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Les guerres anglo-néerlandaises, ou quand l’Angleterre supplanta les Provinces-Unies comme puissance navale (et bientôt mondiale) dominante

Entre 1652 et 1674, l’Angleterre et la Hollande vont s’affronter au cours de pas moins de trois violentes guerres maritimes, qui vont compter parmi les plus grands combats navals des Temps Modernes (avec des flottes réunissant jusqu’à cent navires de chaque côté !). L’enjeu de cet affrontement ? Le contrôle des mers et du commerce mondial, alors largement dominés par les toutes puissantes Provinces-Unies – qui à peine un siècle après leur indépendance arrachée à l’Espagne, règnent sans partage sur les réseaux commerciaux internationaux et ont fait de leur capitale Amsterdam la banque et l’entrepôt du monde.

L’Angleterre, de son côté, depuis l’époque des rois Tudors, a aussi largué les amarres avec le Vieux Continent, et porté son regard et son avenir vers les horizons lointains. Elle est devenue à son tour, à force de lourds investissements (et en passant par les tourments d’une guerre civile et d’une révolution), une véritable puissance maritime, à la tête de quelques colonies prometteuses en Amérique du Nord et dans les Caraïbes, et surtout d’une marine de guerre comptant désormais parmi les plus importantes et les plus puissantes du monde. Une Marine qui a aussi vocation à lui permettre de conquérir sa place dans le monde colonial et le commerce mondial, concernant le premier aux dépends des Espagnols, et concernant le second aux dépends des Hollandais – dont la mainmise sur les marchés et réseaux marchands internationaux est devenue à vrai dire intolérable à presque tous ses voisins…

Il y aura un premier choc, puis un second, et même un troisième. Le premier (1652-1654) tournera à l’avantage des Anglais, grâce à la redoutable flotte léguée par Cromwell et à sa maîtrise de la tactique appelée à devenir le schéma classique de la bataille navale : le combat en ligne de file (d’où d’ailleurs le nom de « vaisseau de ligne » !). Une décennie plus tard, ayant appris de leurs erreurs et s’étant doté d’une nouvelle flotte de guerre plus puissante, les Hollandais (provoqué à nouveau à la guerre par des déprédations anglaises sur leur commerce) prennent leur revanche : après une série de succès et de revers, l’Angleterre – dont la capitale a sur la même période subie successivement la Grande Peste puis le Grand Incendie – est laissée exsangue, et les Hollandais remportent la seconde manche (1665-1667). Le troisième conflit (il y en aura même à vrai dire un quatrième dans le cadre de la guerre d’Indépendance américaine à la fin du XVIIIe siècle) s’inscrira quant à lui dans une perspective plus complexe, une sorte de billard à trois bandes marqué par l’enveloppement de la rivalité anglo-néerlandaise par le contexte plus général de la politique expansionniste menée par Louis XIV du côté de ses frontières nord-est – et la menace qu’il se met alors à constituer pour son ancien allié hollandais… Aussi la troisième guerre anglo-néerlandaise sera-t-elle indissociable de la guerre de Hollande (1672-1678), où les Néerlandais résisteront brillamment à leurs deux envahisseurs sur terre comme sur mer, au prix de lourds sacrifices et d’un effort de guerre qui laissera les Provinces exsangues (dans les faits, elles ne se relèveront jamais vraiment des guerres louis-quatorziennes, et leur puissance se transfèrera symboliquement autant qu’elle migrera physiquement à Londres, appelé au tournant du XVIIIe siècle à devenir la nouvelle maîtresse des océans et du commerce – et au nouveau rival vous l’avez compris tout désigné ; là-bas, vous savez, juste de l’autre côté de la Manche…).

Dans cet article extrait de mon grand article consacré à l’Histoire de « comment l’Angleterre est devenue la nouvelle maîtresse des mers » (lui-même extrait de ma grande série sur les origines de la guerre dite « de Sept Ans », conflit du milieu du XVIIIe siècle en forme de grand choc franco-anglais et souvent considéré par les historiens comme la première « guerre mondiale » de l’Histoire), je vous propose ainsi de revenir sur ces trois guerres anglo-néerlandaises de la seconde moitié du XVIIe siècle, le grand contexte international et les grandes dynamiques historiques dans lesquels elles s’inscrivent, et surtout l’importance (déterminante) qu’elles auront pour l’Histoire de l’Angleterre, de la Hollande, de la France, et plus globalement même du monde… Bonne lecture… 😉

Sommaire de l'article masquer

Après le Portugal et l’Espagne, la Hollande et l’Angleterre partent elles aussi à la conquête des mers

La première mondialisation […] sera conduite par des Ibériques, Espagnols et Portugais, dans les domaines aussi bien politiques qu’économiques et culturels, ce qui leur permettra d’imprimer des marques indélébiles sur de larges parties du monde. […] Les Portugais constituèrent très vite un système de points d’appui aux Açores, au Brésil à Bahia et à Rio de Janeiro, au Mozambique et aux Indes dès le début du XVIe siècle, à Goa en 1510, à Malacca, à Macao. Les Espagnols firent de même à La Havane, Vera Cruz, Acapulco, Manille. Toutes bases capables de construire des navires et d’entretenir des escadres en opérations lointaines.

Étienne Taillemite, « Les Français et la mer », synthèse de la conférence donnée aux Mardis de la mer organisés par l’institut catholique de Paris le 15 novembre 2005

Sous le règne du roi Henri VIII, en rompant avec la Papauté et en renonçant à ses ambitions continentales, l’Angleterre a définitivement pris la voie du large. Après l’échec de la guerre de Cent Ans (qui la “boute” définitivement de France) et la terrible guerre civile des Deux-Roses (qui voit sa noblesse s’autogénocider), la nouvelle dynastie arrivée au pouvoir – celle des Tudors –, engage son pays dans une nouvelle vocation : océanique et maritime. Après que le roi Henri VII l’ait doté de sa première marine et son fils Henri VIII de ses premières infrastructures navales stratégiques, la reine Élisabeth Tudor a poursuivi l’ambition paternelle, en investissant de gros moyens dans sa jeune Marine, avec laquelle elle entend bien contester à l’Espagne son exclusivité sans partage sur le monde atlantique et les Amériques.

Succédant aux Tudors à l’orée du XVIIe siècle, les rois Stuarts reprennent à leur tour le flambeau maritime. Après l’échec des premières tentatives de colonisation sous l’ère élisabéthaine, c’est sous le règne de Jacques Ier Stuart que les Anglais parviennent enfin à fonder leurs premiers établissements permanents outre-Atlantique, avec les jeunes colonies de Virginie et de Nouvelle-Angleterre (qui connaissent très vite un essor fulgurant alimenté par l’excédent démographique britannique et l’émigration des minorités religieuses persécutées), ainsi que dans les Antilles, la colonisation réussie de l’île de la Barbade (puis plus tard la capture de la Jamaïque aux Espagnols).

Illustration de la bataille de Gravelines (1588), où une flotte anglaise défait l'Invincible Armada espagnol

De leur côté, sur le plan de la conquête océanique, les Provinces-Unies ne sont pas en reste – c’est le moins que l’on puisse dire. Alors même qu’elles menaient à bout une guerre d’indépendance longue de huit décennies pour s’émanciper de la tutelle hispano-habsbourgeoise, les villes des Pays-Bas du Nord – et en particulier Amsterdam –, accueillaient les réfugiés religieux du continent entier (protestants, juifs et marranes expulsés d’Espagne,…), venus faire souche dans cette terre déjà très riche et très peuplée, et dont ils vont bientôt faire la première puissance maritime au monde. L’afflux de capitaux, l’organisation décentralisée des Provinces et sa situation stratégique au carrefour des routes terrestres et maritimes d’Europe du Nord, permettent bientôt aux jeunes Provinces-Unies de développer leur puissance navale et financière, puis grâce à cette dernière de ravir aux Portugais le contrôle du commerce asiatique.

Au milieu du XVIIe siècle, Amsterdam est ainsi devenue la première place commerciale et financière d’Europe, et les Provinces-Unies, le transporteur des marchandises du monde entier. Avec une flotte marchande alignant plus de 16 000 navires, les Hollandais assurent l’essentiel de l’achat/revente des richesses qui circulent entre l’Ancien et le Nouveau Monde. Grâce à leur Compagnie néerlandaise des Indes orientales (la multinationale de l’époque !), qui exerce dans les faits le monopole sur le commerce asiatique, ils règnent en maître sur le lucratif commerce des épices (poivre, noix de muscade, cannelle, clou de girofle,…), achètent également à la Chine contre des lingots d’argent (qu’ils se fournissent auprès des Espagnols) de la soie et des porcelaines revendues avec moults bénéfices en Europe. Ce sont également eux, les Hollandais, qui assurent le transport des denrées coloniales qui commencent à être produites en masse dans les colonies européennes du Nouveau Monde (sucre brésilien et antillais, tabac virginien, café, cacao, indigo,…). Et bien sûr, cette domination du commerce mondial (qui permet qui plus est aux Sept Provinces, par l’afflux de matières premières, de booster leur industrie manufacturière et de concurrencer ainsi rudement les fabricants français et anglais…) n’est pas sans attiser quelques jalousies, ni susciter quelques convoitises des autres grandes puissances maritimes et coloniales montantes de l’époque que sont en particulier l’Angleterre et la France…

Zoom sur : l’Empire néerlandais au XVIIe siècle, une superpuissance commerciale et mondiale !

À la fin du XVIe siècle, après leur guerre d’indépendance contre l’Espagne et leur conflit avec le Portugal, les Hollandais ne peuvent plus utiliser Lisbonne comme relais commercial. Ils commercent alors pour eux-mêmes et remplacent les Portugais sur les côtes d’Afrique.

Jacques Attali, Les Juifs, le monde et l’argent : histoire économique du peuple juif, p. 354

Arrachée de longue lutte au travers d’une féroce guerre d’usure, l’indépendance hollandaise marque l’entrée des Pays-Bas dans la période la plus remarquable de leur histoire – période dite du « Siècle d’Or néerlandais » qui voit ainsi ce petit pays européen s’ériger comme l’une des plus importantes puissances mondiales. Dès le début du XVIIe siècle, durant la guerre avec les gouverneurs espagnols, les territoires des Pays-Bas (et particulièrement ceux des provinces protestantes rebelles) avaient en effet connu un développement économique et commercial considérable, permis par la remarquable concentration de capital financier qui caractérisent alors les grandes villes néerlandaises (tout particulièrement la Hollande et sa capitale Amsterdam, qui ont ainsi vu affluer de toute l’Europe de nombreux protestants persécutés dans leur pays (et séduits par la promesse de tolérance religieuse qu’offrent alors les Provinces-Unies), en même temps que ces dernières attiraient la plupart des plus grandes fortunes des Pays-Bas du sud, ravagés par la guerre…).

En effet, au cours du XVIe siècle, ce sont plus de 30 000 protestants qui quittent Anvers (alors la plus grande place financière d’Europe, ainsi que la capitale de l’industrie de l’imprimerie européenne avec Lyon) pour Amsterdam, amenant avec eux leurs savoir-faire et leur capital financier. Un autre grand événement de l’histoire de l’Europe va également contribuer substantiellement à l’essor des Provinces-Unies : l’expulsion des Juifs de la péninsule ibérique. En effet, en 1492, la même année que la découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb, les Rois catholiques d’Espagne (qui viennent d’achever la Reconquista de la péninsule), décident d’expulser du pays les Juifs (mais aussi les Musulmans) qui refusent toujours de se convertir au catholicisme. Nombre d’entre eux se réfugieront au Portugal, mais en 1497, c’est également au tour de ce pays de les chasser de son sol, peu ou prou pour les mêmes raisons (et sous la pression de son grand voisin espagnol – alors la première puissance du continent !).

Nulle part la prospérité [des Juifs de l’époque moderne] n’était si grande qu’en Hollande et en Angleterre. Ils s’étaient établis dans les Pays-Bas en 1593, Marranes fuyant l’Inquisition espagnole, et de là ils avaient détaché une colonie à Hambourg puis, plus tard, sous Cromwell, en Angleterre, d’où depuis des siècles ils étaient chassés, et où Menassé-ben-Israël les ramena. Les Hollandais, comme les Anglais, gens pratiques et avisés, utilisèrent le génie commercial des Juifs et le firent servir à leur propre enrichissement.

Bernard Lazare, L’Antisémitisme : Son histoire et ses causes, p. 153

Refuge majeur de ceux qui fuient les guerres et les persécutions religieuses, Amsterdam accueille alors protestants français et anversois, Juifs séfarades et ashkénazes. Vers 1660, le tiers de la population, soit cent cinquante mille personnes, est d’ascendance étrangère !

Jacques Attali, Les Juifs, le monde et l’argent : Histoire économique du peuple juif, p. 305


Quand la révolution économique néerlandaise dote les Provinces-Unies de la première marine du monde

Alors même que les Pays-Bas ne disposent d’aucune matière première (et que leur production agricole demeure parallèlement insignifiante), la concentration des ressources économiques et financières (favorisée aussi par la densité ainsi que par le taux d’urbanisation élevés de la population) permettent alors aux Néerlandais d’engager toute une série d’innovations (fondation de la bourse d’Amsterdam, création de banques publiques d’investissement,…), qui peuvent être vues d’aujourd’hui comme l’acte de naissance du capitalisme moderne, et qui donnent le coup d’envoi à la fondation de son empire marchand :

À la fin du XVIe siècle, les marchands et négociants hollandais « branchés » sur la Baltique ont accumulé suffisamment de capital pour se tourner vers de nouveaux horizons, plus lointains ceux-là. Tout commence – car il y a un commencement – en 1592, lorsque l’explorateur Cornelius Houtman est envoyé à Lisbonne par les négociants de Hollande pour y recueillir des informations sur le commerce des épices, alors monopole des Portugais. Embarqué sous un faux nom sur un navire portugais en partance pour les Indes, démasqué et emprisonné à Goa, libéré contre rançon, l’intrépide explorateur rentre aux Provinces-Unies en 1594, pour repartir un an plus tard, cette fois à la tête de quatre navires. Si elle n’est pas un véritable succès, cette expédition vers l’île de Java n’en convainc pas moins les milieux d’affaires de se lancer, eux aussi, à la conquête du marché des épices. Une conquête d’autant plus tentante que l’immense Empire portugais – ingérable en raison de son immensité même – est à bout de souffle. Tel est l’objet de la création, en 1602, de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC), dont le placement des actions suscite une effervescence générale dans la ville : 1 143 investisseurs au total, dont bien sûr de riches marchands, mais aussi des boulangers, des bouchers, des tailleurs, des savetiers, des boutiquiers, et même quelques domestiques ! Raison d’être de la nouvelle compagnie : capter, au profit des Provinces-Unies, le commerce avec l’Extrême-Orient. Un objectif que les Hollandais mettent vingt ans à peine à atteindre.

« Amsterdam, l’entrepôt du monde », extrait d’un article de l’historien Tristan Gaston-Breton pour le magazine Les Échos

Accompagnant l’essor de la Compagnie des Indes orientales, fondée en 1602 (la première société par action de l’Histoire !), les innovations techniques et financières permettent un développement considérable de la Marine (militaire et marchande) néerlandaise. Grâce à celle-ci, et en à peine quelques décennies, les Néerlandais ravissent aux Portugais leur place dominante aux Indes orientales et fondent un prospère réseau de comptoirs en Asie du Sud-Est (particulièrement dans les territoires de l’actuelle Indonésie, où ils fondent Batavia – future Djakarta), et établissent également des colonies en Amérique du Nord (notamment dans la région de la Nouvelle-Amsterdam – future New-York) ainsi que dans les Antilles et au Brésil (là encore aux dépends des colonies des mêmes Portugais) :

Ainsi, pendant que la plupart des grandes puissances européennes (Saint-Empire, Angleterre, France,…) sont dévastées par les guerres de religion, ou empêtrées dans de sérieuses difficultés économiques (Espagne – très endettée et en proie à d’importants soucis monétaires..), les Provinces-Unies accroissent et projettent leur puissance maritime aux quatre coins du globe. En plus de dominer le commerce des épices et des produits de luxe (soie, porcelaine) issus des Indes et de Chine, la Marine hollandaise (considérée peu ou prou comme « neutre » à l’époque), devient également au XVIIe siècle le transporteur commercial du monde entier, de nombreux colons et compagnies étrangères passant en effet par elle pour exporter les richesses produites depuis le Nouveau Monde (coton, tabac, sucre, café, cacao,…).

