inopinée les flottes hollandaises de Maartens Tromp et Michiel de Ruyter. Ces derniers ayant refusé de saluer le drapeau anglais comme leur en fait obligation l’Acte de Navigation, ils doivent se replier après avoir perdu deux navires.

« De l’Acte de Navigation aux guerres anglo-néerlandaises », extrait d’un article d’Alban Dignat publié sur le site web de vulgarisation historique Hérodote.net

Cette guerre, à vrai dire, aucune des deux nations n’y étaient prêtes, mais les Hollandais partent les plus désavantagés. L’effort de réarmement naval qu’ils viennent d’initier est encore tout frais, et les Anglais les surclassent tant numériquement qu’en matière de qualité de leurs navires. Durant les premiers mois du conflit toutefois (qui sera intégralement naval), aucun grand affrontement n’a lieu, la Commonwealth Navy concentrant ses efforts sur le trafic marchand néerlandais (en s’en prenant à ses convois dans l’Atlantique et à ses flottes de commerce et de pêche en Mer du Nord et dans la Baltique). Malgré son infériorité numérique – et contre toutes attentes –, la marine néerlandaise se montre même prête à prendre l’initiative et à attaquer son adversaire la première ! Début juillet, Tromp appareille ainsi avec quatre-seize navires (fournis par chacune des différentes Amirautés) et fait voile vers le nord-ouest à la rencontre des escadres d’Ayscue et de Blake. Des vents contraires et des tempêtes perturbent cependant les opérations des deux côtés, et le premier véritable affrontement entre les deux marines n’aura finalement lieu que le 6 octobre 1652, face à l’embouchure de la Tamise.

Impréparées dès le départ à la guerre – et donc complètement dépassées tactiquement –, les Provinces-Unies sont donc contraintes fin 1653 de signer la paix avec le Commonwealth de Cromwell – lui aussi non moins épuisé par des combats difficiles et non moins désireux de mettre fin au conflit (qui a en effet engagé des dépenses considérables et causé également de lourdes pertes matérielles et humaines à la marine anglaise !). Malgré la défaite navale techniquement enregistrée par les Hollandais dans la Manche (compensée toutefois par des victoires outre-Atlantique et sur le terrain colonial), le traité de Westminster est d’ailleurs brillamment négocié par Johan de Witt, et finalement très peu défavorable aux intérêts néerlandais : l’application stricte des Actes de Navigation fait ainsi l’objet d’aménagements et de concessions, tandis que de leur côté, les Provinces-Unies ne cèdent rien ou presque concernant le commerce asiatique. Du point de vue de ses buts de guerre, la paix signée par Cromwell résonne donc comme un semi-échec : l’Angleterre n’est pas parvenue à briser le monopole néerlandais sur le commerce mondial, ni à lui imposer l’exclusivité du pavillon anglais sur les importations/exportations de marchandises entre la Métropole et ses colonies d’outremer. Une concession importante est toutefois obtenue par Cromwell (et fait à ce titre l’objet d’une résolution secrète du traité) : la Maison d’Orange-Nassau, en raison de ses liens étroits avec la dynastie Stuart détrônée (le jeune Guillaume III est en effet techniquement le petit-fils de Charles Ier, et ce faisant un héritier possible de la Couronne anglaise – nous verrons que cela aura toute son importance pour la suite… !) ; cette lignée souveraine des Orange-Nassau, donc, doit être exclue de toute responsabilité politique, et le prétendant immédiat à la Couronne anglaise, Charles II (le fils aîné de Charles Ier – alors en exil dans ces mêmes Pays-Bas depuis la décapitation de son père !), banni des Provinces-Unies.

Malgré ce traité finalement fort peu désavantageux, les Provinces-Unies, alors la première puissance maritime du monde, sont ressorties néanmoins en partie humiliées du conflit. Ayant pris acte du retard qu’elle a pris en matière de qualité de sa marine de guerre mais aussi de stratégie et de tactiques, la République maritime va ainsi s’engager dans un immense effort de réarmement naval, se dotant de navires plus gros, plus modernes et plus puissants (sur le modèle des vaisseaux anglais). Ces derniers sont d’ailleurs bien trop occupés pendant la décennie qui suit pour se relancer tout de suite dans une nouvelle guerre avec la Hollande : à peine en paix avec cette dernière, Cromwell est en effet entré en conflit avec… l’Espagne (ce dans la continuité de la politique de contestation de l’hégémonie ibérique sur le monde atlantique qui avait tant caractérisée l’ère élisabéthaine !).

Dès l’hiver 1654, une puissante flotte (embarquant le plus important corps expéditionnaire jamais envoyé par l’Angleterre outre-Atlantique !) fait voile vers les Caraïbes, où Cromwell a l’intention et l’ambition de ravir aux Espagnols leurs plus intéressantes possessions (le plan – connu sous le nom de « Western Design » – étant alors rien de moins alors que de tenter de prendre le contrôle à terme de l’espace Caraïbes !). Si le projet échoue à s’emparer des plus gros « morceaux » d’Empire espagnol que constituent localement les îles d’Hispaniola ou de Cuba (comme cela était visé initialement, mais qui offrent une trop importante résistance…), les Anglais se rabattent pragmatiquement nous l’avons vu plus haut sur la Jamaïque, que les forces cromwelliennes conquièrent intégralement au cours de l’année 1655 (et que les Espagnols échoueront ensuite à récupérer, avant d’en reconnaître finalement la souveraineté aux Anglais lors des traités de Madrid).

À la suite de leur défaite près de l’île de Texel, les Néerlandais reconnaissent l’Acte de Navigation et consentent à signer le 5 avril 1654 le traité de Westminster, qui met fin à la première guerre anglo-néerlandaise. Cromwell, débarrassé de l’ennemi hollandais, s’allie à la France contre l’Espagne. Il enlève à celle-ci la Jamaïque et occupe Dunkerque. Il envoie aussi une flotte dans la Méditerranée et, pour lui assurer un libre passage, commence de fortifier le rocher de Gibraltar…

« De l’Acte de Navigation aux guerres anglo-néerlandaises », extrait d’un article d’Alban Dignat publié sur le site web de vulgarisation historique Hérodote.net

C’est quoiqu’il en soit avec un « butin » colonial et naval somme toute considérablement renforcé que la Monarchie Stuart récupère l’Angleterre dans le cadre de la restauration de 1660. Loin d’ailleurs de rejeter l’intégralité de l’héritage politique de la République cromwellienne, le restauré Charles II va en fait largement se réapproprier la politique extérieure du dictateur puritain, reprenant peu ou prou la ligne géostratégique qui avait caractérisée la politique outremer de Cromwell, et gardant intacts et faisant fructifier de même les formidables acquis maritimes légués par ce dernier (tout particulièrement la très puissante marine développée sous le Commonwealth !). Sur le plan du contentieux anglo-espagnol, si Charles met fin dès sa restauration à la guerre navale avec Madrid, le nouveau souverain anglais n’a dans cette perspective aucune intention de restituer ce qui a été brillamment arraché sous Cromwell (la Jamaïque et les Bermudes). Au contraire, Charles œuvre à la reconnaissance diplomatique de ces possessions en maintenant une pression maximum sur l’Espagne, au travers du soutien officieux d’une part à l’activité flibustière dans les Caraïbes (dont la nouvelle Jamaïque anglaise est devenue la principale base) et d’autre part par le biais de son intervention dans la guerre de restauration portugaise (dont il soutient militairement et diplomatiquement la cause en envoyant des troupes et en épousant Catherine de Bragance, la fille du roi auto-proclamé du Portugal Jean IV). Débordée de toute part, épuisée financièrement et politiquement par cent années de guerres avec presque tous ses voisins et rivaux coloniaux, l’Espagne de Philippe IV finira par accepter la restauration portugaise (qui deviendra dès lors une fidèle alliée de l’Angleterre), ainsi que par reconnaître aux Anglais leur souveraineté sur l’île de la Jamaïque (après avoir une ultime fois tentée de la reconquérir…).


La seconde guerre anglo-néerlandaise : la malédiction de Londres et la revanche hollandaise

Dès sa montée sur le trône, Charles II en a en effet aussi bien conscience que Cromwell : le grand rival de l’Angleterre du moment, ce n’est pas Madrid, mais la Hollande. Après un traité de Westminster nous l’avons vu brillamment négocié par De Witt, la mobilisation de la Royal Navy contre les Espagnols a donné du répit à la puissance néerlandaise, qui a pu affermir encore davantage sa domination commerciale et disposer d’une bonne décennie pour redresser méthodiquement sa marine de guerre. Les chantiers navals des Amirautés néerlandaises ont effectivement été très actifs depuis 1654, et les Provinces-Unies se sont maintenant dotées d’une nouvelle génération de vaisseaux de ligne, plus lourds, plus robustes et mieux armés, et ce faisant plus à même de tenir tête aux gros bâtiments anglais qui les avaient subjugués par leur redoutable puissance de feu lors du conflit précédent. On a également adopté côté néerlandais la tactique du combat en ligne et on s’y est entraîné, après la désastreuse défaite subie notamment à la bataille de Gabbard. Si le programme de construction navale n’est pas encore achevé au milieu de l’année 1664, les Provinces-Unies sont en tout cas bien mieux préparées et équipées dans l’éventualité d’un nouveau conflit naval que dans le cadre du précédent.

Reconstitution d'un vaisseau de ligne hollandais au temps des guerres anglo-néerlandaises (© Broadside)
Les nouveaux navires de guerre néerlandais construits depuis la fin des années 1650 doivent désormais permettre de faire jeu égal avec ceux de la Royal Navy en termes de puissance de feu…

Côté anglais, dès sa montée sur le trône, Charles a à vrai dire anticipé et s’est préparé à la perspective d’une nouvelle guerre avec les Néerlandais. En plus de la menace qu’elle représente globalement pour les intérêts anglais dans le monde, le souverain de White Hall est animé d’une rancune personnelle contre les Provinces-Unies de Johan de Witt, qui l’ont en effet expulsé de leur territoire en 1654 sur demande de Cromwell, et qui en outre ostracisent politiquement son neveu Guillaume III d’Orange-Nassau – leader naturel de la faction orangiste. Charles II a également de lourds problèmes de trésorerie : le Parlement contrôle désormais étroitement le budget, et le roi a notamment besoin de fonds pour alimenter son fastueux train de cour. Or la première guerre anglo-néerlandaise, bien que terriblement coûteuse pour les finances publiques, avait eu la vertu d’engranger des profits élevés pour les gouvernants, grâce aux multiples prises réalisées par les corsaires anglais (le butin cumulé avait en effet dépassé les 120 millions de livres sterling, soit quatre à cinq fois le budget de l’État britannique !). Une nouvelle guerre ferait donc vraisemblablement bien les affaires de la trésorerie royale…

Dès 1663, dans un contexte d’enthousiasme général pour la guerre, Charles II décide donc d’ouvrir les hostilités en provoquant son adversaire. En décembre, il charge l’amiral Holmes de mener, au nom de la Royal African Company anglaise, une expédition contre les comptoirs hollandais d’Afrique de l’Ouest, clés de la traite négrière transatlantique et également base pour les Néerlandais d’un riche commerce de l’or et de l’ivoire (et de surcroît important relais du commerce hollandais avec les Indes orientales !). En quelques mois, Holmes ravage ainsi les comptoirs de Gorée, capture et coule des dizaines de navires marchands, puis descend jusqu’à la Côte de l’Or où il s’empare de plusieurs forts néerlandais importants. La réaction ne se fait pas attendre : dès qu’il apprend la nouvelle, Johan de Witt missionne Michiel de Ruyter, l’un des meilleurs amiraux des Provinces, pour aller récupérer les comptoirs perdus. Puis, cette opération menée à bien, il lui donne l’ordre de faire voile vers les Antilles pour y mettre à mal le commerce britannique (et tenter s’y possible de leur capturer leurs établissements de la Barbade et de la Jamaïque), avant de possiblement attaquer ensuite leurs colonies d’Amérique du Nord…

L'amiral De Ruyter montant à bord de son vaisseau durant les guerres anglo-néerlandaises (© Broadside)
De Ruyter embarquant dans son navire-amiral pour partir en expédition vers les côtes africaines.

En Amérique du Nord aussi, justement, les Anglais ont pris l’initiative. Au milieu de l’été 1664, une petite escadre anglaise menée par James Stuart (le frère cadet de Charles) en personne se présente en effet devant la Nouvelle-Amsterdam et exige la reddition de son gouverneur Petrus Stuyvesant – ceci au motif officiel que la colonie néerlandaise d’Amérique n’aurait pas respecté les Actes de Navigation anglais. Ne disposant à ce moment pas de forces suffisantes pour résister victorieusement aux frégates anglaises (et ne pouvant vraisemblablement compter à court terme sur aucun secours de la Métropole), ce dernier signe la reddition sans combattre, le 27 août. Les Anglais prennent alors techniquement le contrôle de la Nouvelle-Hollande et rebaptise sa capitale New York, en l’honneur de James (qui porte alors officiellement le titre de duc d’York). Après cette capture facile (et hautement stratégique à moyen/long terme !), des raids sont menés contre les autres établissements néerlandais de la région, qui sont allégrement pillés. La guerre encore non-officielle commence ainsi très mal pour les Néerlandais…

En cette fin d’année 1664 en tout cas, après les échauffourées intervenus sur les côtes africaines et américaines, l’état de guerre de fait entre les deux puissances maritimes est acté des deux côtés. À Londres, le Parlement vote la plus grande subvention jamais accordée à un roi anglais pour financer l’effort de guerre (2,5 millions de livre sterling, soit deux fois le budget royal annuel !), tandis que du côté des Provinces-Unies, début 1665, on autorise officiellement les navires néerlandais à ouvrir le feu sur les bâtiments anglais en cas d’attaque ; on renforce les convois et on arme la flotte bâtie depuis 1654.

En mai 1665, la flotte anglaise quitte ses ports et vient tenter, comme à la fin de la guerre précédente, d’établir un blocus des côtes des Provinces-Unies. Faute d’une logistique efficace pour en assurer le ravitaillement (l’Amirauté ne fera d’immenses progrès sur ce point qu’au siècle suivant !), l’opération est toutefois un échec, et la flotte anglaise regagne ses bases, tandis que du côté hollandais, les États Généraux des Sept Provinces chargent l’amiral Jacob van Wassenaer Obdam d’aller se porter à la rencontre des escadres anglaises, afin de dégager les eaux pour protéger l’arrivée des convois des Indes attendus pour le milieu de l’été. Privé de la présence stratégique de De Ruyter (qui n’est pas encore rentré de son opération dans les Antilles), et sachant sa flotte non-encore parfaitement prête au combat (certaines grosses unités n’ont en effet pas fini d’être équipées), c’est cependant à un combat très risqué que sait aller l’amiral néerlandais. Et l’Histoire lui donnera raison : son affrontement contre les escadres anglaises commandées par le duc d’York (entretemps revenu lui de sa mission en Amérique du Nord) va effectivement virer au désastre – l’un des pires de l’histoire des Provinces-Unies… !

Le duc d’York détermine en 1665 que la formation en ligne doit être la formation standard obligatoire pour toute la flotte, et pas seulement pour l’escadre individuelle : « Dans toute bataille contre l’ennemi, les commandants des navires de Sa Majesté doivent faire tout leur possible pour maintenir la flotte en ligne et, en tout cas, maintenir l’ordre de bataille avant celle-ci […] Aucun navire de la flotte de Sa Majesté ne peut poursuivre des navires ou des groupes plus petits de l’ennemi jusqu’à ce que la majeure partie de la flotte ennemie soit vaincue ou en fuite »

Heinz Neukirchen, Seemacht im Spiegel der Geschichte, p. 190

Une Espagne inactive et fatiguée est pour [les Provinces-Unies] un meilleur voisin qu’une France puissante et agressive…

John A. Lynn, The Wars of Louis XIV, p. 109

En 1667, pour l’Angleterre, le bilan de la guerre est donc le suivant : c’est un choux blanc complet, doublé d’une nette victoire navale hollandaise. Du point de vue de ses buts de guerre, Londres n’est pas du tout parvenu à atteindre ses objectifs, qui consistaient à détruire le monopole commercial hollandais et à s’en saisir en partie. Si la Royal Navy a arraché de belles victoires et fait sérieusement trembler son adversaire, à la fin du conflit, l’avantage est nettement du côté des Hollandais, qui ont brillamment relevés et remis à niveau leur marine et regagné leur suprématie maritime (à la fin de la guerre, la Mer du Nord est à ce titre totalement sous le contrôle de la flotte néerlandaise). Du point de vue du roi d’Angleterre plus personnellement, la guerre résonne aussi comme un cuisant échec. Charles n’a pas réussi à renforcer l’indépendance financière de la Couronne vis-à-vis du Parlement, et la trésorerie royale ressort du conflit vide comme jamais. Soupçonnant qui plus est le roi de réaliser ce que nous appellerions dans notre langage moderne des « détournements de fonds », les Parlementaires mettent en place une commission des comptes qui renforce le contrôle des finances royales, et les placent encore davantage sous le radar du Parlement. Pour couronner le tout, Charles est ressorti personnellement humilié du conflit : le raid sur la Medway puis le blocage des côtes sud-ouest anglaises par De Ruyter durant l’été 1667 ont montré un roi ayant failli à défendre l’intégrité territoriale de son pays, tandis que le propre navire-amiral de Sa Majesté baptisé de son nom est tranquillement exposé comme trophée dans le port d’Amsterdam, à la risée de l’Europe entière… !

Néanmoins, malgré ces humiliations symboliques, les conditions de la paix imposée par les Hollandais à Breda demeurent très modérées pour la puissance anglaise. De nouveaux assouplissements des Actes de Navigation sont adoptés, tandis que sur le plan colonial, l’échange de la Nouvelle-Hollande (définitivement cédée aux Anglais) contre les plantations de sucre du Suriname et les îles à noix de muscade d’Indonésie (ainsi que la concession aux Anglais de quelques-uns des forts qu’ils ont capturés en Afrique de l’Ouest) apportent un véritable apaisement. Il faut dire que les Provinces-Unies ont maintenant d’autres chats à fouetter : l’invasion des Pays-Bas espagnols par leur ancien allié menace désormais directement leurs frontières terrestres, et c’est ainsi une paix de compromis que les Néerlandais ont offerte aux Anglais, afin de pouvoir tourner toute leur énergie vers la nouvelle immense menace que constitue pour eux la politique expansionniste de Louis XIV, alors à la tête de celle qui est – et de loin – la plus grande armée d’Europe (et certainement l’une des plus qualifiées).


La toute-puissance d’Amsterdam ne pouvait, bien sûr, manquer de susciter l’ire de ses voisins. En 1672, à la faveur de la guerre de Dévolution, la France tente d’abattre la puissance hollandaise, dont la concurrence, malgré des tarifs très protectionnistes, pèse lourdement sur les marchands et fabricants français. 

« Amsterdam, l’entrepôt du monde », extrait d’un article de l’historien Tristan Gaston-Breton pour le magazine Les Échos

Bien occupé à rebâtir sa capitale et sa flotte, le roi d’Angleterre veut néanmoins sa revanche, et c’est la géopolitique de Louis XIV qui va lui en offrir l’opportunité. Alors à la tête de la première armée d’Europe, le grand monarque absolu français est en effet, en ce début de règne, éminemment désireux de repousser et de consolider ses frontières nord et est, tout particulièrement du côté des Pays-Bas espagnols (sur lequel son royaume a depuis longtemps des vues et même autrefois régné). Soucieux du développement économique et de la grandeur de son État, le jeune roi de France, poussé et accompagné dans cette démarche par son brillant ministre Colbert (secrétaire d’État à la Marine de 1661 à 1683), souhaite en outre faire entrer son royaume dans le concert des grandes puissances maritimes, entre l’ambitieuse Angleterre (et sa déjà puissante Royal Navy) d’une part, et les prospères Provinces-Unies d’autre partdernières dont il s’agit également de briser l’emprise économique internationale. La France du début du règne de Louis XIV souhaite en effet s’attaquer à la redoutable concurrence que constituent les Hollandais, aussi bien sur le plan intérieur (pour les marchands et fabricants français) que sur le plan maritime, pour les colonies royales que fondent alors le souverain en Amérique du Nord (Nouvelle-France) et aux Antilles (Guadeloupe, Martinique,…). Enfin – et pour ne rien arranger –, le rayonnement protestant des Pays-Bas déplait profondément au fervent défenseur de la cause catholique que constitue le roi de France, et qu’il entend incarner en Europe…

À l’intérieur, [Louis XIV] entend imposer l’ordre, faire régner la justice, assurer la prospérité du royaume. À l’extérieur, affirmer le prestige du nom français, maintenir entre les puissances un équilibre favorable, renforcer ses frontières de manière à élever contre les invasions une barrière infranchissable. Tel est son programme.

Jean Lombard, La face cachée de l’histoire moderne (tome 1) : la montée parallèle du capitalisme et du collectivisme, p. 189

Les relations entre la France et les Provinces-Unies ne font que se détériorer au cours du XVIIe siècle, a fortiori avec les nouvelles ambitions commerciales affichées sous la houlette de Colbert (1619-1683). Certes, l’hostilité commune contre l’Espagne a justifié la conclusion d’alliances, mais de circonstance. Craignant de voir l’hégémonie de Madrid remplacée par une autre, les Provinces-Unies ne cessent d’œuvrer au cours de la guerre de Dévolution pour empêcher une expansion excessive de la France. Dans ses Mémoires – rédigés par Pellisson sous le regard du roi, qui a apporté des corrections –, Louis XIV insiste particulièrement sur les manœuvres néerlandaises contre ses conquêtes : « Les Hollandais (…) s’efforcèrent de m’engager à ne rien conquérir près de leurs frontières ; mais je leur refusai précisément ce point ». De fait, il considère leur médiation comme une marque d’insolence envers sa puissance et ses droits territoriaux. […]

Extrait du magazine Guerres & Histoire n°61, dossier « La guerre de Hollande », p. 63


Hollandia delenda est (ou la troisième guerre anglo-néerlandaise et la guerre de Hollande)

Tout ceci étant posé, c’est ainsi une véritable partie d’échecs à trois joueurs (voire davantage), caractérisée par un double-jeu quasi-permanent de la plupart des participants, qui se met en place en cette fin des années 1660. En janvier 1668, à La Haye – et en réponse à la guerre de Dévolution qui voit Louis XIV annexer différentes villes des Pays-Bas et repousser ses frontières vers le nord –, les Provinces-Unies et l’Angleterre (rejointe par la Suède) signent une « Triple-Alliance ». Si l’alliance a officiellement pour objet de veiller aux termes qui seront formalisés en mai au traité d’Aix-la-Chapelle – à savoir le partage des Pays-Bas entre la France et l’Espagne –, elle vise essentiellement à faire pression diplomatiquement sur Louis XIV afin de lui faire renoncer au moins en partie à ses prétentions sur les Pays-Bas espagnols (le traité inclue à ce titre une clause secrète qui prévoit que les trois puissances devront si besoin imposer par la force le retrait français de la partie des Pays-Bas que son armée occupe). L’alliance diplomatique a vous l’avez compris surtout été poussée par la Hollande, qui s’inquiète de voir la frontière terrestre de la France se rapprocher inexorablement de la sienne. Charles II a quant à lui joué, au nom de l’Angleterre, un complet double-jeu dans l’affaire : le roi anglais ne s’engage en effet dans ce qui ne pourra être considérée par Louis XIV que comme une trahison contre lui de son ancienne alliée que pour mieux pousser à la rupture entre la France et les Provinces-Unies, et obliger ainsi le premier à faire de lui un partenaire incontournable. D’ailleurs, un rapprochement diplomatique se manifeste rapidement entre Londres et Versailles, et des tractations secrètes s’engagent. Bientôt, contre une confortable pension qui lui permettra (enfin) de financer sa flotte et son fastueux train de vie, Charles II se dit prêt à s’allier militairement avec Louis XIV dans l’optique d’une nouvelle guerre contre la Hollande (ce globalement contre l’avis du Parlement et de la majorité de l’élite anglaise, qui n’a que trop conscience qu’aussi rival que le commerce néerlandais soit, les ambitions françaises sur les Pays-Bas sont bien plus gravement absolument incompatibles avec les intérêts fondamentaux anglais).

Il ne s’agit donc plus cette fois, comme lors des deux premières guerres anglo-néerlandaises, de seulement contester la domination commerciale hollandaise dans ce pacte d’agression conclu entre Louis XIV et Charles II. Non, vous l’avez compris, cette fois, il s’agit véritablement d’envahir le pays et d’abattre le tout puissant État néerlandais (seul moyen du point de vue de Louis d’annexer les Pays-Bas du Sud qu’il convoite et dont il sait qu’une Hollande forte n’acceptera jamais le basculement sous le giron français, tandis que Charles a des vues sur l’embouchure de l’Escaut ainsi que sur quelques îles frisonnes qui lui offriraient le contrôle du commerce d’Amsterdam et de Rotterdam…), et de réduire donc les Provinces-Unies à un État-croupion. Sur le plan politique, surtout du côté anglais, on se propose de remettre au pouvoir les Orangistes en la personne de Guillaume III, et de faire de ce dernier un fidèle allié sécurisant le pays dans un rôle d’État-client de l’Angleterre et de la France. En ce début d’année 1670, les ambitions partagées sont ainsi posées, et les pions se mettent en place…

Durant les années 1670 et 1671, le roi anglais, grâce aux subsides considérables (près de 3 millions de livres par an !) que lui versent maintenant secrètement son nouvel allié français, s’emploie à redresser et préparer sa flotte ; ceci pendant que, du côté du Versailles, on s’affaire plus globalement à préparer diplomatiquement le terrain de l’invasion planifiée de la Hollande, en s’attachant l’alliance ou a minima la neutralité de tous les moyens à grands États situés au voisinage plus ou moins immédiat des Sept-Provinces (plusieurs États allemands de Rhénanie se montrent ainsi tout à fait intéressés de rejoindre la partie ou d’accords de ne pas interférer ; quant à la puissante Autriche de Léopold Ier de Habsbourg, même elle est prête à ne pas lever le petit doigt et à laisser la France envahir la Hollande, si celle-ci respecte sa condition de ne pas envahir à nouveau sur sa route les Pays-Bas espagnols et de passer par le territoire « neutre » que constitue la principauté de Liège – ce que Louis XIV accepte !). Toutes les cartes sont donc désormais en place, et le grand jeu va pouvoir commencer…

Dès 1669, Louis XIV opère une politique d’isolement des Provinces-Unies et de préparation de la guerre à venir. Il mène des démarches pour s’allier à l’électorat de Brandebourg – qui se tourne finalement… vers La Haye –, et surtout à l’Angleterre et à la Suède. La France s’assure également de la neutralité de l’empereur du Saint-Empire Léopold Ier (1640-1705). La guerre pourrait éclater dès l’été 1671, mais les opérations sont repoussées au printemps 1672, notamment pour s’assurer de la fiabilité des fortifications aux frontières du royaume.

Extrait du magazine Guerres & Histoire n°61, dossier « La guerre de Hollande », p. 63

Du côté néerlandais, en ce début des années 1670, il faut bien le dire, on est tout sauf dupe de la grande attaque qui se manigance. Les politiciens et militaires hollandais n’ont en effet pas manqué de relever avec inquiétude la grande activité diplomatique qui s’est déployée de Versailles vers de nombreuses principautés allemandes, ni d’observer les préparatifs de la marine anglaise comme la mobilisation des troupes françaises qui se manifestent à leurs frontières. En fait, pour les Provinces-Unies, l’un de leurs principaux problèmes pour contrer à la menace est leur division politique. Le camp républicain mené par Johan de Witt, au pouvoir depuis deux décennies – et malgré son relatif succès dans la gestion des deux guerres anglo-néerlandaises –, paye désormais les frais politiques de l’échec de sa politique pro-française, et est de plus en plus mis sous pression par les forces orangistes (elles-mêmes soutenues insidieusement depuis Londres). Au début de l’année 1672, alors que des signes (comme l’incident artificiellement créé du Merlin par Charles II ou l’attaque anglaise d’un convoi marchand néerlandais dans la Manche) laissent de plus en plus présager de l’imminence de l’invasion, De Witt finit d’ailleurs par lâcher du lest aux Orangistes. En mars, Guillaume est nommé par le Grand-Pensionnaire capitaine général de l’armée néerlandaise, dotant enfin le prince d’Orange d’une responsabilité officielle au sein de la République.

Il était temps. La guerre gronde.

L’invasion de 1672 : haro franco-anglais sur les Provinces-Unies

6 avril 1672. L’armée française a quitté ses bases et s’est mise en branle. 130 000 hommes menés par Louis XIV se déversent sur les Pays-Bas, et progressent rapidement à travers la principauté de Liège vers le Rhin, après avoir contourné Maastricht. Début juin, en à peine quelques semaines, les Français sont face aux Provinces-Unies, qu’ils pénètrent par sa frontière est, assiégeant et faisant tomber les forteresses et les garnisons les unes après les autres. Ils avancent à travers la province du Gueldre et approchent d’Utrecht. Amsterdam et Rotterdam ne sont plus qu’à 100 km. Pour les gouvernants néerlandais, la situation est complètement désespérée.

Guillaume III commande la défense sur le terrain, mais il ne peut pas grand-chose contre le rouleau compresseur français, qui surclasse ses forces tant numériquement que qualitativement. Côté naval, dès l’ouverture des hostilités, De Ruyter a pris la mer et recherche activement la flotte franco-anglaise pour lui infliger une défaite décisive. Mais la situation est bien trop critique pour qu’une victoire navale suffise à elle seule à sauver les Provinces-Unies de l’invasion terrestre française : le 14 juin, les États Généraux offrent donc une paix plus que généreuse à Louis XIV, se proposant de lui céder rien de moins que les villes provinciales du Rhin, Maastricht, le Brabant, la Flandre néerlandaise complétés d’un tribu de pas moins de dix millions de livres… ! Poussant son avantage car pensant pouvoir obtenir encore plus, le souverain français demande des territoires supplémentaires et le rétablissement de la liberté de culte catholique. Ces mesures humiliantes, l’élite hollandaise ne peut les accepter. C’est la rupture.

Le 20 juin, en accord avec les États des Hollande, Guillaume et ses hommes se replient derrière la waterlinie et font sauter les digues : de l’est d’Amsterdam à l’Escaut, toutes les terres sont inondées sur plusieurs km de profondeur, stoppant d’un coup l’avance française, et offrant un répit provisoire à l’armée néerlandaise. Néanmoins, la débâcle et la panique générale sont telles que des émeutes secouent la plupart des villes du pays. Le gouvernement républicain de Johan de Witt est jugé coupable du désastre, et partout, les conseils municipaux sont renversés et remplacés par les Orangistes. Le drame le plus mémorable se produit le 20 août, lorsque Johan de Witt – qui venait de démissionner de ses fonctions – et son frère Cornelis sont arrêtés et sauvagement assassinés par une foule déchaînée. Guillaume d’Orange – qui avait été promu stadhouder quelques semaines plus tôt – devient du jour au lendemain le nouveau Maître de la République. Il va mener la résistance contre la France, et une fois les Provinces-Unies sauvées de la destruction grâce à l’intervention des autres grandes puissances européennes à son secours, devenir l’adversaire le plus acharné de Louis XIV. Ceci avant de finir même un jour – par l’une de ces douces ironies de l’Histoire – le nouveau roi d’Angleterre…

Comme nous l’avons vu plus haut, le plan franco-anglais négocié secrètement par Louis XIV et Charles II ne prévoit pas seulement d’envahir les Provinces-Unies par voie de terre. Les flottes française et anglaise combinée doivent également établir un blocus des côtes néerlandaises et idéalement y débarquer un corps expéditionnaire afin de prendre les Néerlandais en étau. Dès la déclaration de guerre de l’Angleterre fin mars (suivie une semaine plus tard du passage de la frontière par l’armée française), Johan de Witt sait qu’il doit absolument conserver le contrôle des mers afin de pouvoir ravitailler les Provinces en vivres et en matériel stratégique (notamment le bois et le goudron de la Baltique indispensable à l’armement naval), tout en protégeant l’arrivée des convois commerciaux de la Compagnie des Indes orientales (dont la perte induirait un effondrement économique et monétaire et risquerait de lui faire perdre le soutien de l’élite marchande). Aussi le Grand Pensionnaire charge-t-il De Ruyter début avril de rassembler toutes les forces navales disponibles et de se porter à la rencontre de la flotte franco-anglaise, afin de la détruire ou a minima de lui infliger une défaite suffisamment décisive pour la mettre hors-jeu et prévenir tout débarquement et blocus du pays.