Cette époque marque la naissance du capitalisme dit moderne, avec la création de la Compagnie des Indes orientales (1602), de la Banque d’Amsterdam (1609), de la Bourse (1601), c’est-à-dire le début d’une grande plateforme financière en Europe du Nord qui va plus tard se délocaliser à la City de Londres. Elle marque aussi l’avènement d’un certain internationalisme financier ayant auparavant créé par subversion un État indépendant (qui va être en fait un État largement dominé par la Bourse d’Amsterdam mais qui va tenir pour quelques décennies le commerce du monde) […].

Jean-Maxime Corneille, « Cinq siècles de subversion internationaliste », article paru initialement dans la revue n°8 (décembre 2023) du magazine Géopolitique Profonde, p. 7


Quand Amsterdam devient le transporteur et l’entrepôt du monde entier

La Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC) – et dans une moindre mesure celle des Indes occidentales – aura constitué plus que nulle autre le formidable instrument commercial de la conquête hollandaise du monde, et de l’Empire marchand que ces derniers constitueront ainsi en seulement une poignée de décennies. Ayant raflé comme nous l’avons vu aux Portugais le contrôle des routes commerciales de l’océan Indien (et notamment celles du juteux commerce des épices), la VOC connaîtra une prospérité inouïe, qui participera de beaucoup à la fortune des marchands et à l’essor des cités hollandaises.

Dans les années 1620, la VOC dispose de comptoirs à Batavia, Sumatra, Java et les Moluques, et règne, à la place des Portugais, sur le très juteux commerce des épices et, notamment du poivre, dont les 500 grammes se négocient aux alentours de 6 000 de nos euros ! Véritable État dans l’État, la VOC gère, sans états d’âme, cette fortune sur laquelle repose en grande partie le Siècle d’Or hollandais.

« Amsterdam, l’entrepôt du monde », extrait d’un article de l’historien Tristan Gaston-Breton pour le magazine Les Échos

Grâce à l’essor de sa Compagnie des Indes (VOC) et plus globalement du trafic maritime international, au XVIIe siècle, les Néerlandais dominent les mers. Vers 1650, on estime ainsi que les Hollandais disposent de 16 000 bâtiments (contre 4 000 anglais et 500 français) ! Des navires qu’ils n’hésitent pas à rentabiliser tant à l’exportation qu’à l’importation, et qui deviennent donc les transporteurs d’une grande partie des marchandises qui transitent entre l’Ancien et le Nouveau Monde.

Inventée aux Pays-Bas à la fin du XVIe siècle, la flûte est la « bête de somme » de cette prospérité commerciale néerlandaise (dont elle constitue l’essentiel de la flotte). Ce navire (le plus emblématique de la marine de l’époque), grâce à ses formes trapues et particulièrement marines, est en effet capable d’affronter les mers les plus dures, la mer du Nord comme l’océan Pacifique. « Navire rond » aussi bien à l’avant qu’à l’arrière (afin d’avoir une capacité de charge maximale), la flûte est fondamentalement un navire transporteur, qui bénéficie de plus d’un faible tirant d’eau (car conçue au départ pour sortir des ports néerlandais où les hauts fonds sableux sont nombreux). Outre sa construction rustique et facilitée par l’invention de la scierie à vent, la flûte se manœuvre facilement et est très économe en équipage, à tonnage égal, comparée à ses concurrents maritimes. De tous les ports et de toutes les mers, ce moyen de transport aura ainsi profondément marqué l’histoire économique de l’Europe au XVIIe siècle !

À cette époque en effet, la flûte, quelle que soit la nationalité de son armateur, est le navire commercial le plus présent dans les ports européens, dans le cadre d’un commerce de cabotage à l’échelle de tout le continent (le transport de marchandises par mer étant alors bien plus rapide et économique que les voies d’eau intérieures et a fortiori la route). La robustesse du navire lui permet d’embarquer aisément une vingtaine de canons lors des voyages dans les zones à risque comme la Méditerranée (victimes des raids des « Barbaresques »), les Antilles (où les pirates pullulent) et l’océan Indien (contre les concurrents portugais et anglais ou pour négocier en position de force face à un prince indigène).

La clef de l’essor d’Amsterdam, c’est bien sûr le commerce, notamment maritime. Lorsque les Provinces-Unies se séparent des Pays-Bas espagnols, cela fait quelques années, déjà, que la ville a capté les trafics de la mer Baltique. Depuis les années 1560, les grains des pays de la Baltique, mais aussi les planches, les madriers, les mâts, le goudron et la poix indispensables à la construction navale affluent, en effet, à Amsterdam qui les revend à l’Allemagne, à la France, au Portugal et à l’Espagne, le tout contre de l’argent comptant. Pour ce trafic Nord-Sud, les Hollandais ont inventé un nouveau bateau, la fameuse « flûte », un navire robuste et volumineux, aux flancs bombés et qui, surtout, se manœuvre avec un équipage réduit. À la clef : des frais réduits de 20% par rapport aux flottes concurrentes. […] Autre source de richesse : la pêche aux harengs, devenue un quasi-monopole des Hollandais à la fin du XVIe siècle. Au début du XVIIe siècle, plus de 1 000 navires ramènent chaque année en Hollande quelque 300 000 tonneaux de poisson de la mer du Nord et de la Baltique. Fumés, salés et revendus dans toute l’Europe – qui en consomme beaucoup en raison de ses propriétés nutritives… et pour respecter les prescriptions religieuses –, les harengs sont une véritable mine d’or pour les Provinces-Unies.

« Amsterdam, l’entrepôt du monde », extrait d’un article de l’historien Tristan Gaston-Breton pour le magazine Les Échos

Véritable navire « multi-usages », la flûte néerlandaise est d’ailleurs assez rapidement copiée par les voisins allemands (fleute) et anglais (fly-boat), avec des variantes selon les besoins. AInsi, dans les mers boréales, on croise des flûtes baleinières ayant une coque renforcée à l’avant contre les icebergs et disposant d’engins de levage pour les cétacés capturés ! Les Français les utiliseront surtout au XVIIIe siècle dans le théâtre indien comme navires de transport et vaisseaux de guerre d’appoint des flottes de la Compagnie des Indes, pour pallier au manque de déploiement de la Marine royale dans ces théâtres éloignés de la guerre des mers (concernant ces navires hybrides mi-bâtiment marchand, mi-navire de guerre et de transports de troupes, on dira alors d’eux qu’ils sont « armés en flûte »).

Au milieu du XVIIe siècle, Amsterdam est devenu l’entrepôt du monde, le point d’arrivée et de réexpédition des produits venus non seulement d’Asie, mais aussi d’Amérique où les Hollandais disposent de bases avancées à la Nouvelle-Amsterdam, l’actuelle New York, au Brésil et aux Antilles. S’ils règnent sur les mers, les Hollandais règnent aussi sur le crédit. Créée en 1609, pour mettre de l’ordre dans l’anarchie monétaire créée par la diversité des monnaies en circulation, la Banque d’Amsterdam ne peut, certes, pratiquer le crédit. Ce sont les marchands et les négociants qui le font. Au XVIIe siècle, ils vendent du crédit à l’Europe tout entière. Leur spécialité : le commerce pour le compte d’autrui – on parle de commerce à la commission – qui permet aux firmes hollandaises de financer, contre rémunération, le commerce de leurs correspondants européens. Une pratique qui rabat vers Amsterdam une masse considérable de marchandises.

« Amsterdam, l’entrepôt du monde », extrait d’un article de l’historien Tristan Gaston-Breton pour le magazine Les Échos

Durant le Siècle d’Or, des Provinces-Unies constituant le pays le plus riche et le plus développé d’Europe

Le flux considérable de matières premières dans les ports hollandais, ainsi que la domination des marchés commerciaux mondiaux (Amsterdam constituant alors la première place marchande et financière du continent), permettent en outre aux Provinces-Unies de renforcer en parallèle leur agriculture et leur industrie de transformation (particulièrement textile). Témoins vivants de cette prospérité inédite de l’Histoire mondiale, les habitants des Pays-Bas bénéficient à cette époque des salaires les plus élevés d’Europe, quand la richesse industrielle et commerciale exceptionnelle du pays s’y traduit aussi déjà précocement par l’existence d’une véritable classe moyenne (allant des artisans et marchands aux ouvriers qualifiés et paysans indépendants) :

Le peuple néerlandais était sans doute le mieux nourri d’Europe et l’extrême misère plus rare qu’ailleurs. La variété du régime alimentaire était étonnante : du pain, bien sûr, peu de viande mais du poisson, des légumes et des laitages. Mieux alimenté, le Néerlandais s’avérait plus résistant que ses contemporains aux fléaux des épidémies qui ravagèrent l’Allemagne pendant la guerre de Trente Ans et l’Angleterre dans les années 1660. C’est pourquoi la population crût sensiblement à une époque où l’Ancien Régime démographique équilibrait ailleurs les naissances et les décès.

Christophe de Voogd, cité par Michael North dans son « Histoire des Pays-Bas »

La mappemonde de Frederik de Wit, publiée en 1662 (c’est-à-dire à l’apogée du siècle d’or des Pays-Bas) par la plus grande maison d’édition géographique de l’époque, symbolise la prépondérance économique, scientifique, culturelle et artistique du pays, parvenu au rang de grande puissance (et qui domine la cartographie elle-même…).

Cette remarquable prospérité économique s’accompagne d’une effervescence dans le domaine des arts, de la culture et des sciences, qui attire aussi aux Pays-Bas néerlandais tout au long du XVIIe siècle d’innombrables intellectuels et artistes. Grâce à une politique civile également en avance sur son temps (développement des droits civiques, tolérance religieuse, alphabétisation de masse, liberté de recherche et d’enseignement,…), le pays voit ainsi affluer de toute l’Europe penseurs, peintres et savants. Un rayonnement culturel qui concoure à faire des Provinces-Unies, en plus de la plus grande puissance économique et commerciale de l’époque, l’un des plus grands centres de production artistique et d’émulation scientifique de son temps (notamment en matière d’optique, de géographie, de cartographie et de peinture – pour laquelle le XVIIe siècle restera dans l’Histoire comme celui de l’âge d’or de la peinture hollandaise !).

En 1672, les Provinces-Unies sont une véritable thalassocratie. Elles ont l’économie la plus avancée au monde, le niveau de vie le plus élevé d’Europe, le meilleur système de transport en commun avant le chemin de fer, le tissu urbain le plus serré du monde. En outre, on ne trouvait dans aucun autre pays d’Europe la même liberté et la même tolérance. Refuge de Descartes et des aïeux de Spinoza, patrie du télescope, du microscope, du chronomètre et des lentilles optiques, de Grotius, de Huygens, de Rembrandt et de Vermeer, les Provinces-Unies caracolent en tête de l’Europe en de nombreux domaines : commerciaux, maritimes, scientifiques, artistiques, picturaux (paysages et « marines »), culturels (« incroyables gazettes », livres, imprimerie) … Tout cela est dû non à leur poids démographique (les Provinces-Unies sont dix fois moins peuplé que la France), mais à leur empire commercial et colonial, qui s’étend à l’échelle mondiale : Méditerranée, Baltique, relations Europe du Nord/Europe du Sud, Indes orientales et occidentales.

Michel Vergé-Franceschi, La marine française au XVIIIe siècle, p. 34

Le déclin, toutefois, sera aussi rapide que brutal. Entre son immense empire colonial, sa suprématie navale et sa domination du commerce mondial, c’est peu dire en effet que la puissance néerlandaise fait des jaloux, beaucoup de jaloux. Si l’écroulement de la puissance espagnole (jusqu’alors première puissance maritime mondiale) après la guerre de Trente Ans a permis aux Néerlandais de développer leur puissance navale et de régner sur les océans durant toute la seconde moitié du XVIIe siècle, d’autres puissances maritimes émergentes (tout particulièrement l’Angleterre mais également la France de Louis XIV) ne tolèrent plus la mainmise démesurée des Néerlandais sur les échanges commerciaux internationaux.

Carte de l'ancien Empire colonial hollandais (XVIIe-XXe siècle)
Cette position prédominante du petit pays européen sur le commerce des épices indiennes, couplée à la quasi-hégémonie qu’occupent les compagnies et sociétés hollandaises sur un grand commerce maritime également en plein boom, va en effet finir par lui attirer l’hostilité des autres grandes puissances maritimes du Vieux Continent, en premier lieu l’Angleterre élisabéthaine puis stuartienne ainsi que la France du Roi-Soleil (qui ambitionnent toutes deux de se tailler elles aussi leur part des formidables richesses du « Nouveau Monde » et qui finissent par partir à leur tour – bien que le plus tardivement – à la conquête des mers… !).

Cet encadré est en grande partie issu de mon article sur le Siècle d’Or néerlandais, vers lequel je renvoie plus globalement celles et ceux qui souhaiteraient mieux comprendre comment les petites Provinces-Unies sont passées en l’espace d’à peine un siècle de l’état de territoires espagnols rebelles à celui de superpuissance maritime et commerciale de l’époque !

Au milieu du XVIIe siècle, une Angleterre qui fait elle aussi sa révolution politique et maritime

Le fait que la mer soit une tend à rendre hégémonique la maîtrise des mers, de même que le commerce maritime tend au monopole.

Friedrich Ratzel, La géographie politique, p. 174

Les Français ont tendance à l’ignorer, mais entre 1642 et 1660, l’Angleterre a en fait réalisé, 130 ans avant la Révolution américaine et 150 ans avant la Révolution française, sa propre révolution. Durant cette période particulièrement troublée de l’histoire des îles Britanniques, les Anglais vont faire rien de moins que de remettre à plat l’ensemble de leur système institutionnel, condamner à mort et exécuter leur roi Charles Ier, abolir la Monarchie et déjà établir une sorte de proto-République (appelée le Commonwealth d’Angleterre). Ils vont connaître la guerre civile – plusieurs guerres civiles mêmes –, et après plusieurs décennies d’instabilité, déjà poser les bases d’un nouveau système de monarchie constitutionnelle et de régime parlementaire qui sera bientôt appelé à devenir un modèle pour l’Europe entière.

En 1660, suite à la mort de Cromwell (l’ancien commandant de l’armée parlementaire devenu l’homme fort du nouveau État anglais et son quasi-dictateur), une nouvelle crise politique aboutit à la restauration de la Monarchie, c’est-à-dire en quelque sorte à un retour à la case départ (c’est d’ailleurs étymologiquement ce qui signifie une « révolution », terme jusque-là surtout employé par les astronomes pour désigner le tour que fait un astre par rapport à lui-même !). Dans le contexte d’une Grande-Bretagne toujours profondément divisée, et contre la promesse d’un Parlement libre et de la tolérance religieuse, c’est le jeune Charles II Stuart, fils aîné du défunt Charles Ier, qui remonte sur le trône. À sa mort en 1685, après un règne plutôt populaire (marqué néanmoins par diverses crises parlementaires liées à sa politique jugée trop conciliante avec les catholiques et le puissant voisin français), ce sera son fils, Jacques II, qui lui succèdera à son tour. Après presque vingt années de guerre civile, un coup d’État réussi, une expérience de gouvernement “quasi-républicain” réalisée, une tentative de redistribution de la richesse manquée, un suffrage universel envisagé, un pouvoir parlementaire renforcé et une première petite révolution économique engagée, les Stuarts se voient ainsi de retour à la tête de l’île Britannique. Pour un temps…

Sous Cromwell, un véritable coup de barre en direction de l’outremer

Une bonne synthèse vidéo expliquant comment l’appétit d’égalité sociale et démocratique du peuple anglais va finalement déboucher dans l’impasse de l’expérience du despotisme cromwellien (qui impulsera néanmoins une réforme de grande envergure du pays en matière économique, maritime et coloniale).

Malgré sa courte décennie d’existence, le nouvel « État libre anglais » qui a émergé sous le protectorat d’Oliver Cromwell aura joué un nouveau rôle fondateur dans le grand virage de l’économie anglaise et son orientation vers la puissance maritime. En effet, lui aussi profondément convaincu de la vocation océanique et de la destinée pour ainsi dire « biblique » de son pays, le leader du parti puritain va opérer un volume considérable de réformes qui vont produire toute une série d’innovations en de nombreux domaines. Durant l’expérience du Commonwealth, en plus d’expérimenter un nouveau modèle de répartition des pouvoirs, l’Angleterre s’engage ainsi dans une grande politique de développement économique et commercial (caractérisée par une batterie de réformes favorables à l’essor du commerce et de l’activité marchande ainsi que de soutien au secteur manufacturier), en parallèle d’un véritable coup de barre en direction de l’outremer. Sous le protectorat de Cromwell, la Marine connaît en effet un essor spectaculaire : on met en chantier plus de navires durant la décennie 1650 que durant toutes les années de règne de Jacques et de Charles Stuart réunies (faisant ainsi passer la flotte anglaise d’à peine une trentaine de navires en 1648 à plus de 150 bâtiments seulement douze ans plus tard !), tandis que parallèlement au renforcement de sa flotte de guerre et marchande, l’État anglais mène une politique proactive en direction des grands marchands et financiers d’Amsterdam pour les débaucher et les faire s’installer à Londres (voir pour les intéressé(e)s l’encadré dédié à ce sujet figurant dans mon article sur la Révolution financière britannique partagé plus bas). De nombreux efforts et moyens sont aussi orientés en direction des jeunes colonies anglaises d’Amérique, tandis que concernant les Antilles, Cromwell dessine les contours d’un ambitieux plan visant à rien de moins qu’à arracher intégralement l’espace Caraïbes (et notamment Saint-Domingue) aux Espagnols (en pratique, l’Angleterre parviendra seulement à s’emparer en 1655 de la Jamaïque espagnole, qui sera néanmoins transformée en très profitable « île à sucre », et qui s’affirmera rapidement comme la perle de l’empire colonial anglais !).

Parallèlement à l’investissement substantiel dans la Marine de guerre et à l’essor de la flotte marchande, un ensemble de mesures protectionnistes vont en outre être adoptées par le nouvel État anglais afin de favoriser le commerce britannique au détriment de ses concurrents (en particulier néerlandais). Il s’agit des célèbres « Actes de Navigation » votés par le Parlement en 1651, qui consistent notamment à interdire à tous navires et équipages étrangers le droit d’entrer dans les ports de Grande-Bretagne et à obliger les colonies à n’avoir recours qu’aux navires britanniques pour leur commerce avec la Métropole (la plupart des puissances européennes implantées dans le Nouveau Monde – et en premier lieu l’Espagne de l’époque – fonctionnaient alors selon ce système dit de l’« exclusif colonial » : la colonie avait l’obligation de vendre la totalité de ses productions de matières premières à sa Métropole de rattachement tout en n’ayant le droit parallèlement de se fournir en marchandises qu’auprès de cette dernière, ce qui permettait ainsi aux pays concernés de disposer d’un marché « captif » pour l’exportation de leurs produits manufacturés).

Concernant l’Angleterre, la mise en place de ce dispositif de monopole commercial vise en premier lieu à répondre à la problématique posée par la situation géopolitique des nouvelles possessions britanniques outremers : suite aux guerres civiles de la décennie 1640 et à l’exécution de Charles Stuart, une fraction importante de l’opposition royaliste (que l’on surnomme alors les « Cavaliers ») a en effet émigrée vers les jeunes colonies de la Barbade (Antilles), des Bermudes et de la Virginie (Amérique du Nord), qui sont alors tombées sous leur contrôle et qui refusent de reconnaître l’autorité du Commonwealth. Les dispositions des Actes de Navigation ont ainsi pour objectif d’affaiblir économiquement (et donc politiquement) ces espaces coloniaux contrôlés par les ennemis du nouveau régime (en particulier les exportations de sucre de la Barbade, île richissime devenue le fief de l’opposition royaliste), en les empêchant de commercer avec d’autres pays (et en particulier avec les Provinces-Unies, dont les bateaux sont alors nous l’avons vu plus haut les principaux transporteurs des marchandises circulant entre l’Ancien et le Nouveau Monde, et qui se voient ainsi très pénalisées économiquement par la nouvelle politique protectionniste britannique). Affaiblies par ces mesures d’embargo économique, la Virginie, les Bermudes et la Barbade restées loyales à la dynastie des Stuart se verront infliger le coup de grâce dès le tournant de l’année 1651-1652, avec l’envoi d’expéditions militaires qui permettront de faire rentrer les trois colonies rebelles sous le giron de la République cromwellienne (mais dont les mesures de déprédation opérées contre des navires marchands hollandais entraîneront en 1652 le déclenchement de la première guerre anglo-néerlandaise… !).

Zoom sur : la fondation de l’Empire colonial britannique sous le règne des Stuarts, et sa consolidation sous Cromwell

Si nous associons généralement le début de l’Empire britannique au règne des Tudors, vous l’avez compris, c’est en effet au début du règne de Jacques Ier Stuart – et à ce moment-là seulement ! – que le vent se met enfin véritablement à tourner pour les ambitions outremers anglaises. À la fin des années 1600, deux décennies après l’échec de la colonie de Roanoke Island, un groupe de colons anglais missionné par la fraîchement fondée Virginia Company (et commandé par le célèbre John Smith !) se représente ainsi sur la côte caroline et y fonde un nouvel établissement, Jamestown. Après des débuts compliqués liés à la nature difficile des terres et aux conflits avec les Amérindiens, la jeune colonie (baptisée Virginie) commence à se développer et se peuple rapidement, aidée par un encouragement massif au départ et par un démarchage actif de la Compagnie dans tous les villages de Grande-Bretagne.

Une implantation anglaise enfin réussie sur les côtes d’Amérique du Nord, et qui prend rapidement son envol

Après avoir vainement cherché des métaux précieux à exploiter dans la zone, la nouvelle colonie virginienne se spécialise rapidement dans la culture du tabac, qui connaît en quelques décennies un essor fulgurant. Cette culture, basée sur l’économie de plantation (et qui préfigure celle ultérieure du sucre et du coton), est alimentée en main d’œuvre par des flots continus de réfugiés anglais et surtout irlandais, qui émigrent alors en masse dans les jeunes colonies anglaises sous le statut d’« engagés » (dans l’espoir de pouvoir à terme y acquérir un bout de terre à cultiver). L’abondance des terres disponibles et le succès de la culture du tabac entraîne rapidement la fondation d’autres colonies le long de la côte atlantique (le Maryland en 1634, Rhode Island en 1636, le Connecticut en 1639, la province de Caroline en 1663…), tandis que plus au nord, des Puritains fondent dès 1620 la colonie de Plymouth, appelée à devenir le refuge des minorités protestantes anglaises et dont l’établissement constituera le berceau de la Nouvelle-Angleterre (une colonie est également établi en 1610 sur l’île de Terre-Neuve, qui deviendra Plaisance). La plupart des colonies du sud (Virginie, Caroline, puis plus tard Géorgie) vont adopter le modèle de l’économie de plantation et se centrer sur la culture du tabac puis du coton, tandis que les colonies situées plus au nord défricheront davantage les terres et se développeront sur un modèle mêlant essentiellement agriculture, pêche et commerce (les colonies de Nouvelle-Angleterre se spécialiseront en particulier sur l’industrie du rhum, dont elles deviendront rapidement l’un des plus gros producteurs mondial grâce à l’import massif de mélasse depuis les colonies sucrières voisines des Antilles).

Au-delà des importants contingents étrangers qui participeront durant toute son Histoire au peuplement étatsunien, c’est avant tout l’exportation de l’excédent démographique britannique (couplé localement à une très forte natalité) qui va constituer tout au long du XVIIe siècle le principal moteur de l’expansion coloniale anglaise en Amérique du Nord. Entre 1620 et 1642, ce sont ainsi plus de 80 000 Britanniques (dont 20 000 Irlandais !) qui émigrent outre-Atlantique et en 1629, au plus fort de l’émigration, c’est en moyenne un navire par jour qui quitte la Grande-Bretagne pour l’Amérique du Nord, chargé de familles de paysans fauchés, de cadets de famille sans perspective, de puritains en quête de liberté exclusive, ou bien encore – ancestralité bien moins avouable… ! – de vagabonds et de délinquants de droit commun qui se voient ainsi offrir une seconde chance (des historiens britanniques estiment à vrai dire que ce sera pas moins de 50 000 à 120 000 prisonniers – de droit commun, politiques et de guerre – qui seront déportés par l’Angleterre vers ses colonies américaines entre 1610 et 1776 !).

C’est faire un honneur excessif aux colons anglais que de les représenter tous comme des dissidents religieux ou politiques, de nobles proscrits fuyant par grandeur d’âme leur ingrate patrie. Il y avait aussi parmi eux des vagabonds, des mendiants, des déportés de droit commun, des criminels graciés, d’anciens forçats et des aventuriers. Un historien américain conseillait à ses compatriotes épris de généalogies lointaines, de commencer leurs recherches par les greffes des prisons anglaises. La boutade n’est point sans fondement. Ce n’est pas d’hier non plus qu’on a inventé le moyen de stimuler l’émigration par des réclames alléchantes et fantaisistes. Rien n’égale à cet égard les opuscules imprimés à l’usage des paysans allemands et suisses. À les en croire, le paradis terrestre n’était qu’un pauvre petit jardinet à côté de la Caroline. Cette propagande portait ses fruits. Les émigrants réunis par les racoleurs partaient pour l’Amérique munis d’un contrat de travail qui, pendant dix ou vingt ans, en faisait de véritables esclaves. À leur arrivée, l’armateur les mettait aux enchères.

Pierre Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, p. 201

Ce dernier aspect demeure en effet peu connu : il constitua pourtant une importante réalité du « phénomène colonial ». Ces Européens issus des classes les plus pauvres venus au Nouveau-Monde pour tenter d’échapper à la misère de leur pays en contrepartie d’années de travail gratuits dans les plantations et les fermes (une forme d’esclavage à durée limitée…), on les appelait les « engagés ». Ils seront des centaines de milliers à peupler les différentes colonies du Nouveau Monde européen. Oubliés par l’Histoire à la différence de la il est vrai hautement tragique traite négrière (qui concernera elle plusieurs millions de déportés africains – vendus dans leur cas par les royaumes de leur propre continent…), ces « Engagés » constitueront un autre aspect dramatique de la colonisation européenne des Amériques :

Plus de trois quarts des quelque 120 000 immigrants britanniques débarqués dans la [colonie anglaise de la Virginie] au cours du XVIIe siècle le furent sous le signe de la servitude. À la maison, la plupart avaient été victimes d’un long processus de dépossession de leurs terres, orchestré par la caste aristocratique anglaise. Trop pauvres pour se payer une traversée de l’Atlantique, on leur avait proposé l’occasion de devenir propriétaire d’une terre en échange de 4 à 7 années de leur vie à travailler, sans salaire, les champs de tabac de leurs maîtres. Sous les rayons brûlants du soleil d’été, une humidité étouffante et des nuées d’insectes porteurs de pathogènes mortels, ces « engagés » menaient des vies pénibles et courtes. Dans la poursuite de leur rêve, une majorité succomba avant même l’expiration des termes de leur servitude en raison d’une combinaison de maladies et de surcharge de travail. Initialement, la mortalité fut telle que seuls 20 % des 10 000 colons importés dans la colonie entre 1607 et 1622 étaient toujours vivants en 1622. Malgré cela, la population coloniale continua de croître par l’importation massive d’immigrants pour répondre aux besoins de labeur dans les champs de tabac qui se multipliaient. 

Marco Wingender, « La Virginie, le rouleau compresseur colonial anglais », article publié le 13 juillet 2022 sur le site web québécois Libre Media

Oppressés et chassés par la colonisation anglaise, les Irlandais en particulier seront très représentés au sein de ces populations d’« engagés » (qui seront également aux racines de l’essor des colonies antillaises d’Antigua et de La Barbade), dont l’Histoire moderne de l’esclavage semble avoir oublié l’existence. De façon générale, Écossais et Irlandais vont ainsi émigrer en masse vers les colonies anglaises d’Amérique, qui offrent alors il faut bien le dire un séduisant refuge et la perspective d’un pays plein de promesses, où la misère et la disette n’existent virtuellement pas, et où la terre abonde. Des milliers de protestants d’origine suisse, hollandaise, allemande, scandinave,… complèteront à leur tour ce flux en direction de la jeune Amérique anglaise – qui se peuplera en conséquence dix fois plus vite que sa toute aussi jeune voisine (et bientôt rivale) de la Nouvelle-France ! La perspective d’un ennemi commun achèvera alors de cimenter toutes ces disparités de cultures et d’origines :

Le besoin de vivre et de se protéger imposa [aux émigrés anglais, écossais, irlandais, suisses, allemands, etc. des Treize Colonies] une vie commune. Ils se groupèrent contre les Indiens, contre les Hollandais, contre les Espagnols, contre les Français. Le sentiment du danger en fit un corps uni et vigoureux, toujours prêt à l’attaque comme à la défense.

Pierre Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, pp. 201-202

En aparté : l’Amérique anglaise, une nation biblique (et messianique) ?

Comme les réformateurs protestants rejetaient la hiérarchie de l’Église catholique, ils s’orientèrent vers une structure politique et administrative plus égalitaire, codifiée par Jean Calvin dont les enseignements inspirèrent les croyances des puritains et des séparatistes, qui finirent par établir les colonies de la Nouvelle-Angleterre dans ce qui allait devenir les États-Unis.

Joshua J. Mark, « Dix choses à savoir sur la Réforme protestante », article traduit par Babeth Étiève-Cartwright pour la World History Encyclopedia

On ne peut véritablement comprendre l’attitude que vont entretenir les colons protestants de Nouvelle-Angleterre avec leurs voisins français de même qu’avec les populations autochtones sans comprendre fondamentalement ce qu’est le protestantisme et en particulier en son sein les mouvements puritain et millénariste, dont beaucoup d’Anglais émigrés en Amérique sont issus.

Je renvoie celles et ceux qui souhaiteraient mieux comprendre le contexte politico-historique dans laquelle émerge le mouvement puritain en Angleterre vers cet autre article centré sur les deux grandes révolutions anglaises du XVIIe siècle.

Revenons en Angleterre pour comprendre l’origine du phénomène puritain. Depuis le milieu du XVIe siècle en effet, suite à la diffusion puis à l’implantation de la Réforme protestante à toute l’Europe, le pays a fondé sa propre Église : l’Église anglicane, sorte de compromis entre catholicisme et protestantisme (l’anglicanisme pouvant se voir grosso modo comme un calvinisme qui conserve un certain nombre de rites et de principes catholiques, notamment tout son système épiscopal – présence d’évêques, hiérarchie ecclésiastique, etc.). Il existe cependant au XVIIe siècle une fraction montante au sein des élites protestantes du pays, en particulier celles composant le mouvement dit « puritain », qui souhaiterait débarrasser définitivement l’État anglais de son « reliquat catholique ». Les puritains, par exemple, sont très critiques envers le tropisme « romain » et « papiste » (entendre catholique) qu’exprimerait alors le roi d’Angleterre au travers de son goût pour la peinture et les arts originaires du Continent (sans parler du fait que son épouse est d’origine française, et pire encore : catholique !). Les puritains s’opposent également au pouvoir encore important des évêques, militant pour une Église anglicane plus « démocratique » et horizontale, et débarrassée de ses rites catholiques subsistants.

Pour celles et ceux qui souhaiteraient mieux comprendre en particulier cette doctrine calviniste et la véritable « révolution théologique » (mais aussi aux multiples implications sociales, économiques, politiques et culturelles) qu’elle va engendrer, je les renvoie vers les sections dédiées de cet autre article du site consacré plus largement au protestantisme et aux grands bouleversements anthropologiques que celui-ci produit au début de l’ère moderne.