Peinture hollandaise de la bataille de Texel (1673), combat naval majeur de la troisième guerre anglo-néerlandaise et de la guerre de Hollande
Obéissant aux ordres comme toujours, c’est avec moins de 75 vaisseaux contre plus d’une centaine (mais aux équipages néanmoins bien mieux entraînés et commandés) que l’amiral-général hollandais se porte à la rencontre de la flotte franco-anglaise, qui forment toutes deux la ligne de bataille et s’engagent immédiatement dans une intense canonnade. Sachant l’escadre française (qui occupe l’avant-garde) moins expérimentée et moins farouche au combat, De Ruyter détache une petite escadre pour isoler cette dernière du reste de la flotte alliée et concentrer le gros de ses forces sur le centre anglais. Le combat est très violent et dure toute la journée, et Rupert finit par décrocher après que les deux flottes aient subis de lourds dégâts de chaque côté. Avec plus de 2 000 hommes mis hors-de-combat et la disparition de l’amiral Sprague (qui s’était engagé à l’arrière-garde dans un véritable combat à mort avec son ennemi juré Cornelius Tromp), ce que l’Histoire retiendra sous le nom de bataille du Texel enterre définitivement les ambitions alliées d’opérer un débarquement sur les côtes hollandaises. Ayant également permis de sauver le convoi des Indes (qui apporte un renflouement plus que bienvenu à l’État néerlandais), cette victoire stratégique achève également de retourner le Parlement anglais contre la politique de Charles II et de forcer ce dernier à mettre fin à cette guerre aussi ruineuse que totalement infructueuse pour l’Angleterre.

Les belles images de reconstitution numérique des flottes et combats navals anglo-néerlandais que vous aurez pu admirer plus haut sont pour la plupart issues de ce remarquable documentaire historique produit par la BBC, dont je recommande également en complément très chaudement le visionnage !

Zoom sur : de la Quadruple Alliance à la Ligue d’Augsbourg, ou quand Guillaume d’Orange va coalitionner l’Europe entière contre Louis XIV

Après cette série de « diapositives » ayant dressé une sorte de « roman-photo » de ces deux premières années de la guerre de Hollande (et où nous nous sommes surtout concentrés sur sa sous-composante que constitue la troisième guerre anglo-néerlandaise), il est proposé aux intéressé(e)s de revenir ci-après plus globalement sur les grands événements et aboutissants de cette première occurrence de ce que l’Histoire nomme parfois les « guerres louis-quatorziennes ». Car celle-ci marque en effet rien de moins que l’amorçage d’une nouvelle dynamique globale qui va structurer la géopolitique européenne durant toute la suite du règne de Louis XIV (et ce jusqu’à sa fin), avec l’apparition des grandes guerres de coalition contre la France du Roi-Soleil (mais aussi l’ouverture d’une séquence géopolitique qui va, de façon peut-être inattendue, vous allez le voir, aboutir à la (nouvelle) chute de la dynastie Stuart et à la montée de Guillaume d’Orange sur le trône d’Angleterre… !).

Revenons d’abord au tout début de la guerre de Hollande, lorsque tout semblait d’abord réussir à l’invasion si méthodiquement préparée par Louis XIV et Charles II. Début juin, après que l’armée française ait pénétrée les Provinces-Unies par l’est pendant que ses alliés des États allemands de Münster et de Cologne les envahissaient plus au nord, tout semble d’abord aller pour le mieux pour le plan des alliés : une trentaine de forteresses néerlandaises sont capturées en quelques mois, l’armée des Provinces-Unies est complètement débordée et ne fait que se replier vers son centre névralgique (la province de Hollande, encore inviolée grâce aux victoire navales de De Ruyter). Les Français capturent même la ville de Naarden, située à un jet de pierre d’Amsterdam – mais renonce pour des raisons encore en partie mystérieuses aujourd’hui à marcher sur la capitale hollandaise (qui il est vrai était, elle, extrêmement solidement défendue par la terre comme par la mer et dont le siège aurait été très difficile et coûteux en hommes). En fait, la stratégie diplomatique de Louis XIV semble avoir reposée sur le pari que les patriciens (l’élite bourgeoise qui gouvernent alors les grandes villes du pays et qui constitue le principal soutien politique du gouvernement de De Witt – et de tendance plutôt pro-française quand les Orangistes sont quant à eux intimement pro-anglais) préfèreraient se soumettre à ses conditions de paix par peur de la menace intérieure orangiste. Mais c’est exactement le contraire qui va se passer : la catastrophe que représente l’invasion française et la position pro-anglaise de province comme la Zélande (dont les États s’étaient déjà proposés dès juin de reconnaître leur soumission à Charles, et dont seule l’intervention De Ruyter avait empêché que la Province ne se rende aux Anglais) va susciter dans tout le pays un véritable coup d’état orangiste, balayant partout la faction républicaine de De Witt et privant Louis du seul camp politique qui aurait pu éventuellement accepter de négocier avec lui (bien que de toute façon, les conditions de paix majorées exigées par le roi de France après les premières négociations de début juin étaient si humiliantes qu’elles ne pouvaient décemment être acceptées par aucuns patriotes néerlandais, qu’il soit d’un bord ou d’un autre…). Il faut aussi avoir en tête que bien qu’alliées dans cette invasion, la France et l’Angleterre sont en concurrence sur le partage de certains territoires conquis, et aucun ne souhaite voir l’autre en obtenir trop et cherche ainsi à tirer la couverture à son avantage (les deux puissances ont néanmoins acté le principe de ne pas signer de paix séparée).

C’est dans cette optique de se ménager une future alliée (des Provinces-Unies en l’occurrence gouvernée désormais par Guillaume III) que Charles II adresse à son neveu début juillet une lettre où il explique que c’est la politique de De Witt qui l’a poussé à la guerre et que sa présence constitue le principal obstacle à la paix, tout en proposant à Guillaume de l’aider à faire de lui le nouveau prince des Sept-Provinces en contrepartie de la cession de quelques territoires stratégiques sur les côtes de Zélande. Faisant toutefois passer son patriotisme avant ses liens familiaux avec la Maison Stuart, le nouveau stadhouder fait néanmoins diffuser la lettre de Charles dans tout le pays, ce qui a évidemment pour effet d’accentuer la colère populaire contre De Witt, catalysant probablement son terrible assassinat dans les semaines suivantes. Se trouvant désormais à partir de la fin août à la tête tant des forces terrestres que navales de la République batave acculée à son réduit hollandais et zélandais, Guillaume d’Orange, bénéficiant désormais d’une autorité complète et sans contestation interne, va organiser la défense et la contre-offensive contre la France et l’Angleterre, se concentrant d’une part sur la mise hors-circuit de la première grâce à la suprématie navale de De Ruyter, et sur l’attrition de l’autre en mobilisant toutes les puissances européennes possibles dans sa guerre (qui deviendra de plus en plus personnelle) contre Louis XIV.

Cette seconde stratégie de nature diplomatique, complétée par la réorganisation et le renforcement de la résistance intérieure, va rapidement porter ses fruits. Dès le mois de juillet, nous l’avons déjà évoqué plus haut, Guillaume convint l’empereur d’Autriche Léopold Ier de rompre sa clause de neutralité dans le conflit, de même qu’il parvient à retourner l’électeur du Brandebourg Frédéric-Guillaume (une alliance qui sera formalisée dans le cadre de la célèbre Quadruple-Alliance signée à La Haye en août 1673, et à laquelle s’ajoute l’Espagne de Charles II et le duc de Lorraine – dont le territoire est alors occupé par l’armée française depuis la fin de la guerre de Trente Ans !). L’entrée officielle du Saint-Empire contre la France entraine la mobilisation immédiate d’une importante armée que Léopold et ses princes allemands alliés dépêchent dès la fin de l’été sur les positions rhénanes occupées à ce moment par l’armée française. Cette menace d’être coupées de leurs lignes de ravitaillement et bloquées à 200 km de leurs frontières obligent évidemment en conséquence les forces françaises occupant les Provinces-Unies à retirer une grande partie de leurs troupes pour se porter à la rencontre des Impériaux (dont une armée se dirige également vers l’Alsace).

Au nord, grâce à une résistance remarquable des milices néerlandaises (qui leur mènent une véritable guérilla), les forces des États de Cologne et de Münster sont quant à elles contraintes de lever le siège de Groningue et de se replier derrière la frontière, tandis qu’au sud, les Français échouent nous l’avons vu plus haut à tenter un ultime raid contre la Haye et sont également contraints d’évacuer les Provinces-Unies occupées, ne conservant que la forteresse de Maastricht (qu’ils avaient finalement réussi à capturer en début d’année). Profitant de ce retournement de situation, Guillaume – qui a reçu aussi donc entretemps le soutien de l’encore puissante Espagne de Charles II –, profite des renforts que lui ont fourni les Espagnols pour regagner une à une les forteresses perdues, puis descend avec son armée dans les Pays-Bas espagnols pour mettre la pression sur la frontière française.

En fait, à partir de 1673, vous l’avez compris, la guerre de Hollande n’en a plus que le nom. Elle a concrètement muté en une véritable guerre européenne, avec un front allant de la Mer du Nord à l’Alsace, obligeant l’armée française à se repositionner sur la défensive et à combattre partout les importantes forces désormais coalisées contre elle, aussi bien dans les Pays-Bas que dans toute la Rhénanie (rive ouest du Rhin de la Westphalie à la Franche-Comté en passant par l’Alsace) ; et même au sud, où les Espagnols ont lancé des raids sur les forts français qui défendent la frontière est-pyrénéenne. Le conflit s’enlise… Il va finalement s’étirer jusqu’en 1678, marqué par d’importants succès et revers dans les deux camps, mais où l’armée française, grâce à ses brillants généraux et à sa supériorité tactique et logistique globale, parviendra néanmoins à arracher suffisamment de victoires décisives lors des deux dernières années du conflit (complétées des succès de son allié suédois en Allemagne du Nord) pour être finalement en position de négocier une paix relativement avantageuse (qui sera formalisée dans le cadre du traité de Nimègue, qui mettra donc officiellement fin à celle que l’on appellera la « guerre de Hollande » en 1678).

Auréolé des succès récents et ininterrompus de ses armées depuis 1658, Louis XIV compte imposer la France comme l’arbitre de l’Europe, afin de parachever la politique de remontée en puissance entamée sous le règne de Louis XIII et le ministériat de Richelieu. […] Après sept ans de conflit, la France sort grande gagnante et consolide ses frontières. Au nord, l’obtention de places fortes (Cassel, Ypres, Cambrai, Condé, Maubeuge, Valenciennes) met enfin Paris à l’abri. À l’est, la France annexe la Franche-Comté et poursuit l’occupation de la Lorraine (restituée à Léopold, fils de Charles V, en 1697). Cela facilite dans les années qui suivent la « politique des réunions ». Louis XIV gagne enfin quelques îles dans les Caraïbes : Tobago, Trinidad, plus Saint-Vincent, Dominique et Sainte-Lucie, concédées par Londres. La guerre de Hollande, au final, consacre plus l’hégémonie de la France qu’elle n’en fait l’arbitre de l’Europe. Car Louis XIV, plutôt que de jouer l’apaisement, reprend ses agressions après 1679, dont les points d’orgue sont l’annexion sans combat de Strasbourg en 1681 et le siège de Luxembourg en 1684. Et les guerres de coalition reprennent dans la foulée… […]

Extrait du magazine Guerres & Histoire n°61, dossier « La guerre de Hollande », pp. 64-69

La longue et coûteuse guerre de Hollande terminée, et sa frontière Nord maintenant renforcée et « linéarisée », c’est à sa frontière Est que le Roi-Soleil va désormais s’attaquer. Comme nous l’avons déjà évoqué plus haut, dans le cadre des traités de Westphalie et de Nimègue, la France a gagné la possession d’un certain nombre de villes d’Alsace et de Lorraine (ainsi qu’au-delà, dans les régions correspondant à la Sarre et à la Rhénanie occidentale actuelles). Si ces traités avaient bien accordé de nouveaux territoires à la France, leurs formulations ambigües et imprécises (voire parfois mêmes contradictoires) posaient un véritable à Louis XIV, la localisation exacte de la frontière entre la France et le Saint-Empire n’étant jamais clairement spécifiée. De plus, ces cités passées sous souveraineté française demeuraient isolées du reste du territoire, formant un nombre incalculable de petites enclaves au sein de territoires appartenant de leurs côtés au duché de Lorraine ainsi qu’à tout un ensemble de petits États autonomes relevant collectivement du Saint-Empire romain germanique (notamment les cités formant la Décapole d’Alsace et leurs dépendances).

Pour régler ce problème d’une frontière hachée et difficilement défendable, dans la continuité de la politique menée précédemment dans les Flandres, le souverain français va alors s’appuyer sur de vieilles politiques et dispositions de droit coutumier, qui voulaient que lorsqu’un souverain prenait possession d’une ville, il se devait également de recevoir le territoire rural des alentours (l’hinterland qui permettait de fournir, entre autres, la subsistance à la ville concernée). À cette fin, il va s’appuyer sur les institutions juridiques locales – toutes bien sûr acquises à son autorité –, appelées les « Chambres de Réunion » (et qui donneront leur nom à cette politique d’annexion du roi de France combinant plus ou moins habilement utilisation abusive de moyens légaux, menaces et conquêtes militaires). Au cours des années 1680 à 1683, ces Chambres (en particulier celles de Metz et d’Alsace) vont ainsi émettre des dizaines d’arrêts statuant le rattachement de nombreux villages, terres et baillages de Lorraine et d’Alsace au royaume de France. En complément de cette politique de ressort juridique, Louis XIV assiège et s’empare en 1681 de la ville de Strasbourg, justifiant cette annexion par le fait que la cité rhénane avait par trois fois servi de lieu de traversée aux armées impériales durant la guerre de Hollande… De façon générale, toutes les revendications et les annexions des Réunions constituaient d’importants points stratégiques de circulation entre la France et ses voisins, et toutes seront immédiatement fortifiées par Vauban et incorporées à son système de forteresses (la fameuse « Ceinture de Fer »).

Louis XIV devant Besançon (1674), dans le cadre de la guerre de Hollande
Louis XIV devant Besançon en 1674. Après l’Artois et le Hainaut, la guerre de Hollande est enfin l’occasion pour le Roi-Soleil d’annexer définitivement la Franche-Comté, avant de s’attaquer ensuite à l’Alsace et à la Lorraine…

Du côté des autres puissances européennes, face à cette nouvelle expression de « l’expansionnisme louis-quatorzien » (qui aura pour paradoxe constant de faire déboucher une politique prioritairement défensive sur d’interminables guerres offensives…), on est plus ou moins contraint dans l’immédiat à la passivité. En effet, en ce début des années 1680, les deux seuls hommes d’Etats européens assez puissants pour s’opposer à la politique des réunions française sont l’empereur Léopold Ier et Guillaume d’Orange. Malheureusement, le premier est occupé à repousser ce qui constitue la plus grande offensive jamais menée par l’Empire ottoman contre ses territoires (à laquelle la diplomatie française n’est d’ailleurs pas complètement étrangère…). En ce milieu d’année 1683, la défense de la capitale autrichienne (Vienne, qui alors assiégée par les Ottomans) mobilisent ainsi presque toutes les forces de l’Empereur et des différents États du Saint-Empire. De son côté, le stadhouder hollandais, bien qu’ennemi mortel de Louis XIV, a contre lui la bourgeoisie d’Amsterdam, qui refuse alors tout nouveau conflit avec la France. Quant à l’Espagne, sans le soutien des autres grandes puissances, elle se voit condamnée là encore au rôle de spectatrice…

Profitant de la menace ottomane à l’Est et d’un Guillaume III aux mains liées, et cherchant comme d’habitude à conquérir des territoires qu’il n’entend pas nécessairement garder pour négocier en position de force, Louis XIV fait alors pénétrer à nouveau ses armées dans les Pays-Bas espagnols, visant les places fortes qui lui avaient échappées à Nimègue. Luxembourg et Courtrai sont assiégées, et Charles II (d’Espagne, pas d’Angleterre !) déclare la guerre au roi de France, espérant qu’il sera suivi par Léopold. Malheureusement pour le souverain espagnol, l’Empereur profite de sa victoire à Vienne pour repousser les Ottomans le plus loin possible dans les Balkans, et au bout de quelques mois à peine, suite à la reddition de ses forteresses, Madrid est contrainte d’accepter la trêve de Ratisbonne. Par cette dernière, la France obtient de conserver l’ensemble des territoires qu’elle a acquis par le biais des Réunions (ainsi que sa conquête de Strasbourg et du duché du Luxembourg), mais seulement pour une durée de vingt ans (il ne s’agit donc pas d’une annexion définitive et l’objectif pour l’Empereur est ainsi de gagner du temps pour finir d’abord de régler la question ottomane… !). C’est néanmoins une victoire pour Louis, qui a réussi une nouvelle fois à imposer sa volonté à ses voisins. Malheureusement pour le Roi-Soleil, la décision qu’il va prendre l’année suivante va achever de lui aliéner l’ensemble de l’Europe, et bientôt paver la route vers de nouvelles grandes coalitions contre sa politique hégémonique.

En 1685 en effet, après près d’une décennie d’un regain des persécutions (dont le symbole reste les tristement célèbres « dragonnades »), Louis XIV décide d’abolir l’édit de Nantes instauré par son grand-père Henri IV (qui avait assuré une certaine liberté de culte aux protestants français et mis fin aux tragiques guerres de religion qui avaient ensanglanté la France de la fin du XVIe siècle). Si la motivation d’une telle décision et son impact intérieur reste discutable et débattu (la mesure sera notamment massivement soutenue par la population catholique), il est certain que son impact à l’échelle du Continent va être immense. En quelques années, ce sont plus de 200 000 Huguenots qui quittent le pays, la plupart cherchant refuge en Angleterre, aux Provinces-Unies et en Allemagne où l’on accueille cette élite professionnellement très qualifiée à bras ouverts. Mais l’impact de la diaspora huguenote n’est pas seulement économique, elle est aussi éminemment politique. Partout où ils s’établissent, les Protestants français font en effet à leurs coreligionnaires le récit des terribles persécutions qu’ils ont endurées de la part du régime du Roi-Soleil, ce qui conduira à un important infléchissement de la position politique de l’élite hollandaise ainsi que de nombreux princes protestants allemands vis-à-vis de la France (qui s’était montrée jusqu’ici une fidèle alliée de ces derniers contre les pratiques intolérantes des Habsbourg catholiques). Une intense propagande anti-française alimentée par les réfugiés huguenots se diffuse alors (tout particulièrement en Angleterre et aux Provinces-Unies), contribuant à dépeindre Louis XIV comme un roi cruel et belliciste qui ne cessera jamais de mener la guerre tant qu’il n’aura pas soumis l’Europe entière à son emprise.

La diaspora des huguenots français au XVIIe siècle
Après un siècle d’accalmie permis par la (relative) tolérance religieuse instaurée par l’édit de Nantes, son abolition en 1685 par Louis XIV et sa politique de conversion forcée (marquée par les célèbres et terribles dragonnades) va en effet bouleverser le fragile équilibre religieux du royaume catholique et entraîner un exode massif des protestants français. En l’espace d’une décennie, on estime ainsi que ce sont entre 150 000 et 200 000 huguenots qui quitteront la France, principalement pour s’établir en Allemagne (notamment à Berlin où le roi de Brandebourg-Prusse les invite à s’implanter) et surtout en Angleterre et dans les Pays-Bas (sans compter les milliers d’entre eux qui gagneront également le Nouveau Monde, notamment les colonies américaines de Nouvelle-Angleterre et de Nouvelle-Hollande mais aussi le Cap et les Antilles !).

Entre ses volontés d’hégémonie sur l’Europe, ses pratiques belliqueuses à ses frontières et maintenant la persécution à grande échelle des Réformés, il est vrai que cette fois, la politique louis-quatorzienne a abouti à la rupture à grande échelle. En 1686, un an après la révocation, un nombre important de représentants des États et Électeurs du Saint-Empire (ce qui inclut les rois d’Espagne et de Suède) se réunissent à Augsbourg et forment la Ligue du même nom, une union défensive qui s’apparente à une grande alliance contre la France (ligue qui reçoit même le soutien secret du Pape, irrité qu’est ce dernier par le soutien français aux Ottomans). S’il ne fait pas partie techniquement de la Ligue d’Augsbourg (car celle-ci ne concerne que les membres du Saint-Empire), Guillaume d’Orange a été dans les faits l’un des principaux artisans de sa constitution, l’homme fort de l’État néerlandais s’étant posé depuis 1672 comme le champion de la cause protestante menacée par le tyran de Versailles, et n’ayant tout au long des années 1680 cessé d’activer sa diplomatie et de faire le tour des ambassades européennes afin de monter une grande alliance politique et militaire contre la France (une « ligue » dont il fait de fait partie par les traités de défense et d’assistance mutuelle qu’il a récemment conclus tant avec l’Empereur qu’avec l’Espagne, le Brandebourg et la Suède).

Du côté français, au lieu de privilégier l’apaisement, le Roi-Soleil continue d’ailleurs il faut bien le dire de mener une politique provocatrice. Entre 1687 et 1688, il cherche à imposer son candidat à la succession de l’électorat de Cologne (territoire-clé du contrôle de la Rhénanie), tout en s’activant diplomatiquement à transformer la trêve de Ratisbonne en traité définitif. Face à la fin de non-recevoir de Léopold – et craignant que ce dernier, s’étant maintenant débarrassé de la menace ottomane, ne se retourne de toutes ses forces contre lui –, Louis XIV, comme à son habitude, prend les devants et envahit préventivement la Rhénanie dans l’idée d’intimider les États allemands et de les forcer à accepter les conditions françaises. L’offensive française n’a toutefois pour effet que d’aboutir au résultat inverse et de souder les princes allemands contre Versailles, soutenus depuis Amsterdam par Guillaume d’Orange. En fait, bientôt, c’est toute l’Europe qui va se trouver engagée dans une grande coalition contre la France du Roi-Soleil, engrenage qui va entraîner le Continent dans une nouvelle guerre longue et ruineuse (appelée en français la « guerre de la Ligue d’Augsbourg » ou aussi parfois « guerre de la Grande Alliance ») qui ne se terminera qu’en 1697.

En fait, dans ce contexte d’alliance de peu ou prou toute l’Europe contre Louis XIV, un seul État n’a pas rejoint la grande coalition qui s’est mise en place contre la France : l’Angleterre de Jacques II. Depuis 1685, ce dernier a en effet succédé à son frère Charles, et mène une politique ouvertement favorable aux catholiques qui lui aliène toute l’élite protestante du pays (rouvrant notamment à ces derniers l’accès aux fonctions publiques qui leur avait été retiré par le Test Act et nommant de nombreux catholiques notoires parmi ses conseillers proches). De même, en matière de politique extérieure, dans la continuité des dernières années du règne de Charles II, le souverain anglais maintient de bonnes relations avec la France louis-quatorzienne, ce qui inquiète particulièrement les Provinces-Unies de Guillaume, qui n’exclue pas l’hypothèse qu’en cas de prochaine guerre de grande envergure, le catholique Jacques II préfère s’allier avec son cousin (Louis XIV) plutôt qu’avec son neveu (avec lequel il entretient toutefois des relations cordiales, Guillaume étant pour rappel le mari de sa fille).

Au début de l’année 1688, les maladresses politiques de Jacques II (dont la politique est perçu par la population comme la volonté de restauration d’un État catholique en Angleterre) et la naissance d’un héritier au trône achèvent de braquer les leaders protestants du pays, qui semblent voir leurs pires craintes de se réaliser (à savoir : la perspective du retour d’une dynastie catholique sur l’île Britannique… !). Si seulement un prétendant authentiquement protestant et bénéficiant d’une solide assise politique comme d’une certaine légitimité dynastique pouvait remplacer le souverain Stuart…

* * *

1688 : le coup d’État qui évacue définitivement les Stuarts du trône anglais et bouleverse l’histoire de l’Europe

Dès la fin de la troisième guerre anglo-néerlandaise et jusqu’à la fin de son règne à vrai dire, Charles II avait été confronté à diverses crises politiques liées à la perspective de sa succession par son frère catholique Jacques II. Après que ce dernier ait ouvertement affiché sa foi catholique en 1670 (en renonçant à son poste de Lord-grand-amiral en vertu du Test Act), puis épousé en nouvelles noces en 1673 la catholique Marie de Modène, l’Angleterre est traversée en 1678 par une nouvelle vague d’hystérie anticatholique en raison du prétendu « complot papiste » qui secoue alors la politique anglaise. Il s’agit en fait d’une fausse rumeur, laquelle allègue qu’il existerait une conspiration visant à assassiner Charles II pour permettre l’accession au trône par son frère Jacques. Bien qu’il s’agisse en définitive de fausses accusations inventées de toutes pièces par un ancien prêtre anglican, la rumeur propagée par les milieux anticatholiques à l’ensemble de l’Angleterre a produit son petit effet : un groupe important de Parlementaires hostiles à la perspective d’arrivée au pouvoir de Jacques II dépose en 1679 un projet de loi appelé l’Exclusion Bill, lequel consiste à priver d’accès au trône tout souverain de confession catholique. Parmi eux, certains proposent en alternative qu’à la mort de Charles, la Couronne soit transmise à l’un de ses fils illégitimes, le duc de Yonmouth (qui a la vertu lui d’être un protestant affirmé).

Refusant d’exclure son frère de la succession, et le texte menaçant d’être adopté par la Chambre des Communes malgré l’hostilité de la Chambre des Lords, Charles II dissout le Parlement en 1679… seulement pour qu’une nouvelle assemblée à la composition politique proche de l’ancienne soit réélue et s’empresse de défendre à nouveau le projet d’exclusion du pouvoir de son frère Jacques ! C’est d’ailleurs à l’occasion du débat parlementaire autour de l’Exclusion Bill que vont se cristalliser les deux grands partis politiques qui vont ensuite structurer le paysage politique anglais tout au long des XVIIIe et du XIXe siècles : les Whigs et les Tories. Les premiers (alors surnommés les Petitioners) correspondent à la faction soutenant le projet de loi (et plus globalement toutes les mesures visant à exclure les catholiques de toutes responsabilités au sein de l’État anglais) ; les seconds (surnommés quant à eux les Abhorrers), correspondent globalement au camp conservateur et royaliste, qui demeure attaché aux principes de la Monarchie de droit divin et à ses règles de succession (et qui reste donc dans sa majorité fidèle aux rois Stuarts quelles que soient leurs orientations religieuses personnelles).

Malgré une première dissolution du Parlement, la faction protestante ne lâche pas l’affaire, dans un contexte où cette dernière s’alarme depuis des années des penchants pro-catholiques et pro-français de Charles (qui est lui-même anglican et peu animé de ferveur religieuse). Il faut dire que nous sommes en une époque où le catholicisme est dans l’esprit de l’élite protestante anglaise intimement associé à l’absolutisme qui caractérise la France de Louis XIV (avec lequel Charles a d’ailleurs eu le malheur de s’allier !), c’est-à-dire à un pouvoir concentré aux mains du roi sans véritable opposition intérieure – un régime politique que les parlementaires anglais ont bien évidemment en horreur (tout particulièrement le Country Party et les futurs Whigs, qui militent depuis des années au contraire pour un nouvel approfondissement du pouvoir parlementaire au détriment du roi !).

Face à l’opposition parlementaire – et après avoir dissout deux nouvelles fois l’assemblée en 1680 et 1681 –, Charles est finalement contraint de lâcher du lest et « d’acheter la paix politique ». Si l’Exclusion Bill n’est pas adopté, Jacques est convaincu de quitter les fonctions qu’il occupe encore et de se restreindre à un rôle réduit au sein du gouvernement de son frère. En 1683, alors que la crise politique s’est quelques peu apaisée (la population ayant appris en 1681 que la « complot papiste » n’était effectivement qu’un simple coup monté et le parti Whig et les sectes protestantes qui promouvaient l’Exclusion Bill ayant en conséquence perdu une partie de leur assise populaire), c’est cette fois à un véritable complot qu’échappent de peu les deux frères. En plus de l’assassinat programmé de Charles et de Jacques au moment où ces derniers se rendraient à une partie de chasse, la conspiration connue sous le nom de « Rye House » prévoit alors rien de moins que de renverser la Royauté et de rétablir une République puritaine sur le modèle du régime cromwellien. Déjouée à temps grâce à des fuites au sein du groupe de meneurs, la conspiration suscite une vague de sympathie pour le roi et son frère, et légitime de la part du pouvoir royal la tenue d’une féroce répression de l’opposition Whig et des dissidents anglais. Si une partie des meneurs (dont le fameux duc de Yonmouth mais aussi un certain John Locke) échappent à la punition royale en fuyant aux Provinces-Unies, le reste des membres de la cabale (plus d’une trentaine) sont tous arrêtés et exécutés.

En 1685, Charles II décède finalement de mort naturelle (et se convertit même sur son lit de mort au catholicisme !), et c’est donc au grand désarroi des Whigs et des protestants les plus radicaux du pays que Jacques II monte sur le trône. Un nouveau Parlement dominé par les Tories se met en place, et le nouveau roi offre le pardon royal aux anciens partisans de l’Exclusion Bill si ces derniers acceptent de reconnaître son autorité. Cependant, dès les mois qui suivent deux révoltes visant à renverser le nouveau pouvoir éclatent : la première en Écosse, et la seconde dans le sud de l’Angleterre – celle-là menée par le duc de Yonmouth (entretemps revenu de son exil hollandais). Rapidement écrasées, elles aboutissent à la condamnation à mort des concernés et de la plupart de leurs meneurs. Les deux tentatives étant parties des Provinces-Unies (où les meneurs avaient recrutés leurs troupes sans interférence de Guillaume III), elles entraînent une détérioration des relations anglo-néerlandaises, et convainquent Jacques de se doter d’une véritable armée de métier afin de pouvoir parer à de futures menaces soutenues par la Hollande et son stadhouder (qui est alors rappelons-le son neveu et beau-fils).

C’est la constitution d’une véritable armée professionnelle en temps de paix mais aussi la nomination au commandement des nouveaux régiments de personnalités proches de Jacques (lesquels n’étaient pas tenus de prêter le serment imposé normalement par le Test Act) qui vont achever de mettre le feu aux poudres et de provoquer la rupture entre le nouveau roi et le Parlement. Dès la fin 1685, Jacques dissout ce dernier et ne le réunira plus, et du point de vue de son opposition, l’Angleterre glisse alors vers l’absolutisme et la restauration du catholicisme. Durant les années qui suivent, le souverain Stuart s’emploie en effet à abroger les différentes lois pénales qui discriminaient les non-anglicans et en particulier les catholiques et à lever les interdictions qui empêchaient ces derniers d’accéder aux plus hautes fonctions. Dans les faits, le roi s’entoure de conseillers catholiques et en place également de nombreux aux postes-clés de son administration. En 1687, il instaure la Déclaration d’Indulgence, qui achève d’abroger les lois discriminant les catholiques comme les dissidents protestants, et contraint l’Église d’Angleterre à se séparer de certains de ses privilèges. Pire : début 1688, alors que Jacques impose la lecture de la Déclaration à l’ensemble des évêques anglicans et continue de remettre en cause le monopole de l’Église anglicane sur la religion et l’éducation, son épouse Marie de Modène donne naissance à un garçon. Aussi longtemps que les seuls successeurs possibles de Jacques II étaient ses deux filles protestantes (Anne et Marie – mariée pour rappel concernant cette dernière à Guillaume d’Orange), les Anglicans et les courants protestants plus radicaux pouvaient se consoler en se disant que la politique pro-catholique du père Stuart ne serait que temporaire et ne lui survivrait pas, mais voilà que la naissance du prince ouvre la possibilité d’une dynastie catholique – nouvelle donnée qui bouleverse complètement l’échiquier politique anglais… !

Cette fois, oui cette fois, c’en est trop ! Depuis des années, de nombreuses figures parlementaires avaient entretenus des contacts secrets avec Guillaume d’Orange, qui suivait de près depuis les Provinces-Unies l’évolution de la politique anglaise après avoir vainement chercher à rallier les Stuarts à sa croisade européenne contre Louis XIV (et qui craignait depuis un moment que le catholique Jacques finisse même par s’allier avec son cousin français contre lui et ne répète l’invasion de 1672). Le stadhouder hollandais bénéficie bien sûr d’une certaine légitimité politique à la Couronne anglaise en tant que petit-fils de Charles Ier ainsi que comme époux de Marie Stuart, mais cela n’est pas suffisant. S’il se met à rassembler une armée dès avril, Guillaume a besoin de garanties avant de débarquer en Angleterre (ce qu’une bonne partie de la population ne manquerait pas de regarder comme une invasion étrangère). L’opposition politique à Jacques va se charger de résoudre ces formalités. En juin, un groupe de sept nobles représentant des plus hautes autorités protestantes du royaume (et également soutenus par de nombreuses figures du Parlement) adresse officiellement à Guillaume une lettre l’« invitant » à débarquer en Angleterre et à chasser Jacques II du pouvoir, ce à quoi l’intéressé ne manque pas de répondre favorablement. Tandis que deux côtés de la Manche, les partisans de stadhouder hollandais s’affairent plus ou moins secrètement à légitimer l’invasion à venir, Guillaume débarque en novembre à la tête d’un puissant corps expéditionnaire (composé en large partie de huguenots français). Si Jacques se refuse au départ de céder à ce qu’il convient bien d’appeler une tentative de coup d’État et envoie sa nouvelle armée à la rencontre du stadhouder et de son armée d’invasion, une grande partie de l’armée anglaise fait défection et la plupart de ses généraux et de ses conseillers l’abandonnent. S’étant initialement refusé à solliciter l’aide de Louis XIV, le souverain Stuart est finalement contraint de prendre la fuite et de se réfugier en France – exil que Guillaume choisit pragmatiquement de laisser faire afin de ne pas faire de l’ancien souverain un martyr de la cause catholique.

Pour appuyer l’entreprise orangiste, tous les moyens dont disposaient les Pays-Bas, diplomatiques, navals, militaires, financiers, avaient été mis en œuvre. L’éloquence de Fugel, ancien partisan de Johan de Witt, chef du parti populaire, rallié à Guillaume, avait persuadé les Hollandais de consentir les sacrifices nécessaires. Un diplomate hollandais, Dykvelt, mena l’intrigue qui aboutit à coaliser contre Jacques II des chefs politiques comme le tory Danby, le modéré Halifax, des chefs militaires comme Churchill, l’amiral Herbert, des dignitaires ecclésiastiques comme l’évêque Compton. De riches banquiers d’Amsterdam avaient prêté des sommes considérables. « L’un deux, Isaac ou Antonio Suasso avança sans intérêt deux millions de Florins, sans exiger aucune garantie » [Graetz, p. 233].

Jean Lombard, La face cachée de l’histoire moderne (tome 1) : la montée parallèle du capitalisme et du collectivisme, p. 163

Durant les mois qui suivent, la situation politique n’est pour autant pas immédiatement résolue, car en vertu des règles de succession, c’est au jeune fils de Jacques que devrait théoriquement hériter la Couronne. Si des négociations et décisions parlementaires résolvent rapidement le problème en considérant que la fuite du roi Stuart est assimilable à une abdication qui prive sa propre dynastie (et donc lui-même comme son fils) de tout droit sur le trône – considération qui place alors sa fille Marie Stuart comme première sur la liste des nouveaux prétendants à la Couronne –, l’affaire n’est pas encore complètement réglée car Guillaume refuse de régner en tant que roi consort et exige d’exercer en Angleterre une Royauté de plein droit, soutenue dans cette position par sa femme solidaire de son mari. En conséquence, Guillaume et Marie Stuart sont finalement couronnés nouveaux rois et reine d’Angleterre, avec la garantie pour Guillaume de conserver la Couronne même si la reine venait à mourir avant lui. En contrepartie de cette disposition rare, le chef d’Etat néerlandais a néanmoins du consentir de très importants compromis au Parlement anglais artisan de ce changement de régime, en consentant avec ce dernier un partage inédit du pouvoir. La Monarchie constitutionnelle et le régime parlementaire étaient nées, presque sans effusion de sang (d’où l’expression de « Bloodless » ou de « Glorious Revolution » !). Aussitôt couronné roi d’Angleterre, et au désarroi d’une partie de la population, Guillaume III engagera à plein la Grande-Bretagne dans sa guerre contre Louis XIV. Dès 1689, l’Angleterre rejoindra ainsi la coalition européenne déjà liguée contre la France, coalition dont le Parlement britannique financera au final l’effort de guerre durant près d’une décennie. Comme ne l’a peut-être pas dit une chronique d’époque : « la guerre valait bien une Angleterre ».

Il est l’ennemi de trop, celui que Louis XIV et ses successeurs regretteront d’avoir suscité. Car dans les veines du prince d’Orange, l’archi-noble et le quasi-roi de la république des Provinces-Unies, coule aussi du sang anglais. Né en 1650, Guillaume III est en effet, par sa mère Marie-Henriette, le petit-fils du roi Charles Ier décapité. Il renforce en outre ses liens avec la dynastie Stuart en épousant sa cousine Marie, elle aussi petite-fille de Charles Ier par son père Jacques. Lorsque Charles II décède sans enfants légitimes en 1685 et que son frère Jacques, catholique, francophile et déjà pourvu d’un héritier, accède au trône, l’élite protestante anglaise refuse la fatalité de cette dynastie intolérable. Elle ne cherche pas très loin un remplaçant : « invité » par un comité de sept notables, avec l’appui du Parlement, Guillaume d’Orange débarque en 1688 avec son armée et conclut sa promenade militaire en ceignant la couronne à Westminster le 11 avril 1689 – moyennant d’importantes concessions au détriment du pouvoir royal, prix à payer au soutien parlementaire. Jacques II se réfugie chez Louis XIV, qui jure, mais un peu tard, de le remettre sur le trône. Il n’y parviendra jamais.

Extrait du magazine Guerres & Histoire n°61, p. 69, encadré thématique « Guillaume III d’Orange exporte sa glorieuse haine outre-Manche »

Un couple de protestants désormais placé sur le trône en lieu et place du catholique Jacques II (Guillaume d’Orange et Mary II Stuart sont tous deux membres de l’Église d’Angleterre), le Parlement sécurise la position. En 1701, il vote le célèbre Act of Settlement (Acte d’établissement), qui garantit la succession de la couronne d’Angleterre aux seuls membres protestants de la famille royale, excluant de fait les membres catholiques de devenir souverains ! Guillaume et Mary meurent ensuite sans descendance, et c’est la reine Anne Stuart (1665-1714), sœur de Mary, qui lui succède sur le trône d’Angleterre, d’Irlande et d’Écosse en 1702. Lorsque la reine Anne meurt à son tour à l’âge de 49 ans, en vertu de l’Acte d’établissement de 1701, le trône revient à son cousin issu de germain, le prince-électeur de Hanovre, qui devient le roi George Ier de Grande-Bretagne et d’Irlande (1660-1727), souverain dont la lignée dynastique (dite « hanovrienne ») occupera cette place jusqu’à la fin du XIXe siècle !


En aparté : le transfert de puissance d’Amsterdam à Londres et le déclin de la superpuissance néerlandaise

D’une certaine façon, lorsque le stadhouder néerlandais s’empare de la Couronne anglaise, le déclin des Provinces-Unies était consommé, ou plus exactement la centralité commerciale et financière qui avait fait leur prospérité condamnée à moyen terme par l’effet combiné de la politique expansionniste louisquatorzienne, de l’essor de la puissance navale et commerciale anglaise et de l’évolution de la conjoncture macroéconomique à l’échelle mondiale. Expliquons-nous.

Un historien de l’économie hollandais rappelait cette vérité peu appréhendée : durant toute l’époque moderne, tous les revenus financiers dégagés par les Européens n’auront peut-être eu pas d’autre but que celui-ci : « s’offrir le ticket d’entrée au marché asiatique ». L’Europe, d’Alexandre le Grand aux compagnies des Indes, a en effet toujours été fascinée par les richesses de l’Asie, qui constituera jusqu’au XVIIIe siècle la première économie du monde (la région où la production mondiale de richesses était la plus importante en proportion). D’une certaine façon, la stratégie européenne du XVe siècle au XVIIe siècle n’a ainsi consisté qu’à chercher à accéder à cette « part du gâteau », et de ramener ce dernier en Europe.

En 1453, la chute de Constantinople (et avec elle de l’Empire byzantin) fait définitivement tomber la Méditerranée orientale sous le contrôle des Ottomans, verrouillant ce faisant la route orientale de l’Asie. Grande consommatrice d’épices depuis le Moyen-Âge, l’Europe n’a alors d’autre choix que de chercher à s’ouvrir de nouvelles routes vers les « Indes » par les mers, en contournant l’Afrique sous domination ottomane et en tentant la route de l’Ouest. Dès la fin du XVe siècle, les navigateurs portugais parviennent à atteindre les côtes du sous-continent indien et y fondent les premiers comptoirs européens, à mêmes d’y acheter et acheminer directement les précieuses épices en court-circuitant les marchands arabes de l’océan Indien. Problème : en échange de leurs épices, les marchands indiens (de même que les Chinois en échange de leur soie et porcelaines) ne sont intéressés que par les métaux précieux. Les Indiens, notamment, ne souhaitent vendre leurs productions qu’en échange de lingots d’argent. Les Européens vont donc avoir besoin de tonnes d’argent (le métal) pour pouvoir s’acheter leur précieuses épices en Asie, rôle qui sera joué historiquement par l’Empire espagnol et ses mines d’Amérique que les Espagnols vont exploiter à grande échelle dès le milieu du XVIe siècle.

Lingots d’argent du haut Pérou, trouvés dans l’épave de la Nuestra Señora de Atocha coulé dans une tempête en 1622. Ces derniers auront ainsi constitué historiquement la principale monnaie d’échange des marchands européens en Inde et en Chine contre les épices.

Vers la fin du XVIIe siècle cependant, la grande mine espagnole du Potosi (qui entre 1560 et 1580 avait produit près de 240 tonnes d’argent en moyenne par an, inondant le marché européen) enregistre un sérieux déclin, difficilement compensé par la montée en puissance d’autres sites tant l’énorme production de la mine bolivienne avait éclipsé et découragé l’exploitation d’autres sites miniers. L’autre grande exploitation minière du continent, celle du Mexique, enregistre également une stagnation puis baisse de sa production à la même époque. Cette rareté des métaux précieux stimule l’activité corsaire, dont celle des fameux corsaires malouins, qui pillent allègrement les villes côtières espagnoles. La tendance croissante des guerres européennes à s’étendre et se répercuter dans le monde colonial concoure également à perturber le précieux commerce. Les nombreux conflits militaires de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècle entre grandes nations européennes, en particulier ceux de la Ligue d’Augsbourg puis la guerre de Succession d’Espagne, vont ainsi beaucoup désorganiser les circuits commerciaux.

Les flux de métaux précieux entre la Nouvelle-Espagne et l’Europe auront suscité, durant des siècles, bien des convoitises. L’argent constitue alors la base de tous les échanges internationaux, et l’Empire espagnol sa porte d’entrée. Les tonnes d’argent extraites des mines de Bolivie et du Mexique transitent à l’époque par les grands ports espagnols des Caraïbes tels que Vera Cruz (Mexique) et Portobello (actuel Panama), d’où les flottes des Indes les acheminent vers l’Espagne aux côtés des autres denrées coloniales (tabac, sucre, café, coton, etc.). Ce seront d’ailleurs historiquement ces gigantesques flux de métaux précieux entre l’Amérique et l’Europe d’une part et l’Amérique et l’Asie d’autre part qui auront favorisés l’essor de la piraterie et des corsaires dans toutes les mers, où les convois de métaux espagnols constitueront longtemps les cibles privilégiées…

Cette question du tarissement de l’afflux de métaux vers l’Europe du fait du déclin des mines pagnoles d’Amérique et les problématiques que cette fin de l’abondance numéraire vont entraîner sur le moyen/long terme ne vont pas être étrangers à l’effondrement de la puissance hollandaise. De façon générale, la baisse de la production du Potosi bolivien (qui fournissait alors la plus grande partie de l’argent utilisé dans le monde, et notamment recyclé par les compagnies de commerce hollandaises à travers leurs comptoirs en Asie) provoque à la fin du XVIIe siècle un véritable effondrement monétaire, qui impacte lourdement le commerce (et ce faisant l’économie) européenne :

Les marchands européens, pour poursuivre leur profitable commerce d’Asie, sont eux-mêmes à la merci des arrivées à Cadix de l’argent américain, toujours irrégulières, parfois insuffisantes. L’obligation de trouver à tout prix les espèces nécessaires au commerce asiatique ne peut être ressentie que comme une servitude. De 1680 à 1720 en particulier, le métal se fait relativement rare, son prix sur le marché dépasse le prix offert par les hôtels de monnaies. Le résultat, c’est une dévaluation, de fait, des monnaies décisives, le florin et le sterling, et une dégradation pour la hollande ou l’Angleterre des “terms of trade” avec l’Asie.

Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, p. 617.

L’effondrement de l’arrivée d’argent américain et la « famine monétaire » que cette pénurie entraîne participeront considérablement du déclin de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, qui avait construit tout son modèle économique sur l’échange argent-épices (et le transport de ces dernières vers l’Europe), et dont l’essor avait façonné le XVIIe siècle maritime. C’est d’ailleurs à cette époque et en réponse à ce frein au commerce asiatique que la production des indiennes de coton va commencer à se développer en Europe. À défaut de pouvoir continuer d’acheter aux Indiens leurs épices et produits cotonniers (l’Inde est alors le premier production mondial de coton), les Européens vont en effet commencer à développer leur propre industrie cotonnière, copiée sur les produits indiens et y mêlant des techniques d’impression locales. Cette nouvelle industrie européenne est favorisée par les établissements coloniaux français et anglais d’Amérique du Nord et des Antilles, où les plantations de coton se développent considérablement (en particulier dans les colonies britanniques de la Caroline et de la Virginie, ainsi que sur la grande île française de Saint-Domingue).

La pénurie monétaire que venait de connaître l’Europe au tournant du XVIIIe siècle prendra finalement fin à partir des années 1720, lorsque la région du Minas Gerais brésilien bouleversera l’histoire des mines d’or en produisant neuf tonnes par an en moyenne (soit trois fois plus que lors des vingt années précédentes), grâce aux machines mises au point par le britannique Thomas Newcomen, qui permettent de percer des mines plus profondes car mieux asséchées. Mais ces nouvelles machines – qui témoignent de la révolution technique qui est alors en train de se produire en Grande-Bretagne (notamment grâce au développement de l’industrie du coton !) – vont surtout permettre à l’Europe d’engager sa Première Révolution industrielle. Et, ce faisant, de réaliser une révolution économique comme le monde n’en avait jamais connu, et qui amènera le Vieux Continent à finalement remplacer définitivement l’Asie comme première zone mondiale de production de richesses – au moins jusqu’au XXe siècle.

Le déclin de la puissance néerlandaise peut également s’apparenter à une forme de passation de relais avec l’Angleterre. Dans les bagages de Guillaume (ou à vrai dire catalysant un processus déjà en cours), comme nous allons le voir en détail plus bas, une partie de l’élite économique et politique hollandaise va migrer d’Amsterdam à Londres, apportant avec elle les innovations financières et la politique de développement maritime qui avait fait le succès et la prospérité d’Amsterdam 80 ans plus tôt. D’une certaine façon, avec l’arrivée du quasi-roi des Provinces-Unies sur le trône anglais, les deux puissances maritimes fusionnent, et l’Angleterre prend le relais de la coalition européenne contre Louis XIV (Guillaume d’Orange s’était en effet affirmé dès la guerre de Hollande comme le plus implacable ennemi du Roi-Soleil ; il fera d’ailleurs de Londres le nouveau pivot de la lutte antifrançaise). C’est également à ce moment de l’Histoire que les têtes de réseaux marchands et financiers vont migrer de la capitale néerlandaise à la City de Londres, faisant de cette dernière le nouvel épicentre de la finance et du commerce international.

Retombée imprévisible de la guerre de Hollande, la « Glorieuse Révolution », bel euphémisme pour un simple coup d’État, est un cataclysme stratégique. L’ère des alliances occasionnelles avec les Stuarts ou Cromwell est passée : à l’Angleterre, Guillaume inocule sa haine de la France et fait de son pays d’adoption le nœud militaire des deux grandes guerres qui vont plomber la fin du règne de Louis XIV : Ligue d’Augsbourg (1688-1697) et Succession d’Espagne (1701-1714), où s’illustrera le terrible Marlborough. Le conflit, prolongé en rivalité impériale, va durer jusqu’en 1815.

Extrait du magazine Guerres & Histoire n°61, p. 69, encadré thématique « Guillaume III d’Orange exporte sa glorieuse haine outre-Manche »

Alors que les Provinces-Unies ont été durablement affaiblies par les guerres avec la France de Louis XIV (et ne cessaient d’être menacées par celle-ci), c’est désormais l’Angleterre qui va ainsi s’ériger en championne de la cause protestante, mais aussi et surtout comme la puissance européenne la plus à même d’entraver les velléités d’hégémonie française sur le continent et bientôt dans le monde colonial. Ainsi naissaient probablement les racines de grande rivalité franco-anglaise qui allaient aussi profondément structurer et donner le la de la géopolitique européenne du XVIIIe siècle ! Quant aux Provinces-Unies, malgré une prospérité remarquable qui se maintiendra jusqu’aux guerres révolutionnaires (Amsterdam demeurera en effet un grand centre économique international), elles ont perdu à tout jamais la suprématie maritime qui avait fait de la République batave la maîtresse des mers du monde, l’expertise hollandaise s’étant en quelque sorte transmise de l’autre côté de la Mer du Nord…

Bien loin de retirer avantage du succès de leur ex-maître, les Sept Provinces sont le dindon de la farce : ruinées par ces deux guerres, elles cèdent la suprématie du commerce mondial à la triomphante Royal Navy. Le Siècle d’Or, celui de Rembrandt et de Ruyter, est bien fini.

Extrait du magazine Guerres & Histoire n°61, p. 69, encadré thématique « Guillaume III d’Orange exporte sa glorieuse haine outre-Manche »

Au milieu du XVIIIe siècle, le déclin de cette puissance maritime qui avait si glorieusement écrit une large partie de l’histoire navale (et mondiale) du siècle précédent sera à vrai dire à ce point consommé – et sa subordination à la Grande-Bretagne si patente à l’ensemble des observateurs internationaux – que la Hollande en viendra à susciter le dédain voire le mépris de la part de ses grands voisins et anciens adversaires. Un cas exemplaire se retrouve ainsi dans ces mots du roi de Prusse Frédéric Ier, qui vers 1750 la décrira comme « une chaloupe dans le sillage de l’Angleterre ». Le constat est partagé à la même époque par les diplomates français, le ministre des affaires étrangères de Louis XV, Puyzieulx, écrivant pour sa part à l’occasion d’un échange avec l’un de ses confrères à propos des Provinces-Unies que « cette république est une véritable colonie de l’Angleterre ». Quant aux Anglais eux-mêmes, ils ne seront pas les derniers à tenir leur alliée en piètre estime. Il n’y a en effet peut-être par pire mépris de la part de ceux qui auront tant bénéficié (comme nous le verrons un peu plus bas) des capitaux et de l’ingénierie navale et financière hollandaise, que ce bon mot d’un parlementaire anglais tenu devant le comte de Gisors vers le milieu du XVIIIe siècle, et selon lequel « l’Angleterre est une puissance maritime […] tandis que la Hollande n’est qu’une puissance aquatique »Vae Relicta ?


Quand la Glorieuse Révolution procède à la naissance du régime parlementaire moderne

Le Bill of Rights transforme le Parlement en une institution permanente : désormais, les rois anglais ne pourront plus se contenter de faire appel à celui-ci seulement lorsqu’ils en ont besoin, mais devront toujours gouverner avec lui.

Extrait de la vidéo de la chaîne Épisodes d’histoire intitulée « Comment l’Angleterre a dominé les océans ? »

Parfois décrite malicieusement par les historiens comme « la dernière invasion réussie de la Grande-Bretagne », l’arrivée sur le trône de Guillaume d’Orange signera le début d’une période de stabilité politique remarquable à l’échelle de l’Histoire britannique, avec le renforcement inédit du pouvoir du Parlement au détriment de la Couronne anglaise. Dans les années qui suivent la montée sur le trône de Guillaume d’Orange, les parlementaires britanniques vont en effet imposer au nouveau monarque l’adoption de textes majeurs limitant son propre pouvoir, parmi lesquels la célèbre « Déclaration des droits » (Bill of Rights). En l’espace d’une décennie – et en contrepartie du financement de sa guerre européenne contre Louis XIV –, c’est en fait tout un ensemble de mesures que le Parlement va plus globalement forcer le roi Guillaume à adopter ; autant de mesures qui vont lui permettre de réformer tant les modalités du vote des lois que la fiscalité, et qui vont avoir pour propriété de dessiner ni plus ni moins que les bases de la Monarchie parlementaire moderne :

La deuxième limitation imposée [au pouvoir de Guillaume] le fut par le Parlement, qui conçut une nouvelle forme de gouvernement, une monarchie constitutionnelle. Au cours des années suivantes, toute une série de lois adoptées par le Parlement limitèrent les pouvoirs de la monarchie. L’époque des monarques autoritaires qui pouvaient révoquer le Parlement sur un coup de tête était bel et bien révolue. Désormais, les deux institutions gouvernaient à l’unisson, un arrangement établi par la Déclaration des droits du 16 décembre 1689. Le Parlement avait l’autorité suprême dans les domaines clés de l’adoption des lois et de la perception des impôts. Il s’impliqua également beaucoup plus dans la comptabilité de la manière dont l’argent était dépensé pour l’État, en particulier pour l’armée et la marine. La monarchie était désormais soutenue non pas par les impôts qu’elle pouvait lever ou les terres qu’elle pouvait vendre, mais par l’argent de la liste civile émise par le Parlement, à partir de la loi sur la liste civile de 1697. William n’apprécia sans doute pas ce contrôle sur les cordons de sa bourse, mais cela signifiait qu’il ne pouvait pas, comme tant de ses prédécesseurs l’avaient fait, écarter le Parlement pendant de longues périodes et ne le rappeler que lorsqu’il était à court d’argent. […] La liste des limitations imposées à Guillaume en Grande-Bretagne se poursuivit. Aucun monarque ne pouvait désormais entretenir sa propre armée permanente, seul le Parlement pouvait déclarer la guerre, et tout nouveau monarque devait jurer lors de son couronnement de maintenir l’Église protestante. Aucun catholique ou individu marié à un catholique ne pouvait plus jamais devenir roi ou reine. Pour s’assurer que le Parlement n’abuse pas non plus du pouvoir qui lui était conféré, des élections libres devaient avoir lieu tous les trois ans et la liberté d’expression devait être garantie dans ses deux chambres. Enfin, l’acte de tolérance de mai 1689, bien qu’il ne soit pas allé aussi loin que le calviniste William l’avait espéré, protégeait les droits des dissidents protestants (alias non-conformistes) qui représentaient environ 7 % de la population. […] Guillaume, Marie et le Parlement avaient créé une nouvelle forme de monarchie et de gouvernement qui offrait une stabilité politique, religieuse et économique jamais atteinte auparavant. La Glorieuse Révolution finit donc par « transformer la Grande-Bretagne d’un pays divisé, instable, rebelle et marginal en l’État qui allait devenir le plus puissant de la planète » (Starkey, 399).

Mark Cartwright, « Glorieuse Révolution », article traduit par Babeth Étiève-Cartwright pour la World History Encyclopedia

C’est aussi une capitulation qui fait de cette monarchie constitutionnelle et parlementaire, une royauté diminuée, dans laquelle le souverain, réduit au rôle de président d’un Conseil d’administration, n’est que l’homme de paille d’un syndicat financier, le fondé de pouvoirs de l’oligarchie régnante, toute puissante en fait. […] Il semble assez étrange que cette oligarchie mercantile à la mode de Venise ait pu être offerte en modèle de démocratie libérale. Une habile propagande s’y est cependant efficacement employée. Le mérite en revient à John Locke qui, en réponse au pamphlet de Milner « Tatriarca » (1680) et aux détracteurs torys Sunderland, Danby, sir John Trevor, publia en 1690 un plaidoyer en faveur de Guillaume d’Orange, sous la forme de deux traités de gouvernement civil. […] La corruption règne partout. Elle n’échappe même pas à Locke. Une brochure sur la constitution légale de la vieille Angleterre, parue en 1695, reconnaît que les hauts fonctionnaires et les députés étaient aussi pourris que sous Charles II. Guillaume IIII avait avoué à Burnett que le salut du pays exigeait l’achat des voix à la Chambre des Communes. Et Locke d’écrire : « Si les principaux ministres et leurs subordonnés se persuadaient une bonne fois que ce ne sont pas les titres d’honneur, les jarretières bleues, les faveurs du prince, les pensions, les sommes d’argent, des places, des propriétés confisquées… mais des mises en accusation, des amendes, la prison, la corde et la hache qui suivent infailliblement les prévaricateurs, nous verrions bientôt une autre sorte de monde. ». […] On savait que, le Parlement étant devenu l’annexe de la Bourse, Robert Walpole payait la voix des députés cinq cents livres pièce et que le montant des fonds secrets distribués à la presse était passé de 338 000 livres en dix ans, de 1707 à 1717, à plus d’un million et demi, de 1731 à 1741. […] Cinq ans après l’avènement de la dynastie orangiste, le nouveau régime se regarde dans le miroir. Son portrait est certes peu flatteur. Mais qu’importe ? Pendant tout le XVIIIe siècle, l’Europe retentira d’un hymne sur les libertés anglaises, entonné par la Franc-Maçonnerie, née en Angleterre, jusqu’à ce que la Révolution, la grande, éclate en France en 1789, comme la commémoration du centenaire de 1688.

Jean Lombard, La face cachée de l’histoire moderne (tome 1) : la montée parallèle du capitalisme et du collectivisme, pp. 166-169

Cette nouvelle « révolution » fait en fait profondément écho à l’histoire politique mouvementée de l’Angleterre du XVIIe siècle que nous avons étudiée précédemment. Depuis le début de la période moderne en effet, la vie politique anglaise avait été structurée par l’alternance et opposition (parfois dramatique) entre les deux grandes forces institutionnelles du pays : celle des Tories (conservateurs, et globalement favorable à un renforcement du pouvoir monarchique), et celle des Whigs (libéraux, et partisans à l’inverse d’un renforcement toujours plus important du pouvoir du Parlement, ainsi que de la tolérance religieuse et des droits politiques individuels – liberté d’expression, d’entreprendre, de culte, etc.). Alors que les premiers sont majoritairement issus de l’élite aristocratique (et représentent globalement le pouvoir de la noblesse et des grands propriétaires terriens), les seconds incarnent ce grand mouvement intellectuel du libéralisme (économique et politique) au centre de l’idéologie des Lumières. Ils peuvent également être vus comme la représentation politique d’une bourgeoisie marchande et financière britannique alors en pleine croissance – à l’image de ce grand siècle d’explosion de la production et du commerce mondial (dont l’Angleterre est alors l’une des principales bénéficiaires). Dit encore plus concrètement : alors que les Tories représentent le pouvoir de la Monarchie et de la Terre, les Whigs constituent a contrario l’émanation politique des villes, de la classe marchande et du Capital. C’est la grande faction de l’industrialisation et de la modernité, le puissant moteur politique qui, plus que n’importe quel autre force, fera entrer l’Angleterre (et avec elle le monde) dans l’ère industrielle :

Depuis la Glorieuse Révolution, le régime politique anglais repose sur des bases sûres et la gentry contrôle le parlement de Westminster, qui est une émanation de la noblesse (noblesse rurale et cadets aux Communes, aristocrates à la Chambre des Lords) et le roi choisit ses ministres parmi la majorité des Communes, même si la corruption permet d’aplanir beaucoup de difficultés. […] [La dynastie hanovrienne] est aussi impliquée plus directement dans les affaires allemandes, car si Georges Ier ne récuse pas sa fidélité de vassal de l’Empereur Charles VI, il cherche également à étendre son État patrimonial et à retenir les duchés de Brême et de Verden enlevés par conquête à la Suède de Charles XII, qui assurent à l’Électorat de Hanovre un accès à la Mer du Nord. Voilà pourquoi la Grande-Bretagne a opéré un rapprochement avec la Russie de Pierre le Grand.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, p. 35

Zoom sur : le nouveau paysage politique britannique du XVIIIe siècle (ou l’histoire d’un siècle d’« oligarchie Whig »)

Si nous devons principalement aux Whigs de l’époque la grande Révolution industrielle qui s’engagera de fait en Grande-Bretagne dès le milieu du XVIIIe siècle (et façonnera ensuite notre monde moderne), celle-ci est loin d’être le fruit d’une aspiration consensuelle. En effet, tout au long du XVIIe siècle, l’opposition (et les visions politiques antagonistes) entre les libéraux des Whigs et les conservateurs Tories se sont traduites par de nombreuses grandes crises politiques, ayant été jusqu’à déboucher sur des situations de guerre civile (comme celle des années 1640-1650 que nous avons étudiée plus haut). Les années d’intense crise politique de 1688-1689 mettent néanmoins un terme à ces décennies de dualité politique antagoniste : la « Glorieuse Révolution » (et l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle Monarchie plus « libérale ») voit en effet ressortir un Parlement britannique au pouvoir renforcé comme jamais, et les Whigs devenir la force politique dominante du pays :

Minoritaires avant 1715, les Whigs ne constituent d’abord que le premier parti d’opposition, avant que le roi George Ier ne s’engage en leur faveur et ne leur donne l’avantage au gouvernement et dans l’administration. Le soutien du roi facilite rapidement la victoire parlementaire de ce parti, fondé sur une élite aristocratique de propriétaires terriens, mais aussi de juristes, d’hommes d’affaires et d’une bourgeoisie qui accapare bientôt les instances politiques locales : dans les municipalités, les artisans et commerçants se voient rapidement remplacés par cette nouvelle classe politique. Les Whigs deviennent alors, en particulier sous le ministère de Robert Walpole (1676-1745), les emblèmes d’un système politique fermé et corrompu, dominé par le soutien du « parti de la Cour ».