Mais cette connivence religio-culturelle entre protestants et judaïsants (qui a d’ailleurs amenée certains intellectuels à développer le concept de « judéo-protestantisme » !) va bien plus loin et ne s’arrêtent pas au seul fait d’avoir en commun un grand texte sacré (ce qui était à vrai dire déjà le cas entre les Juifs et les Catholiques et n’avait pas empêcher l’adversité…). Cela est en effet peu connu, mais au XVIIe siècle, se développe en Hollande ainsi qu’en Grande-Bretagne – tout particulièrement au sein du mouvement puritain (qui est donc lui-même une branche du calvinisme) – le mouvement dit « millénariste », caractérisé par une véritable fébrilité messianique (en l’occurrence : l’attente du retour du Christ sur Terre et les temps prospères qui doivent en résulter, prophétisés à la fin des Évangiles). Or, il faut savoir que le peuple juif – contrairement aux deux grands autres monothéismes (Christianisme et Islam) – est de son côté toujours dans l’attente de son Messie, dont l’arrivée est supposée coïncider avec la Fin des Temps (dans l’eschatologie juive, les Temps Messianiques dans lesquels doit apparaître le Messie (Machia’h) correspondent en effet à une période de guerres, de cataclysmes et de grand chaos mondial – assimilable à l’Apocalypse chrétienne). Dans ce contexte, le messianisme qui travaille ainsi tant les Puritains anglais (dont faisait partie un certain Oliver Cromwell) que de nombreux Juifs (en particulier au sein du monde marrane) va jouer de fait un fort rôle de rapprochement et de coagulant entre ces deux communautés, expliquant le lien théologico-culturel étroit qui va ainsi s’établir dans le temps et dans l’espace entre diverses importantes sectes protestantes et le judaïsme.

Sur ce rapprochement théologico-culturel très important qui se produisit entre chrétiens réformés et judaïsme à l’occasion de la Réforme puis au fur et à mesure du développement du protestantisme et de ses différents courants et sous-courants (luthériens, calvinistes, millénaristes, baptistes, méthodistes, etc.), je renvoie les intéressé(e)s vers cette très intéressante conférence de Youssef Hindi, qui en explique bien tant les raisons que la profondeur et grande portée historiques.

Dès le début du XVIIe siècle, persécutés sous les règnes des rois Stuarts Jacques Ier et Charles Ier (et ayant littéralement à cœur de mener une vie en accord avec leurs ardentes convictions religieuses), c’est nous l’avons vu par milliers que les Puritains et autres « protestants radicaux » anglais vont émigrer vers le Nouveau Monde – et en particulier vers les colonies anglaises d’Amérique du Nord, considérées, dans un parallèle biblique avec la Canaan des Hébreux, comme la « nouvelle Terre Promise ». Constituant le courant majoritaire des protestants émigrés dans les Treize Colonies (qui constituent eux-mêmes la majorité des colons implantés), les Puritains donneront ainsi à la jeune Amérique anglaise – et bientôt aux futurs États-Unis d’Amérique – une coloration très spécifique sur le plan théologique (et par voie de conséquence sur les plans philosophique et politique), teintées voire imbibées d’eschatologie et de messianisme vétérotestamentaires. Un profil spirituel bien particulier qui expliquera pour beaucoup la nature des relations qu’ils développeront avec les autres populations présentes sur place (qu’ils s’agissent des Premières Nations ou de leurs voisins franco-canadiens du nord).

Comme j’ai eu largement l’occasion de l’aborder au cours des différents chapitres de ma grande série sur les origines de la guerre de Sept Ans (et comme je le développe également en détail dans le cadre de mon autre série sur l’histoire de la Nouvelle-France), cette dimension religieuse revêtira en effet une importance de premier plan dans la rivalité qui va opposer Français et Britanniques en Amérique du Nord. Tandis que la Nouvelle-France se peuplera de colons exclusivement catholiques et fera l’objet de grandes entreprises missionnaires (particulièrement de la part des Jésuites), la Nouvelle-Angleterre se positionnera elle, a contrario et dès ses origines, comme un refuge pour les puritains persécutés d’Angleterre, dont la mentalité repose précisément sur le rejet viscéral du catholicisme (et qui quittent l’Île précisément parce qu’ils trouvent l’anglicanisme encore trop « catholique » à leur goût). Cette véritable haine des « papistes » par les Puritains expliquera la logique de « croisade » qui animera ces derniers contre leurs voisins franco-canadiens (ces premiers n’auront à ce titre de cesse, pour certains d’entre eux, de tenter de convaincre Londres d’envahir le Canada ; velléités animées également il est vrai par les raids récurrents et d’une grande efficacité que les miliciens canadiens opèreront pour leur part contre les établissements les plus septentrionaux de Nouvelle-Angleterre).

L’Amérique anglaise constitua certes un refuge et une terre d’émigration massive pour les Chrétiens persécutés de toute nature, mais aussi un véritable Éden pour les nombreuses sociétés secrètes et initiatiques qui avaient fleuries en Europe au tournant de la Renaissance (en particulier le mouvement Rose-Croix, qui constituera le creuset et l’une des grandes matrices de la Franc-Maçonnerie spéculative), autant de groupes qui purent voir dans ce nouveau continent l’endroit où il y pourrait bâtir un monde nouveau et la société idéale de leurs rêves. À la fin du XVIe siècle, le philosophe et occultiste Francis Bacon, chef de file du rosicrucianisme anglais (et considéré par certains comme le véritable « Père Fondateur de l’Amérique »), publie sa célèbre « La Nouvelle-Atlantide », ouvrage dans lequel il décrit une société utopique vivant sur une île et dirigée par une caste de scientifiques et de philosophes (une utopie qui en ce sens préfigure furieusement le concept « d’élite éclairée » qui constituera l’un des piliers de la Franc-Maçonnerie moderne). Walter Raleigh, l’homme qui mènera la tentative de colonisation de Roanoke Island, était un proche de Bacon, et de façon plus générale, les Rose-Croix puis les Francs-Maçons (les seconds pouvant globalement être considérés historiquement comme les héritiers des premiers) seront très implantés en Amérique, les leaders de la Révolution américaine étant ouvertement connus pour être quasiment tous d’éminents membres de la Franc-Maçonnerie (de même que les Français comme Lafayette qui viendront les premiers les soutenir dans leur guerre d’Indépendance contre la Couronne britannique… !). Aussi, comme permet bien de le mettre en lumière sans manichéisme ni fantasmes le passionnant documentaire partagé ci-dessus, il faut bien garder à l’esprit que l’Amérique constitua dès ses origines la terre promise tant des chrétiens les plus fervents que des sectes européennes les plus occultes (deux termes à entendre ici dans leur sens étymologique, sans connotation péjorative), et que la fondation de l’Amérique reposa ainsi sur une double base (dualité qui la caractérisera d’ailleurs tout au long de son Histoire) : chrétienne puritaine d’une part, et « ésotérique » d’autre part (les deux mouvements ayant cependant en commun d’être animé par un fervent idéalisme et par la volonté de bâtir sur ce continent un monde nouveau et une société nouvelle en rupture avec celle caractérisant « l’Ancien Monde » européen).


En parallèle de l’Amérique, l’essor britannique dans les Antilles

Parallèlement à cette implantation britannique enfin réussie sur le continent américain sous le règne des Stuarts (et pour revenir à notre histoire des débuts de la colonisation anglaise du Nouveau Monde), les initiatives se multiplient également en ce début de XVIIe siècle en direction des Antilles, où des colons indépendants et des milliers d’Irlandais chassés de leur île par la politique des plantations viennent aussi s’établir en masse. C’est notamment l’île de la Barbade, virtuellement inoccupée (bien que théoriquement sous souveraineté des Espagnols), qui concentre au début des années 1630 l’émigration britannique vers les Antilles : les réfugiés irlandais s’y installent là aussi par milliers et y développent comme en Virginie la culture du tabac, dont l’île devient bientôt la première productrice mondiale (générant même une crise de surproduction à la fin de la décennie… !). Des Irlandais s’implantent également sur les petites îles de l’archipel caribéen comme Saint-Christophe et Montserrat, ainsi que dans les Bahamas et les Bermudes, en cette période où toutes les parties des Antilles non-contrôlées par les Espagnols en viennent plus globalement à constituer une immense zone-refuge pour les exilés de toutes origines, fuyant les guerres civiles et religieuses qui déchirent alors de nombreux pays d’Europe (autant de zones où ces milliers d’exilés et d’aventuriers néerlandais, français, anglais ou belges vont aussi y développer l’activité historique de la flibuste… !).

L’île de la Tortue, située au large de la côte nord de Saint-Domingue (alors appelée Hispaniola), constituera au XVIIe siècle avec la Jamaïque la base, le centre névralgique et le théâtre légendaire de cette flibuste caribéenne (dont la réalité historique a pu être immortalisée par des films comme la célèbre franchise des Pirates des Caraïbes). Aux mains des Français au début du siècle, reprise par les Espagnols et cédée aux Anglais puis reprise à nouveau par les Français (en l’occurrence par des marins huguenots), l’île servira en effet tout au long du siècle d’escale et de port de ravitaillement privilégié des contrebandiers et flibustiers des Caraïbes, les premiers vivant de la vente illégale de marchandises européennes auprès des colons de Nouvelle-Espagne (qui n’ont théoriquement le droit de ne se fournir qu’auprès de leur Métropole et de ses navires), tandis que les seconds constituent le principal vivier de corsaires de l’espace Atlantique (tout en se faisant volontiers pirates en temps de paix). De nombreux raids menés contre les ports et convois espagnols durant l’âge d’or (1640-1680) de la flibuste et de la piraterie caribéennes (comme le célèbre sac de Panama de 1671 commandé par le légendaire Henry Morgan) seront ainsi partis de ces repaires de flibustiers et de boucaniers que constituent l’île de la Tortue, l’ouest de Saint-Domingue et la Jamaïque.


La récupération et l’expansion des colonies britanniques sous Cromwell et le Commonwealth

Les troubles sans précédent qui déchirent durant près deux décennies la Grande-Bretagne et l’Irlande vont, sans surprise, avoir de lourdes conséquences sur les établissements coloniaux que l’Angleterre étaient finalement parvenues à fonder outremer. Dès le début de la guerre civile – et au vu de la tournure rapidement désavantageuse que prend le conflit pour le camp royaliste –, nombre des membres de son élite (les fameux Cavaliers, mais aussi des centaines d’officiers, de nobles et de propriétaires terriens fidèles à la Royauté) se sont en effet exilés dans les colonies, et en particulier à la Barbade et en Virginie, dont ils prennent peu ou prou le contrôle en y rachetant la grande majorité des terres et des plantations et en en devenant les nouveaux gouverneurs. À cette époque, la Barbade est devenue richissime grâce à la culture de la canne à sucre qui y a remplacée celle du tabac, la petite île antillaise ayant même supplantée le Brésil (qui constituait jusqu’alors le premier producteur mondial de sucre). Pour acheminer ce sucre en Europe et l’y vendre en engrangeant de fabuleux bénéfices, les planteurs (désormais essentiellement royalistes) ont recours aux Néerlandais, dont les flottes marchandes constituent à cette époque le principal transporteur de marchandises au niveau international. La richesse produite par la Barbade de même que par la Virginie (qui constitue elle à ce même moment le premier producteur mondial de tabac !) échappe ainsi totalement au nouvel État anglais dirigé par Cromwell, dans le contexte plus général où ces colonies continuent de soutenir Charles II d’Angleterre (alors lui aussi en exil) et refusent plus globalement de reconnaître l’autorité du Commonwealth d’Angleterre.

C’est bien sûr tout le sens des Actes de Navigation promulgués par Cromwell au début des années 1650 : après avoir décrété un embargo contre ces deux colonies rebelles (ainsi que la troisième des Bermudes), le chef de l’État anglais souhaite ainsi attaquer les exilés royalistes au portefeuille, en les privant de leurs ressources pendant qu’il prépare la reconquête militaire de ces « territoires perdus de la République ». Grâce à l’immense effort naval consenti depuis une décennie (et via lequel l’Angleterre a rien de moins que triplé sa flotte de guerre tout en la modernisant), Cromwell est ainsi capable dès 1651 de mettre sur pied une double escadre, dont l’une doit récupérer la Barbade et la seconde la Virginie :

En août 1650, le Parlement décide un embargo contre les trois colonies qui reconnaissent et soutiennent Charles II d’Angleterre et refusent de se placer sous l’autorité du Commonwealth d’Angleterre : la Barbade, les Bermudes, et la Virginie. Le 10 novembre 1650, l’effort d’investissement dans la marine de guerre est accéléré par une taxe de 15 % sur les navires marchands. L’argent collecté est affecté à la protection des convois navals. Les « Actes de Navigation » exigent que cette protection soit réservée au commerce anglais. Le premier fut voté le 9 octobre 1651. Parallèlement, l’Angleterre a complété l’effort de modernisation de sa flotte de guerre lancé au début des années 1640, quand elle avait bâti plus de navires entre 1641 et 1644 que pendant les 25 années précédentes. En septembre 1651, elle envoie quinze bateaux en Virginie sous la direction du capitaine Robert Denis, dans le cadre de l’Expédition de la Barbade, qui opère un blocus de l’île, s’en empare en janvier, destitue le gouverneur royaliste et fait de même en Virginie en mars 1652.

Extrait de la page Wikipédia consacrée aux Actes de Navigation de 1651

Si l’expédition vers la Virginie est quasiment détruite en chemin par une violente tempête, celle sur la Barbade est un succès : après plusieurs mois de résistance et de blocus, les chefs royalistes (et les milliers de miliciens qu’ils ont engagés pour défendre l’île) sont finalement contraints à la reddition, et le gouverneur royaliste destitué – moyennant d’importants compromis accordés aux planteurs (qui devront toutefois se soumettre aux principes des Actes de Navigation et notamment à l’interdiction d’avoir recours à d’autres pavillons que les navires anglais pour leur commerce ni de vendre leurs produits à d’autres pays que l’Angleterre). L’année suivante, forte de son succès et renforcée des débris de l’expédition de Virginie, l’expédition de la Barbade met le cap sur la riche colonie de la côte nord-américaine, qui après quelques mois de résistance, engage à son tour des négociations et accepte de se rendre et de reconnaître l’autorité du Commonwealth en échange de concessions favorables à l’économie de la colonie et à ses meneurs (notamment le pardon des leaders royalistes et une certaine liberté de commerce en partie dérogatoire des Actes de Navigation).

Ses deux établissements coloniaux les plus prospères récupérés, la République cromwellienne profite en outre du déploiement prolongé de sa flotte de guerre aux Amériques pour s’y tailler une place renforcée au détriment de ses rivaux – et en particulier bien sûr de l’Empire espagnol. Au-delà des attaques menées contre son commerce, le plus grand coup est frappé en 1655 avec la prise de la Jamaïque, troisième plus grande île des Antilles après Cuba et Saint-Domingue. Théoriquement possession de la Couronne espagnole (mais dans la pratique à peine habitée par 2 000 colons et très faiblement défendue), l’île est ainsi facilement enlevée par l’amiral William Penn, qui y débarque en mai avec 7 000 hommes et la conquiert sans difficulté ni véritable contre-offensive espagnole. Le contrôle de la Jamaïque jouera à cet égard un grand rôle dans l’essor de l’Empire britannique : dès sa capture, Cromwell fera ainsi de la colonisation de l’île sa priorité, et dans les décennies qui suivront, l’établissement de milliers de colons couplé au développement de l’économie de plantation (sur un modèle désormais exclusivement esclavagiste) permettra à la Jamaïque de devenir la perle des Antilles anglaises et le nouveau premier producteur mondial de sucre dès la fin du siècle.

Sur le sujet de l’Histoire détaillée de chacune des jeunes colonies britanniques d’Amérique et en particulier celui des ressorts de leur fulgurant essor, je renvoie les intéressés vers cette passionnante série de vidéos œuvre d’un vulgarisateur historique anglosaxon !