Guillaume Mazeau, « Glorieuse Révolution » anglaise : au XVIIe siècle, un modèle de modernité politique », article paru dans le n° de décembre 2022 du magazine Histoire & Civilisations

Pour vous donner une idée de l’importance (pour ne pas dire hégémonie) politique de la mouvance Whig que va connaître la Grande-Bretagne à l’époque de la grande histoire racontée ici, peut-être pouvons-nous nous en arrêter à cette simple donnée (brillamment mise en image par la chaîne Youtube Historia Civilis) : l’ensemble des premiers ministres britanniques du XVIIIe siècle seront des (nuances de) « Whigs » !

Je renvoie les intéressés de l’histoire des Whigs britanniques du XVIIIe siècle (et de leur considérable influence dans l’écriture de l’histoire de notre monde moderne) vers ce passionnant épisode de la remarquable chaîne Historia Civilis – de loin l’une des meilleures chaînes d’Histoire du YouTube anglophone (et c’est beaucoup dire) !

Dans ce nouveau système (où le pouvoir est désormais au main du Premier ministre et du Gouvernement issus du Parlement, et sous le contrôle de ce dernier), les choses ne peuvent pas, toutefois, se réduire à l’idée binaire d’un Parlement opposant des factions de Whigs libéraux et libre-échangistes à de simples conservateurs Tories. Car bien que représentant le pouvoir de « l’Ancien Monde », nombre de parlementaires Tories ont en effet des intérêts dans le formidable développement économique et commercial que connaît l’Angleterre du XVIIIe siècle. Parallèlement, les Whigs sont loin de constituer une unité politique homogène. Plus exactement, rapidement hégémonique, la tendance whig va en fait se scinder en un ensemble de factions (et même en faction de faction (de faction)), allant ainsi des Whigs les plus libéraux à des composantes plus « patriotes » et proches des Tories (ou de ce qu’il en reste… !).

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Retenons donc, pour faire simple, l’idée d’un système politique britannique structuré autour de deux grands pôles (tous deux libéraux et mercantilistes au demeurant) : un premier davantage pacifique et libre-échangiste, soucieux du maintien d’un contexte de paix propice au développement du commerce (rappelons en effet combien la capture d’un unique convoi des Amériques pouvait générer de pertes financières pour les parties engagées, à une époque où la guerre impacte systématiquement les liaisons maritimes et les marines marchandes des différents protagonistes). Correspondant globalement à l’aile gauche et aux centristes des Whigs, ce pôle politique (au pouvoir à partir des années 1720) aura ainsi tendance à privilégier la diplomatie et les bonnes relations extérieures avec les grands partenaires commerciaux (qui sont en même temps des rivaux coloniaux) de la Grande-Bretagne. Une politique qui impliquera, de facto, un certain engagement de cette dernière sur le terrain continental européen afin d’y préserver « l’équilibre des puissances » (et un engagement qui s’y traduira par un important rôle de médiation et d’arbitre – voire par un déploiement militaire britannique sur le continent et/ou le soutien financier des forces militaires alliées).

À ce sujet, il est d’ailleurs important de souligner combien l’engagement continental britannique est loin d’être désintéressé. En effet, au nom du souci de l’impératif de maintien de « l’équilibre européen », il s’agira surtout pour l’Angleterre d’y empêcher toute entreprise d’hégémonie continentale de la France, voire même plus sournoisement d’inciter cette dernière à la division de ses forces sur deux fronts (terrestre et maritime). Le calcul est aussi simple qu’efficace : les sommes gigantesques englouties par la France pour financer ses armées terrestres en Europe constitueront autant de budgets qui n’iront pas au renforcement de sa marine de guerre (et donc à la défense de ses colonies et de son empire commercial) :

De cette rivalité [franco-britannique aux quatre coins du globe] nait la stratégie anglaise : le gouvernement de la Grande-Bretagne a besoin d’alliés sur le continent pour obliger la France, en cas de besoin, à disperser ses forces et à faire la guerre sur deux fronts, c’est-à-dire à diminuer les ressources et les capacités de la marine de guerre française, car la guerre sur mer est extrêmement coûteuse. L’application de ce principe a en particulier fonctionné admirablement pendant la guerre de Sept Ans et assuré la victoire à la Grande-Bretagne.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, p. 35

L’autre « pôle » de l’élite politique (et économique) britannique peut être considérée (à gros traits) comme beaucoup plus « patriote » et « belliciste ». Défendant les intérêts du lobby industriel (textile, armement,…) et colonial (notamment les juteux et concurrentiels marchés et commerces liés à l’Amérique du Nord – pêche, fourrure, coton, tabac, sucre des Antilles, etc.), ces factions parlementaires présentent en effet un souci de la paix globale pragmatiquement ajusté sur celui des intérêts économiques qu’ils défendent. Or, force est de constater que dans le contexte de l’époque, c’est davantage la guerre qui semble le plus servir leur agenda économique et financier (guerre contre une France dont il s’agit de briser les influences et monopoles commerciaux et coloniaux et de rafler les possessions convoitées en Amérique du Nord et en Inde ; guerre contre une Espagne dont il s’agit de briser le monopole économique dans les Caraïbes et en Amérique du Sud et d’ouvrir leurs marchés aux produits britanniques…).

Le grand commerce maritime et la prospérité des colonies représentent une des grandes forces mais aussi l’un des points sensibles de la politique britannique, en particulier lorsque les Whigs, plus liés aux capitalistes de la City de Londres, sont au pouvoir.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au xviiie siècle, p. 35

Aussi, cette faction se montre-t-elle tendanciellement bien plus désintéressée et désengagée du terrain continental que sa faction rivale (continent où elle n’a en effet tendance qu’à voir – pas forcément à tort d’ailleurs – que de volumineuses dépenses ne se traduisant souvent que par peu de bénéfices sonnants et trébuchants). Et aussi cette mouvance préfère-t-elle que l’investissement et les efforts nationaux se concentrent sur l’outremer et le monde colonial, où il y a en effet tant à gagner pour un pays disposant d’une si considérable suprématie maritime (suprématie qui coûte par ailleurs extrêmement cher aux finances publiques – avec une flotte de bientôt pas moins de 120 vaisseaux de ligne à entretenir ! – et qu’il y a ainsi lieu de « rentabiliser » un maximum…).

Comme vous l’aurez compris, ce seront bien les intérêts de ce second pôle du paysage politique britannique qui seront le plus étroitement à l’œuvre en arrière-plan à l’occasion des grandes guerres mercantiles menées par la Grande-Bretagne au XVIIIe siècle (notamment dès 1739 avec le déclenchement de la guerre de l’Oreille de Jenkins contre l’Espagne)… Mais comme le montrera aussi bientôt un remarquable William Pitt, c’est la synthèse de ces deux lignes géostratégiques qui offrira néanmoins à l’Angleterre sa grande victoire de la guerre de Sept Ans sur la France, et avec elle, l’Empire du Monde… (en particulier à l’occasion de la guerre de Sept Ans). Mais à tout cela, nous arriverons dans le détail fort prochainement ! 😉


EN RÉSUMÉ, de cette seconde révolution politique qui vient parachever celle du milieu du XVIIe siècle, l’Angleterre émerge quoiqu’il en soit comme l’une des puissances les plus modernes du globe sur les plans politique et institutionnel (et bientôt également économique, financier, culturel et maritime). Bien que toujours divisée politiquement entre plusieurs factions rivales, l’État anglais est désormais solidement organisé autour d’un Parlement. Pas question évidemment de démocratie à Westminster : les députés font partie d’une oligarchie de grande noblesse et les places s’y achètent :

À bien des égards, les bases mêmes de la vie politique sont faussées. Une oligarchie se forme, contrôlant les principaux rouages du pouvoir central mais aussi local, s’appuyant sur un suffrage censitaire, lui-même fondé sur l’inégalité : pour avoir le droit de voter, il faut en effet payer une franchise au montant variable, mais souvent supérieur à 40 shillings, ce qui réserve l’expression politique aux plus riches et exclut les simples paysans (freemen) du suffrage. Par ailleurs, si les protestants anglicans disposent de leurs pleins droits politiques, il n’en va pas de même des catholiques romains et autres dissidents religieux, à qui l’on refusait l’accès aux emplois publics depuis le bill du Test de 1673. Jusqu’en 1832, sur une population d’environ 20 millions d’habitants, à peine plus de 400 000 peuvent choisir un député, soit environ 2 % de la population…

Guillaume Mazeau, « Glorieuse Révolution » anglaise : au XVIIe siècle, un modèle de modernité politique », article paru dans le n° de décembre 2022 du magazine Histoire & Civilisations

Quant aux libertés, aux garanties, le régime distingue deux classes sociales. La première est composée des gentilshommes et des hommes libres, noblesse, clergé, gentry, bourgeois, marchands : ceux-là sont protégés dans leur personne et dans leurs biens par trois garanties, la grande charte, la pétition des droits, et le Bill of Rights. La seconde est le groupe des laboureurs, des ouvriers, des pauvres : elle est en dehors du droit commun, soumise à la tyrannie du justice of peace, guettée par l’inspecteur des pauvres ou par la presse des marins du roi. Au point de vue religieux, c’est aussi deux poids et deux mesures, tolérance pour les uns : le culte public est permis aux presbytériens, aux indépendants, aux anabaptistes, aux quakers, c’est-à-dire à toutes les dénominations plus ou moins dissidentes. Ni le païen, ni le musulman, ni le juif ne sont exclus des droits civils pour cause de religion. Par contre, catholiques et athées sont considérés comme hors-la-loi.

Jean Lombard, La face cachée de l’histoire moderne (tome 1) : la montée parallèle du capitalisme et du collectivisme, p. 168

Malgré ce que l’imaginaire parlementaire contemporain a tendance à nous suggérer, le Parlement britannique n’est ainsi rien de moins qu’un organe aristocratique au service d’une double clientèle : nobiliaire et bourgeoise. C’est peut-être d’ailleurs toute l’originalité du système politique britannique qui émerge de la Glorieuse Révolution : celui de représenter à la fois les intérêts de la noblesse ET de la bourgeoisie, de la Terre ET du Capital (ceci à la différence notable de la France, où la classe bourgeoise, malgré son pouvoir économique de plus en plus prégnant, demeure encore techniquement exclue de l’appareil décisionnel étatique, et donc du pouvoir politique). Et c’est peu dire que les forces capitalistes anglaises investiront le terrain parlementaire et y avanceront leurs pions, défendant bec et ongles leurs intérêts économiques et financiers au prix de nombreuses guerres d’agression…

Les pays qui accèdent à la liberté politique [à l’époque moderne] ne font que mettre entre les mains d’un groupe puissant de privilégiés les responsabilités de l’État : c’est le cas des Provinces-Unies et de leur bourgeoisie d’affaires ; le cas de l’Angleterre, au lendemain de la Révolution de 1688. Son Parlement représente une double aristocratie, whig et tory, bourgeoisie et noblesse, certes pas l’ensemble du pays.

Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, p. 442

De nature double (et véritable hydre à deux têtes), cette élite parlementaire présente une autre caractéristique remarquable : celle de partager non seulement des valeurs politiques et religieuses communes, mais aussi d’être partie prenante de l’empire commercial, colonial et maritime qui s’organise désormais autour du nouveau grand instrument de la puissance anglaise : sa Royal Navy. Née dans la douleur des guerres anglo-espagnoles puis anglo-hollandaises, la puissance navale britannique est désormais prête à prendre son essor, portée par le développement commercial et colonial d’une Nation ayant ainsi achevé avec beaucoup d’avance (et de violence) sur ses rivales de résoudre ses profondes contradictions internes. Une remarquable modernité et suprématie maritime qui permettra notamment à l’Angleterre du XVIIIe siècle de briser l’expansion coloniale et commerciale que la France enregistre elle aussi à la même époque, et bientôt de devenir la puissance hégémonique régnant sans partage sur l’ensemble des mers du monde. Pour comprendre les ingrédients de cette suprématie maritime que va atteindre l’Angleterre au tournant du Siècle des Lumières, il nous faut à cet égard nous attarder d’abord sur cette fameuse « Révolution financière britannique » que la nouvelle donne politique née de la Glorieuse Révolution de 1688 va impulser, car c’est en résultante de cette dernière que vont se mettre en place, en définitive, l’arrière-plan économico-financier et les conditions stratégiques et logistiques permettant ultimement à la Navy de prendre son essor et de devenir – et de très loin – la meilleure et la plus puissante marine du monde !

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La Révolution financière britannique : de nouveaux outils qui génèrent un boom économique sans précédent dans l’Histoire moderne

L’arrivée au pouvoir de Guillaume d’Orange ne marque pas seulement le début d’un nouveau régime politique pour l’Angleterre, mais aussi, nous l’avons dit, un rapprochement étroit – presque consanguin – entre cette dernière et les Provinces-Unies (qui venaient tout de même de se mener pas moins de trois guerres navales… !). En plus d’installer entre les deux grandes puissances maritimes européennes (et mondiales) une paix propice aux affaires et au commerce (bien qu’elle se traduise aussi nous l’avons vu par l’engagement de l’Angleterre dans la guerre de Guillaume III contre la France de Louis XIV), ce rapprochement initie en outre à Londres un remarquable développement économique.

D’une certaine façon, l’événement marque le passage de relais de capitale financière du monde d’Amsterdam à Londres. En effet, arrivent à Londres dans les « bagages » de Guillaume III rien de moins qu’une bonne partie de l’élite économique et financière hollandaise, notamment les anciens réfugiés juifs d’Espagne et du Portugal qui s’étaient exilés aux Pays-Bas au XVIe et XVIIe siècles, ainsi que des milliers de huguenots que l’abolition de l’édit de Nantes vient de chasser du royaume de France. Cette communauté « hollando-internationale » y importe et applique alors les mêmes « recettes » économiques et financières qui avaient fait le succès et la prospérité d’Amsterdam un siècle plus tôt (fondation de banques commerciales et de bourses de valeurs, développement de la flotte marchande adossé sur celui des société par actions, soutien à l’innovation technique et aux initiatives économiques et industrielles, essor de la presse et dynamisme culturel,…), et qui avaient transformées en quelques décennies la Hollande en première puissance marchande et navale du globe.


Zoom sur : la communauté judéo-marrane, moteur indéniable du boom économique d’Amsterdam puis de Londres

Nulle part la prospérité [des Juifs de l’époque moderne] n’était si grande qu’en Hollande et en Angleterre. Ils s’étaient établis dans les Pays-Bas en 1593, Marranes fuyant l’Inquisition espagnole, et de là ils avaient détaché une colonie à Hambourg puis, plus tard, sous Cromwell, en Angleterre, d’où depuis des siècles ils étaient chassés, et où Menassé-ben-Israël les ramena. Les Hollandais, comme les Anglais, gens pratiques et avisés, utilisèrent le génie commercial des Juifs et le firent servir à leur propre enrichissement. D’incontestables affinités existaient du reste entre l’esprit de ces nations et l’esprit juif, entre l’Israélite et le Hollandais positif ou l’Anglais, cet Anglais dont le caractère, dit Emerson, peut se ramener à une dualité irréductible qui fait de ce peuple le plus rêveur et le plus pratique du monde, chose que l’on peut également dire des Juifs.

Bernard Lazare, L’Antisémitisme : Son histoire et ses causes, p. 153

Si la communauté judéo-marrane émigrée à Londres va constituer un facteur décisif de la Révolution financière britannique, sa présence en Grande-Bretagne précède à vrai dire de plusieurs décennies l’arrivée de Guillaume III sur le trône d’Angleterre. Dès le fameux décret d’expulsion de 1492 puis l’Inquisition et les persécutions structurelles que connaissent la très importante communauté juive d’Espagne et du Portugal au début de l’ère moderne, des milliers de Juifs quittent la péninsule et prennent le chemin de l’exil, qui vers les grandes villes du pourtour du bassin méditerranéen (notamment les grandes cités marchandes italiennes, la côte nord-africaine et la Méditerranée orientale), de nombreux autres vers les grandes villes de l’Europe du Nord, en particulier celles des Flandres et de Hollande, alors très prospères et plus accueillantes que des pays comme la France et l’Angleterre.

L’Inquisition menée contre les marranes espagnols puis portugais fut d’une violence rappelant le traitement réservé aux hérétiques occitans du XIIIe siècle. Sur les 100 000 à 200 000 Juifs de la péninsule ibérique qui optèrent pour la conversion et demeurèrent sur place, plusieurs milliers furent exécutés par l’Inquisition pour marranisme (réel ou supposé). D’autres sources évoquent plus de 30 000 marranes brûlés vifs et 18 000 brûlés en effigie entre 1480 et 1808 à l’échelle de la Péninsule.

Nombre de ces exilés ne sont plus des Juifs à proprement parler (au sens de pratiquant du judaïsme), car dès le XIVe siècle, dans le contexte des persécutions et des pogroms, des milliers de familles judéo-espagnoles se sont converties – au moins en apparence – au catholicisme pour obtenir la tranquillité civile. La situation des Juifs espagnols empire au XVe siècle car à partir de cette époque de fin historique de la Reconquista, les souverains catholiques décident d’appliquer une politique plus répressive à l’égard de ces communautés et entament alors des campagnes de conversions forcées. Cette répression s’alourdit encore avec le développement de l’Inquisition puis culmine avec le décret de l’Alhambra, le 31 mars 1492, qui donne purement et simplement aux Juifs le choix entre la conversion et l’exil (les conditions de l’exil étaient à ce titre telles qu’elles les obligeaient, dans les faits, à abandonner presque tous leurs biens sur place, au profit de l’Inquisition espagnole et des autorités royales…).

Il existait déjà des marranes auparavant : des Juifs qui s’étaient convertis au catholicisme mais qui continuaient néanmoins à pratiquer leur religion en secret (et qui furent d’ailleurs la cible principale de l’Inquisition). Mais à partir du décret de l’Alhambra de 1492 – une date véritablement clé de l’Histoire moderne –, tous les Juifs qui ne peuvent partir sans pour autant abandonner leur religion se voient contraints dans les faits de devenir marranes ou crypto-juifs, c’est-à-dire « officiellement » catholiques mais judaïsants en secret (certains Juifs vont toutefois se convertir volontairement afin de poursuivre leur carrière ou de maintenir leur position sociale).

La plupart des « nouveaux chrétiens » portugais étaient d’origine castillane : on estime qu’environ 100 000 Juifs de Castille se réfugièrent au Portugal après le décret d’expulsion (décret de l’Alhambra) de 1492, venant ainsi rejoindre les Juifs déjà présents dans le pays. La proportion de Juifs dans la population s’avéra particulièrement élevée (au moins 10 %) puisque le royaume de Portugal ne comptait alors guère plus d’un million d’habitants. Dès 1496-1497, la politique royale du Portugal dut s’aligner sur celle de l’Espagne. Le roi donna aux Juifs le choix entre le baptême et l’exil, mais la plupart furent contraints au baptême. Le nombre de nouveaux convertis augmenta alors massivement. Beaucoup se convertirent en apparence mais continuèrent à pratiquer le judaïsme en secret. Soupçonnés de marranisme, quelque 2 000 conversos furent assassinés pendant le massacre de Lisbonne de 1506. Entre le XVIe siècle et le XXe siècle, beaucoup de nouveaux chrétiens portugais conserveront ainsi leurs rites juifs dans la clandestinité. Toutefois, sans contact avec le reste de la communauté juive et privés de rabbinat, leurs pratiques religieuses finiront par se diluer et par mêler éléments juifs et catholiques (à l’exemple de leur calendrier qui s’est christianisé).

Faute de pouvoir exercer librement leur culte (qui dans la religion judaïque, bien davantage que dans le catholicisme, structure très sensiblement l’ensemble des aspects de la vie quotidienne), la « judaïté » de ces communautés s’est en quelque sorte diluée et dissipée avec le temps, de génération en génération, aboutissant à des profils assez singuliers d’individus traversés par plusieurs cultures confessionnelles mais gardant dans leur patrimoine familial un « héritage judaïque ». Lorsque l’Espagne décide en 1492 l’expulsion intégrale des Juifs non-convertis de son territoire (les convertis étaient désignés sous le terme de conversos ou de nouveaux chrétiens), nombre d’entre eux vont trouver refuge dans le Portugal voisin, au point qu’ils constitueront jusqu’à 10% de la population portugaise à la fin du XVe siècle. Lorsque les souverains portugais seront contraints d’aligner leur politique sur celle de leur puissant voisin (alors la première puissance du continent) et procèderont à leur tour à l’expulsion intégrale des Juifs non-convertis de leur territoire, une partie d’entre eux (généralement les plus aisés) quittera la péninsule pour des terres plus accueillantes, le reste – la grande majorité – se convertissant de bonne foi ou seulement en apparence (nombreux se convertiront sous la contrainte mais avec le temps adopteront sincèrement ou pragmatiquement le catholicisme, ou bien rejoindront plus tard à leur tour leurs coreligionnaires ayant opté pour l’exil).

En conséquence de ce grand processus méta-historique, l’Europe du début de l’ère moderne va être l’objet d’un flux régulier de marranes fuyant la Péninsule vers le reste du continent. Tout au long du XVIe et du XVIIe siècle, ce sont ainsi des milliers et des milliers de Juifs et de crypto-juifs d’Espagne et du Portugal qui vont émigrer vers l’Ancien et le Nouveau Monde, formant une vaste diaspora qui préfigure celle que les protestants français (huguenots) formeront à leur tour quelques décennies plus tard. Au sein du Vieux Continent, les cités prospères d’Europe du Nord compteront parmi leurs destinations privilégiées. Ce sera d’abord Anvers, alors la première place marchande du Vieux Continent, qui sera ensuite supplantée à la fin du XVIe siècle par Amsterdam, nouvelle capitale du grand commerce maritime et des réseaux financiers internationaux :

Nombre de ceux qui bénéficièrent du Pardon Général de 1605 au Portugal partirent à la première occasion vers cette nouvelle terre d’accueil [les Provinces-Unies]. Après 1630, les rigueurs de la persécution amplifièrent la vague d’immigration. Ceux qui vivaient comme crypto-juifs dans le port d’Anvers, dorénavant voué à la décadence, partirent pour le port rival et, jetant bas les masques, grossirent les rangs de la communauté juive. En 1617, un informateur dénonçait à l’Inquisition de Lisbonne une centaine de chefs de famille marranes, installés à Amsterdam. Vers le milieu du siècle, la communauté comprenait plus de quatre cents familles, et ce chiffre passe à quatre mille âmes vers la fin du siècle.

Le groupe contrôlait une grande partie du commerce maritime avec la Péninsule [ibérique], les Indes orientales et occidentales [Antilles et Amériques]. Ils avaient créé des industries importantes et investi de nombreux capitaux. Plus tard, ils contrôlèrent 25 % des parts de la célèbre compagnie [néerlandaise] des Indes orientales. […] La part de leur contribution à l’essor de la ville est difficile à évaluer. Mais il est un fait que la grande période de la prospérité hollandaise coïncide avec celle de l’immigration et de l’activité marranes. Dans l’entrelacs de communautés marranes, la primauté ainsi que la suprématie commerciale s’étaient sans conteste transférées de la ville des lagunes [Venise] à celle des canaux. Le courant d’immigration comprenait des échantillons de toutes les classes et fonctions sociales : savants, professeurs, prêtres, moines, médecins, artisans, marchands, soldats, poètes, hommes d’État. […] Plus tard, les « ashkénazes » [Juifs originaires d’Europe de l’Est – Allemagne, Pologne, etc.] finirent par dépasser en nombre les « sépharades », descendants des pionniers marranes, mais ces derniers conservèrent pendant un temps leur supériorité économique et sociale. […] Jusqu’à la seconde moitié du XVIIIe siècle, la ville demeura l’un des principaux pôles d’attraction des réfugiés marranes et un îlot de culture ibérique en plein Nord germanique.

Cecil Roth, Histoire des Marranes (chapitre 9 : la Jérusalem hollandaise), pp. 193-198

D’abord destination secondaire, l’Angleterre va au cours du XVIIe siècle peu à peu s’imposer, en lieu et place d’Amsterdam, comme le nouvel eldorado de la communauté marrane d’Europe du Nord, de par le rôle croissant que prend l’île dans la mondialisation économique et maritime, mais aussi du fait d’un changement de politique des dirigeants britanniques à leur égard (en particulier d’Oliver Cromwell, qui mesure l’intérêt stratégique de l’accueil de cette élite économique et culturelle pour son pays alors en pleine mutation). Durant des décennies, cette immigration va cependant se faire au compte-goutte, famille par famille, presque individu par individu, et c’est à l’échelle d’un siècle et demi, à l’aune des bénéfices croissants que tirent l’État anglais de ces étrangers “hérétiques” mais riches en qualifications et en capitaux, que ce dernier va progressivement assouplir ces conditions d’accueil :

La dernière grande communauté d’Europe occidentale formée par les réfugiés marranes est celle de Londres. […] Les juifs avaient été bannis d’Angleterre en 1290 ; à partir de cette date et jusqu’à la fin du Moyen-Âge, ils n’eurent plus le droit de vivre dans le pays. Cependant, on sait qu’après l’expulsion d’Espagne en 1492, quelques réfugiés arrivèrent à Londres, munis de lettres de change pour les marchands espagnols locaux. […] Vers la fin du règne d’Édouard VI (1553), nous trouvons de petites communautés marranes installées non seulement à Londres, mais aussi à Bristol, port qui entretenait d’importants liens commerciaux avec la Péninsule. […] C’était le temps où les marranes se faisaient passer pour des réfugiés calvinistes venus du continent. […] À l’époque de l’expansion anglaise, qui coïncide avec le règne de la reine Élisabeth, la colonie des marchands étrangers de Londres prit aussi de l’importance. Elle comprenait comme toujours un grand nombre de nouveaux chrétiens de la Péninsule, peut-être encouragés par la tolérance annoncée dans la victoire du protestantisme. […]

Cecil Roth, Histoire des Marranes (chapitre 10 : la colonie anglaise), pp. 199-200

En 1493, plus masqués encore qu’à Bordeaux, un petit nombre de conversos s’installent à Londres et à Bristol, où les Juifs sont interdits depuis 1391. Médecins et marchands, on les tolère sans être dupe. On les estime utiles à la diplomatie et à l’espionnage, au double jeu et aux affaires. On sait qu’ils haïssent l’Espagne et on a besoin d’eux comme agents secrets dans la guerre qui s’annonce avec ce pays. En 1536, ils ne sont encore que trente-sept familles médecins et marchands organisant chaque jour, chez l’une d’elles, un service religieux. La police, parfaitement informée, laisse faire, sur ordre d’Henri VIII, qui utilise certains théologiens juifs pour justifier bibliquement son divorce d’avec Catherine d’Aragon et son remariage avec Anne Boleyn.

En même temps, avec le développement du commerce et de l’artisanat, des mines et de la métallurgie, l’investissement et le crédit deviennent de plus en plus nécessaire. En 1545, dans le bouleversement anglican, Henri VIII autorise le prêt à intérêt – décision que le Parlement refuse de promulguer en 1552. En 1571, le crédit est finalement permis et la noblesse s’y résigne, méprisant ceux qui en font commerce. Cette année-là, un certain Thomas Wilson publie un Discours sur l’usure critiquant l’intérêt qui peut faire s’effondrer la société en poussant les gens à emprunter ». Toujours le même reproche depuis quinze siècles… Pas question encore d’admettre ouvertement des Juifs à Londres.

À partir de 1558, Élisabeth Ire tolère près d’elle quelques conversos venus de Rouen et de Bordeaux. L’un d’eux, Rodrigo Lopez, devient vers 1570 le médecin du comte de Leicester, alors favori de la reine. […] En Angleterre, Joachim Ganz, resté juif en secret, est employé dans les mines de cuivre alors métal stratégique, essentiel à la fabrication du bronze dans lequel on fond les meilleurs canons. Il en révolutionne l’exploitation, réduisant la durée du processus de purification de seize semaines à quatre jours ; il trouve même un usage pour les impuretés dans la teinture des textiles. Ganz assure ainsi à la marine anglaise un avantage considérable sur les simples canons en fer dont dispose l’Armada espagnole. […] En 1588, c’est un autre converso, le docteur Hector Nunes, qui, par les réseaux de marchands conversos, apprend l’arrivée imminente de la flotte espagnole et en informe les monarques anglais, lesquels prennent les dispositions nécessaires à la défense du pays. Deux conversos totalement oubliés par l’Histoire, Nunes et Ganz, permettent ainsi aux Anglais de vaincre celle qu’on appelait l’Invincible Armada…

Jacques Attali, Les Juifs, le monde et l’argent : Histoire économique du peuple juif, pp. 295-296

Les premières et deuxièmes générations de descendants marranes comprenaient Anthony (Moïse) da Costa, financier célèbre, mais non (comme on le pensa pendant longtemps) gouverneur de la Banque d’Angleterre ; son parent, Emmanuel Mendes da Costa, éminent conchyliologue et secrétaire de la Société Royale ; Salomon da Costa Athias, fondateur de la collection hébraïque du British Museum ; sir Salomon de Medina, responsable du ravitaillement pendant les campagnes de Malborough ; Isaac Pereira, intendant général des forces en Irlande, pendant la bataille de la Boyne et un Henriques aurait mis sur pied la Banque d’Angleterre. […] À mesure que l’on avançait dans le XVIIe siècle, l’expansion des activités commerciales internationales entraîna l’arrivée en Angleterre de nouveaux marchands espagnols et portugais. C’étaient pour la plupart des nouveaux chrétiens, que les vagues de persécution au Portugal avaient poussés à s’exiler, surtout après 1630. De plus, la création de communautés dans d’autres centres commerciaux, comme Amsterdam et Hambourg, qui entretenaient des rapports étroits avec Londres, incita les agents, correspondants ou concurrents à s’y installer.

Ce mouvement prit de l’ampleur en 1632, lorsque la colonie marrane de Rouen fut temporairement dispersée. Quelques-uns cherchèrent apparemment refuge en Angleterre. Parmi eux se trouvait Antonio Fernando Carvajal, originaire de Fundão et qui avait vécu un certain temps dans les îles Canaries. Il se distingua très vite comme l’un des grands marchands de la City. Il possédait ses propres vaisseaux qui importaient de nombreuses denrées des Indes occidentales et orientales, d’Amérique du Sud et du Levant ; l’importation des lingots sur une vaste échelle passait par lui, et pendant la guerre civile, il avait servi de fournisseur de céréales au Parlement. Lorsqu’en 1649, la guerre éclata avec le Portugal, le Conseil d’État le dispensa de la saisie de ses biens et lui accorda même des facilités pour la poursuite de ses activités commerciales. Les renseignements politiques qu’il obtenait de ses nombreux agents commerciaux outre-mer étaient extrêmement utiles au gouvernement qui, en 1655, lui accorda, en même temps qu’à ses deux fils, le statut de sujet anglais. […] D’autres marchands contrôlaient une part importante du commerce de la City. Mais tous vivaient en bons catholiques, assistant régulièrement aux messes organisées dans la chapelle des ambassadeurs de France ou de Sardaigne. Quant à leurs sympathies juives, elles étaient soigneusement cachées. […]

Cecil Roth, Histoire des Marranes (chapitre 9 : la Jérusalem hollandaise), pp. 199-205

L’évolution du rapport au judaïsme dans l’Angleterre de l’ère moderne a probablement autant à voir avec le pragmatisme du développement commercial et des affaires qu’avec l’enracinement local du protestantisme – et notamment de sa composante calviniste. En effet, le mouvement réformateur, dans sa globalité, est marqué par le retour aux fondamentaux du christianisme, en particulier à l’Ancien Testament – dont les Juifs constituent intrinsèquement pour ainsi dire « l’acteur central ». Cette dynamique a pour propriété de faire évoluer positivement le rapport aux Juifs et au judaïsme – certains parlent alors de « philosémitisme » pour caractériser ce mouvement – dans les grands pays où les différents courants du protestantisme s’enracinent (essentiellement les nations d’Europe du Nord – monde germanique, monde scandinave, monde britannique,…).