EN RÉSUMÉ – et comme l’a quasi-parfaitement synthétisé Fernand Braudel dans sa remarquable Grammaire des Civilisations à propos de la destinée britannique outremer :

La première chance [de l’Empire colonial britannique en devenir] a été la conquête, tardive après tout, et l’occupation solide d’un secteur du littoral américain. Etre logé, c’est commencer d’être. La course a été ouverte pour l’Amérique entière par le voyage révolutionnaire de Christophe Colomb (1492). L’Espagne (la Castille) est gagnante. Huit ans plus tard, en 1500, les Portugais, avec Alvarez Cabral, se saisissent de la Terre de Santa Cruz, celle à laquelle le bois de teinture rouge (le pao brasil) va donner son nom de Brésil. Puis, les Français dont les navires, marchands ou pirates, ou les deux à la fois, fréquentent toutes les côtes atlantiques du Nouveau Monde, de Terre-Neuve (connue dès le début du siècle) jusqu’aux Antilles, à la Floride et aux côtes du Brésil (alors plus théoriquement que pratiquement tenues par les Portugais), les Français reconnaissent le Canada (1534-1535), s’y installent enfin (1603). Les Anglais, dans ces conditions, arrivent bons derniers : Walter Raleigh a relâché sur le littoral de ce qui fut aussitôt la Virginie, avec les dernières années du XVIe siècle, mais y a fondé un établissement éphémère ; les pèlerins du Mayflower arrivent, en 1620, au cap Cod, sur la côte de ce qui sera le Massachusetts. C’est là, à première vue, un lot géographique peu plaisant : une côte maussade, coupée d’estuaires, de golfes, de vraies mers intérieures comme la très vaste baie de Chesapeake, par surcroît une côte marécageuse, forestière, coincée vers l’ouest par les dures montagnes des Alleghanies [massif des Appalaches]. En somme, une vaste région, mal soudée dans ses différentes parties et exclusivement grâce aux lentes navigations côtières. En outre, il a fallu en éliminer des concurrents tardifs, Hollandais, Suédois, enfin survivre aux attaques insidieuses des Indiens. Cependant les Français, partis du Saint-Laurent, avaient saisi, du moins reconnu, puis occupé les Grands Lacs et l’énorme vallée du Mississippi jusqu’à son delta, où poussera La Nouvelle-Orléans. Ils ont réussi un vaste mouvement enveloppant. La première manche leur revient. La tête de pont anglaise est dès lors coincée entre la Floride où l’Espagnol a poussé ses avant-postes et le vaste, trop vaste Empire français, avec ses coureurs des bois en quête de fourrures et ses actifs missionnaires jésuites. Vers l’ouest, l’expansion anglaise, quand elle s’amorce vraiment au XVIIIe siècle, se heurte aux forts des garnisons françaises.

Dans tout cela, où est la chance « américaine » ? En ceci probablement que, peu étendues, relativement s’entend, les colonies anglaises ont été solidement occupées, surtout dans le Nord, notamment dans les Massachusetts, où grandit Boston, et dans le Centre où s’enracinent New York (l’ancienne New Amsterdam) et Philadelphie, la ville des quakers. Rattachées à la métropole et à sa vie marchande, ces villes poussées in the wilderness, en pays sauvage, ont l’avantage de se gérer elles-mêmes, elles vivent dans une quasi-liberté qui rappelle les villes typiques de l’Europe du Moyen-Âge. L’agitation anglaise les aura largement servies : elle jette de l’autre côté de la « mare aux harengs » les turbulents sectateurs protestants, ces « cavaliers » que décourage l’Angleterre de Cromwell, et tous ces nouveaux venus sont en nombre tel que, lorsque la vraie lutte s’achève, il y a d’un côté un million d’Anglais, de l’autre 63 000 Français, en 1762. La chance anglaise, ou « américaine », c’est d’avoir, entre Espagnols et Français, réalisé cette accumulation explosive de forces.

Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, pp. 603-604

Un monopole commercial hollandais qui suscite la jalousie de toutes les autres puissances maritimes, en particulier de l’Angleterre

Si la double décennie de guerres civiles qui vient de déchirer l’Angleterre (et avec elle toutes les îles Britanniques) semble n’avoir eu pour propriété que de la ramener à son point de départ (avec la restauration des Stuarts et de la Monarchie anglaise) – ce qui est après tout est la définition même d’une révolution ! –, c’est donc à des développements proprement révolutionnaires que vient d’assister la Royal Navy. Nous l’avons vu plus haut : après un semi-abandon sous Jacques Ier et un premier réinvestissement déjà engagé sous son fils Charles, la Marine a probablement été le domaine le plus choyé par l’éphémère République. Grâce aux efforts sans précédent jamais investis par l’État insulaire dans sa Marine, le jeune Commonwealth d’Angleterre s’est doté en quelques années de l’une si ce n’est de la plus importante flotte de guerre au monde – des navires qui plus est modernes, fraîchement sortis des chantiers navals, aussi bons voire meilleurs que leurs alter-egos espagnols et hollandais, et disposant d’une puissance de feu et d’un niveau d’entrainement des équipages très remarquable pour l’époque (les plus grosses unités de la Marine de Cromwell sont ainsi des 80 à 100 canons délivrant des bordées de plus d’une tonne, et dont les équipages sont spécialement entraînés au combat en ligne de file et aux tirs par bordée au détriment des anciennes habitudes d’abordage).

Cette Marine n’a pas été bâtie par Cromwell pour ses beaux yeux ni même dans une pure optique défensive : cette nouvelle puissance navale a en effet pour objet d’être mise au service de l’ambition géopolitique (assez démesurée) de la nouvelle République puritaine. Faute de pouvoir s’y tailler une place par la diplomatie, il s’agit cette fois de s’ouvrir le commerce mondial et ses marchés stratégiques à grands coups de canons, car le commerce n’est qu’en dernière analyse auto-générateur : en premier comme en dernier lieu, il se conquiert et se vole d’abord à son voisin. C’est précisément le « voisin » (en plus de l’éternel géant colonial espagnol) qui constitue la raison d’être et la cible de cette nouvelle flotte : les Provinces-Unies, brillante fédération de petits États maritimes qui, malgré ses deux petits millions d’habitants, tient à cette époque entre ses mains le commerce du monde. Pour l’Angleterre de Cromwell et ses ambitions maritimes renouvelées, la mainmise des Hollandais sur le transport des richesses mondiales (et surtout sa redistribution via de fabuleux bénéfices) est devenue intolérable, de même que son verrouillage à son entier profit de l’espace asiatique (où la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC) a en effet supplanté les Portugais et exerce dans les faits un quasi-monopole sur le juteux commerce des épices). Les Hollandais sont aussi présents au Brésil (où ils concurrencent également les Portugais), dans les Antilles, et surtout en Amérique du Nord, là où ont enfin réussi à s’établir durablement les Anglais, et pire : précisément entre leurs colonies du nord et du sud, où ils occupent l’un des sites les plus stratégiques du littoral atlantique nord-américain, sur une île au débouché de la grande rivière Hudson (la Nouvelle-Amsterdam, alors capitale de la Nouvelle-Hollande) !

Portrait d'Oliver Cromwell
Marqué par son ascension fulgurante au sein de la New Model Army (l’armée parlementaire) durant la guerre civile anglaise, Oliver Cromwell s’est imposé à la fin de la décennie 1640 comme l’homme-fort du camp révolutionnaire. Ce fervent puritain issu de la gentry (la petite noblesse anglaise) demeure probablement l’une des figures les plus célèbres et les plus controversées de l’Histoire anglaise : d’aucun voit en lui un véritable dictateur politique doublé d’un fanatique religieux totalement illuminé, d’autre un homme au parcours aussi brillant que teinté d’une remarquable modernité… Il faut dire en effet que le chef des Ironsides était animé d’une foi profonde pour ne pas dire d’un véritable mysticisme, Cromwell se considérant lui-même comme rien de moins que le « Moïse » de l’Angleterre (qu’il perçoit quant à elle comme la « Nouvelle Israël ») et estimant jusqu’au bout que c’est Dieu lui-même qui s’exprimera au travers de chacune de ses paroles et décisions (l’homme est effectivement persuadé d’incarner ni plus ni moins que l’instrument de la volonté divine…).

Cromwell va d’abord tenter de négocier. Des ambassades font des allers-retours entre Amsterdam et Londres. La République de Cromwell exige de sa consœur néerlandaise une place dans l’accès aux marchés asiatiques, et le respect de ses fraîchement établis Actes de Navigation, nous l’avons vu tout entier pensés contre elle (tout en faisant aux Néerlandais la soudaine et curieuse proposition d’une forme d’union des deux pays comme « Républiques-Sœurs », dans une quasi-logique de fédération protestante). Le jeune Johan de Witt, nouvel homme fort du régime hollandais (et dont la faction républicaine vient d’écarter du pouvoir sa rivale orangiste), refuse toutefois de céder aux exigences cromwelliennes, et formule en retour toute une série de propositions de collaborations entre les deux nations que le protecteur-dictateur anglais rejettera en bloc. La guerre semble inévitable, et à vrai dire les deux pays s’arment et se préparent ouvertement à un prochain conflit. De son côté, l’Angleterre cromwellienne est déjà en guerre avec plus ou moins tout ce qui n’est pas elle (les royalistes, les catholiques, les Irlandais en révolte, les Espagnols, les puritains trop modérés, les révolutionnaires trop révolutionnaires…) et s’apparente déjà de fait à un État surmilitarisé (un peu à l’image de ce qui caractérisera la Prusse du XVIIIe siècle). Les Provinces-Unies, quant à elle, jouissent au contraire enfin de la paix depuis 1648 – c’est-à-dire depuis que les traités de Westphalie ont reconnus leur indépendance et mis fin à huit décennies de rude lutte contre la tutelle espagnole). La paix enfin signée avec l’Espagne, les Amirautés des anciennes provinces rebelles ont ainsi enfin pu désarmer et se consacrer pleinement aux affaires et au commerce – commerce dont Amsterdam est entretemps devenu l’entrepôt mondial. C’est donc vous l’avez compris une marine de guerre totalement négligée et à moitié non-préparée qui va se retrouver à plein engagée dans un intense conflit avec sa rivale anglaise…

1652-1654 : une première guerre anglo-néerlandaise sous Cromwell qui tourne globalement à l’avantage de Londres

La tension était déjà montée d’un cran en 1652, lorsque la flotte cromwellienne était venue faire rentrer la Barbade royaliste dans le giron commonwealthien. Une trentaine de navires marchands hollandais avaient alors été saisis, accusés de ne pas respecter le blocus de l’île décrété par Cromwell. Il existait aussi des rancunes plus anciennes. Dans les années 1620, un incident avait marqué les consciences anglaises : un agent de la East India Company en mission pour tenter d’établir des comptoirs aux Moluques avait été arrêté et torturé à mort par ses alter-egos de la VOC, générant un scandale et détériorant déjà grandement les relations entre les deux puissances (qui étaient pour rappel solidement alliées depuis l’époque d’Élisabeth et de son soutien massif aux provinces rebelles). C’est comme souvent dans l’Histoire un événement tout ce qu’il y a de plus anecdotique qui déclenchera l’ouverture officielle des hostilités. Le 29 mai 1652, dans la Manche, une escadre commandée par le grand amiral néerlandais Maarten Tromp croisant celle de l’amiral anglais Robert Blake lui refuse le salut au pavillon, comme Oliver Cromwell en avait décidé (unilatéralement…) l’obligation à tout navire étranger passant dans les « mers anglaises ». Un combat naval s’ensuit entre les deux flottes, s’apparentant à une simple canonnade, où les Néerlandais perdent néanmoins deux bâtiments. La guerre est désormais déclarée.

Les Néerlandais, qui dominent pour l’heure le commerce maritime à partir d’Amsterdam et Rotterdam, voient non sans raison dans l’Acte de Navigation un défi à leur encontre. Inévitable, la guerre entre les deux pays débute le 29 mai 1652 dans la rade de Douvres, quand la flotte anglaise de Robert Blake croise de manière inopinée les flottes hollandaises de Maartens Tromp et Michiel de Ruyter. Ces derniers ayant refusé de saluer le drapeau anglais comme leur en fait obligation l’Acte de Navigation, ils doivent se replier après avoir perdu deux navires.

« De l’Acte de Navigation aux guerres anglo-néerlandaises », extrait d’un article d’Alban Dignat publié sur le site web de vulgarisation historique Hérodote.net

Cette guerre, à vrai dire, aucune des deux nations n’y étaient prêtes, mais les Hollandais partent les plus désavantagés. L’effort de réarmement naval qu’ils viennent d’initier est encore tout frais, et les Anglais les surclassent tant numériquement qu’en matière de qualité de leurs navires. Durant les premiers mois du conflit toutefois (qui sera intégralement naval), aucun grand affrontement n’a lieu, la Commonwealth Navy concentrant ses efforts sur le trafic marchand néerlandais (en s’en prenant à ses convois dans l’Atlantique et à ses flottes de commerce et de pêche en Mer du Nord et dans la Baltique). Malgré son infériorité numérique – et contre toutes attentes –, la marine néerlandaise se montre même prête à prendre l’initiative et à attaquer son adversaire la première ! Début juillet, Tromp appareille ainsi avec quatre-seize navires (fournis par chacune des différentes Amirautés) et fait voile vers le nord-ouest à la rencontre des escadres d’Ayscue et de Blake. Des vents contraires et des tempêtes perturbent cependant les opérations des deux côtés, et le premier véritable affrontement entre les deux marines n’aura finalement lieu que le 6 octobre 1652, face à l’embouchure de la Tamise.


Un traité de Westminster (1654) qui sauvegarde in fine les intérêts hollandais

Impréparées dès le départ à la guerre – et donc complètement dépassées tactiquement –, les Provinces-Unies sont donc contraintes fin 1653 de signer la paix avec le Commonwealth de Cromwell – lui aussi non moins épuisé par des combats difficiles et non moins désireux de mettre fin au conflit (qui a en effet engagé des dépenses considérables et causé également de lourdes pertes matérielles et humaines à la marine anglaise !). Malgré la défaite navale techniquement enregistrée par les Hollandais dans la Manche (compensée toutefois par des victoires outre-Atlantique et sur le terrain colonial), le traité de Westminster est d’ailleurs brillamment négocié par Johan de Witt, et finalement très peu défavorable aux intérêts néerlandais : l’application stricte des Actes de Navigation fait ainsi l’objet d’aménagements et de concessions, tandis que de leur côté, les Provinces-Unies ne cèdent rien ou presque concernant le commerce asiatique. Du point de vue de ses buts de guerre, la paix signée par Cromwell résonne donc comme un semi-échec : l’Angleterre n’est pas parvenue à briser le monopole néerlandais sur le commerce mondial, ni à lui imposer l’exclusivité du pavillon anglais sur les importations/exportations de marchandises entre la Métropole et ses colonies d’outremer. Une concession importante est toutefois obtenue par Cromwell (et fait à ce titre l’objet d’une résolution secrète du traité) : la Maison d’Orange-Nassau, en raison de ses liens étroits avec la dynastie Stuart détrônée (le jeune Guillaume III est en effet techniquement le petit-fils de Charles Ier, et ce faisant un héritier possible de la Couronne anglaise – nous verrons que cela aura toute son importance pour la suite… !) ; cette lignée souveraine des Orange-Nassau, donc, doit être exclue de toute responsabilité politique, et le prétendant immédiat à la Couronne anglaise, Charles II (le fils aîné de Charles Ier – alors en exil dans ces mêmes Pays-Bas depuis la décapitation de son père !), banni des Provinces-Unies.