Cette connivence religio-culturelle entre protestants et judaïsants (qui a d’ailleurs amenée certains intellectuels à développer le concept de « judéo-protestantisme ») ne s’arrêtent d’ailleurs pas au seul fait d’avoir en commun un grand texte sacré (ce qui était à vrai dire déjà le cas entre les Juifs et les Catholiques et n’avait pas empêcher l’adversité…). Cela est en effet peu connu, mais au XVIIe siècle, se développe en Grande-Bretagne – tout particulièrement au sein du mouvement puritain (qui est lui-même une branche du calvinisme) – le mouvement dit « millénariste », caractérisé par une véritable fébrilité messianique (en l’occurrence : l’attente du retour du Christ sur Terre – et les temps prospères supposés en résulter – prophétisés à la fin des Évangiles). Or, il faut savoir que le peuple juif – contrairement aux deux autres grands monothéismes (Christianisme et Islam) – est de son côté toujours dans l’attente de son Messie, dont l’arrivée est supposée coïncider avec la Fin des Temps (dans l’eschatologie juive, les Temps Messianiques dans lesquels doit apparaître le Messie (Machia’h) correspondent à une période de guerres, de cataclysmes et de grand chaos mondial – assimilable à l’Apocalypse chrétienne). Dans ce contexte, le messianisme qui travaille ainsi tant les puritains anglais (dont faisait partie Cromwell) que de nombreux Juifs (en particulier au sein du monde marrane) va jouer de fait un fort rôle de rapprochement et de coagulant entre ces deux communautés, et fortement participer de l’accueil et de l’ascension sociale spectaculaire dont vont bénéficier des milliers de Juifs et de crypto-juifs (marranes) dans l’Angleterre du XVIIe puis du XVIIIe siècles :

La liste des prétendants juifs à la Messianité est aussi longue que peu connue. L’un des plus célèbres et à la plus grande portée historique d’entre eux est sans nul doute Sabbataï Tsevi. Né en Méditerranée orientale, grand kabbaliste, Tsevi se proclame Messie en 1648 suite à des révélations qu’il aurait reçues. Après une décennie à prêcher dans le désert (sa messianité est rejetée par la grande majorité des rabbins et lui a même valu l’équivalent juif de l’excommunication chrétienne), l’approche de l’année 1666 – que de nombreux messianistes juifs mais aussi de chrétiens millénaristes attendent comme l’année de l’Apocalypse (c’est-à-dire littéralement de la « Révélation ») – lui fait spectaculairement gagner en popularité. Elle entraîne même un schisme au sein du monde juif entre ceux acceptant et ceux refusant la messianité de Tsevi (la communauté juive-marrane d’Amsterdam, en particulier, se démarquera par une grande ferveur envers le sabbatéen). Cette même année 1666, dénoncé comme fauteur de troubles par la communauté juive de Constantinople, Tsevi est finalement arrêté par les autorités ottomanes et mandé de prouver ses aptitudes divines, ce à quoi l’intéressé échappe en se convertissant à l’Islam… (il conservera néanmoins par la suite des pratiques juives et kabbalistes qui lui vaudront son exil). Pour un peuple juif objet d’une diaspora désormais d’envergure mondiale et nourrissant toujours l’espoir d’un retour à sa terre d’origine, l’événement résonne comme une sacrée douche froide. La déception confine même au véritable traumatisme, et dans les années qui suivront, le clergé rabbinique durcira sa position vis-à-vis du messianisme et de la Kabbale (la mystique juive, et la tradition ésotérique du judaïsme). Loin d’avoir disparues, les attentes messianiques de nombreux juifs continueront néanmoins de faire des émules et de resurgir sous de nouvelles formes (et ce dès le siècle suivant – et de façon encore plus radicale– avec le cas par exemple de Jacob Frank, fondateur du méconnu mouvement frankiste).

La société anglaise est travaillée au XVIIe siècle par le protestantisme et des rivalités internes entraînant des scissions en particulier avec le puritanisme, adepte du retour pur et dur à l’Ancien Testament. La figure de proue de ce mouvement fut l’homme politique Oliver Cromwell (1599-1658) qui, acquis farouchement à cette vision d’une lecture littérale de la Bible, était en communion de pensée avec les Juifs, peuple de l’Ancien Testament. Après la mise à mort de Charles Ier, le 30 janvier 1649, Cromwell instaure une république dotée d’un parlement croupion, le tout régenté par un puritanisme complet. Cet état d’esprit a eu des répercussions immenses d’un point de vue économique. En effet, l’Angleterre du XVIIe siècle est en rivalité économique permanente avec la puissante Hollande, grand fief du marranisme. Conscient du rôle et de l’influence des marranes espagnols et portugais dans la vie économique de ce pays, Cromwell n’a qu’une idée en tête : rabattre la communauté hollando-marrane en Angleterre. Du fait de ce « déplacement de population », il espère ainsi détourner les flux des capitaux étrangers, non plus vers Amsterdam, mais vers Londres afin d’en faire la capitale mondiale de la finance. […] Comme le reconnaît Cecil Roth [le grand historien juif du phénomène marrane, NDLR], ces nombreux marchands marranes, disposant de nombreux relais commerciaux et d’espionnage en Amérique du Sud ou aux Antilles, épaulaient la politique commerciale anglaise qui ne pouvait plus se passer de ces représentants si présents et si actifs à la City.

Histoire secrète de l’oligarchie anglo-américaine, ouvrage du géopoliticien américain Carroll Quigley préfacé par Pierre Hillard, p. 11

Tel était le projet de renaissance commerciale que Cromwell essayait de promouvoir : attirer les capitaux étrangers vers l’Angleterre et les détourner d’Amsterdam, le plus sérieux rival économique de la couronne anglaise. Dans un certain sens, l’installation des juifs, patronnée par Cromwell, n’est qu’un épisode de la rivalité anglo-hollandaise, trait caractéristique de ce milieu du XVIIe siècle. […] L’aspect équivoque et officieux de l’installation avait une conséquence importante : il était impossible d’adopter des mesures spéciales pour contrôler son évolution, qui même pour Menasseh ben Israël était une affaire de temps. Ainsi, situation presque unique dans toute l’Europe, la communauté anglo-juive fut traitée dès le début sur un pied d’égalité juridique avec le reste de la population. Et sur ce plan, elle n’avait rien à envier à la communauté d’Amsterdam. Les discriminations, quand elles existaient, étaient rares et négligeables. […] Le siècle suivant fut témoin du rapide développement de la communauté : elle était nourrie par un afflux permanent d’immigrés qui arrivaient soit directement de la Péninsule, soit en passant par Bordeaux, Amsterdam ou Livourne. Les registres des synagogues contiennent des mentions fréquentes de remariages de couples vindos do Portugal, « arrivés du Portugal ». Après la révolution de 1688, il y eut un important afflux de Hollande où les riches juifs portugais avaient contribué au financement de l’expédition triomphale de Guillaume d’Orange. […] Comme à Amsterdam et ailleurs, l’espagnol et le portugais demeurèrent pendant longtemps la langue officielle de la communauté, bien après l’arrêt de l’immigration directe de la Péninsule ; et quelques ouvrages importants – philosophiques, liturgiques ou littéraires – furent imprimés à Londres dans ces langues.

Cecil Roth, Histoire des Marranes (chapitre 10 : la colonie anglaise), pp. 205-211

À nouveau, pour celles et ceux qui souhaiteraient mieux comprendre les raisons de la naissance du protestantisme et surtout la profondeur historique de cette « révolution théologique » (ainsi que l’ensemble des conséquences sociales, économiques, politiques et culturelles fondamentales qu’elle va engendrer), je les renvoie vers cet autre article dédié du site !


L’Angleterre, nouvel eldorado des marchands et financiers internationaux

Si les Juifs et crypto-juifs marranes (surtout quand il s’agissait de riches banquiers et marchands) se voyaient donc tolérés en Angleterre depuis le milieu du XVIe siècle, c’est ainsi véritablement le mandat de Cromwell qui va marquer le tournant dans l’évolution des relations anglo-juives et dans le partenariat d’ordre méta-historique qui va se forger entre l’État britannique d’une part et l’élite marchande et financière judéo-marrane d’autre part – cette dernière commençant à cette même époque à faire de la City de Londres sa plateforme internationale privilégiée :

La leçon du Marchand de Venise est d’ailleurs celle que l’Angleterre de l’époque a besoin d’entendre : il faut savoir accueillir les étrangers, parce que c’est d’eux que dépend la prospérité. D’autres vont bientôt venir le lui dire autrement. Même si, en 1609, quelques marchands portugais sont encore expulsés de Londres parce qu’ils ont trop laissé voir qu’ils étaient juifs, les conversos sont de plus en plus nombreux à se risquer en Angleterre. Pour la plupart, ce sont des intellectuels que Francis Bacon, dans son Utopie de 1627, décrit comme des « savants parfaits ».

Tout s’accélère en 1649 avec l’arrivée au pouvoir d’Oliver Cromwell. Celui-ci utilise d’abord un certain Antonio Fernandez Carvejal comme espion en Hollande, puis reçoit en septembre 1655 la visite d’un extraordinaire personnage dont on reparlera, le rabbin Menasseh Ben Israël, venu d’Amsterdam lui expliquer que le Messie ne reviendra pas sur terre aussi longtemps que les Juifs n’auront pas été autorisés à vivre en Angleterre. De plus, souligne-t-il en reprenant les arguments employés en 1638 à Venise par le rabbin Luzzato, les Juifs seront fort utiles au développement du pays, puisqu’ils n’ont pas de patrie où envoyer leur argent et qu’ils le dépensent sur place. Enthousiaste, Cromwell convoque une conférence de marchands et de religieux, le 4 décembre 1655, afin de décider du retour des Juifs. Mais les notables anglais s’y opposent. Cromwell suspend alors la conférence dès le 18 décembre et propose à Menasseh une pension annuelle de 100 livres. Sachant Cromwell malade, le rabbi lui dit préférer recevoir 300 livres versées sur-le-champ et en une seule fois. Il n’obtiendra rien du tout et mourra ruiné. Un an et plus tard, en 1657, Cromwell laisse bâtir à Londres une synagogue, la première en Angleterre depuis deux siècles et demi : après trois générations de « contrebande », plus d’un siècle et demi après que leurs ancêtres ont dû quitter l’Espagne, quelques centaines de conversos se déclarent alors ouvertement comme juifs.

La mort de Cromwell en 1658, suivie par la restauration de la monarchie en 1660 et par le mariage de Charles II avec Catherine de Bragance, n’empêche pas l’arrivée à Londres d’autres conversos, voire de Juifs déjà revenus à leur religion, tels les banquiers hollandais Jacob Henriques et Samson Gideon, attirés par le « cœur » du monde. De fait, le vote par le Parlement de Westminster, le 9 octobre 1651, des Navigation Acts réservant le commerce d’importation aux seuls bâtiments britanniques déclenche une guerre avec les Provinces-Unies. Les Hollandais sont vaincus. La mer est désormais anglaise. Charles II rétablit l’Église anglicane et autorise les Juifs d’Angleterre à faire venir un rabbin de Hambourg. En 1684, ils sont acceptés et reconnus par le Parlement sous l’appellation d’« étrangers infidèles ». En 1689, John Locke expose, dans sa Lettre sur la tolérance, que la religion est une affaire privée dans laquelle le pouvoir civil n’a pas à intervenir, sauf pour assurer la liberté de tous. Cette année-là, Guillaume III d’Orange-Nassau, stadhouder de Hollande depuis 1672, devient roi d’Angleterre. Le pouvoir des deux superpuissances maritimes fusionne.

On ne dénombre alors encore que six cents Juifs en Angleterre. La plupart sont marchands ; certains exercent le monopole du commerce du corail ; d’autres sont banquiers, tels Joseph Salvador et Samson Gideon, devenu conseiller du chancelier de l’Échiquier. En 1690, douze Juifs, venus eux aussi d’Amsterdam, sont admis à la Bourse de Londres et y apportent l’expertise hollandaise ; ils traitent bientôt le quart de l’ensemble des emprunts gouvernementaux de l’époque. Artisans ou banquiers, des Juifs ashkénazes, également en provenance d’Amsterdam, construisent leur première synagogue. Un peu plus tard, George II propose au Parlement d’accorder la nationalité britannique à tous les Juifs résidant dans le pays depuis au moins trois ans. Les raisons qu’il avance éclairent bien le rôle qu’ils jouent : « Une grande partie sont des Juifs étrangers ; il importe de les inciter à dépenser leurs revenus dans le royaume […]. Si les Juifs ont les mêmes droits civils que les autres sujets, ils s’attacheront au pays. Enfin, leurs liens avec les principaux banquiers d’Europe seront d’un grand avantage en cas de guerre, puisqu’ils faciliteront les emprunts du gouvernement. ». […] Le pragmatisme anglais, nourri par les arguments avancés un demi-siècle auparavant par Menasseh Ben Israël, triomphe ainsi de trois siècles d’ostracisme : les Anglais ont besoin des Juifs dont ils savent le rôle aux Pays-Bas.

Jacques Attali, Les Juifs, le monde et l’argent : Histoire économique du peuple juif, pp. 298-300

Les célèbres armoiries de la ville de Londres trônent partout dans la City moderne. Cela est peu connu, mais cette « cité dans la cité » possède sa propre administration, sa propre police, et la Reine d’Angleterre doit toujours solennellement demander chaque année l’autorisation au maire de la City de pouvoir « régner » sur cet État dans l’État !

Comme le soulignent les historiens de la City tout comme les historiens juifs eux-mêmes, le déplacement des têtes de réseaux (en particulier judéo-marranes) d’Amsterdam à Londres puis leur enracinement permettront à la cité de s’affirmer dès le milieu du XVIIIe siècle comme le nouveau centre névralgique du commerce et de la finance internationale. Cette concentration financière et réticulaire remarquable au cœur névralgique même de l’Empire britannique en devenir jouera à cet égard un grand rôle dans le déploiement de celui-ci, notamment en matière de financement et de développement des infrastructures stratégiques. En effet, durant ses presque deux siècles de règne sans partage sur le monde, il faut bien le relever, Londres n’aura, malgré une dette publique parmi les plus élevées au monde, jamais manqué d’argent ni de prêteurs pour financer ses nombreuses et coûteuses guerres (bien souvent mercantiles au demeurant), à la différence notable de la France.

Voilà peut-être d’ailleurs posée ici l’une des grandes formules de la puissance britannique : le soutien quasi-indéfectible des grands intérêts financiers internationaux et transnationaux envers Londres. Plus encore, même, nous pourrions parler d’une sorte de partenariat implicite, d’une symbiose historique entre la Haute Banque et Finance internationales et l’État britannique. Une osmose entre des réseaux évoluant indépendamment voire au-dessus des États et ce qui deviendra bientôt le plus « moderne » des États qui aura peut-être, dans les faits, autant que la suprématie maritime, constituée pour l’Angleterre la clé de l’Empire du Monde.


Mais au lieu de commencer notre histoire par son dénouement (un fâcheux tropisme de votre serviteur), revenons si vous le voulez bien aux conséquences de notre Glorieuse Révolution de 1688, et aux transformations économiques et institutionnelles de grande envergure qui affectent donc l’Angleterre de la fin du XVIIe siècle. En l’espace de quelques années, nous le disions, suite à l’arrivée de l’élite marchande internationale et des « méthodes » hollandaises sur son propre sol, Londres booste structurellement son économie, au travers du déploiement d’une batterie de nouveaux instruments financiers (mise en place d’une bourse de valeurs, créations de banques commerciales, développement des compagnies d’assurances, politique d’emprunts publics) destinées à favoriser le développement économique et industriel du pays. La première grande étape de ces réformes économiques de profondeur est accomplie avec la création, en 1694, de la Banque d’Angleterre. Première véritable banque centrale au monde, celle-ci permet à l’État britannique de financer sa politique de développement économique par le biais d’emprunts à des taux d’intérêts (relativement) peu élevés et contrôlés par le Parlement (qui devient à partir de la même période l’organe principal de la conduite de la politique du pays en lieu et place de la Royauté).

L’Angleterre a su mettre en place un système d’endettement moderne et efficace qui lui permet d’emprunter sans délai et à des taux d’intérêt faibles. Elle emprunte à travers la banque d’Angleterre, créée en 1694, qui est soumise au contrôle vigilant du Parlement, ce qui garantit le remboursement et inspire la confiance aux créanciers. Ce système est à l’origine d’une révolution financière, en favorisant le développement des marchés financiers. Les banques privées s’appuient sur le contrôle du marché de la dette publique par la Banque d’Angleterre pour y développer leur activité, y compris à destination du secteur privé, soutenant ainsi le développement économique de la Grande-Bretagne. Ce système favorise en outre l’expansionnisme militaire de la Couronne britannique, avec le développement de la Royal Navy par les Navy bills, en particulier face à l’État français.

Extrait de la page Wikipédia consacrée à l’histoire de la dette publique, sous-section « Révolution financière britannique »

Adossée à un nouveau réseau de banques commerciales et d’assureurs, la Banque d’Angleterre permet au Parlement de multiplier ses sources de financement, et ce faisant de mettre en place une ambitieuse « politique développeuse » financée par les emprunts publics. Cette utilisation stratégique de la dette publique comme outil de financement de la politique économique du pays va ainsi permettre à l’Angleterre d’investir de façon substantielle dans l’aménagement de son territoire, ainsi que dans l’expansion de son empire maritime et colonial via le développement considérable de sa Marine de guerre et marchande (l’essor de l’une accompagnant celui de l’autre). Elle aura néanmoins pour corollaire de creuser spectaculairement l’endettement de l’État britannique, faisant de ce dernier probablement le plus grand débiteur au monde, et rendant ce même État moderne formidablement dépendant de ces créanciers (essentiellement des banquiers et financiers de la City) – qui y acquièrent au passage un pouvoir d’orientation de la politique du gouvernement britannique sans précédent dans l’Histoire (et c’est peu dire que cet état de fait aura des conséquences dans la marche du monde…).

Entre 1688 (la Glorieuse Révolution) et les années 1730-1740, l’Angleterre réussit à se doter d’une capacité d’endettement considérable. Cette révolution financière fut le nerf des guerres qui se succèdent jusqu’en 1815. Elle anticipe et prépare la révolution industrielle, l’expansion capitaliste et la domination britannique. La dette et le rapport « dette/PIB » vont pouvoir exploser au XVIIIe siècle, ce dernier dépassant 250 % en 1815.

Pierre Dockès, « Crises et capacité d’endettement public : la révolution financière anglaise aux XVIIe et XVIIIe siècles », article paru dans le n°146 de la Revue d’Économie financière

Zoom sur : la Banque d’Angleterre et la dette, arme secrète de Londres, et épicentre du mondialisme et de l’internationalisme financier naissants

À la Bourse de Londres, le Royal Exchange, fondée par Thomas Gresham le 23 janvier 1571, détruite par l’incendie de la Cité le 3 septembre 1666 et reconstruite depuis, la spéculation bat son plein. […] Bientôt se déclenche une spéculation effrénée. Pour jouer à la hausse ou à la baisse, tous les moyens sont bons : fausses nouvelles militaires, informations tendancieuses ou complètement erronées, combinaisons tortueuses de coteries inavouées, etc.

Jean Lombard, La face cachée de l’histoire moderne (tome 1) : la montée parallèle du capitalisme et du collectivisme, p. 163

Comme nous l’avons vu plus haut, pour financer son énorme marine (surtout en temps de guerre), Londres emprunte et creuse donc la dette publique depuis le début du XVIIIe siècle, avec beaucoup d’efficacité. C’est que depuis la création notamment de la Banque d’Angleterre (Bank of England) en 1694, la Grande-Bretagne dispose d’une avance considérable dans l’ingénierie financière, une avance qui donne à ses gouvernements successifs une meilleure maîtrise de cette technique de gouvernement que ses rivaux. Le circuit économique est aussi simple qu’opérant lorsque correctement et intelligemment mené : l’argent du commerce florissant qui converge vers Londres confère à l’État britannique les ressources nécessaires pour alimenter la construction et l’entretien d’une vaste flotte – et ce sans réel dommage pour l’économie, bien au contraire ! En effet, les lourds investissements publics réalisés dans la marine de guerre sont en réalité rentabilisés par le développement industriel qu’ils engendrent et par les intermédiaires et sous-traitants qu’ils enrichissent, et dont une partie de l’argent investi revient en impôts dans les caisses de l’État ! Solvable, fiable – sauf bien sûr en cas de défaite de la Navy ! – l’investissement dans la dette de l’État s’avère ainsi un placement rentable. L’Angleterre a en fait expérimenté avec brio dès le XVIIIe siècle certains des principes du keynésianisme…

Le bâtiment du Royal Exchange, première bourse de commerce de la ville de Londres, fondée en 1565 au cœur de la City. Le siège historique de la Banque d’Angleterre se situe juste en face.

Fondée en 1694 sur le modèle éprouvé des banques publiques et commerciales hollandaises, la Banque d’Angleterre aura donc joué ainsi le rôle de « pompe d’amorçage » de la dette publique, elle-même finançant le développement de la Marine anglaise (Royal Navy) via les fameux Navy Bills. Néanmoins, comme le rappelle avec lucidité le géopoliticien Jean-Maxime Corneille dans l’une de ses conférences en ligne, il ne faut pas s’y tromper : sous une apparence étatique, la Banque d’Angleterre n’en demeure pas moins dans les faits un cartel de financiers privés (jusqu’au milieu du XXe siècle en effet – date de sa nationalisation –, la Banque d’Angleterre ne dépendra pas du gouvernement mais d’une holding privée contrôlée par des intérêts financiers depuis la City). Les titres de dettes publiques que la banque émet font l’objet de taux d’intérêts élevés, à hauteur de 8% en moyenne. Cette « politique développeuse » basée sur l’emprunt public (lui-même donc alimenté par des fonds issus de banques privées) assure l’enrichissement de la nouvelle classe de financiers-créanciers qui émergent alors en Grande-Bretagne (une classe alors largement composée de bourgeois et de financiers d’origine huguenote ainsi que judéo-marrane dont le clergé autorise l’usure, et qui est marquée par les liens étroits qu’elle entretient avec le pouvoir parlementaire). Le rôle des financiers hispano-portugais passés par les Pays-Bas va, en particulier, s’avérer remarquablement prégnant dans la structuration du nouveau modèle financier de l’État britannique – dont ils deviennent également les premiers et principaux prêteurs :

Dès le début du XVIIIe siècle, le judaïsme anglais est tout entier tourné vers la mise en place des finances publiques. Comme à chaque montée en puissance d’une nation, il n’est pas de prospérité privée qui ne soit précédée par l’instauration d’un État fort. Et il n’est pas d’État fort sans finances saines, donc sans financiers de confiance pour prêter à long terme. Tel va être, une fois de plus, comme si souvent dans l’histoire, le rôle des Juifs : bâtir les fondements financiers de la nouvelle puissance. La création de l’office de Lord Treasurer et la mise en place du Board of Treasury permettent d’organiser les finances publiques et de débarrasser l’État des intermédiaires féodaux qui le parasitent, cette kyrielle d’« officiers » ayant acheté leurs charges et incapables de financer l’État. S’amorce une sorte de nationalisation des finances publiques avec des Juifs aux commandes, apportant de l’extérieur les ressources nécessaires et aidant à les organiser. […]

D’autres marchands arrivent d’Amsterdam avec des marchandises venues du continent, qu’on échange encore contre des textiles de Manchester. The Spectator du 27 septembre 1712 découvre ce réseau qui n’a, en fait, pas cessé de fonctionner depuis plus de mille ans : « Les Juifs sont si disséminés à travers les ports commerciaux du monde qu’ils sont devenus les instruments par lesquels les nations les plus éloignées dialoguent les unes avec les autres et par lesquels l’humanité est maintenue en relation. Ils sont comme les chevilles et les clous d’un grand bâtiment, qui sont absolument indispensables pour que l’ensemble ne se disperse pas, bien que peu considérés. ». Et en effet, en Angleterre, malgré leur rôle essentiel dans l’éveil économique du pays, les Juifs sont encore « peu considérés ».

En 1753, un projet de Jewish Naturalization Bill, attribuant aux Juifs nés à l’étranger les mêmes droits qu’aux Juifs anglais, est rejeté. Cela n’empêche nullement nombre de Juifs d’Allemagne et de Pologne d’affluer en Angleterre. Beaucoup sont courtiers en marchandises (blé, colorants, épices, chanvre, soie) et en devises. D’autres, orfèvres ou banquiers ; certains se spécialisent dans le lancement d’emprunts d’État, mettant d’énormes sommes à la disposition de la Couronne. Parmi eux, un marchand venu d’Allemagne, Isaac Ricardo. La stabilité financière et politique du pays, à laquelle ils participent, donne confiance aux prêteurs. Isaac de Pinto écrit en 1771 depuis Amsterdam, comme avec envie : « L’exactitude scrupuleuse et inviolable avec laquelle ces intérêts ont été payés et l’idée qu’on a de l’assurance parlementaire ont établi le crédit de l’Angleterre au point de faire des emprunts qui ont surpris et étonné l’Europe. » Il ajoute qu’en Angleterre « personne ne thésaurise plus dans des coffres-forts » et que « l’avare lui-même a découvert que faire circuler son bien, acheter des fonds d’État, des actions des grandes compagnies ou de la Banque d’Angleterre, vaut mieux que l’immobiliser ». La confiance est telle qu’en avril 1782, dans une situation financière difficile, le gouvernement anglais, qui cherche à emprunter trois millions de livres sterling, s’en voit offrir cinq ! Il a suffi d’un mot aux quatre ou cinq grosses firmes de la place de Londres. » […]

L’Angleterre devient alors le cœur de l’économie-monde. Quelques Juifs y jouent un rôle très important : banquiers, courtiers, financiers de la dette publique, acteurs (parmi d’autres) de la révolution financière préalable nécessaire à la révolution industrielle. Là encore, ils apportent du neuf – ici, de l’argent — au pays qui les accueille. Et pas question d’être bien accueilli si on ne démontre pas en quoi on peut aider ses hôtes. Les émigrants affluent : le nombre de Juifs anglais passe de six cents en 1700 à vingt mille à la fin du siècle. David Ricardo, un fils d’Isaac, né en Angleterre en 1772, fait fortune en Bourse à vingt ans puis se consacre à la théorie économique pour la révolutionner.

Jacques Attali, Les Juifs, le monde et l’argent : Histoire économique du peuple juif, pp. 338-340

Ayant supplanté en quelques décennies Amsterdam comme épicentre européen (et déjà mondial) de la finance internationaliste, Londres devient ainsi au tournant du XVIIIe siècle le principal centre de diffusion d’une certaine pensée et politique « mondialiste ». Une politique qui sous l’apparence du libéralisme, ne va pas sans s’accompagner d’un fervent protectionnisme et de pratiques monopolistiques, tout particulièrement en ce qui concerne la finance et l’économie maritime et coloniale (les grandes compagnies de la traite négrière et d’importation-réexportation des denrées coloniales – tabac, coton, café, sucre, etc. – sont en effet toutes bâties sur le principe du monopole exclusif ; « le mondialisme n’allant pas sans monopolisme », comme le rappelle justement le même Jean-Maxime Corneille).

L’un des objectifs naturels de cette Haute finance sera toujours le ramollissement des États cibles afin de capter leurs matières stratégiques dans une logique d’exclusivité monopolistique ; objectif tout à fait parallèle aux intérêts britanniques qui organiseront toujours la division du continent européen et l’affaiblissement de ses États les plus puissants, condition de l’intégrité territoriale de l’Angleterre.

Jean-Maxime Corneille, « Cinq siècles de subversion internationaliste », article initialement paru dans la REVUE n°9 (Décembre 2023) du magazine Géopolitique profonde, p. 9

Un autre article du blog à consulter sur les tenants et racines de la rivalité profonde et intégrale qui oppose la France et l’Angleterre du XVIIIe siècle !

De façon générale, au moment où la Grande-Bretagne réalise sa révolution politique et économique, la France et la Grande-Bretagne enregistrent plus globalement toutes deux une formidable expansion de leurs empires coloniaux et maritimes (en particulier dans les Antilles, en Amérique du Nord et aux Indes, où leurs intérêts respectifs sont en friction croissante). Et c’est précisément le désir subséquent de domination et d’hégémonie du commerce international (qui constitue alors plus que toute autre la première source de richesses et surtout de développement économique des Nations) – désir qui anime en particulier les forces marchandes et capitalistes de Londres – qui constituera la raison fondamentale de l’adversité entre la France et l’Angleterre tout au long du XVIIIe siècle (un conflit global et planétaire d’allure semi-holistique que certains historiens ont d’ailleurs qualifié de « Seconde guerre de Cent Ans ») :

Au début du XVIIIe siècle, l’Angleterre n’a pas encore accompli sa révolution industrielle et protège la production des draps des toiles de lin par de hauts tarifs douaniers pour lutter contre la concurrence française. C’est en revanche un pays agricole dont les rendements sont déjà supérieurs à ceux des concurrents continentaux et une meilleure gestion des domaines assure aux grands propriétaires nobles (landlords) de substantiels revenus et une puissance économique encore incontestée. L’autre source de richesse de l’Angleterre réside dans ses colonies de peuplement d’Amérique, qu’il s’agisse des Antilles (les West Indies, en particulier la Jamaïque) ou de la Virginie et de la Caroline, qui fournissent des « produits coloniaux » (tabac, sucre, rhum, café, indigo) et alimentent un substantiel commerce transatlantique, mettant en relation métropole, comptoirs africains, Antilles et colonies de peuplement d’Amérique dans un système appelé parfois « commerce triangulaire ». La revente des produits coloniaux, bruts ou transformés alimente à son tour le commerce avec les Provinces-Unies et plus généralement avec l’ensemble de l’Europe continentale, mais le commerce maritime anglais se heurte à la concurrence d’un empire colonial français en pleine croissance, ainsi que d’une marine de commerce française également en plein essor à partir de 1715. Enfin la compagnie des Indes orientales n’a pas abandonné le commerce à la Chine générateur de gros profits et la compagnie du levant continue ses activités dans l’Empire ottoman où elle se heurte à la concurrence active des négociants français. […]

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, pp. 34-35

Puisque nous en sommes à parler de dette publique et d’endettement croissant de l’État, précisons enfin un dernier point important. Le système « d’endettement-développement » que l’Angleterre de la fin du XVIIe siècle invente dans sa mouture moderne et met en œuvre avec succès est loin de constituer un détail de l’histoire de la finance et de l’enrichissement privé. Bien au contraire, si ce système a le mérite d’être subordonné à un projet politique et à une politique publique de développement réel du pays (par la construction d’infrastructures, par le soutien à l’activité et aux initiatives économiques, par le développement commercial et industriel,…), il faut bien avoir conscience qu’il est aussi conçu par et pour une classe de financiers, détenteurs de capitaux à investir et désireux de rentes conséquentes et stables. Quoi de plus pérenne en effet en matière de rente qu’un État qui vous doit de l’argent tout en étant en même temps intimement dépendant de vous sur le long terme pour se financer ?

Cette question du rôle et du poids de la dette dans le fonctionnement et le financement des États et des sociétés modernes est à vrai dire tout sauf anecdotique – elle est même, disons-le, absolument fondamental à saisir. Elle renvoie à l’universel enjeu de la création monétaire, à la question déterminante de d’où vient l’argent et de qui créé cet argent dont les États ont tant besoin pour « tourner », investir, financer leurs budgets et leurs politiques. Dans le système que l’Angleterre met en place au tournant du XVIIIe siècle – et contrairement à ce que suggère intuitivement l’idée de « Banque d’Angleterre » –, ce n’est pas l’État britannique lui-même qui émet la monnaie et surtout fondamentalement qui « créé l’argent » dont il a besoin, mais le secteur privé – et plus exactement un cartel de banques privées et de grands financiers.

L’un des premiers billets émis par la Banque d’Angleterre en 1699. Il ne s’agit pas alors d’un « billet de banque » à proprement parler, mais d’un certificat remis à un particulier en échange d’un dépôt d’espèces métalliques, engageant nominalement la Banque et endossable au porteur. Bien qu’existant depuis des siècles en Chine et qu’expérimenté dès le XVIIe siècle par la Banque de Suède, le billet de banque ne se généralisera en Europe qu’au XIXe siècle, en lien avec la montée en puissance des banques nationales et de la confiance qu’elles généraliseront auprès des porteurs.

Certes, le principe est loin d’être neuf, et les rois de France par exemple ont toujours eu recours à des financiers et des banquiers pour réaliser des emprunts. L’innovation tient ici plutôt à l’institutionnalisation du système. Pour engager des investissements massifs qu’il ne pourrait aucunement financer via ses simples recettes fiscales, l’État britannique emprunte ainsi des sommes considérables, via la banque d’Angleterre, à de grands banquiers et financiers de la City (ou d’Amsterdam), à des taux d’intérêts certes encadrés mais extrêmement importants (en moyenne 5 à 8% par an). La banque d’Angleterre joue ici un rôle de centralisation et de garant du système, d’interface entre emprunteurs publics et prêteurs privés. Il s’agit d’une sorte de deal, d’alliance entre grands intérêts financiers et l’élite politique britannique, un méta-deal que l’on pourrait résumer de la façon suivante : « nous [financiers] vous finançons sans réserve aussi longtemps que vous nous payer, et aussi longtemps que la politique intérieure et extérieure menée par votre État demeure globalement conforme à nos intérêts et de nature à ce que votre pays se développe et demeure fiable et solvable ». En d’autres termes, pour se constituer une rente pluri-générationnelle et quasi-éternelle, la Haute Finance a misé sur le cheval britannique, la puissance maritime émergente qui se donnait alors plus que toute autre pour ambition d’obtenir la suprématie du commerce international et le contrôle des réseaux de matières premières (une ambition qui n’est évidemment pas sans lien avec les intérêts de cette Haute Finance).

Comme le disait l’historien social William Kobeth, à partir du système de la Banque d’Angleterre, vous avez la création artificielle de la « famine au sein de l’abondance ». On créé artificiellement, à partir d’un argent-dette artificiel créé à partir de rien, de l’argent-papier mais à 8% sous apparence d’argent étatique (la Banque d’Angleterre est soi-disant une banque étatique mais en réalité non, c’est un cartel de financiers privés qui vont donc générer 8% [d’intérêts] par an). […] C’est l’accaparement d’un outil régalien par excellence (le contrôle de la monnaie normalement c’est un outil régalien), et là vous avez donc des financiers internationaux qui se voient octroyer de façon abusive par l’État l’autorisation de créer de la monnaie à partir de rien, de la monnaie-papier […]. Et à partir de là vous avez eu un transfert de pouvoir au sein de l’Angleterre.

Jean-Maxime Corneille, « Cinq siècles de subversion internationaliste », extrait d’un entretien donné à la chaîne Youtube du magazine Géopolitique Profonde en décembre 2023

Vous l’avez peut-être maintenant compris, nous sommes à un moment de l’Histoire où les grands intérêts privés comprennent que le meilleur investissement et la meilleure rente de toute, la plus intéressante et la plus profitable sur le long terme, c’est peut-être la dette publique. C’est à partir de cette période que ces dernières vont exploser – dans le cas de l’Angleterre dès le début du XVIIIe siècle –, permettant le développement économique et industriel des États concernés mais aussi rendant ces derniers toujours plus dépendants des détenteurs de leur immense endettement accumulé. Nul besoin d’être prix Nobel en économie en effet pour comprendre qu’un État très endetté et qui n’est pas propriétaire de sa propre dette (comme le permet par exemple une banque centrale publique) est évidemment à la merci de ses créanciers, pour ne pas dire potentiellement tenu par les cacahuètes – pour rester poli – par ces derniers.

Confrontés à ce problème moultes fois dans leur Histoire, les rois de France avaient eu des façons plus ou moins radicales lorsqu’ils approchaient du défaut de paiement de régler ce problème : annulation pure et simple d’une partie de la dette, réajustement forcé des taux d’intérêts, système de loterie – et prison voire peine capitale pour les créanciers récalcitrants… ! Le modèle anglais constitue à ce titre une rupture en ce sens où dans le cas de celui-ci, il existe un lien consubstantiel entre l’État et la Haute banque/Finance, les parlementaires Whigs en particulier constituant une forme d’émanation politique des intérêts de cette bourgeoisie financière (quand ils ne sont pas parfois directement issus de cette dernière), et les grands financiers internationaux installés à la City ayant encore plus fondamentalement tant liés leurs intérêts à ceux de l’État britannique que d’une certaine façon, les destins de ces entités publiques et privées apparaissent comme intimement entrecroisés et imbriqués. À l’heure aujourd’hui où le niveau d’endettement public des États occidentaux flirte avec des sommets jamais atteints et que la crise des dettes souveraines constitue un facteur récurrent d’instabilité des sociétés européennes contemporaines, l’histoire de la Banque d’Angleterre (qui constituera au passage le modèle de la future Réserve fédérale américaine) invite peut-être à méditer cette citation (sans nuances…) d’un certain Karl Marx – qui n’est pas le dernier à avoir plutôt assez justement et assez précisément identifié les grands ressorts historiques du pouvoir et de l’enrichissement de la classe bourgeoise :

L’endettement de l’État était […] d’un intérêt direct pour la bourgeoisie. […] C’était précisément le déficit de l’État, qui était […] le poste principal de son enrichissement. Chaque nouvel emprunt [lui] fournissait une nouvelle occasion de rançonner l’État. […] Le crédit public, voilà le credo du Capital.

Extrait de La lutte des classes en France (1850) et du Capital (1847) de Karl Marx

Au-delà de sa finalité économique (et nous venons de le voir financière), il convient de relever que cette stratégie de développement maritime et industriel axée sur l’accroissement de la dette publique intégrait également une visée éminemment politique. À savoir : affaiblir le parti jacobite en liant les intérêts (et donc le pouvoir) des financiers-créanciers à ceux du gouvernement britannique :

La manœuvre la plus astucieuse de la part des Whigs fut la création de la dette publique, qui lia la fortune des créanciers de l’État à celle du nouveau régime ; non que les possesseurs de rente fussent automatiquement des Whigs, mais les Jacobites avaient à rassurer les rentiers sur leurs bonnes intentions à l’égard de la Dette publique. Les Whigs avaient dorénavant trois arguments pour lutter contre la restauration jacobite : le sort des propriétés de l’Église confisquées après la Glorieuse Révolution ; la liaison étroite entre les Stuarts et la France, qui demeurait l’adversaire principal des intérêts anglais ; le sort qui serait réservé aux créanciers de l’État en cas de restauration.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, p. 107

Au-delà de la Banque d’Angleterre et de la grande politique d’investissements publics qu’elle permet (stimulant du même coup le secteur privé par l’augmentation de la commande publique), et pour revenir à notre sujet global, la récupération générale des « recettes » qui avaient fait le succès et la prospérité des Provinces-Unies entraînent un vrai boom des compagnies privées, qui tirent également l’économie du pays. Celle-ci est particulièrement alimentée par l’essor des sociétés anonymes par action, qui avaient fait la richesse des Hollandais au siècle précédent (au détriment notamment des compagnies à chartes détentrices d’un monopole d’État – fonctionnement caractéristique de la France de la même époque). Dans la dernière décennie du XVIIe siècle, ces sociétés se multiplient ainsi à tel point qu’en 1700, il s’en trouve 140 dûment recensées sur la place de Londres (alors même qu’elles n’étaient que 24 en 1688 – soit un sextuplement des entreprises cotées anglaises en une décennie !). Si la démultiplication de ces sociétés participera pour beaucoup de l’essor d’un certain capitalisme financier marqué par l’opacité pour ne pas dire l’immoralité de ses investissements – commerce des esclaves, spéculation sur les matières premières,… (préfigurant indéniablement en ce sens les grands trusts internationaux et nos fonds d’investissements modernes) – leur prospérité tire à l’époque toute l’économie du pays, drainant les capitaux anglais et étrangers (en particulier hollandais).

De façon générale, en plus des transfuges déjà installés à la City, les financiers hollandais investissent considérablement à partir de cette période dans l’économie britannique. Ils constituent d’ailleurs rapidement parmi les principaux créanciers de la dette publique britannique croissante, dont ils n’hésitent pas acheter les titres, étant rassurés par la solidité du système fiscal anglais et la garantie que constitue la Banque centrale d’Angleterre (qui devient l’un des premiers créanciers de l’État, et dont le budget est peu à peu placé sous le contrôle du Parlement). Durant cette même période, la Grande-Bretagne a en effet progressivement et structurellement réformé sa fiscalité (notamment via la célèbre Land Tax, qui instaure une imposition foncière généralisée et proportionnelle aux surfaces détenues, et qui ira jusqu’à représenter la moitié des recettes fiscales britanniques !). Ce nouveau régime fiscal (qui présente le double intérêt de renforcer la contribution au budget de l’État des grands propriétaires terriens tout en affaiblissant leur pouvoir) s’accompagne de la mise en place d’une politique intérieure et extérieure protectionniste, où les taxes sur les marchandises alimentent de façon croissante les caisses de l’État. Cette politique de finances publiques efficace et efficiente permet ainsi à la Grande-Bretagne dès 1720 (comme le relève le célèbre historien Fernand Braudel) de lever en proportion de son PNB deux fois plus d’impôts que la France de la même époque (où il est vrai la noblesse et la bourgeoisie sont collectivement virtuellement exemptées d’impôts, et où la fiscalité fléchée vers l’Église – qui y constitue encore une puissance foncière importante – est aussi bien plus élevée).

Avec le rapide décollage économique et l’essor du capitalisme financier, la banque d’Angleterre, la Compagnie de la Mer du Sud et la Compagnie des Indes devinrent des institutions plus importantes qu’un Parlement réélu seulement tous les sept ans.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, p. 107

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Aménagement du territoire, développement industriel et innovations techniques tous azimuts

En plus de permettre de financer directement les investissements publics, cet ensemble de nouveaux outils économiques et financiers ont l’intérêt de stimuler l’initiative privée, entraînant la démultiplication des projets industriels et d’aménagement. À l’image du boom du chemin de fer que connaîtra l’Angleterre un siècle plus tard à l’initiative de l’entreprise privée, la révolution financière des années 1690 suscite des aménagements de rivière en rafale, qui alimentent l’éclosion de nombreuses petites industries locales. Rapidement pris en main par la puissance publique, cet aménagement des rivières permet de développer le cabotage et incite les entrepreneurs à les relier par un réseau de canaux, dont la construction est souvent financée à crédit. Ces aménagements se font toujours sous le contrôle du Parlement, qui vote une loi à chaque projet afin de minorer les querelles et les privilèges locaux.

Dans le même temps, l’État intervient également dans le développement des transports terrestres, finançant les travaux d’amélioration les routes afin d’encourager l’essor du trafic routier en parallèle des voies navigables. Grâce à cette politique publique, et malgré l’absence de grands fleuves, l’Angleterre sera dès 1830 le seul pays européen à bénéficier de 6 000 kilomètres de voies navigables, dont un tiers de rivières aménagées et un tiers de canaux ! L’importance de la navigation fluviale aux XVIIe et XVIIIe siècles (et sa complémentarité avec le cabotage puis avec la circulation sur les canaux) jouera à cet égard un rôle-clé dans la Révolution industrielle que connaîtra bientôt la Grande-Bretagne.

Croquis de la pompe inventée par Savery au début du XVIIIe siècle, lors de la Révolution financière britannique
C’est grâce à la simple diffusion dans la presse d’un croquis simplifié de son invention que l’ingénieur Thomas Savery est à même de faire repérer puis développer son projet de machine à vapeur pour l’exploitation des mines. En plus de tout le reste, l’époque connait en effet un véritable boom de la presse écrite, avec l’apparition de dizaines de nouvelles publications, largement tournées vers l’étranger (et dont les milieux d’affaires d’une City en plein essor sont d’ailleurs les premiers lecteurs !).

Ces premiers aménagements de rivière en Angleterre profitent immédiatement aux premiers entrepreneurs du charbon britannique, à la même époque où explosent les dépôts de nouveaux brevets en lien avec le secteur industriel. L’Angleterre dépose en effet deux fois plus de brevets en 1690-1699 que dans chaque décennie de 1660 à 1690, tandis que le Parlement a l’intelligence de multiplier les prix et les récompenses financières promises aux ingénieurs et aux inventeurs. Le 2 juillet 1698, est ainsi par exemple déposé le brevet de la machine à vapeur de l’ingénieur Thomas Savery, qui autorise désormais le pompage de l’eau dans les mines de charbon. Repérée grâce à la diffusion dans la presse d’un croquis simplifié, l’invention de Savery sera perfectionnée grâce à son association avec un certain Thomas Newcomen en 1705, avant d’être produite à grande échelle grâce aux premiers entrepreneurs de la fonte britannique. Découverte en 1709, cette dernière est encore une innovation de l’Angleterre post-1688, suscitée par les négociants dynamiques de la City de Londres qui permettent de faire désormais converger en Angleterre 60 % des exportations de fer suédois. Favorisés par cet afflux de matières premières, le nombre de forges triple en 25 ans et en 1709, l’Angleterre réalise sa première fonte au coke et fond les pièces des premières pompes à vapeur pour ses mines.

L’essor de la presse d’information est un fait remarquable de l’Angleterre du XVIIe siècle, sans équivalent en Europe.

Stéphane Haffemayer, dans un entretien donné au magazine Historia pour son numéro spécial « Cromwell, la république anglaise », p. 39

Et ce n’est pas fini, car ces innovations techniques couplées aux nouvelles infrastructures entrainent en particulier l’explosion de l’industrie textile. Celle-ci a toujours constitué l’un des piliers de l’économie anglaise : depuis des siècles, la laine constitue en effet le principal produit d’exportation du pays, dont la production a longtemps alimenté en matière première les riches corporations de tisserands des Flandres (d’où la relation et l’interdépendance économique et stratégique multiséculaire entre ces deux territoires, les Flandres demeurant dépendante pour leur florissante industrie textile des approvisionnements en laine anglaise depuis le Moyen-Âge, tout en constituant le premier débouché des exportations britanniques ; dont les dirigeant ont quant à eux toujours jalousement veillé à l’autonomie politique de ce territoire européen et à son maintien hors du giron des grandes puissances continentales – en particulier du grand voisin français). La révocation de l’édit de Nantes donne toutefois un nouvel élan à cette industrie, avec l’arrivée à Londres et à Dublin de dizaines de milliers de protestants français (les fameux huguenots), pour la plupart des artisans et commerçants. Ces derniers y apportent leur connaissance de la soie, de la joaillerie, du travail des métaux et des rubans (ils sont alors les fournisseurs de la plupart des grandes cours d’Europe), tout en suscitant la création de toutes pièces de quartiers entiers ! Cet import massif de compétences et de main d’œuvre qualifiée donne un nouvel élan à l’industrie textile anglaise, qui désormais se développe donc considérablement sur son propre sol et devient le secteur industriel prédominant. Ainsi, en 1700, le textile lainier représente à lui seul 85 % des exportations de produits manufacturés de l’Angleterre !

À la fin du XVIIe siècle, l’Angleterre est incontestablement l’une des nations techniquement les plus avancées d’Europe.

Stéphane Haffemayer, dans un entretien donné au magazine Historia pour son numéro spécial « Cromwell, la république anglaise », p. 37

Durant les décennies qui suivent, l’industrie textile britannique mute progressivement de la laine au coton, dont la production et la demande mondiales explosent. Grâce à une nouvelle génération d’entrepreneurs dopées par la vitalité économique et la liberté d’initiative britanniques (ainsi que par la nouvelle facilité d’accès au crédit permis par la révolution financière), les innovations techniques s’enchainent, permettant des gains spectaculaires de productivité. L’industrie du coton naissante permet de surcroît la mise en valeur économique des régions les plus pauvres et peu peuplées de l’Angleterre – en l’occurrence celles du Nord-Est (régions de Manchester et de Birmingham), où la densité des voies de navigation fluviales, l’abondance locale du charbon et la préexistence d’une petite classe moyenne d’artisans se montrent particulièrement propices au développement du tissu industriel, faisant de ces territoires (avec la région de Glasgow en Écosse) les grands foyers historiques de l’industrialisation britannique.

Après avoir divisé par cinq ses prix de vente en 50 ans seulement, l’industrie cotonnière britannique multiplie ainsi ses volumes de production par 50 sur la même période, jusqu’à représenter la moitié des exportations britanniques en 1850 (sachant que la croissance de ce nouveau produit avait déjà contribué à multiplier par cinq le total des exportations britanniques sur l’ensemble du XVIIIe siècle !). Premier moteur de la révolution industrielle anglaise, l’industrie cotonnière se mettra alors à dégager des profits remarquables, qui vont pouvoir irriguer ensuite l’ère naissante du train, du charbon et de l’acier (secteurs industriels qui seront d’autant plus stimulés que le coton est gourmand en machine à vapeur).

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L’outil de la dette publique au service du développement naval

À la différence de l’Espagne et du Portugal, et bénéficiant ensuite de l’affaiblissement de la Hollande, son rival potentiel, sous les coups de la France, l’Angleterre opéra une véritable révolution de l’espace pour s’ériger en puissance mondiale. Elle sut ainsi penser la mer et constituer l’océan comme instrument de domination en orientant toute son activité politique, sociale, industrieuse et technique, vers la conquête de l’espace océanique.

Philippe Forget et Gilles Polycarpe, Le réseau et l’infini, p. 54

L’aspect le plus remarquable de la « Révolution financière » britannique est probablement le développement considérable de la Royal Navy, permis par une politique volontariste reposant sur l’accroissement et la maîtrise de la dette publique. Grâce en particulier à la création de la Banque d’Angleterre que nous avons étudié précédemment , le Parlement est en capacité d’investir massivement dans la construction navale, dotant en quelques décennies le pays de la plus puissante marine du monde (moment où cette dernière supplante alors définitivement sa rivale hollandaise).

Il faut souligner à quoi point la transmutation de cette Angleterre en puissance maritime de premier ordre est remarquable. En 1688 en effet, la Grande-Bretagne est encore trois fois moins peuplée que la France, et le Parlement sorti vainqueur de la Glorieuse Révolution se méfie toujours de ces colonies qui avaient financé le pouvoir royaliste et soutenu les différentes rébellions jacobites. À l’aube du XVIIIe siècle, les colonies britanniques sont rares ou encore balbutiantes : Barbade, Jamaïque, Caroline, ainsi que Maryland et Virginie – encore peu peuplées (même si des plantations de tabac y ont fleuri depuis 1675). Au Nord-Est des États-Unis, vivent des communautés de dissidents religieux, plus nombreux mais quasi-autonomes (la création en 1681 de la Pennsylvanie, porte d’entrée d’une nouvelle vague de minorités religieuses, est en effet freinée par les droits accordés par le Bill of rights de 1689). La présence sur le continent africain, elle, se limite à quelques forts de la Compagnie royale d’Afrique sur la côte.

Il faudra attendre le début du XVIIIe siècle pour voir la Grande-Bretagne partir véritablement à l’assaut de l’océan Indien et de l’Asie. Là, en quelques décennies, sa nouvelle marine de guerre et marchande lui permettra de supplanter la puissante Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC), puis de développer ensuite à partir des années 1750 de vraies colonies sur le sous-continent indien (et bientôt en Chine et en Océanie puis en Australie et en Afrique du Sud et de l’Est au tournant du XIXe siècle).

C’est là que les nouveaux instruments financiers importés depuis les Provinces-Unies (et où ils sont expérimentés avec succès depuis trois-quarts de siècle) vont peser de tout leur poids. Grâce en particulier aux fameux Navy Bills (des obligations émises en grande quantité par la Royal Navy), l’État britannique finance sa Marine par l’emprunt public. Bien que croissante, la dette demeure maîtrisée, et remboursée sans véritable difficulté à mesure que croissent les recettes fiscales de l’État britannique générées par le développement économique. Ce cercle vertueux est d’ailleurs bien connue des économistes (et peut s’apparenter à une forme de « proto-keynésianisme »). Il repose sur le principe d’un État-dirigiste, interventionniste et protectionniste. Maîtrisant les circuits de sa dette publique (adossée sur des fonds privés dans le cas anglais), celui-ci réalise des investissements publics massifs qui permettent de développer un ensemble de secteurs jugés stratégiques. Le développement économique induit engendre une hausse des recettes fiscales qui permettent de rembourser et de refinancer la dette souscrite, qui peut être à nouveau réinjectée dans le circuit.

Dans le cas de l’Angleterre du début du XVIIIe siècle, la recette consiste à favoriser et à soutenir l’initiative privée et l’essor du commerce, tout en investissant massivement dans l’infrastructure navale et maritime (la Royal Navy, les ports et les chantiers navals, les voies navigables, l’industrie de l’armement, la métallurgie, etc.). La suprématie maritime croissante apportée par cette Marine de guerre favorise à son tour la croissance commerciale et coloniale (notamment en matière de production et de captation de matières premières), laquelle enrichit l’État par les taxes perçues sur le trafic de marchandises, tout en boostant et stimulant l’essor des industries nationales alimentées par ces matières premières (textile cotonnier en Angleterre, distilleries de rhum en Nouvelle-Angleterre, etc.). La recette mi-mercantiliste/mi-keynésianiste est vieille comme le monde, mais très efficace et efficiente lorsque tous ses ingrédients de réussite sont réunis et correctement menés.

Le mercantilisme anglais, appelé aussi « commercialisme », voit dans le commerce extérieur la source de la richesse d’un pays, ce commerce étant par ailleurs fondé sur une solide base industrielle qu’est la construction des navires pour la Royal Navy, qui sera elle-même la base de la puissance militaire de l’Angleterre qui fondera en retour sa puissance commerciale.

Extrait de la page wikipédia consacré au mercantilisme anglais

Ce circuit faisant, grâce notamment au Navy Bills, la taille de la Royal Navy augmente très rapidement : en 1702, la Navy compte déjà 272 vaisseaux, soit 77 % de plus que sous Cromwell. Ils seront plus de 500 dans les années 1740, et 919 en 1815. Le développement naval ne s’arrête pas au seul lancement de navires, mais suscite également le développement de toute une infrastructure maritime et portuaire. Les arsenaux sont plus nombreux, plus vastes, pour accueillir des bateaux plus nombreux. On développe également les structures spécifiques comme les chantiers navals de cale sèche (bassin asséché dans lequel on peut effectuer des réparations), qui répondent aux besoins de vaisseaux toujours plus grands et plus nombreux, et qu’il convient d’entretenir. Dès 1741, la flotte anglaise est ainsi de trois fois la taille de celle de la France. Encore un demi-siècle plus tard, elle dominera sans partage les mers du monde.

La suprématie maritime comme clé de l’empire du monde : voici la formule de la puissance britannique. Une formule d’une simplicité seulement apparente, car elle a nécessité la mise en place d’un système militaire, mais aussi diplomatique, financier, commercial et industriel global. La Royal Navy, son fer de lance, en est aussi l’origine : c’est pour la mettre sur pied et lui donner les moyens de maîtriser les océans que ce système a d’abord été créé. Dominant ses rivales à partir du XVIIIe siècle, sans égale après 1815, la marine de guerre britannique reste la plus puissante jusqu’au milieu de la Seconde Guerre mondiale, avant de passer pacifiquement le relais à son alliée américaine. […] Une longévité inédite depuis l’Antiquité, qui fait du Royaume-Uni le mètre étalon de toute puissance maritime.

Benoist Bihan, « La Royal Navy : deux siècles d’hégémonie planétaire », article extrait du hors-série n°7 (« Les 10 meilleures armées de l’Histoire ») du Magazine Guerres & Histoire (juillet 2019)

Loin de ne servir qu’à la défense de ses îles et à la protection de la marine marchande, le développement de cette formidable flotte de guerre constitue au contraire pour la Grande-Bretagne dès l’époque de Cromwell un précieux outil de conquête et de domination des mers. De façon générale, alors que la prospérité commerciale est souvent associée à l’entretien d’une politique pacifique (comme ce fut relativement le cas par exemple des Provinces-Unies du XVIIe siècle), on semble assister au paradoxe (seulement apparent) d’une Angleterre émergeant au tournant du XVIIIe siècle à la fois comme une remarquable nation marchande et comme une redoutable puissance guerrière (et ce seront l’Espagne puis la France, principaux concurrents économiques et coloniaux de la Grande-Bretagne au Siècle des Lumières, qui en feront le plus remarquablement les frais) :

Il me semble que le trait caractéristique de cette époque, c’est que l’Angleterre est à la fois commerçante et guerrière. Il y a un lieu commun qui affirme l’affinité naturelle du commerce et de la paix et d’où l’on a inféré que les guerres de l’Angleterre moderne devaient être attribuées à l’influence d’une aristocratie féodale. Les aristocraties, a-t-on dit, aiment naturellement la guerre parce qu’elles sont d’origine guerrière, tandis que le commerçant tout aussi naturellement désire la paix qui lui permet de continuer son trafic sans interruption. C’est là un beau spécimen de la méthode de raisonnement a priori en politique. Voyons ! Comment en sommes-nous venus à conquérir l’Inde ? N’est-ce pas une conséquence directe du commerce avec l’Inde ? Et ce n’est là que l’exemple le plus éclatant d’une loi qui domine l’histoire anglaise pendant le XVIIe et le XVIIIe siècle, la loi de dépendance intime entre le commerce et la guerre, loi qui fait que pendant toute cette période le commerce conduit naturellement à la guerre et que la guerre nourrit le commerce […] L’Angleterre devint une nation de plus en plus guerrière à mesure qu’elle devint une nation de plus en plus commerçante.

L’historien anglais Seeley, cité par Pierre Gaxotte dans son Siècle de Louis XV (pp. 195-196)

Ayant sacrifié son agriculture à son industrie, équipé ses fabriques pour une production qu’elle ne peut absorber, construit des vaisseaux pour un trafic qu’elle ne pourrait soutenir, l’Angleterre est contrainte de chercher des terres nouvelles et des populations fraîches. Si d’autres puissances entendent lui disputer les océans et fermer à ses courtiers leurs propres colonies, elle n’aura plus qu’un but : enfoncer les barrières à coup de canon et s’emparer par la guerre des possessions d’autrui.

Pierre Gaxotte, Le siècle de Louis XV, p. 195

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Une dette britannique qui s’envole mais qui demeure maîtrisée

Une alliance étroite fut scellée entre la Couronne britannique et ceux qui finançaient ses guerres, des guerres qui viseront invariablement à sécuriser toutes les voies commerciales et les sources de richesses du monde.

Jean-Maxime Corneille, « Cinq siècles de subversion internationaliste », article paru dans la REVUE n°9 (Décembre 2023) du magazine Géopolitique profonde, p. 9

Bien sûr, nous l’avons vu aussi, ce formidable développement de la puissance navale anglaise a un coût, et se traduit par une augmentation phénoménale de la dette de l’État. Entre 1688 et 1702, la dette publique britannique passe ainsi de 1 à 16,4 millions de livres, puis triple entre 1702 et 1714 pour atteindre 48 millions de livres sterling (dont la majeure partie correspond aux dettes de la Marine !). En 1766, à l’issue de la guerre de la Sept Ans, la dette nationale atteindra même 133 millions de sterling, soit plus de 100% du PIB britannique !

Vous l’avez compris : de façon générale, cette explosion de la dette nationale ne pose pas de souci majeur à l’État britannique dans la mesure où celle-ci est maîtrisée et où les résultats géopolitiques et les victoires navales offertes par la Royal Navy entretiennent un contexte favorable à la poursuite de la prospérité britannique. En parallèle de la Banque d’Angleterre (premier créancier de l’État), le Parlement joue le rôle de garant de ce système financier. Le budget de la Nation est en effet placé sous (son) contrôle, ce qui lui permet de garantir les emprunts publics et donc d’entretenir la confiance des investisseurs et créanciers de la dette britannique (notamment hollandais). Cette aisance financière permet en outre à Londres de financer des guerres longues, et tout particulièrement d’arroser de subsides ses précieux alliés continentaux dans leurs guerres contre une France qui, elle, ne peut guère se flatter de bénéficier d’un semblable confort financier à la même époque…

La force de la Grande-Bretagne repose essentiellement dans sa puissance économique, qui permet à son gouvernement de lever de lourds impôts et surtout de trouver du crédit à bon marché en cas de conflit, à condition que le Parlement et l’opinion approuvent l’engagement du pays.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, p. 34

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Une révolution économique qui profite surtout à la bourgeoisie marchande et financière

Dans la société anglaise de l’époque, une alliance étroite lie les gouvernements aux magnats de la finance et du négoce. Jacques, duc d’York, avait été gouverneur de la Société africaine, actionnaire de celle des Indes orientales. Au prince Rupert, Marlborough succède comme gouverneur de la Cie de la Baie d’Hudson. Par contre, en bas de l’échelle sociale, sur cinq millions d’habitants, un million vit peu ou prou de la charité publique.

JEAN LOMBARD, LA FACE CACHÉE DE L’HISTOIRE MODERNE (TOME 1) : LA MONTÉE PARALLÈLE DU CAPITALISME ET DU COLLECTIVISME, P. 165

Soulignons enfin un dernier point : le boom économique que connaît l’Angleterre du XVIIIe siècle ne signifie pas que celle-ci devient un véritable paradis sur terre – bien au contraire… L’essor commercial et industriel du pays y profite à vrai dire essentiellement à une oligarchie économique et financière, parfaitement incarnée par le Parlement (où sont représentés à la fois l’ancien pouvoir de la TERRE – l’élite aristocratique et les grands propriétaires fonciers – et le nouveau pouvoir du CAPITAL – grande bourgeoisie financière et marchande ainsi qu’un lobby colonial et industriel en pleine croissance). Si le pays connait un enrichissement général (au sens de la production nationale de richesses), celui-ci ne se traduit donc pas par une nette amélioration du niveau de vie des populations, mais davantage par une mutation de la société active, avec une part croissante des emplois occupés par les secteurs de l’artisanat, du commerce et de l’industrie au détriment du secteur agricole :

Le machinisme naît en Angleterre en avance sur toute l’Europe. Stimulés par les exportateurs, les industriels forcent leur production et soutiennent à leur tour les exportateurs dans la conquête des débouchés. La yeomanry, la classe moyenne agricole, celle des paysans libres, disparaît, dévorée par les villes. Les grandes propriétés s’annexent, un à un, les petits domaines ruraux morcelés. Lords, nababs coloniaux, parvenus du commerce et de l’industrie mènent avec ardeur ce travail de dépossession. Devenues des usines à pain et à viande, pourvoyeuses des centres manufacturiers, les campagnes ne sont plus capables de faire contrepoids aux ambitions impérialistes de la Cité. Tandis que l’évolution économique se fait en France dans le sens de la complexité, elle pousse l’Angleterre à l’unification des intérêts. La vie du pays tout entier est suspendue désormais à sa prospérité maritime. Comme l’a dit Albert Sorel, sa politique est inscrite dans le livre de ses marchands. Elle s’impose à tous avec une évidence massive qui ne laisse plus place à l’hésitation, ni au scrupule.