Malgré ce traité finalement fort peu désavantageux, les Provinces-Unies, alors la première puissance maritime du monde, sont ressorties néanmoins en partie humiliées du conflit. Ayant pris acte du retard qu’elle a pris en matière de qualité de sa marine de guerre mais aussi de stratégie et de tactiques, la République maritime va ainsi s’engager dans un immense effort de réarmement naval, se dotant de navires plus gros, plus modernes et plus puissants (sur le modèle des vaisseaux anglais). Ces derniers sont d’ailleurs bien trop occupés pendant la décennie qui suit pour se relancer tout de suite dans une nouvelle guerre avec la Hollande : à peine en paix avec cette dernière, Cromwell est en effet entré en conflit avec… l’Espagne (ce dans la continuité de la politique de contestation de l’hégémonie ibérique sur le monde atlantique qui avait tant caractérisée l’ère élisabéthaine !).

Dès l’hiver 1654, une puissante flotte (embarquant le plus important corps expéditionnaire jamais envoyé par l’Angleterre outre-Atlantique !) fait voile vers les Caraïbes, où Cromwell a l’intention et l’ambition de ravir aux Espagnols leurs plus intéressantes possessions (le plan – connu sous le nom de « Western Design » – étant alors rien de moins alors que de tenter de prendre le contrôle à terme de l’espace Caraïbes !). Si le projet échoue à s’emparer des plus gros « morceaux » d’Empire espagnol que constituent localement les îles d’Hispaniola ou de Cuba (comme cela était visé initialement, mais qui offrent une trop importante résistance…), les Anglais se rabattent pragmatiquement nous l’avons vu plus haut sur la Jamaïque, que les forces cromwelliennes conquièrent intégralement au cours de l’année 1655 (et que les Espagnols échoueront ensuite à récupérer, avant d’en reconnaître finalement la souveraineté aux Anglais lors des traités de Madrid).

À la suite de leur défaite près de l’île de Texel, les Néerlandais reconnaissent l’Acte de Navigation et consentent à signer le 5 avril 1654 le traité de Westminster, qui met fin à la première guerre anglo-néerlandaise. Cromwell, débarrassé de l’ennemi hollandais, s’allie à la France contre l’Espagne. Il enlève à celle-ci la Jamaïque et occupe Dunkerque. Il envoie aussi une flotte dans la Méditerranée et, pour lui assurer un libre passage, commence de fortifier le rocher de Gibraltar…

« De l’Acte de Navigation aux guerres anglo-néerlandaises », extrait d’un article d’Alban Dignat publié sur le site web de vulgarisation historique Hérodote.net


Une restauration des rois Stuarts qui reprennent à leur compte la flotte et la géostratégie cromwelliennes

C’est quoiqu’il en soit avec un « butin » colonial et naval somme toute considérablement renforcé que la Monarchie Stuart récupère l’Angleterre dans le cadre de la restauration de 1660. Loin d’ailleurs de rejeter l’intégralité de l’héritage politique de la République cromwellienne, le restauré Charles II va en fait largement se réapproprier la politique extérieure du dictateur puritain, reprenant peu ou prou la ligne géostratégique qui avait caractérisée la politique outremer de Cromwell, et gardant intacts et faisant fructifier de même les formidables acquis maritimes légués par ce dernier (tout particulièrement la très puissante marine développée sous le Commonwealth !). Sur le plan du contentieux anglo-espagnol, si Charles met fin dès sa restauration à la guerre navale avec Madrid, le nouveau souverain anglais n’a dans cette perspective aucune intention de restituer ce qui a été brillamment arraché sous Cromwell (la Jamaïque et les Bermudes). Au contraire, Charles œuvre à la reconnaissance diplomatique de ces possessions en maintenant une pression maximum sur l’Espagne, au travers du soutien officieux d’une part à l’activité flibustière dans les Caraïbes (dont la nouvelle Jamaïque anglaise est devenue la principale base) et d’autre part par le biais de son intervention dans la guerre de restauration portugaise (dont il soutient militairement et diplomatiquement la cause en envoyant des troupes et en épousant Catherine de Bragance, la fille du roi auto-proclamé du Portugal Jean IV). Débordée de toute part, épuisée financièrement et politiquement par cent années de guerres avec presque tous ses voisins et rivaux coloniaux, l’Espagne de Philippe IV finira par accepter la restauration portugaise (qui deviendra dès lors une fidèle alliée de l’Angleterre), ainsi que par reconnaître aux Anglais leur souveraineté sur l’île de la Jamaïque (après avoir une ultime fois tentée de la reconquérir…).


La seconde guerre anglo-néerlandaise : la malédiction de Londres et la revanche navale hollandaise

Dès sa montée sur le trône, Charles II en a en effet aussi bien conscience que Cromwell : le grand rival de l’Angleterre du moment, ce n’est pas Madrid, mais la Hollande. Après un traité de Westminster nous l’avons vu brillamment négocié par De Witt, la mobilisation de la Royal Navy contre les Espagnols a donné du répit à la puissance néerlandaise, qui a pu affermir encore davantage sa domination commerciale et disposer d’une bonne décennie pour redresser méthodiquement sa marine de guerre. Les chantiers navals des Amirautés néerlandaises ont effectivement été très actifs depuis 1654, et les Provinces-Unies se sont maintenant dotées d’une nouvelle génération de vaisseaux de ligne, plus lourds, plus robustes et mieux armés, et ce faisant plus à même de tenir tête aux gros bâtiments anglais qui les avaient subjugués par leur redoutable puissance de feu lors du conflit précédent. On a également adopté côté néerlandais la tactique du combat en ligne et on s’y est entraîné, après la désastreuse défaite subie notamment à la bataille de Gabbard. Si le programme de construction navale n’est pas encore achevé au milieu de l’année 1664, les Provinces-Unies sont en tout cas bien mieux préparées et équipées dans l’éventualité d’un nouveau conflit naval que dans le cadre du précédent.

Reconstitution d'un vaisseau de ligne hollandais au temps des guerres anglo-néerlandaises (© Broadside)
Les nouveaux navires de guerre néerlandais construits depuis la fin des années 1650 doivent désormais permettre de faire jeu égal avec ceux de la Royal Navy en termes de puissance de feu…

Côté anglais, dès sa montée sur le trône, Charles a à vrai dire anticipé et s’est préparé à la perspective d’une nouvelle guerre avec les Néerlandais. En plus de la menace qu’elle représente globalement pour les intérêts anglais dans le monde, le souverain de White Hall est animé d’une rancune personnelle contre les Provinces-Unies de Johan de Witt, qui l’ont en effet expulsé de leur territoire en 1654 sur demande de Cromwell, et qui en outre ostracisent politiquement son neveu Guillaume III d’Orange-Nassau – leader naturel de la faction orangiste. Charles II a également de lourds problèmes de trésorerie : le Parlement contrôle désormais étroitement le budget, et le roi a notamment besoin de fonds pour alimenter son fastueux train de cour. Or la première guerre anglo-néerlandaise, bien que terriblement coûteuse pour les finances publiques, avait eu la vertu d’engranger des profits élevés pour les gouvernants, grâce aux multiples prises réalisées par les corsaires anglais (le butin cumulé avait en effet dépassé les 120 millions de livres sterling, soit quatre à cinq fois le budget de l’État britannique !). Une nouvelle guerre ferait donc vraisemblablement bien les affaires de la trésorerie royale…

1663-1664 : Londres attaque sans déclaration de guerre

Dès 1663, dans un contexte d’enthousiasme général pour la guerre, Charles II décide donc d’ouvrir les hostilités en provoquant son adversaire. En décembre, il charge l’amiral Holmes de mener, au nom de la Royal African Company anglaise, une expédition contre les comptoirs hollandais d’Afrique de l’Ouest, clés de la traite négrière transatlantique et également base pour les Néerlandais d’un riche commerce de l’or et de l’ivoire (et de surcroît important relais du commerce hollandais avec les Indes orientales !). En quelques mois, Holmes ravage ainsi les comptoirs de Gorée, capture et coule des dizaines de navires marchands, puis descend jusqu’à la Côte de l’Or où il s’empare de plusieurs forts néerlandais importants. La réaction ne se fait pas attendre : dès qu’il apprend la nouvelle, Johan de Witt missionne Michiel de Ruyter, l’un des meilleurs amiraux des Provinces, pour aller récupérer les comptoirs perdus. Puis, cette opération menée à bien, il lui donne l’ordre de faire voile vers les Antilles pour y mettre à mal le commerce britannique (et tenter s’y possible de leur capturer leurs établissements de la Barbade et de la Jamaïque), avant de possiblement attaquer ensuite leurs colonies d’Amérique du Nord…

L'amiral De Ruyter montant à bord de son vaisseau durant les guerres anglo-néerlandaises (© Broadside)
De Ruyter embarquant dans son navire-amiral pour partir en expédition vers les côtes africaines.

En Amérique du Nord aussi, justement, les Anglais ont pris l’initiative. Au milieu de l’été 1664, une petite escadre anglaise menée par James Stuart (le frère cadet de Charles) en personne se présente en effet devant la Nouvelle-Amsterdam et exige la reddition de son gouverneur Petrus Stuyvesant – ceci au motif officiel que la colonie néerlandaise d’Amérique n’aurait pas respecté les Actes de Navigation anglais. Ne disposant à ce moment pas de forces suffisantes pour résister victorieusement aux frégates anglaises (et ne pouvant vraisemblablement compter à court terme sur aucun secours de la Métropole), ce dernier signe la reddition sans combattre, le 27 août. Les Anglais prennent alors techniquement le contrôle de la Nouvelle-Hollande et rebaptise sa capitale New York, en l’honneur de James (qui porte alors officiellement le titre de duc d’York). Après cette capture facile (et hautement stratégique à moyen/long terme !), des raids sont menés contre les autres établissements néerlandais de la région, qui sont allégrement pillés. La guerre encore non-officielle commence ainsi très mal pour les Néerlandais…


1665-1667 : trois ans d’intense conflit naval alternant victoires et revers dans les deux camps

En cette fin d’année 1664 en tout cas, après les échauffourées intervenus sur les côtes africaines et américaines, l’état de guerre de fait entre les deux puissances maritimes est acté des deux côtés. À Londres, le Parlement vote la plus grande subvention jamais accordée à un roi anglais pour financer l’effort de guerre (2,5 millions de livre sterling, soit deux fois le budget royal annuel !), tandis que du côté des Provinces-Unies, début 1665, on autorise officiellement les navires néerlandais à ouvrir le feu sur les bâtiments anglais en cas d’attaque ; on renforce les convois et on arme la flotte bâtie depuis 1654.

En mai 1665, la flotte anglaise quitte ses ports et vient tenter, comme à la fin de la guerre précédente, d’établir un blocus des côtes des Provinces-Unies. Faute d’une logistique efficace pour en assurer le ravitaillement (l’Amirauté ne fera d’immenses progrès sur ce point qu’au siècle suivant !), l’opération est toutefois un échec, et la flotte anglaise regagne ses bases, tandis que du côté hollandais, les États Généraux des Sept Provinces chargent l’amiral Jacob van Wassenaer Obdam d’aller se porter à la rencontre des escadres anglaises, afin de dégager les eaux pour protéger l’arrivée des convois des Indes attendus pour le milieu de l’été. Privé de la présence stratégique de De Ruyter (qui n’est pas encore rentré de son opération dans les Antilles), et sachant sa flotte non-encore parfaitement prête au combat (certaines grosses unités n’ont en effet pas fini d’être équipées), c’est cependant à un combat très risqué que sait aller l’amiral néerlandais. Et l’Histoire lui donnera raison : son affrontement contre les escadres anglaises commandées par le duc d’York (entretemps revenu lui de sa mission en Amérique du Nord) va effectivement virer au désastre – l’un des pires de l’histoire des Provinces-Unies… !

Le duc d’York détermine en 1665 que la formation en ligne doit être la formation standard obligatoire pour toute la flotte, et pas seulement pour l’escadre individuelle : « Dans toute bataille contre l’ennemi, les commandants des navires de Sa Majesté doivent faire tout leur possible pour maintenir la flotte en ligne et, en tout cas, maintenir l’ordre de bataille avant celle-ci […] Aucun navire de la flotte de Sa Majesté ne peut poursuivre des navires ou des groupes plus petits de l’ennemi jusqu’à ce que la majeure partie de la flotte ennemie soit vaincue ou en fuite »

Heinz Neukirchen, Seemacht im Spiegel der Geschichte, p. 190

Une Espagne inactive et fatiguée est pour [les Provinces-Unies] un meilleur voisin qu’une France puissante et agressive…

John A. Lynn, The Wars of Louis XIV, p. 109

« Ce type de guerre [la guerre de course, NDLR] est toujours très tentant en période de crise économique […] Les dommages causés au commerce ennemi sont indéniables […] mais ils ne conduiront jamais seuls au succès […] Ce n’est pas la perte de navires ou de convois qui met une nation en danger, mais une puissance navale supérieure qui donne la suprématie maritime. »

Alfred Mahan, Der Einfluß der Seemacht auf die Geschichte 1660–1812, p. 49


Un traité de Breda (1667) qui consacre le nouvel échec de l’Angleterre à briser le monopole hollandais sur le commerce mondial

En 1667, pour l’Angleterre, le bilan de la guerre est donc le suivant : c’est un choux blanc complet, doublé d’une nette victoire navale hollandaise. Du point de vue de ses buts de guerre, Londres n’est pas du tout parvenu à atteindre ses objectifs, qui consistaient à détruire le monopole commercial hollandais et à s’en saisir en partie. Si la Royal Navy a arraché de belles victoires et fait sérieusement trembler son adversaire, à la fin du conflit, l’avantage est nettement du côté des Hollandais, qui ont brillamment relevés et remis à niveau leur marine et regagné leur suprématie maritime (à la fin de la guerre, la Mer du Nord est à ce titre totalement sous le contrôle de la flotte néerlandaise). Du point de vue du roi d’Angleterre plus personnellement, la guerre résonne aussi comme un cuisant échec. Charles n’a pas réussi à renforcer l’indépendance financière de la Couronne vis-à-vis du Parlement, et la trésorerie royale ressort du conflit vide comme jamais. Soupçonnant qui plus est le roi de réaliser ce que nous appellerions dans notre langage moderne des « détournements de fonds », les Parlementaires mettent en place une commission des comptes qui renforce le contrôle des finances royales, et les placent encore davantage sous le radar du Parlement. Pour couronner le tout, Charles est ressorti personnellement humilié du conflit : le raid sur la Medway puis le blocage des côtes sud-ouest anglaises par De Ruyter durant l’été 1667 ont montré un roi ayant failli à défendre l’intégrité territoriale de son pays, tandis que le propre navire-amiral de Sa Majesté baptisé de son nom est tranquillement exposé comme trophée dans le port d’Amsterdam, à la risée de l’Europe entière… !

Néanmoins, malgré ces humiliations symboliques, les conditions de la paix imposée par les Hollandais à Breda demeurent très modérées pour la puissance anglaise. De nouveaux assouplissements des Actes de Navigation sont adoptés, tandis que sur le plan colonial, l’échange de la Nouvelle-Hollande (définitivement cédée aux Anglais) contre les plantations de sucre du Suriname et les îles à noix de muscade d’Indonésie (ainsi que la concession aux Anglais de quelques-uns des forts qu’ils ont capturés en Afrique de l’Ouest) apportent un véritable apaisement. Il faut dire que les Provinces-Unies ont maintenant d’autres chats à fouetter : l’invasion des Pays-Bas espagnols par leur ancien allié menace désormais directement leurs frontières terrestres, et c’est ainsi une paix de compromis que les Néerlandais ont offerte aux Anglais, afin de pouvoir tourner toute leur énergie vers la nouvelle immense menace que constitue pour eux la politique expansionniste de Louis XIV, alors à la tête de celle qui est – et de loin – la plus grande armée d’Europe (et certainement l’une des plus qualifiées).


La toute-puissance d’Amsterdam ne pouvait, bien sûr, manquer de susciter l’ire de ses voisins. En 1672, à la faveur de la guerre de Dévolution, la France tente d’abattre la puissance hollandaise, dont la concurrence, malgré des tarifs très protectionnistes, pèse lourdement sur les marchands et fabricants français. 