Pierre Gaxotte, Le siècle de Louis XV, pp. 194-195

À la veille de la guerre, les agriculteurs britanniques ne représentent plus que 37% de la population, contre 59% en France. La naissance de l’industrie favorise un exode rural précoce : Londres passe de 675 000 habitants en 1750 à 2,7 millions en 1800 (Paris, de 576 000 à un million). En 1750, l’industrie britannique est en outre déjà à la pointe de la technologie. Les mines de charbon exploitent déjà une centaine des machines à vapeur de Thomas Newcomen.
(©rédit graphique : Guerres & Histoire n°21)

Dit autrement, et pour résumer, le travailleur britannique du XVIIIe siècle n’est guère mieux loti que le paysan du XVIe siècle. Le seul bénéfice indéniable que l’on peut accorder au premier est qu’il dispose dans une certaine mesure d’une possibilité de mobilité et d’ascension sociales, dans une Angleterre tout de même il faut le reconnaître bien plus méritocratique que sa voisine française (en particulier par exemple dans la Royal Navy, où l’on peut commencer simple matelot et terminer lieutenant de vaisseau – ascension parfaitement impossible dans la France aristocratique vermoulue de l’Ancien Régime !). Pour autant, dans sa globalité, la transformation économique de l’Angleterre se caractérise surtout par une spectaculaire croissance des inégalités, se matérialisant par la paupérisation massive du peuple anglais au profit d’une oligarchie marchande et financière (expropriée massivement de ses terres par le processus historique de l’enclosure, la paysannerie libre – qui avait formée jusque-là une sorte de « classe moyenne rurale » assez unique en Europe – n’a eu en effet d’autres choix qu’entre l’exil au Nouveau Monde et l’exploitation ouvrière dans les premières factories britanniques…).

Poussée par le besoin de débouchés toujours nouveaux, la Bourgeoisie envahit le globe entier. Il lui faut pénétrer partout, s’établir partout, créer partout des moyens de communication.

Extrait du Manifeste du parti communiste de karl marx et Friedrich engels (1848), p. 31

De fait, loin de la qualité qui constitue notamment la marque de fabrique des manufactures françaises de la même époque (et plus globalement l’une des valeurs centrales du système corporatif et ouvrier hérité des temps médiévaux), c’est la production quantitative et la capacité à concurrencer à moindre prix (mais aussi à moindre qualité) et à inonder les marchés de ses concurrents qui constitue le véritable socle du modèle économique anglais, basé tout entier sur le dumping généralisé – ainsi que sur la mobilisation des canons de la Navy envoyés contre tous les cas de résistance excessive. Les victoires retentissantes de cette dernière aux quatre coins des mers du monde, couplées à l’essor des gazettes, permettront en outre de stimuler au sein d’une population violentée par le libéralisme économique de leur gouvernement un nationalisme d’une rare intensité pour l’époque, et bien pratique à canaliser utilement l’énergie populaire :

La fraude à la qualité devient partie intégrante de ce modèle économique, soi-disant « anglais ». La suppression de toute notion du juste prix, les entraves apportées par les règlements corporatifs, les confréries, fraternités et compagnonnages protégeant les travailleurs qui sont écartés de la gestion des villes, rend possible la réduction du peuple à un amas de prolétaires exploités. La paupérisation massive du peuple anglais sera systématiquement compensée par un surcroît de patriotisme militant nourri de nombreuses victoires, ceci étant toujours identifiable jusque chez les hooligans britanniques d’aujourd’hui…

Jean-Maxime Corneille, « Cinq siècles de subversion internationaliste », article initialement paru dans la revue n°9 (décembre 2023) du magazine Géopolitique profonde, p. 10

La recette industrielle britannique consistant à produire massivement à moindre prix (mais aussi donc à moindre qualité) sera longuement dénoncée par ses alter-egos français tout au long du XVIIIe siècle, en particulier suite à l’accord de libre-échange de 1786 (traité Eden-Rayneval). Cet autre événement méconnu aura en effet pour conséquence d’ouvrir grand le marché français au textile britannique, aboutissant à la faillite des manufactures parisiennes, lyonnaises et rouennaises, et à la mise au chômage de dizaines de milliers d’ouvriers qualifiés (le mécanisme doit vous sembler quelques peu familier…). Ces derniers, que l’on retrouvait également en nombre dans le faubourg Saint-Antoine, compteront parmi les foules de la Révolution française… Mais ceci est une autre histoire…

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La Royal Navy du XVIIIe siècle : un instrument remarquable en tous points au service de la suprématie maritime britannique

« C’est un principe absolument indiscutable que l’honneur, la sincérité et la richesse
du royaume dépendent de la protection du commerce et de la puissance des forces navales, aussi nous supplions votre Majesté de la manière la plus puissante que les affaires maritimes soient toujours le premier de vos soucis. »

Ainsi s’exprimait la chambre des Lords dans une adresse à la reine Anne d’Angleterre au début de la guerre de Succession d’Espagne en 1702 (cité par Étienne Taillemite dans sa conférence « Les français et la mer »)

Comme nous l’avons vu dans le détail dans la partie de cet article consacrée aux guerres navales anglo-néerlandaises de la seconde moitié du XVIIe siècle, il est peu dire que ces dernières ont profondément transformées la Navy. Établis en 1653 par l’Amirauté au plus fort des durs revers subis par la Marine du Commonwealth de la part des Hollandais, les Articles de guerre (Articles of War) l’ont doté précocement d’un embryon de doctrine (auquel le Parlement donnera plus tard force de loi) :

Ces articles traitent de la discipline à bord des navires, mais aussi du comportement attendu des officiers au combat – autant vis-à-vis de l’ennemi qu’en matière d’obéissance générale aux ordres. Ce cadre devint essentiel dès lors que, conformément aux Instructions de combat (Fighting Instructions) publiées la même année que les Articles, les navires doivent désormais combattre de concert, en ligne de file, tant pour optimiser le feu de leur artillerie que pour éviter toute défaite de détail face à des Hollandais globalement meilleurs manœuvriers. Tous ces acquis, qui prennent force de loi lorsque les Articles sont votés comme tels par le Parlement en 1665 au début de la deuxième guerre anglo-hollandaise, forment le socle tactique qui va enfin permettre à la Royal Navy de s’imposer au siècle suivant.

Benoist Bihan, « La Royal Navy : deux siècles d’hégémonie planétaire », article extrait du hors-série n°7 (« Les 10 meilleures armées de l’Histoire ») du Magazine Guerres & Histoire (juillet 2019)

S’ajoutent à ces réformes, au niveau de l’Amirauté, une série d’innovations administratives adoptées après la fin des guerres anglo-néerlandaises, qui consistent à la réorganiser en trois « Conseils » (Boards). L’ancien Conseil de la marine (Navy Board), au périmètre trop large, voit ainsi ses compétences réorganisées. La principale innovation tient dans la création d’un Conseil des victuailles (Victualling Board), créé en 1683, qui a pour mission la centralisation de l’approvisionnement de la marine naviguante. Au lieu d’être comme précédemment, géré par chaque navire (avec pour résultat de fréquentes pénuries), des commissaires rattachés directement à l’Amirauté sont désormais chargés de ravitailler la flotte en vivres et en eau, grâce à un réseau de dépôts en métropole ainsi que dans les colonies. Un Conseil du transport (Transport Board) est instauré en complément en 1690, afin de prendre en charge la logistique navale et de permettre à la Royal Navy de disposer d’un « train d’escadre », c’est-à-dire de navires auxiliaires des bâtiments de guerre à proprement parler (les vaisseaux de ligne) pouvant emporter soldats (pour des opérations combinées) mais aussi matériel, pièces de rechange… Le Navy Board initial, recentré quant à lui sur la seule maîtrise de la construction et de l’entretien naval, achève de compléter ce système constituant le socle logistique de la Royal Navy (l’une de ses principales tâches portant sur la constitution d’un véritable réseau d’arsenaux dotés notamment de cales d’entretien – un réseau d’infrastructure qui, dès le XVIIIe siècle, s’étend aussi aux Indes et à l’Amérique du Nord !). Ces innovations d’ordre organisationnel et logistique vont ainsi conférer à la Royal Navy son principal avantage stratégique : la capacité non seulement de prendre la mer, mais aussi d’y demeurer pour de longues périodes.

Cette supériorité logistique, alliée à une flotte de guerre parmi les plus puissantes et les mieux entraînées du monde ainsi qu’à la supériorité tactique (maîtrise du combat en ligne de file et attitude offensive) vont permettre à la Navy durant les deux dernières grandes guerres louis-quatorziennes – guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697) puis guerre de la Succession d’Espagne (1701-1714) – de s’affirmer comme la nouvelle puissance hégémonique sur le plan naval. Durant les trois décennies de la paix d’Utrecht, Londres continuera d’entretenir une flotte de 120 vaisseaux de ligne, observant avec anxiété la montée en puissance maritime, commerciale et coloniale de la France de la même époque, jusqu’à aboutir à notre fameux premier grand choc de la guerre de Succession d’Autriche…

Dernier des grands conflits louis-quatorziens, la guerre de Succession d’Espagne est un conflit européen majeur qui va profondément bouleverser les rapports de force du Vieux Continent et même susciter via les traités d’Utrecht l’émergence d’un ordre international. La Grande-Bretagne s’y est affirmée comme l’une des puissances majeures en Europe, notamment de par sa suprématie croissante sur les mers, ainsi que par sa remarquable force financière (qui lui a permis d’arroser de subsides tous ses alliés continentaux . C’est véritablement à ce moment que la puissance maritime anglaise supplante définitivement celle des Provinces-Unies (affaiblies par des décennies d’effort militaire constant contre la France) et où la Grande-Bretagne s’affirme de surcroit comme l’une des diplomaties les plus actives du continent, capable de peser fortement et même de dicter sa vision des équilibres géopolitiques européen !

Après trois décennies de paix s’étant traduites du côté des deux puissances par une formidable expansion coloniale et commerciale (particulièrement du côté français qui voit son commerce maritime exploser sur la période et qui rattrape alors son retard à toute vitesse), le déclenchement d’un nouveau conflit européen d’envergure réveille la rivalité mondiale latente franco-anglaise, et fait l’objet d’une première guerre navale, marquée par peu de grands affrontements mais néanmoins de haute intensité en matière d’efforts consentis tant par Versailles que Londres (le conflit maritime franco-anglais y prendra alors essentiellement la forme d’une inédite guerre des convois dans l’Atlantique, avec également des opérations menées de chaque côté sur les intérêts de l’adversaire dans les différents théâtres coloniaux – avec plusieurs prises importantes en Amérique du Nord et en Inde mais néanmoins toute respectivement rétrocédées à la fin du conflit). La dimension planétaire de la guerre de Succession d’Autriche aura en fait constitué l’échauffement et l’acte I de la guerre de Sept Ans, qui la suivra d’à peine quelques années, et qui se révèlera, elle, autrement plus décisive sur les destins coloniaux et mondiaux de la France et de l’Angleterre…

L’administration de la Royal Navy : une superstructure d’une remarquable efficacité

NOTA BENE : ce sous-chapitre sur l’histoire et le portrait de la marine britannique du XVIIIe siècle est très largement nourri par deux remarquables dossiers du magazine Guerres & Histoire consacrés à la Royal Navy, figurant respectivement dans une parution relative à la guerre de Sept Ans (n°21) ainsi que dans un hors-série thématique (n°7) dédié aux dix meilleures armées de l’Histoire (voir la bibliographie support à l’écriture de cette série en fin du présent article).

En France, comme je vous le raconte dans le cadre de ma grande série sur les origines de la guerre de Sept Ans, c’est le ministre de la Marine et ses commis qui conduisent en principe la politique navale et coordonnent l’action des arsenaux et navires, sans en avoir véritablement les moyens (surtout financiers…). Face à ce système il faut bien le dire assez rudimentaire et sous-développé, la Royal Navy dispose donc quant à elle (à l’instar de ses consœurs néerlandaises) depuis 1628 d’une administration à part entière : l’Amirauté. Cette superstructure de commandement et d’administration sans égale est dirigée par un conseil, le Board of Admiralty, coiffé par un Premier Lord qui n’est pas, comme l’Amiral de France, un aristocrate haut de gamme, mais un vrai marin (durant l’Entre-deux-guerres, il s’agit en l’occurrence de l’amiral Anson, le héros de la guerre de l’oreille de Jenkins et le vainqueur de la bataille du cap Ortegal).

Le Board sert à la fois d’état-major opérationnel, d’organe d’administration, mais aussi de garant du bon fonctionnement de la Navy. Au temps de son mandat comme Premier Lord de l’Amirauté, Anson veille en particulier à écarter du service actif les amiraux trop vieux ou jugés trop peu compétents, limite les promotions par patronage au strict minimum, et à son mot à dire sur l’ensemble des nominations. L’essentiel de la tâche de l’Amirauté est toutefois de positionner ses escadres et de déployer ses navires dans les multiples « stations », tissant les mailles d’un réseau naval presque planétaire, et de s’assurer que ces stations sont ravitaillées et disposent d’infrastructures suffisantes de réparations. Ces installations sont une des clés de l’efficacité mondiale de la Navy.

Au début des années 1750, à titre de comparaison, la France ne dispose en tout et pour tout que de quatre grande cales sèches, quand l’Amirauté en a seize (et s’apprête même à en mettre une en service en Amérique du Nord, où Versailles n’en dispose d’aucune malgré l’importance de la Nouvelle-France et plus globalement de ses colonies dans son économie et sa géostratégie générale). L’Amirauté peut également compter sur trois bases dépendant directement de son autorité dans les Antilles, ainsi que sur celle de Gibraltar (qui demeura pour l’Empire britannique un outil de la domination de la Méditerranée jusqu’au XXe siècle !). En Inde, l’Angleterre et sa Royal Navy peuvent aussi compter sur le port de Bombay, où la Compagnie des Indes entretient une forme de radoub, quand sa rivale française doit, elle, se contenter outremer d’utiliser des chantier privés (ou bien ceux de l’allié espagnol, souvent mal administrés… et coûteux).

Les succès obtenus par la Royal Navy au cours du XVIIIe siècle résultent, dans une large mesure, du caractère très structuré de son organisation. Le développement de bureaux spécialisés reflète l’attention particulière portée aux questions de logistique ce qui lui permit de satisfaire au fil du temps, de façon de plus en plus opérante et à un moindre coût, les besoins des forces navales sans cesse croissantes que l’Angleterre arma au XVIIIe siècle.

Christian buchet

Zoom sur : l’Amirauté, grand organe et instrument stratégique de la maîtrise des océans britannique

Il a toujours manqué à la marine française l’équivalent de l’Amirauté anglaise, organisme de direction désigné par les marins et ne dépendant du politique que dans une mesure restreinte, domaine financier mis à part.

JEAN MEYER ET JEAN BÉRANGER, LA FRANCE DANS LE MONDE AU XVIIIE SIÈCLE, p. 292

Si la raison d’être de la Royal Navy est sa flotte de guerre, cette dernière n’existe que pour servir les desseins de l’Amirauté britannique, dont les Lords et les Conseils sont à la fois le cerveau et le système nerveux central de sa puissance maritime. L’Amirauté joue en effet un double rôle : administrer la flotte, la ravitailler et la soutenir, certes, mais aussi diriger et coordonner entre elles les escadres et flottilles réparties sur l’ensemble du globe.

Pour remplir cette double mission, l’Amirauté compte très tôt à la fois des marins – les Lords de l’Amirauté, dont le Premier, équivalent d’un ministre de la Marine, après avoir longtemps été un amiral, deviendra en 1828 un politique (le rôle d’amiral en chef passant au « Premier Lord de la Mer » institué pour l’occasion) – et des administrateurs civils. L’ensemble est, dès le XVIIIe siècle, apte à coordonner à l’échelle d’un hémisphère les mouvements d’escadres dispersées, le tout sans moyens de communication plus rapide qu’un aviso portant des dépêches.

L’Amirauté n’a pas d’équivalent en France. Ainsi, chez cette dernière, le ministère de la Marine combine à son portefeuille la gestion coloniale ; surtout, il ne dispose pas des mêmes capacités de coordination opérationnelle, chaque flotte (Ponant/Atlantique et Levant/Méditerranée) demeurant autonome, tandis que commandement et intendance n’y sont pas aussi étroitement coordonnés qu’au sein de la Navy. Une remarquable avance organisationnelle et opérationnelle qui, peut-être plus que tout le reste, pèsera lourd, très lourd dans la balance lorsque viendra le grand choc entre les deux puissances…

L’essentiel de la tâche de l’Amirauté est de positionner ses escadres et de déployer ses navires dans les multiples « stations », tissant les mailles d’un réseau naval presque planétaire, et de s’assurer que ces stations sont ravitaillées et disposent d’infrastructures suffisantes de réparations. Ces installations sont une des clés de l’efficacité mondiale de la Navy. […] L’Amirauté peut également compter sur trois bases dépendant directement de son autorité dans les Antilles, et sur celle de Gibraltar, outil de la domination de la Méditerranée par la Royal Navy jusqu’au XXe siècle. […] Les bases ne sont pas tout : si la Navy tient mieux la mer que sa rivale, c’est aussi grâce à un système d’avitaillement à la mer […] qui permet aux escadres de traverser tous les océans mais aussi de tenir des mois durant le blocus de Brest en restant capable de combattre.

Benoist Bihan, « Pourquoi la Royal Navy a surclassé la Marine royale », article extrait du dossier « La guerre de Sept Ans : le Premier Conflit mondial » paru dans le n°21 du Magazine Guerres & Histoire (octobre 2014)

Alors que la Royale du XVIIIe siècle se borne à exercer des missions ponctuelles, la Navy se donne pour doctrine rien de moins que la maîtrise des mers… !

Parce que le Royaume-Uni se pense comme un empire maritime et commercial, Londres confie à sa marine la mission de prendre et de conserver la maîtrise des mers. Bien sûr, le contrôle qu’exercent les bâtiments anglais, à une époque où l’espace surveillé par une escadre ne dépasse pas de beaucoup l’horizon visible du haut de ses mâts, ne peut être total. Mais il s’agit de le rendre le meilleur possible. Pour cela, il faut maintenir des navires de guerre en grand nombre à la mer, en permanence, y compris en temps de paix, sous peine de voir vite apparaître une criminalité maritime également menaçante pour les affaires. La Royal Navy est donc toute entière « consacrée à la guerre perpétuelle en mer », selon l’expression de l’historien Daniel Baugh.

Quand Versailles attend d’un amiral français qu’il préserve sa flotte, Londres escompte que ses amiraux se battent, et à fond.

Benoist Bihan, « Pourquoi la Royal Navy a surclassé la Marine royale », article extrait du dossier « La guerre de Sept Ans : le Premier Conflit mondial » paru dans le n°21 du Magazine Guerres & Histoire (octobre 2014)

Cette « guerre perpétuelle » passe d’abord par l’établissement d’un blocus des ports de guerre adverses, le plus étanche possible. L’idée d’établir un blocus maritime des côtes et bases de l’adversaire n’est pas une invention britannique : nous avons vu en effet plus haut Anglais et Néerlandais y avoir chacun successivement recours l’un contre l’autre au cours de leurs trois guerres navales. Mais en 1746, nous l’avons vu dans le chapitre précédent, l’Angleterre (sur une idée de Hawke validée par Anson) innove en se dotant d’une escadre spécifiquement affectée à cette mission, avec la création du fameux Western Squadron, ciblé sur le blocus des ports du littoral atlantique français. Basée à Plymouth, le total de ses navires dépasse de moitié le nombre requis à la mer, ce qui permet un renouvellement régulier des navires ayant besoin d’entretien par des vaisseaux « frais » et qui permet également de remplacer presque immédiatement d’éventuelles unités perdues ou trop lourdement endommagées au combat. Inaugurée à la fin de la guerre de Succession d’Autriche et généralisée comme nous le verrons au cours de la guerre de Sept Ans, c’est peu dire que la méthode va obtenir d’excellents résultats : avec un Western Squadron croisant en permanence devant Brest, la flotte du Ponant restera bloquée au port, et n’en sortira que pour finalement subir l’une des pires désastres de l’Histoire de la marine française…

La facilité du blocus de Brest par la Royal Navy (inaugurée pour rappel dès le règne d’Henri VIII) tient aussi aux caractéristiques géographiques particulières de sa rade et du Finistère. Aucune sortie de Brest n’est en effet possible sans un coup de vent d’Est préalable, qui force les Britanniques au grand large et pousse les escadres françaises hors de la rade… Or le régime des vents dans la région vient surtout de l’ouest, ce qui garantit que l’escadre de Brest passe le plus clair de son temps bloquée au port.

La stratégie britannique repose sur deux axes que l’innovation financière a rendus possibles. Premier axe : arroser de subsides non seulement les multiples rivaux continentaux des Français afin de financer partiellement leur effort de guerre, mais également les pays neutres pour s’en conserver la bienveillance – et l’accès à leurs marchés. Il s’agit d’empêcher Paris de concentrer ses efforts sur sa marine et de susciter sa propre coalition contre Londres. Second axe : une approche militaire directe reposant essentiellement sur la Royal Navy. Cette dernière agit en combinant l’acceptation systématiquement de la bataille dès que celle-ci est possible – et délibérément recherchée dès que l’invasion menace – et l’organisation d’un blocus. Ce dernier poursuit lui-même plusieurs objectifs : priver l’ennemi de son commerce et de ses richesses, lui ôter ses colonies (comme monnaie d’échange ou comme conquête pure et simple), mais aussi et plus directement bloquer la flotte adverse au port. Le but est principalement d’empêcher cette dernière d’attaquer le commerce britannique, mais cela a aussi pour effet, lorsque la guerre dure, de dégrader progressivement sa capacité à livrer bataille : évoluer, et plus encore combattre en escadre, est en effet un art bien plus difficile que la manœuvre d’un navire…. qui n’est déjà pas aisée ! Ainsi plus une guerre dure, plus le blocus britannique est difficile à contester, tandis que, ravitaillée (toutes les deux semaines en moyenne pour les flottes bloquant Brest et Toulon pendant les guerres napoléoniennes) et maintenue par les conseils de l’Amirauté, la Royal Navy peut tenir la mer presque indéfiniment.

Benoist Bihan, « La Royal Navy : deux siècles d’hégémonie planétaire », article extrait du hors-série n°7 (« Les 10 meilleures armées de l’Histoire ») du Magazine Guerres & Histoire (juillet 2019)

Une fois le gros de la flotte ennemie neutralisé (car bloquée au port), c’est là que les choses deviennent effectivement vraiment intéressantes pour la puissance anglaise, car dès lors, toutes les options s’ouvrent. Il devient ainsi par exemple possible d’utiliser les mers pour appuyer les opérations militaires terrestres (on parle alors d’« opérations combinées »). C’est ce que fera, avec brio, la Royal Navy aux Indes, dès 1757 : trois navires de ligne, remontant la rivière Hooghly, suffiront à assurer la chute de Chandernagor. En 1758, la Navy enserrera par la mer Louisbourg, au Canada, qu’assiègent au même moment des troupes venues par la terre. Il devient également possible de mener des raids contre les bases ennemies (comme cela sera tenté à Lorient dès 1746, puis durant la guerre de Sept Ans à Rochefort en 1757, Cherbourg et Saint-Malo en 1758, avec un succès toutefois très mitigé), ou d’organiser de véritables opérations amphibies d’ampleur stratégique.

Zoom sur : les opérations combinées, spécialité britannique

Bien avant que Churchill ne soutienne la création d’un état-major portant ce nom en 1940, les opérations combinées font dès le XVIIIe siècle partie du répertoire de la Royal Navy. Raids à terre ou « descentes », débarquements pour s’emparer d’une colonie ou prendre à revers un ennemi, sont autant de savoir-faire maîtrisés tant par les marins que par les soldats de Londres. En dehors de sa mission coloniale, et de participation ponctuelle aux opérations continentales (toujours au sein d’une alliance), c’est dans le rôle de partenaire de la Navy que la British Army (l’armée de terre britannique) s’illustrera surtout.

Ainsi, après s’être emparé de Gorée, au Sénégal, en 1758, la Royal Navy dépêchera l’année suivante jusqu’au pieds des murs de Québec les quelques 8 000 soldats du général Wolfe qui vont faire tomber la ville : les troupes de Montcalm sont supérieures en nombre, mais il est contraint de les disperser pour surveiller tous les sites de débarquement possibles. La Navy saisit ensuite Belle-Isle en 1761 et, plus impressionnant encore, lance en 1762 deux opérations amphibies quasi-simultanées contre Manille et La Havane, deux bases espagnoles distantes de 15 000 km ! Avec également la prise de Louisbourg en 1758 (et sans compter l’opération amphibie de grande envergure tentée à Carthagène-des-Indes durant le conflit précédent), la guerre de Sept Ans demeurera ainsi le premier modèle d’opérations combinées. Si celles-ci ne seront pas toutes des réussites, ce degré de coopération remarquable entre l’armée et la marine atteint dès le XVIIIe siècle ne sera égalé par d’autres puissances qu’au XXe siècle… !


En ce milieu de XVIIIe siècle où l’État britannique fixe à sa marine l’objectif du contrôle maximum des mers, les missions de la Marine française – sa nouvelle grande rivale mondiale la superpuissance hollandaise désormais abattue – sont, elles, fort différentes. Maintenir une flotte en mer en permanence supposerait en effet d’y consacrer des sommes que le budget français, grevé par la nécessité de maintenir une armée de terre dont les Britanniques font l’économie (au moins en temps de paix), ne peut se permettre. Aussi les escadres royales sont-elles plutôt supposées exécuter sur ordre des missions ponctuelles : contester le blocus, ravitailler directement une colonie (les navires de guerres sont alors « armés en flûtes », c’est-à-dire convertis en transports rapides partiellement désarmés : c’est ainsi que le Canada est renforcé à plusieurs reprises), escorter des convois, s’en prendre au commerce adverse, mener des raids ou des expéditions limitées… Cela permet à la France d’entretenir la lutte sur mer sans y consacrer des sommes (trop) considérables. Pour ce faire, pas besoin d’une flotte nombreuse : les navires partent, exécutent leur mission puis rentrent au port, ce qui élimine le besoin d’organiser des rotations sur des « stations » en mer, à la façon de l’escadre occidentale britannique. Même en restant au port, la flotte est utile : elle oblige le maintien, coûteux, du blocus adverse.

Cette protection, la marine de guerre doit l’assurer dans des directions extrêmement différentes, sous des latitudes et des climats différents, dans des conditions de météorologie et de résistance physique des hommes également très différentes, de par l’éloignement, la mousson, les chaleurs, la moiteur ou le souffle des alizés : en Méditerranée et sur les côtes atlantiques proches, pour protéger le commerce français avec les ports ibériques, espagnols et portugais, qui reçoivent de France environ 200 navires annuels, c’est-à-dire plus d’un bâtiment tous les deux jours ; avec les ports de la péninsule italienne, ; avec bien sûr les Échelle du Levant ; mais aussi et surtout dans l’Atlantique, afin de protéger le commerce fructueux avec les îles à sucre où se rendent alors, tous les ans, environ 316 navires – c’est-à-dire pratiquement un navire par jour – montés par plus de 8 000 matelots annuels. Mais incombe aussi à la marine de guerre la protection des possessions françaises dans les mers d’Asie : île Bourbon, île de France, comptoirs de Pondichéry et de Chandernagor ; la défense des théâtres lointains : côte de Coromandel, Louisbourg, Terre-neuve, Québec, Fort-Royal ; la nécessité de conduire dans les colonies les administrateurs français (gouverneurs, intendants) et d’en ramener les administrateurs et personnels divers en fin de « mandat ».

Michel Vergé-Franceschi, La Marine française au XVIIIe siècle, p. 123

« La marine française a toujours préféré la gloire d’assurer ou de conserver une conquête, à celle plus brillante peut être, mais certainement moins réelle, de capturer quelques navires ; et en cela, elle s’est rapprochée bien davantage du véritable but de la guerre. En fait, qu’importerait à l’Angleterre la perte de quelques vaisseaux ? Le point essentiel est de l’attaquer dans ses possessions, sources immédiate de sa richesse commerciale et de sa puissance maritime. La guerre de 1778 fournit des exemples du dévouement des amiraux français aux véritables intérêts de leur pays. La conservation de la Grenade, la prise de Yorktown, où une armée anglaise se rendit, la conquête de Saint-Christophe furent les résultats de grandes batailles dans lesquelles on laissa l’ennemi se retirer sans être inquiété plutôt que de risquer de lui donner une chance de secourir les points attaqués. »

Audibert de Ramatuelle (1759-1840), officier français du XIXe siècle et penseur naval de son temps (cité par le site web Trois-Ponts dans son article « Marine royale contre Royal Navy »)

Cohérente et économique, la doctrine française cherche à contourner plutôt qu’à contester le « contrôle naval » adverse. L’ennui est que cette stratégie rend la Marine royale incapable de s’opposer victorieusement à son adversaire britannique.

Benoist Bihan, « Pourquoi la Royal Navy a surclassé la Marine royale », article extrait du dossier « La guerre de Sept Ans : le Premier Conflit mondial » paru dans le n°21 du Magazine Guerres & Histoire (octobre 2014)

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Tactique : une Royal Navy surarmée et sur-agressive, face à une marine française qui privilégie la manœuvre et l’évitement du clash

Conçus pour des missions différentes, les bâtiments de ligne français et britanniques (les frégates des deux marines remplissent des fonctions similaires) ne mettent pas en avant les mêmes atouts. Dotés d’une coque plus fine, les navires français sont généralement meilleurs marcheurs. Ces qualités nautiques sont appréciées à leur juste valeur non seulement par leurs propres équipages, mais aussi par ceux de la Royal Navy : se voir confier le commandement d’un navire capturé est une récompense recherché chez les officiers de la Navy. Leur vitesse supérieure doit ainsi permettre aux escadres françaises d’engager ou de refuser le combat à leur guise.

Combat sous le vent d'un navire britannique et français
Amenés par leur doctrine à combattre sous le vent des Anglais, les navires français tirent au gréement afin de désemparer l’ennemi et de pouvoir s’échapper. C’est un choix, mais il est quasiment imposé par l’inclinaison des navires qui favorise, côté anglais, le tir dans la coque, plus meurtrier. Or, les Français sont toujours à court de marins…

Mais la performance a une contrepartie : plus étroits, les vaisseaux français emportent moins de ravitaillement (ce qui est cohérent avec une doctrine orientée « mission ») et se révèlent plus fragiles. Bateaux de marin, les navires français ne sont pas d’aussi bons bâtiments de guerre que leurs adversaires. C’est d’autant plus le cas que, conçus pour s’en prendre à des escadres plus faibles ou à des convois, ils ne privilégient pas la puissance de feu. Au début de la guerre de Sept Ans, les navires de ligne à deux ponts portant entre 60 et 74 canons composent 80% (soit 46 sur 58) des effectifs, complétés seulement par 5 puissants trois-ponts de 80 canons ou plus et 7 de 50 canons, trop faibles.

La Royal Navy, elle, est non seulement presque deux fois supérieure en nombre avec 97 navires, mais 15 d’entre eux sont des trois-ponts portant plus de 90 canons (contre 38 de 64 à 74 canons (39%) et 44 de 50 à 60 canons (45%). Si les Français ont un léger avantage côté bâtiments intermédiaires, les gros navires anglais, quoique inférieurs aux 80 canons français, font plus que compenser le handicap tactique, surtout que les navires britanniques embarquent des pièces de plus gros calibre. Certes moins élégants, ils encaissent toutefois mieux les coups, conséquence logique d’une conception privilégiant la durée à la mer et aboutissant à des navires plus solides, capables d’endurer aussi bien la tempête de Brest que le tonnerre du canon.