« Amsterdam, l’entrepôt du monde », extrait d’un article de l’historien Tristan Gaston-Breton pour le magazine Les Échos


L’entrée dans la partie d’un nouvel acteur décisif : la France de Louis XIV

Bien occupé à rebâtir sa capitale et sa flotte, le roi d’Angleterre veut néanmoins sa revanche, et c’est la géopolitique de Louis XIV qui va lui en offrir l’opportunité. Alors à la tête de la première armée d’Europe, le grand monarque absolu français est en effet, en ce début de règne, éminemment désireux de repousser et de consolider ses frontières nord et est, tout particulièrement du côté des Pays-Bas espagnols (sur lequel son royaume a depuis longtemps des vues et même autrefois régné). Soucieux du développement économique et de la grandeur de son État, le jeune roi de France, poussé et accompagné dans cette démarche par son brillant ministre Colbert (secrétaire d’État à la Marine de 1661 à 1683), souhaite en outre faire entrer son royaume dans le concert des grandes puissances maritimes, entre l’ambitieuse Angleterre (et sa déjà puissante Royal Navy) d’une part, et les prospères Provinces-Unies d’autre partdernières dont il s’agit également de briser l’emprise économique internationale. La France du début du règne de Louis XIV souhaite en effet s’attaquer à la redoutable concurrence que constituent les Hollandais, aussi bien sur le plan intérieur (pour les marchands et fabricants français) que sur le plan maritime, pour les colonies royales que fondent alors le souverain en Amérique du Nord (Nouvelle-France) et aux Antilles (Guadeloupe, Martinique,…). Enfin – et pour ne rien arranger –, le rayonnement protestant des Pays-Bas déplait profondément au fervent défenseur de la cause catholique que constitue le roi de France, et qu’il entend incarner en Europe…

À l’intérieur, [Louis XIV] entend imposer l’ordre, faire régner la justice, assurer la prospérité du royaume. À l’extérieur, affirmer le prestige du nom français, maintenir entre les puissances un équilibre favorable, renforcer ses frontières de manière à élever contre les invasions une barrière infranchissable. Tel est son programme.

Jean Lombard, La face cachée de l’histoire moderne (tome 1) : la montée parallèle du capitalisme et du collectivisme, p. 189

Les relations entre la France et les Provinces-Unies ne font que se détériorer au cours du XVIIe siècle, a fortiori avec les nouvelles ambitions commerciales affichées sous la houlette de Colbert (1619-1683). Certes, l’hostilité commune contre l’Espagne a justifié la conclusion d’alliances, mais de circonstance. Craignant de voir l’hégémonie de Madrid remplacée par une autre, les Provinces-Unies ne cessent d’œuvrer au cours de la guerre de Dévolution pour empêcher une expansion excessive de la France. Dans ses Mémoires – rédigés par Pellisson sous le regard du roi, qui a apporté des corrections –, Louis XIV insiste particulièrement sur les manœuvres néerlandaises contre ses conquêtes : « Les Hollandais (…) s’efforcèrent de m’engager à ne rien conquérir près de leurs frontières ; mais je leur refusai précisément ce point ». De fait, il considère leur médiation comme une marque d’insolence envers sa puissance et ses droits territoriaux. […]

Extrait du magazine Guerres & Histoire n°61, dossier « La guerre de Hollande », p. 63


Hollandia delenda est

Tout ceci étant posé, c’est ainsi une véritable partie d’échecs à trois joueurs (voire davantage); caractérisée par un double-jeu quasi-permanent de la plupart des participants, qui se met en place en cette fin des années 1660. En janvier 1668, à La Haye – et en réponse à la guerre de Dévolution qui voit Louis XIV annexer différentes villes des Pays-Bas et repousser ses frontières vers le nord – les Provinces-Unies et l’Angleterre (rejointe par la Suède) signent une « Triple-Alliance ». Si l’alliance a officiellement pour objet de veiller aux termes qui seront formalisés en mai au traité d’Aix-la-Chapelle – à savoir le partage des Pays-Bas entre la France et l’Espagne –, elle vise essentiellement à faire pression diplomatiquement sur Louis XIV afin de lui faire renoncer au moins en partie à ses prétentions sur les Pays-Bas espagnols (le traité inclue à ce titre une clause secrète qui prévoit que les trois puissances devront si besoin imposer par la force le retrait français de la partie des Pays-Bas que son armée occupe). L’alliance diplomatique a vous l’avez compris surtout été poussée par la Hollande, qui s’inquiète de voir la frontière terrestre de la France se rapprocher inexorablement de la sienne. Charles II a quant à lui joué, au nom de l’Angleterre, un complet double-jeu dans l’affaire : le roi anglais ne s’engage en effet dans ce qui ne pourra être considérée par Louis XIV que comme une trahison contre lui de son ancienne alliée que pour mieux pousser à la rupture entre la France et les Provinces-Unies, et obliger ainsi le premier à faire de lui un partenaire incontournable. D’ailleurs, un rapprochement diplomatique se manifeste rapidement entre Londres et Versailles, et des tractations secrètes s’engagent. Bientôt, contre une confortable pension qui lui permettra (enfin) de financer sa flotte et son fastueux train de vie, Charles II se dit prêt à s’allier militairement avec Louis XIV dans l’optique d’une nouvelle guerre contre la Hollande (ce globalement contre l’avis du Parlement et de la majorité de l’élite anglaise, qui n’a que trop conscience qu’aussi rival que le commerce néerlandais soit, les ambitions françaises sur les Pays-Bas sont bien plus gravement absolument incompatibles avec les intérêts fondamentaux anglais).

Il ne s’agit donc plus cette fois, comme lors des deux premières guerres anglo-néerlandaises, de seulement contester la domination commerciale hollandaise dans ce pacte d’agression conclu entre Louis XIV et Charles II. Non, vous l’avez compris, cette fois, il s’agit véritablement d’envahir le pays et d’abattre le tout puissant État néerlandais (seul moyen du point de vue de Louis d’annexer les Pays-Bas du Sud qu’il convoite et dont il sait qu’une Hollande forte n’acceptera jamais le basculement sous le giron français, tandis que Charles a des vues sur l’embouchure de l’Escaut ainsi que sur quelques îles frisonnes qui lui offriraient le contrôle du commerce d’Amsterdam et de Rotterdam…), et de réduire donc les Provinces-Unies à un État-croupion. Sur le plan politique, surtout du côté anglais, on se propose de remettre au pouvoir les Orangistes en la personne de Guillaume III, et de faire de ce dernier un fidèle allié sécurisant le pays dans un rôle d’État-client de l’Angleterre et de la France. En ce début d’année 1670, les ambitions partagées sont ainsi posées, et les pions se mettent en place…

Durant les années 1670 et 1671, le roi anglais, grâce aux subsides considérables (près de 3 millions de livres par an !) que lui versent maintenant secrètement son nouvel allié français, s’emploie à redresser et préparer sa flotte ; ceci pendant que, du côté du Versailles, on s’affaire plus globalement à préparer diplomatiquement le terrain de l’invasion planifiée de la Hollande, en s’attachant l’alliance ou a minima la neutralité de tous les moyens à grands États situés au voisinage plus ou moins immédiat des Sept-Provinces (plusieurs États allemands de Rhénanie se montrent ainsi tout à fait intéressés de rejoindre la partie ou d’accords de ne pas interférer ; quant à la puissante Autriche de Léopold Ier de Habsbourg, même elle est prête à ne pas lever le petit doigt et à laisser la France envahir la Hollande, si celle-ci respecte sa condition de ne pas envahir à nouveau sur sa route les Pays-Bas espagnols et de passer par le territoire « neutre » que constitue la principauté de Liège – ce que Louis XIV accepte !). Toutes les cartes sont donc désormais en place, et le grand jeu va pouvoir commencer…

Dès 1669, Louis XIV opère une politique d’isolement des Provinces-Unies et de préparation de la guerre à venir. Il mène des démarches pour s’allier à l’électorat de Brandebourg – qui se tourne finalement… vers La Haye –, et surtout à l’Angleterre et à la Suède. La France s’assure également de la neutralité de l’empereur du Saint-Empire Léopold Ier (1640-1705). La guerre pourrait éclater dès l’été 1671, mais les opérations sont repoussées au printemps 1672, notamment pour s’assurer de la fiabilité des fortifications aux frontières du royaume.

Extrait du magazine Guerres & Histoire n°61, dossier « La guerre de Hollande », p. 63

Du côté néerlandais, en ce début des années 1670, il faut bien le dire, on est tout sauf dupe de la grande attaque qui se manigance. Les politiciens et militaires hollandais n’ont en effet pas manqué de relever avec inquiétude la grande activité diplomatique qui s’est déployée de Versailles vers de nombreuses principautés allemandes, ni d’observer les préparatifs de la marine anglaise comme la mobilisation des troupes françaises qui se manifestent à leurs frontières. En fait, pour les Provinces-Unies, l’un de leurs principaux problèmes pour contrer à la menace est leur division politique. Le camp républicain mené par Johan de Witt, au pouvoir depuis deux décennies – et malgré son relatif succès dans la gestion des deux guerres anglo-néerlandaises –, paye désormais les frais politiques de l’échec de sa politique pro-française, et est de plus en plus mis sous pression par les forces orangistes (elles-mêmes soutenues insidieusement depuis Londres). Au début de l’année 1672, alors que des signes (comme l’incident artificiellement créé du Merlin par Charles II ou l’attaque anglaise d’un convoi marchand néerlandais dans la Manche) laissent de plus en plus présager de l’imminence de l’invasion, De Witt finit d’ailleurs par lâcher du lest aux Orangistes. En mars, Guillaume est nommé par le Grand-Pensionnaire capitaine général de l’armée néerlandaise, dotant enfin le prince d’Orange d’une responsabilité officielle au sein de la République. Il était temps. La guerre gronde.

L’invasion de 1672 : haro franco-anglais sur les Provinces-Unies

6 avril 1672. L’armée française a quitté ses bases et s’est mise en branle. 130 000 hommes menés par Louis XIV se déversent sur les Pays-Bas, et progressent rapidement à travers la principauté de Liège vers le Rhin, après avoir contourné Maastricht. Début juin, en à peine quelques semaines, les Français sont face aux Provinces-Unies, qu’ils pénètrent par sa frontière est, assiégeant et faisant tomber les forteresses et les garnisons les unes après les autres. Ils avancent à travers la province du Gueldre et approchent d’Utrecht. Amsterdam et Rotterdam ne sont plus qu’à 100 km. Pour les gouvernants néerlandais, la situation est complètement désespérée.

Guillaume III commande la défense sur le terrain, mais il ne peut pas grand-chose contre le rouleau compresseur français, qui surclasse ses forces tant numériquement que qualitativement. Côté naval, dès l’ouverture des hostilités, De Ruyter a pris la mer et recherche activement la flotte franco-anglaise pour lui infliger une défaite décisive. Mais la situation est bien trop critique pour qu’une victoire navale suffise à elle seule à sauver les Provinces-Unies de l’invasion terrestre française : le 14 juin, les États Généraux offrent donc une paix plus que généreuse à Louis XIV, se proposant de lui céder rien de moins que les villes provinciales du Rhin, Maastricht, le Brabant, la Flandre néerlandaise complétés d’un tribu de pas moins de dix millions de livres… ! Poussant son avantage car pensant pouvoir obtenir encore plus, le souverain français demande des territoires supplémentaires et le rétablissement de la liberté de culte catholique. Ces mesures humiliantes, l’élite hollandaise ne peut les accepter. C’est la rupture.

Le 20 juin, en accord avec les États des Hollande, Guillaume et ses hommes se replient derrière la waterlinie et font sauter les digues : de l’est d’Amsterdam à l’Escaut, toutes les terres sont inondées sur plusieurs km de profondeur, stoppant d’un coup l’avance française, et offrant un répit provisoire à l’armée néerlandaise. Néanmoins, la débâcle et la panique générale sont telles que des émeutes secouent la plupart des villes du pays. Le gouvernement républicain de Johan de Witt est jugé coupable du désastre, et partout, les conseils municipaux sont renversés et remplacés par les Orangistes. Le drame le plus mémorable se produit le 20 août, lorsque Johan de Witt – qui venait de démissionner de ses fonctions – et son frère Cornelis sont arrêtés et sauvagement assassinés par une foule déchaînée. Guillaume d’Orange – qui avait été promu stadhouder quelques semaines plus tôt – devient du jour au lendemain le nouveau Maître de la République. Il va mener la résistance contre la France, et une fois les Provinces-Unies sauvées de la destruction grâce à l’intervention des autres grandes puissances européennes à son secours, devenir l’adversaire le plus acharné de Louis XIV. Ceci avant de finir même un jour – par l’une de ces douces ironies de l’Histoire – le nouveau roi d’Angleterre…


La troisième guerre anglo-néerlandaise (1672-1674), sous-composante anglaise de la guerre de Hollande (1672-1678)

Peinture hollandaise de la bataille de Texel (1673), combat naval majeur de la troisième guerre anglo-néerlandaise et de la guerre de Hollande
Obéissant aux ordres comme toujours, c’est avec moins de 75 vaisseaux contre plus d’une centaine (mais aux équipages néanmoins bien mieux entraînés et commandés) que l’amiral-général hollandais se porte à la rencontre de la flotte franco-anglaise, qui forment toutes deux la ligne de bataille et s’engagent immédiatement dans une intense canonnade. Sachant l’escadre française (qui occupe l’avant-garde) moins expérimentée et moins farouche au combat, De Ruyter détache une petite escadre pour isoler cette dernière du reste de la flotte alliée et concentrer le gros de ses forces sur le centre anglais. Le combat est très violent et dure toute la journée, et Rupert finit par décrocher après que les deux flottes aient subis de lourds dégâts de chaque côté. Avec plus de 2 000 hommes mis hors-de-combat et la disparition de l’amiral Sprague (qui s’était engagé à l’arrière-garde dans un véritable combat à mort avec son ennemi juré Cornelius Tromp), ce que l’Histoire retiendra sous le nom de bataille du Texel enterre définitivement les ambitions alliées d’opérer un débarquement sur les côtes hollandaises. Ayant également permis de sauver le convoi des Indes (qui apporte un renflouement plus que bienvenu à l’État néerlandais), cette victoire stratégique achève également de retourner le Parlement anglais contre la politique de Charles II et de forcer ce dernier à mettre fin à cette guerre aussi ruineuse que totalement infructueuse pour l’Angleterre.

Les belles images de reconstitution numérique des flottes et combats navals anglo-néerlandais que vous aurez pu admirer plus haut sont pour la plupart issues de ce remarquable documentaire historique produit par la BBC, dont je recommande également en complément très chaudement le visionnage !

Épilogue : à la fin – et contre toutes attentes –, c’est l’Angleterre qui devient néerlandaise… !

Après cette série de « diapositives » ayant dressé une sorte de « roman-photo » de ces deux premières années de la guerre de Hollande (et où nous nous sommes surtout concentrés sur sa sous-composante que constitue la troisième guerre anglo-néerlandaise), il est important de revenir plus globalement sur les grands événements et aboutissants de cette première occurrence de ce que l’Histoire nomme parfois les « guerres louis-quatorziennes ». Car celle-ci marque l’amorçage d’une nouvelle dynamique globale qui va structurer la géopolitique européenne durant toute la suite du règne de Louis XIV (et ce jusqu’à sa fin), avec l’apparition des grandes guerres de coalition contre la France du Roi-Soleil (mais aussi l’ouverture d’une séquence géopolitique qui va, de façon peut-être inattendue, vous allez le voir, aboutir à la (nouvelle) chute de la dynastie Stuart et à la montée de Guillaume d’Orange sur le trône d’Angleterre… !).