Sur ce point d’ailleurs, il faut bien le dire, la Royal Navy a beaucoup (beaucoup) d’avance sur sa concurrente : loin de se contenter de suivre la classique ligne de file, les amiraux de la Navy prennent déjà l’initiative dès 1747 de sortir des schémas classiques du combat naval pour chercher la rupture et le résultat (en l’occurrence : la capture et/ou l’anéantissement de la flotte adverse). Trois décennies avant les Saintes (la plus grande bataille navale de la guerre d’Amérique), et plus d’un demi-siècle avant Trafalgar, les commandants d’escadre britanniques n’auront ainsi pas attendu pour innover et prendre des risques (toujours circonscrits toutefois par l’avantage immuable que leur donne leur large supériorité numérique et professionnelle). Ces évolutions déjà perceptibles de la tactique du combat naval dès le second quart du XVIIIe siècle et la capacité des amiraux britanniques non-seulement à accepter mais même à RECHERCHER le choc avec leurs adversaires sont fondamentales, car elles joueront un grand rôle dans les conflits suivants – et participeront aussi pour beaucoup (mais pas à elles seules bien sûr) à expliquer les grandes défaites navales françaises de la célèbre guerre de Sept Ans :

[Lors de la bataille du cap Finisterre, le combat] n’a pas été mené en suivant le schéma habituel de la ligne de file. Hawke a progressivement enveloppé l’escadre adverse pour la détruire navire par navire. Un choix tactique qui n’a été possible que parce qu’il disposait d’une forte supériorité numérique, comme d’ailleurs Anson au cap Ortégal. Ces deux batailles montrent que contrairement à ce qui a été trop souvent écrit, le combat en ligne de file n’était pas une loi d’airain et que les chefs anglais savaient s’en défaire si l’occasion s’en présentait. Côté français, L’Estenduère, vu l’infériorité de ses effectifs, n’avait de toute façon guère le choix, même si on constate dans tous les affrontements navals, que les Français sont fidèles à cette tactique qui a l’avantage, lorsque les deux flottes sont à égalité de limiter les risques, mais aussi les résultats. La plupart des batailles en ligne de file sont indécises, comme celle de Toulon en 1744 et permettent souvent aux deux camps de clamer victoire. Il faudra attendre Suffren, côté français pour remettre (très difficilement) en cause cette tactique, et les guerres révolutionnaires côté anglais pour s’en défaire cette fois définitivement en prenant l’habitude de briser la ligne ennemie, d’ailleurs sans attendre l’arrivée de Nelson aux commandes de la Royal Navy. Avant d’en arriver là, les deux marines se retrouveront lors de la guerre de Sept Ans et de la révolution américaine […].

Extrait de la page Wikipédia consacrée à la bataille (encore une remarquable œuvre de synthèse du brillant contributeur de l’Encyclopédie dont je continuerai ici de respecter l’anonymat…)

Zoom sur : quand les réformes d’Anson (1748-1754) achèvent de faire de la Navy une machine à gagner les batailles et à dominer les mers

Durant la guerre de Succession d’Autriche, le fameux Western Squadron dont nous avons parlé plus haut tombe en effet dessus à deux reprises sur de grands convois marchands français en route vers les Antilles et leur escorte (il s’agit des deux batailles dites « du cap Ortegal » et « du cap Finisterre » évoquées ci-dessus). Fidèles à leur doctrine qui veut qu’en pareille situation, les commandants français sacrifient leur escadre pour permettre au convoi de passer (soit l’inverse rigoureuse de la doctrine anglaise de la même époque qui privilégie, elle, la conservation de ses vaisseaux de guerre au détriment des navires marchands en cas de combat ingagnable), les deux rencontres de 1747 aboutissent à deux combats navals de haute intensité qui voit la nouvelle génération de navires français (fruit de la « révolution navale silencieuse » des années 1720-1730) tenir la dragée haute aux grosses unités de la Navy, voire parvenir à eux tous seuls à tenir en respect l’intégralité de l’escadre réunie contre eux ! Ces deux batailles sont l’occasion pour l’Amirauté de constater l’avance remarquable qu’a prise la France en matière de construction navale et de qualité de ses vaisseaux, ainsi que les limites de ses tactiques d’attaque (observées notablement au cours d’autres combats étant intervenus durant le conflit). Malmenée donc à la bataille par des escadres françaises pourtant très inférieures en nombre et aux équipages bien moins entrainés au choc, l’Amirauté va réagir à ces deux combats (comme elle l’avait fait près d’un siècle plus tôt lors des graves défaites qu’elle avait subie face à la marine hollandaise) par l’adoption d’une série de mesures qui vont venir réformer de fond en comble la Royal Navy (une sorte de « révolution navale silencieuse miroir » de celle qu’avait ainsi connue la France entre les décennies 1720 et 1740… !).

En fait, entre 1748 et 1754, c’est même disons-le à toute une réorganisation de la flotte anglaise que l’on assiste. Ayant eu beaucoup de mal à venir à bout des nouveaux vaisseaux français de 74 canons, la Royal Navy va ainsi intégrer les exemplaires qu’elle a réussis à capturer lors des deux combats de 1747 et se mettre à les copier. Mais les choses vont à vrai dire beaucoup plus loin que cela. En effet, sous la houlette de l’expérimenté et stratège vice-amiral Anson, l’Amirauté anglaise va aussi se lancer dans une politique de réforme en profondeur : liquidation des vaisseaux trop vieux ou inadaptés, rajeunissement du corps des officiers, amélioration de l’encadrement sanitaire, renforcement de la discipline, et même construction de nouvelles bases outre-mer… Forte de tout cela, c’est ainsi une Royal Navy solidement réorganisée, aux navires plus jeunes et de meilleure qualité, aux équipages les mieux entraînés et les mieux traités du globe, mais aussi et surtout une Royal Navy bénéficiant d’une organisation logistique et opérationnelle absolument remarquable, à la pointe du progrès et surclassant tous ses adversaires dans quasiment tous les domaines, que la France va tragiquement retrouver face à elle une demi-douzaine d’années plus tard. Et le choc n’en sera cette fois que plus grand…

Londres remet tout à plat : le modèle du deux ponts français est bien évidemment adopté mais c’est plus largement l’ensemble de la stratégie navale qui est repensé – le dédoublement d’escadre par exemple, expérimenté avec succès par l’amiral Hawke au cap Finisterre (1747), devient une pratique courante. Deux bases navales britanniques voient également le jour, à Antigua et la Jamaïque.

Cyrille P. Coutansais, L’Empire des mers. Atlas historique de la France maritime, p. 174

En pratique, le choix technologique français ne fonctionne guère… Sauf à Minorque, en 1758, les Français seront incapables de dicter les termes d’engagements qui tournent nettement à l’avantage adverse. C’est le cas à Lagos et surtout dans la baie de Quiberon en 1759, deux débâcles [décisives de la guerre de Sept Ans] qui sonneront la fin de la Marine pour le reste de la guerre. Les leçons ne seront pas perdues : les 74 canons français de la guerre d’Amérique, plus lourds, feront jeu égal avec les 90 canons anglais. Mais la technologie ne peut pas tout compenser…

Benoist Bihan, « Pourquoi la Royal Navy a surclassé la Marine royale », article extrait du dossier « La guerre de Sept Ans : le Premier Conflit mondial » paru dans le n°21 du Magazine Guerres & Histoire (octobre 2014)

Le commandement et le recrutement anglais : une véritable méritocratie

À quelques exceptions près, tous les futurs officiers de la Royal Navy commencent leurs carrières comme mousses ou matelots.

N. A. M. Rodger

L’un des principaux atouts de la Navy réside dans le nombre et la qualité de ses équipages. De l’amiral au matelot, la Royal Navy dispose en effet – si on la compare à sa grande rivale du moment qu’est la Marine française – d’une ressource humaine de meilleure qualité, et surtout plus homogène.

Au milieu du XVIIIe siècle, la Royal Navy compte 75 000 hommes, tandis que le nombre total de marins britanniques atteint 115 000. C’est que les Britanniques ont compris qu’un bâtiment de guerre est essentiellement une plateforme d’artillerie : sur les 700 à 800 hommes d’un gros bâtiment, 150 seulement se consacrent à la manœuvre de la voilure. Le reste sert les canons, à raison d’une dizaine d’hommes environ par pièce, ou prête ses muscles aux servitudes. Pragmatique, l’Amirauté élargit donc son recrutement non seulement aux marins mais aussi aux terriens, de gré (même si la prime d’engagement et la solde n’ont rien de mirobolant, la pitance est assurée et l’on peut espérer des primes de capture) ou de force. La Navy a le droit de saisir des marins sur les navires de commerce ou dans les prisons, et fait appel largement au système de la presse : des groupes de « recruteurs », les press gangs, arpentent villes et campagnes pour y rafler les hommes valides, formés ensuite par le noyau de marins d’expérience du bord. Aussi brutale, inique et impopulaire qu’elle soit, la presse assure une réserve humaine presque inépuisable qui permet d’endurer épidémies, batailles et naufrages accidentels. Et donne au commerce britannique, qui fleurit avec la guerre, une masse salariale de qualité.

L’accroissement de la puissance de feu des vaisseaux de ligne et, en particulier, la généralisation des gros calibres (canons de “24” et de “36”) entraîne nécessairement l’augmentation des équipages.

JEAN MEYER ET JEAN BÉRANGER, LA FRANCE DANS LE MONDE AU XVIIIE SIÈCLE, P. 289

Illustration du système britannique de la presse
Le système britannique de la presse illustré par la BD Les Pionniers du Nouveau Monde (tome 5, p. 9)

L’Angleterre du XVIIIe siècle ne met l’accent que « sur les qualités de marin, dérivées de longs services su mer dès l’enfance ce qui est sans doute l’une des causes capitales de la réussite anglaise du XVIIIe siècle, et la caractéristique dominante des officiers de la Royal Navy ». Il y a là aussi une différence fondamentale avec la France où la cohésion officiers/équipages choisis selon le régime des classes, est loin d’être aussi grande. En Angleterre, cette cohésion « donne le plus de chances possibles d’avoir un équipage de bonne qualité, ce qui se trouve à la racine de toute réussite, ce qui s’avère indispensable pour exercer un métier aussi exigeant et dangereux » (Rodger).

Michel Vergé-franceschi, la Marine française au XVIIIe siècle, p. 137

L’efficacité des équipages anglais s’appuie de surcroît sur un commandement remarquable, non tant par la valeur exceptionnelle de certains individus que par son professionnalisme et son homogénéité qualitative. Dès le début du XVIIIe siècle en effet, le brevet de capitaine ne peut s’obtenir qu’en réussissant un examen, suffisamment rigoureux pour éviter presque totalement les passe-droits et privilèges. La navigation hauturière ne souffre aucune médiocrité. Une fois breveté, l’officier est inscrit sur la liste navale, classé par ancienneté jusqu’à son décès. Les amiraux sont les plus anciens capitaines brevetés, en « tête » de liste. Ce qui contraint l’Amirauté à accorder régulièrement des « préretraites » pour se débarrasser des capitaines inaptes au commandement d’une flotte, mais évite là encore que ces postes soient accordées par faveur, au plus grand profit de la compétence d’ensemble (de grands noms de l’histoire de la Royal Navy comme Nelson, fils d’un simple clergyman, illustreront le meilleur de ce système, probablement le plus remarquable « ascenseur social » militaire en Europe jusqu’à la Grande Armée napoléonienne). Assez strictement méritocratiques, ces conditions de recrutement des officiers constitueront l’une des clés des succès de la Royal Navy du XVIIIe au XXe siècles.

Pris individuellement, les officiers de la Royal Navy ne sont donc pas spécialement meilleurs que leurs adversaires français ; mais là où la France ne dispose que de 800 officiers de tous les grades au début du conflit (plus 200 « gardes de pavillon » et « gardes de la marine », que l’on appellerait aujourd’hui des aspirants), la Navy peut compter sur un demi-millier de capitaines à la déclaration de guerre, et brevette plus de 800 lieutenants de vaisseau entre 1745 et le début de la guerre de Sept Ans (et elle gagnera de plus des officiers pendant la guerre quand la France ne fera qu’en perdre… !).

Part des dépenses militaires dans la dépense publique vers 1750 (comparatif France, Prusse et Royaume-Uni)
Le Royaume-Uni dépense, en valeur relative, plus que la France (et moins que la Prusse). Handicap pour la Couronne ? Certes, mais compensé par l’activité permanente de la Navy, gage de qualité opérationnelle, et par la croissance économique engendrée par les commandes militaires.

Ainsi, en résumé, quand Versailles cherche des capitaines à ses bateaux, Londres fait donc l’inverse, et la guerre soulage nombre d’officiers laissés à terre par la paix. Là encore, la question de la largeur de la base de recrutement est essentielle. L’aristocratique Marine royale est minée par une rivalité interminable entre les « Bleus » et les « Rouges », couleur des revers des uniformes des deux catégories d’officiers qu’elle accueille dans ses rangs. Les Bleus, plus nombreux, sont d’anciens marins de commerce, ou corsaires, souvent roturiers, parfois de petite noblesse. Professionnels de la mer, nombre d’entre eux se révèlent efficaces, mais on ne leur accorde au mieux que des frégates. Les navires de ligne et l’accès aux hautes fonctions sont réservés aux Rouges, élite aussi orgueilleuse que peu nombreuse. Elle produit parfois des amiraux de grand talent (comme La Galissonnière), mais aussi hélas, surtout, de grand âge : Conflans, qui commandera la flotte à Quiberon, a près de 70 ans ; l’âge moyen est de 65 ans, et au début de la guerre de Sept Ans, deux vice-amiraux ont plus de 80 ans…

Certains vice-amiraux doivent simplement leur poste à Versailles, où le richissime duc de Penthièvre, devenu Amiral de France par apanage à 12 ans, distribue les escadres sans avoir jamais foulé un pont.

Benoist Bihan, « Pourquoi la Royal Navy a surclassé la Marine royale », article extrait du dossier « La guerre de Sept Ans : le Premier Conflit mondial » paru dans le n°21 du Magazine Guerres & Histoire (octobre 2014)

Rien de tout cela dans la marine du roi George (à la différence de l’armée…), où la particule n’est déjà plus considérée comme une marque de compétence. Même si elle n’ignore ni les différences de classes et de caste, ni le népotisme et le favoritisme, la Navy octroie les grades jusqu’à celui de capitaine de vaisseau après examen, non par achat de charge comme en France, et, ensuite, à l’ancienneté. Cette société du mérite est donc gouvernée par l’aptitude. On valorise ainsi l’innovation technique, ou l’excellence scientifique : c’est ainsi que James Cook, fils d’un simple laboureur écossais, combat en Amérique du Nord où il éclaire l’avancée de la flotte venue assiéger Québec en sondant le Saint-Laurent.

Surtout, la Navy valorise l’agressivité : quand Versailles attend d’un amiral français qu’il préserve sa flotte, Londres escompte que ses amiraux se battent, et à fond : 38 capitaines de vaisseau seront cassés pendant la seule guerre de Sept Ans pour timidité excessive (comme cela avait déjà été le cas lors du conflit précédent) et l’amiral Byng, battu à Minorque, sera même fusillé. Cas unique certes, mais éloquent, et surtout impensable en France : La Clue Sabran, médiocre protégé du duc de Penthièvre et responsable du désastre de Lagos sera, lui, promu… ! De façon générale, la recherche du combat implique une attention soutenue à l’artillerie, avec entraînement régulier, en vitesse et en précision.

Mieux amarinés, car naviguant plus souvent, mieux entraînés, les officiers anglais et leurs équipages affrontent leurs adversaires sûr de leurs atouts et de leur supériorité : un ascendant moral qui leur assure de nombreux succès.

Benoist Bihan, « Pourquoi la Royal Navy a surclassé la Marine royale », article extrait du dossier « La guerre de Sept Ans : le Premier Conflit mondial » paru dans le n°21 du Magazine Guerres & Histoire (octobre 2014)

La marine française du XVIIIe siècle ne fait donc figure que de brillante seconde. Brillante certes. Mais seconde marine européenne seulement face à une Royal Navy qui a pour elle 1) le Navy Board « modèle du genre », innovation fondamentale qui permet de disposer en peu de temps d’un nombre suffisant de navires prêts au combat…. Le Navy Board est sans doute le la meilleure organisation navale de l’époque (J. Meyer) ; 2) les premiers Lords qui « disposaient de l’autorité sociale essentielle pour imposer les ordres » (J. Meyer) ; 3) un « un surarmement des navires – par rapport au tonnage – qui caractérise la Navy jusqu’à la fin de l’ère de la voile » (J. Meyer) ; 4) le fait « que les navires anglais passaient en mer le plus claire de leur temps, alors que la stratégie française devenait (à partir de 1713) ponctuelle, limitant en général les croisières à des “missions” » (J. Meyer).

* * *

Voilà ainsi posé et synthétisé l’Histoire ainsi que les grands facteurs et caractéristiques qui auront permis à la Marine britannique de devenir au milieu du XVIIIe siècle la meilleure du monde. Une Royal Navy constituant au tournant des années 1750, suite aux ultimes réformes de l’amiral Anson, un instrument pour l’époque proche de la perfection, et qui permettra à l’Angleterre de mettre à bas en l’espace d’à peine un conflit (la fameuse guerre de Sept Ans) la quasi-intégralité du remarquable et immense empire colonial que la France avait patiemment bâti depuis deux siècles aux Indes et surtout en Amérique du Nord (l’oubliée Nouvelle-France). Une défaite française d’importance métahistorique qui offrira alors à son plus vieil et immuable adversaire, pour près de deux siècles, la maîtrise incontestée des mers, et bien sûr grâce à elle, la clé de la domination du Monde…

En guise d’épilogue : le premier Empire britannique (1600-1783), l’empire « réticulaire » qui a tout compris des nouveaux paradigmes de la Modernité

En opérant ce divorce entre la mer et la terre, en créant même la mer comme espace politique et culturel, l’Angleterre engendrait les prémisses d’un nouvel ordre mondial, fondé sur l’utilitarisme, l’obligation au libre-échange, la paix (et la domination) par le commerce. […] Les mers seront britanniques, ainsi le pouvoir d’Albion sera virtuellement partout, là en tout cas où se font les échanges, où croît la civilisation.

Philippe Forget et Gilles Polycarpe, Le réseau et l’infini, pp. 55-57

Il y a une décennie, le philosophe et anthropologue Philippe Forget publiait avec Gilles Polycarpe un livre méconnu intitulé « Le réseau et l’infini », qui s’interrogeait sur le rôle que le paradigme du réseau avait joué depuis la nuit des temps historique, et analysait en particulier la façon dont ce dernier avait structuré les grandes évolutions anthropologiques des Temps Modernes (jusqu’à grandement déterminé le monde tel que nous le vivons aujourd’hui). Dans cet ouvrage remarquablement intéressant (pensé d’abord comme un outil de réflexion stratégique pour la pensée militaire moderne), les deux essayistes s’attardaient en particulièrement longuement sur le cas de l’Empire britannique, le rôle décisif qu’a joué dans sa constitution la notion de réseaux et de réticularité, et la façon dont la maîtrise exemplaire de ces deux concepts a permis aux Britanniques de bientôt dominer le monde.

Très inspiré par les travaux de son ami Forget, l’historien militaire Laurent Henninger a poussé un peu plus loin encore la réflexion autour du paradigme des réseaux, établissant une thèse autour de l’idée qu’il existerait un processus historique de « fluidification du monde », que l’on pourrait envisager comme consubstantiel au paradigme de la Modernité (une logique de fluidification dans laquelle nous nous trouverions d’ailleurs toujours – et à un stade de plus en plus avancé !). L’idée (grossièrement résumée bien sur – je renvoie les intéressé(e)s du concept vers la conférence partagée plus bas !) est la suivante : le monde peut se percevoir comme divisé en deux grandes types d’espaces : les espaces « fluides » (à l’époque les mers – et bientôt les airs puis l’espace), et les espaces « solides » (la terre – là et seulement là où l’Homme vit et peut vivre) ; complété d’une infinité de situations intermédiaires à la croisée du caractère fluide ou solide (ces derniers ne doivent en effet pas être considérés comme une dualité fixe et figée, mais plutôt comme deux polarités, deux extrémités d’un curseur… !). Sur ces espaces se déploient des réseaux, caractérisés par des points – les lieux – et des intervalles – l’espace qui sépare un lieu d’un autre (on pourra penser par exemple à des réseaux routiers, qui constituèrent notamment l’un des piliers-clés de l’Empire romain et de sa puissance !).

Durant des millénaires – et à vrai dire jusqu’au tournant de l’ère moderne (comme le démontre très bien Philippe Forget et Gilles Polycarpe dans leur essai) –, c’était les lieux qui déterminaient le réseau, ou dit autrement, c’était les intervalles qui étaient subordonnés aux lieux – et non l’inverse (un réseau routier antique ou médiéval, comme par exemple celui de l’Empire romain ou de la route de la Soie, visait ainsi à rejoindre des lieux – en l’occurrence des villes et des carrefours marchands). Or tout cela change – et fondamentalement – au début de la Renaissance, lorsque les Européens se lancent dans l’exploration maritime afin d’ouvrir de nouvelles routes vers l’Asie et ses richesses. Pour ce faire, ces derniers doivent concevoir de nouveaux navires et se doter de nouvelles technologies et connaissances (astronomie, etc.) capables de leur permettre d’effectuer de longues traversées transocéaniques.

C’est à ce moment que nous rejoignons la notion d’espaces fluides développée par Laurent Henninger : dans les immensités de l’océan en effet, il n’y a pas de lieu, chaque point en vaut un autre, et seules des notions mathématiques (comme la longitude et la latitude) viennent différencier un point d’un autre. Ainsi, sur le plan des mers, la perspective du réseau va se renverser : ce n’est plus le lieu (ou plus exactement la jonction de deux lieux) qui détermine l’intervalle, mais l’intervalle qui en vient à subordonner les lieux. On établit un port à tel endroit, car au-delà d’une configuration favorable (une baie bien abritée, une rade naturelle propice au mouillage,…), celui-ci est bien situé vis-à-vis du réseau de déplacement maritime, contrôle un nœud de routes maritimes entre telle région et telle région, etc. Bientôt, à mesure que les Européens se mettent à naviguer sur les différents océans du monde et à établir de vastes réseaux maritimes à travers le globe (d’abord essentiellement marchands), la maîtrise de ces réseaux va ainsi devenir l’enjeu n°1 des puissances ayant de grandes ambitions maritimes et/ou coloniales (l’une n’inclue pas forcément l’autre). Or – et c’est là où nous rejoignons enfin le thème de notre article –, les Anglais sont de loin ceux qui ont le mieux compris (même s’ils ne l’ont probablement jamais théorisé de la sorte) ce nouveau paradigme du réseau et de la maîtrise des espaces fluides qui a si étroitement à voir avec la Modernité.

Comme vous l’avez maintenant compris, l’Histoire moderne britannique a en effet tout, absolument tout à voir avec ce concept, que nous pouvons globalement reformuler et résumer par l’idée qu’à partir de la Renaissance, les nouveaux ressorts de la puissance (entendue à une échelle internationale et planétaire) ne résident plus dans le contrôle “terrestre” du monde, mais dans celui de ses zones de liaison et d’interface – en l’occurrence, aux Temps Modernes : les mers ! L’histoire de la conquête britannique du monde, chacun le sait bien (et nous avons fait plus que de le raconter ici), c’est l’histoire de la maîtrise puis de la domination des mers – qui contrôlent ces dernières en viendra en effet mécaniquement à dominer le monde (terrestre) ! Mais la mer, on ne peut évidemment jamais véritablement la contrôler, a fortiori en une époque où le radar n’existe pas et où la zone d’observation (et donc d’action) réelle d’un navire ne dépasse pas la ligne d’horizon. Contrôler les mers au temps de la marine à voile (et au travers elles, donc, le monde), c’est en fait et bien sûr contrôler ses réseaux – et ça, les Anglais l’ont mieux compris que n’importe qui d’autre (à l’exception notable peut-être des Portugais puis après eux surtout des Hollandais, avec qui les Anglais ont beaucoup à voir méta-culturellement et dont ils “absorberont” en quelque sorte la puissance et la brillance à la fin du XVIIe siècle !).

Qu’ont fait les Anglais dès les débuts et à vrai dire tout au long de leur Histoire maritime jusqu’à la guerre d’Indépendance américaine (qui marque la fin de la première phase de leur Empire) ? Je vous le donne en mille : chercher à contrôler les réseaux maritimes plutôt que directement les espaces géographiques (à vocation coloniale ou commerciale) que les premiers relient ! La comparaison avec l’Empire espagnol est peut-être la plus éclairante : rapidement après la découverte de l’Amérique, les Espagnols vont en effet conquérir une large partie de l’immense nouveau continent, et y établir un prospère empire colonial – ce qui leur coûtera beaucoup d’efforts mais dont ils tireront en retour de fabuleuses richesses ! Arrivés bien après les Espagnols et les Portugais dans le game colonial (à l’instar d’ailleurs des Français), les Anglais auraient pu dans ce contexte chercher à user de leur suprématie maritime croissante pour grignoter des parts de l’immense Empire espagnol et lui en arracher quelques morceaux par ci par là (ce qu’ils essaieront tout de même de faire à diverses occasions, il ne faudrait bien sûr pas l’occulter). En fait, dès le milieu du XVIIe siècle, les Anglais vont prioriser leurs efforts sur la possession certes de territoires conséquents (comme ce sera le cas en Amérique du Nord avec le développement des Treize Colonies), mais aussi et surtout sur celle de points stratégiques, de nœuds du commerce mondial et des grandes voies de navigation maritime (même si c’est surtout à partir du début du XVIIIe siècle qu’ils y arriveront dans les faits, là est en effet depuis l’ère élisabéthaine leur stratégie).

Rien ne saurait mieux illustrer cette conception si différente de la puissance qu’ont les Britanniques en particulier d’avec les Espagnols ou les Français (ses deux grands rivaux de la période une fois la superpuissance hollandaise effondrée) que la façon dont les diplomates de Londres aborde le traité d’Utrecht et le nouvel ordre international qui va en résulter. En 1713, les Britanniques ressortent en effet grand vainqueur de la guerre de Succession d’Espagne, conflit où leur suprématie navale s’est exprimée et affirmée sur tous les théâtres d’opérations. On aurait pu s’attendre à ce que ces derniers profitent alors de leur avantage en arrachant aux diplomates espagnols et français la concession de portions conséquentes de leurs empires. Mais qu’est-ce qui intéresse alors plus que tout les Britanniques ? Conserver Gibraltar et Minorque – qu’ils ont capturés aux Espagnols au cours du conflit –, se voir concéder l’Acadie péninsulaire par la France (et avec elle son remarquable site portuaire de Port-Royal), et obtenir des Espagnols des accès privilégiés aux marchés intérieurs de l’immense Nouvelle-Espagne (c’est-à-dire directement aux bénéfices que les Espagnols retirent de leur empire et non à leur empire lui-même) ! Voilà qui résume toute la philosophie qui a permis en à peine deux siècles à l’un des plus petits et derniers pays européens partis à la conquête des mers de dominer le monde : quand l’Espagne (et aussi d’une certaine façon la France en Amérique du Nord avec son immense Nouvelle-France sous-peuplée) pense son Empire presque à la façon de l’Empire romain (c’est-à-dire de façon terrestre et nous pourrions presque dire de façon « foncière et agraire »), l’Angleterre pense son empire comme un RÉSEAU, ou en tout cas comme fondé d’abord et avant tout (car là est la nuance) sur le contrôle de réseaux – en l’occurrence marchands et maritimes (mais aussi financiers sur son sol avec nous l’avons vu une fiscalité très efficace doublée d’une ingénierie financière remarquable, qui permet à l’Angleterre dès le tournant du XVIIIe siècle de collecter plus d’impôts par habitant et de compter parmi les États les plus stables financièrement d’Europe malgré un très haut niveau d’endettement public !).

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EN RÉSUMÉ, quasiment dès le début de l’ère moderne, les Britanniques auront compris avant tout le monde que dans le monde tel est qu’il en train d’évoluer, tout ou presque tout est désormais subordonné aux réseaux – qu’ils soient maritimes, commerciaux, financiers ou encore politiques –, et que c’est ces derniers qu’ils importent de contrôler en premier lieu (pardonnez le jeu de mots…), bien davantage que des terres ou des populations. Dès sa conception et tout au long de son histoire jusqu’au tournant remarquable du XIXe siècle (où l’Angleterre rompra effectivement avec cette philosophie en développant un vaste empire terrestre aux Indes), l’Empire britannique aura ainsi été fondamentalement un empire réticulaire, fondant sa puissance non sur la domination de vastes régions terrestres (comme le fera si bien l’Espagne en Amérique), mais sur celle des points et zones stratégiques conditionnant l’accès à ces dernières (en priorisant ainsi sa stratégie et ses efforts sur la possession et le contrôle des îles, des détroits, des estuaires, des isthmes, des bandes côtières,… c’est-à-dire des espaces nodulaires et des « verrous » maritimes – comme l’incarnait à la perfection le site de Gibraltar !). Contrôler non pas le monde (terrestre) mais le réseau mondial (ce qui revient à contrôler le premier) : voilà donc qu’elle aura été peut-être la formule du succès de l’Empire britannique, puis de l’hégémonie culturelle anglosaxonne qui en découlera. Un Empire qui n’aura finalement été supplanté que par son « rejeton » en personne – et un hégémon anglosaxon sur lequel le soleil ne se couche toujours pas.

Après ce bien grossier aperçu d’une thèse profonde et riche, j’invite en tout cas bien sûr les intéressé(e)s et curieux à prendre connaissance de ces passionnantes (et éclairantes) réflexions de Laurent Henninger (ainsi que les travaux de l’anthropologue Philippe Forget qui les ont largement inspirés), car au-delà de sa profondeur d’analyse historique, vous pourrez également y constater que ce concept de « fluidification du monde » et sa logique a peut-être de surcroît beaucoup à nous dire sur notre monde contemporain (et en constitue disons-le une pertinente clé de lecture de ses grandes dynamiques géopolitiques comme anthropologiques !)

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Pour aller plus loin… 🔎🌎

Ce petit épisode de la série des « Il était une fois… » du blog centré sur trois siècles d’Histoire anglaise et permettant de comprendre comme l’île Britannique s’est patiemment érigée au rang de maîtresse incontestée des océans (et bientôt de première puissance mondiale), est en fait extrait de ma grande série consacrée à la guerre de Sept Ans (1756-1763). Si le sujet de la grande rivalité mondiale franco-britannique du XVIIIe siècle – et plus globalement la grande Histoire de la « mondialisation maritime » des Temps modernes et du grand jeu entre puissances européennes pour la domination des espaces coloniaux et maritimes – vous intéresse (ce fut en effet une période charnière de l’Histoire du monde tel que nous le connaissons aujourd’hui !), je vous oriente ainsi vers la découverte de cette riche série documentaire traitant de cet immense conflit, considéré par de nombreux historiens comme l’une si ce n’est “la” première guerre véritablement « mondiale » de l’Histoire. Un conflit qui débutera (et se propagera) en effet dans l’ensemble des empires coloniaux du monde, lui conférant ainsi une dimension planétaire et maritime inédite.

Une guerre constituant en outre le plus grand choc de l’intense conflit global qui opposera tout au long du XVIIIe siècle la France et la Grande-Bretagne pour la domination (de la mondialisation) du monde ; une suite ininterrompue de conflits, de Louis XIV à Waterloo, d’ailleurs qualifié de « Seconde guerre de Cent Ans » par certains historiens. Une passionnante série d’articles en forme de grande fresque historique, qui vous portera ainsi des Grandes Découvertes à la chute du Canada et des Indes françaises, et de la fondation des grandes empires coloniaux européens outremers et de la naissance de la mondialisation maritime et de la globalisation économique à l’émergence du capitalisme, du libéralisme et plus globalement d’un nouvel ordre mondial caractérisé par l’hégémonie planétaire britannique (sur les plans maritime, colonial, économique, culturel, géopolitique, etc.). Une grande série qui vous amènera aussi à mieux comprendre tant les racines de la guerre d’Indépendance américaine que celles de la Révolution française et des guerres napoléoniennes ; autant d’événements qui structureront décisivement notre monde contemporain !

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