Revenons d’abord au tout début de la guerre de Hollande, lorsque tout semblait d’abord réussir à l’invasion si méthodiquement préparée par Louis XIV et Charles II. Début juin, après que l’armée française ait pénétrée les Provinces-Unies par l’est pendant que ses alliés des États allemands de Münster et de Cologne les envahissaient plus au nord, tout semble d’abord aller pour le mieux pour le plan des alliés : une trentaine de forteresses néerlandaises sont capturées en quelques mois, l’armée des Provinces-Unies est complètement débordée et ne fait que se replier vers son centre névralgique (la province de Hollande, encore inviolée grâce aux victoire navales de De Ruyter). Les Français capturent même la ville de Naarden, située à un jet de pierre d’Amsterdam – mais renonce pour des raisons encore en partie mystérieuses aujourd’hui à marcher sur la capitale hollandaise (qui il est vrai était, elle, extrêmement solidement défendue par la terre comme par la mer et dont le siège aurait été très difficile et coûteux en hommes). En fait, la stratégie diplomatique de Louis XIV semble avoir reposée sur le pari que les patriciens (l’élite bourgeoise qui gouvernent alors les grandes villes du pays et qui constitue le principal soutien politique du gouvernement de De Witt – et de tendance plutôt pro-française quand les Orangistes sont quant à eux intimement pro-anglais) préfèreraient se soumettre à ses conditions de paix par peur de la menace intérieure orangiste. Mais c’est exactement le contraire qui va se passer : la catastrophe que représente l’invasion française et la position pro-anglaise de province comme la Zélande (dont les États s’étaient déjà proposés dès juin de reconnaître leur soumission à Charles, et dont seule l’intervention De Ruyter avait empêché que la Province ne se rende aux Anglais) va susciter dans tout le pays un véritable coup d’état orangiste, balayant partout la faction républicaine de De Witt et privant Louis du seul camp politique qui aurait pu éventuellement accepter de négocier avec lui (bien que de toute façon, les conditions de paix majorées exigées par le roi de France après les premières négociations de début juin étaient si humiliantes qu’elles ne pouvaient décemment être acceptées par aucuns patriotes néerlandais, qu’il soit d’un bord ou d’un autre…). Il faut aussi avoir en tête que bien qu’alliées dans cette invasion, la France et l’Angleterre sont en concurrence sur le partage de certains territoires conquis, et aucun ne souhaite voir l’autre en obtenir trop et cherche ainsi à tirer la couverture à son avantage (les deux puissances ont néanmoins acté le principe de ne pas signer de paix séparée).

C’est dans cette optique de se ménager une future alliée (des Provinces-Unies en l’occurrence gouvernée désormais par Guillaume III) que Charles II adresse à son neveu début juillet une lettre où il explique que c’est la politique de De Witt qui l’a poussé à la guerre et que sa présence constitue le principal obstacle à la paix, tout en proposant à Guillaume de l’aider à faire de lui le nouveau prince des Sept-Provinces en contrepartie de la cession de quelques territoires stratégiques sur les côtes de Zélande. Faisant toutefois passer son patriotisme avant ses liens familiaux avec la Maison Stuart, le nouveau stadhouder fait néanmoins diffuser la lettre de Charles dans tout le pays, ce qui a évidemment pour effet d’accentuer la colère populaire contre De Witt, catalysant probablement son terrible assassinat dans les semaines suivantes. Se trouvant désormais à partir de la fin août à la tête tant des forces terrestres que navales de la République batave acculée à son réduit hollandais et zélandais, Guillaume d’Orange, bénéficiant désormais d’une autorité complète et sans contestation interne, va organiser la défense et la contre-offensive contre la France et l’Angleterre, se concentrant d’une part sur la mise hors-circuit de la première grâce à la suprématie navale de De Ruyter, et sur l’attrition de l’autre en mobilisant toutes les puissances européennes possibles dans sa guerre (qui deviendra de plus en plus personnelle) contre Louis XIV.

Cette seconde stratégie de nature diplomatique, complétée par la réorganisation et le renforcement de la résistance intérieure, va rapidement porter ses fruits. Dès le mois de juillet, nous l’avons déjà évoqué plus haut, Guillaume convint l’empereur d’Autriche Léopold Ier de rompre sa clause de neutralité dans le conflit, de même qu’il parvient à retourner l’électeur du Brandebourg Frédéric-Guillaume (une alliance qui sera formalisée dans le cadre de la célèbre Quadruple-Alliance signée à La Haye en août 1673, et à laquelle s’ajoute l’Espagne de Charles II et le duc de Lorraine – dont le territoire est alors occupé par l’armée française depuis la fin de la guerre de Trente Ans !). L’entrée officielle du Saint-Empire contre la France entraine la mobilisation immédiate d’une importante armée que Léopold et ses princes allemands alliés dépêchent dès la fin de l’été sur les positions rhénanes occupées à ce moment par l’armée française. Cette menace d’être coupées de leurs lignes de ravitaillement et bloquées à 200 km de leurs frontières obligent évidemment en conséquence les forces françaises occupant les Provinces-Unies à retirer une grande partie de leurs troupes pour se porter à la rencontre des Impériaux (dont une armée se dirige également vers l’Alsace).

Au nord, grâce à une résistance remarquable des milices néerlandaises (qui leur mènent une véritable guérilla), les forces des États de Cologne et de Münster sont quant à elles contraintes de lever le siège de Groningue et de se replier derrière la frontière, tandis qu’au sud, les Français échouent nous l’avons vu plus haut à tenter un ultime raid contre la Haye et sont également contraints d’évacuer les Provinces-Unies occupées, ne conservant que la forteresse de Maastricht (qu’ils avaient finalement réussi à capturer en début d’année). Profitant de ce retournement de situation, Guillaume – qui a reçu aussi donc entretemps le soutien de l’encore puissante Espagne de Charles II –, profite des renforts que lui ont fourni les Espagnols pour regagner une à une les forteresses perdues, puis descend avec son armée dans les Pays-Bas espagnols pour mettre la pression sur la frontière française.

De la Quadruple-Alliance à la Ligue d’Augsbourg contre Louis XIV…

En fait, à partir de 1673, vous l’avez compris plus haut, la guerre de Hollande n’en a plus que le nom. Elle a concrètement muté en une véritable guerre européenne, avec un front allant de la Mer du Nord à l’Alsace, obligeant l’armée française à se repositionner sur la défensive et à combattre partout les armées des autres grandes puissances que le nouvel homme fort des Provinces-Unies, Guillaume d’Orange, est parvenu à coaliser contre elle (aussi bien dans les Pays-Bas que dans toute la Rhénanie et même au sud, où les Espagnols ont lancé des raids sur les forts français pyrénéens). Le conflit s’enlise… Il va finalement s’étirer jusqu’en 1678, marqué par d’importants succès et revers dans les deux camps, mais où l’armée française, grâce à ses brillants généraux et à sa supériorité tactique et logistique globale, parviendra néanmoins à arracher suffisamment de victoires décisives lors des deux dernières années du conflit (complétées des succès de son allié suédois en Allemagne du Nord) pour être finalement en position de négocier une paix relativement avantageuse (qui sera formalisée dans le cadre du traité de Nimègue, qui mettra donc officiellement fin à la guerre de Hollande en 1678).

Auréolé des succès récents et ininterrompus de ses armées depuis 1658, Louis XIV compte imposer la France comme l’arbitre de l’Europe, afin de parachever la politique de remontée en puissance entamée sous le règne de Louis XIII et le ministériat de Richelieu. […] Après sept ans de conflit, la France sort grande gagnante et consolide ses frontières. Au nord, l’obtention de places fortes (Cassel, Ypres, Cambrai, Condé, Maubeuge, Valenciennes) met enfin Paris à l’abri. À l’est, la France annexe la Franche-Comté et poursuit l’occupation de la Lorraine (restituée à Léopold, fils de Charles V, en 1697). Cela facilite dans les années qui suivent la « politique des réunions ». Louis XIV gagne enfin quelques îles dans les Caraïbes : Tobago, Trinidad, plus Saint-Vincent, Dominique et Sainte-Lucie, concédées par Londres. La guerre de Hollande, au final, consacre plus l’hégémonie de la France qu’elle n’en fait l’arbitre de l’Europe. Car Louis XIV, plutôt que de jouer l’apaisement, reprend ses agressions après 1679, dont les points d’orgue sont l’annexion sans combat de Strasbourg en 1681 et le siège de Luxembourg en 1684. Et les guerres de coalition reprennent dans la foulée… […]

Extrait du magazine Guerres & Histoire n°61, dossier « La guerre de Hollande », pp. 64-69

La longue et coûteuse guerre de Hollande terminée, et sa frontière Nord maintenant renforcée et « linéarisée », c’est à sa frontière Est que le Roi-Soleil va désormais s’attaquer. Comme nous l’avons déjà évoqué plus haut, dans le cadre des traités de Westphalie et de Nimègue, la France a gagné la possession d’un certain nombre de villes d’Alsace et de Lorraine (ainsi qu’au-delà, dans les régions correspondant à la Sarre et à la Rhénanie occidentale actuelles). Si ces traités avaient bien accordé de nouveaux territoires à la France, leurs formulations ambigües et imprécises (voire parfois mêmes contradictoires) posaient un véritable à Louis XIV, la localisation exacte de la frontière entre la France et le Saint-Empire n’étant jamais clairement spécifiée. De plus, ces cités passées sous souveraineté française demeuraient isolées du reste du territoire, formant un nombre incalculable de petites enclaves au sein de territoires appartenant de leurs côtés au duché de Lorraine ainsi qu’à tout un ensemble de petits États autonomes relevant collectivement du Saint-Empire romain germanique (notamment les cités formant la Décapole d’Alsace et leurs dépendances).

Pour régler ce problème d’une frontière hachée et difficilement défendable, dans la continuité de la politique menée précédemment dans les Flandres, le souverain français va alors s’appuyer sur de vieilles politiques et dispositions de droit coutumier, qui voulaient que lorsqu’un souverain prenait possession d’une ville, il se devait également de recevoir le territoire rural des alentours (l’hinterland qui permettait de fournir, entre autres, la subsistance à la ville concernée). À cette fin, il va s’appuyer sur les institutions juridiques locales – toutes bien sûr acquises à son autorité –, appelées les « Chambres de Réunion » (et qui donneront leur nom à cette politique d’annexion du roi de France combinant plus ou moins habilement utilisation abusive de moyens légaux, menaces et conquêtes militaires). Au cours des années 1680 à 1683, ces Chambres (en particulier celles de Metz et d’Alsace) vont ainsi émettre des dizaines d’arrêts statuant le rattachement de nombreux villages, terres et baillages de Lorraine et d’Alsace au royaume de France. En complément de cette politique de ressort juridique, Louis XIV assiège et s’empare en 1681 de la ville de Strasbourg, justifiant cette annexion par le fait que la cité rhénane avait par trois fois servi de lieu de traversée aux armées impériales durant la guerre de Hollande… De façon générale, toutes les revendications et les annexions des Réunions constituaient d’importants points stratégiques de circulation entre la France et ses voisins, et toutes seront immédiatement fortifiées par Vauban et incorporées à son système de forteresses (la fameuse « Ceinture de Fer »).

Louis XIV devant Besançon (1674), dans le cadre de la guerre de Hollande
Louis XIV devant Besançon en 1674. Après l’Artois et le Hainaut, la guerre de Hollande est enfin l’occasion pour le Roi-Soleil d’annexer définitivement la Franche-Comté, avant de s’attaquer ensuite à l’Alsace et à la Lorraine…

Du côté des autres puissances européennes, face à cette nouvelle expression de « l’expansionnisme louis-quatorzien » (qui aura pour paradoxe constant de faire déboucher une politique prioritairement défensive sur d’interminables guerres offensives…), on est plus ou moins contraint dans l’immédiat à la passivité. En effet, en ce début des années 1680, les deux seuls hommes d’Etats européens assez puissants pour s’opposer à la politique des réunions française sont l’empereur Léopold Ier et Guillaume d’Orange. Malheureusement, le premier est occupé à repousser ce qui constitue la plus grande offensive jamais menée par l’Empire ottoman contre ses territoires (à laquelle la diplomatie française n’est d’ailleurs pas complètement étrangère…). En ce milieu d’année 1683, la défense de la capitale autrichienne (Vienne, qui alors assiégée par les Ottomans) mobilisent ainsi presque toutes les forces de l’Empereur et des différents États du Saint-Empire. De son côté, le stadhouder hollandais, bien qu’ennemi mortel de Louis XIV, a contre lui la bourgeoisie d’Amsterdam, qui refuse alors tout nouveau conflit avec la France. Quant à l’Espagne, sans le soutien des autres grandes puissances, elle se voit condamnée là encore au rôle de spectatrice…

Profitant de la menace ottomane à l’Est et d’un Guillaume III aux mains liées, et cherchant comme d’habitude à conquérir des territoires qu’il n’entend pas nécessairement garder pour négocier en position de force, Louis XIV fait alors pénétrer à nouveau ses armées dans les Pays-Bas espagnols, visant les places fortes qui lui avaient échappées à Nimègue. Luxembourg et Courtrai sont assiégées, et Charles II (d’Espagne, pas d’Angleterre !) déclare la guerre au roi de France, espérant qu’il sera suivi par Léopold. Malheureusement pour le souverain espagnol, l’Empereur profite de sa victoire à Vienne pour repousser les Ottomans le plus loin possible dans les Balkans, et au bout de quelques mois à peine, suite à la reddition de ses forteresses, Madrid est contrainte d’accepter la trêve de Ratisbonne. Par cette dernière, la France obtient de conserver l’ensemble des territoires qu’elle a acquis par le biais des Réunions (ainsi que sa conquête de Strasbourg et du duché du Luxembourg), mais seulement pour une durée de vingt ans (il ne s’agit donc pas d’une annexion définitive et l’objectif pour l’Empereur est ainsi de gagner du temps pour finir d’abord de régler la question ottomane… !). C’est néanmoins une victoire pour Louis, qui a réussi une nouvelle fois à imposer sa volonté à ses voisins. Malheureusement pour le Roi-Soleil, la décision qu’il va prendre l’année suivante va achever de lui aliéner l’ensemble de l’Europe, et bientôt paver la route vers de nouvelles grandes coalitions contre sa politique hégémonique.

En 1685 en effet, après près d’une décennie d’un regain des persécutions (dont le symbole reste les tristement célèbres « dragonnades »), Louis XIV décide d’abolir l’édit de Nantes instauré par son grand-père Henri IV (qui avait assuré une certaine liberté de culte aux protestants français et mis fin aux tragiques guerres de religion qui avaient ensanglanté la France de la fin du XVIe siècle). Si la motivation d’une telle décision et son impact intérieur reste discutable et débattu (la mesure sera notamment massivement soutenue par la population catholique), il est certain que son impact à l’échelle du Continent va être immense. En quelques années, ce sont plus de 200 000 Huguenots qui quittent le pays, la plupart cherchant refuge en Angleterre, aux Provinces-Unies et en Allemagne où l’on accueille cette élite professionnellement très qualifiée à bras ouverts. Mais l’impact de la diaspora huguenote n’est pas seulement économique, elle est aussi éminemment politique. Partout où ils s’établissent, les Protestants français font en effet à leurs coreligionnaires le récit des terribles persécutions qu’ils ont endurées de la part du régime du Roi-Soleil, ce qui conduira à un important infléchissement de la position politique de l’élite hollandaise ainsi que de nombreux princes protestants allemands vis-à-vis de la France (qui s’était montrée jusqu’ici une fidèle alliée de ces derniers contre les pratiques intolérantes des Habsbourg catholiques). Une intense propagande anti-française alimentée par les réfugiés huguenots se diffuse alors (tout particulièrement en Angleterre et aux Provinces-Unies), contribuant à dépeindre Louis XIV comme un roi cruel et belliciste qui ne cessera jamais de mener la guerre tant qu’il n’aura pas soumis l’Europe entière à son emprise.

La diaspora des huguenots français au XVIIe siècle
Après un siècle d’accalmie permis par la (relative) tolérance religieuse instaurée par l’édit de Nantes, son abolition en 1685 par Louis XIV et sa politique de conversion forcée (marquée par les célèbres et terribles dragonnades) va en effet bouleverser le fragile équilibre religieux du royaume catholique et entraîner un exode massif des protestants français. En l’espace d’une décennie, on estime ainsi que ce sont entre 150 000 et 200 000 huguenots qui quitteront la France, principalement pour s’établir en Allemagne (notamment à Berlin où le roi de Brandebourg-Prusse les invite à s’implanter) et surtout en Angleterre et dans les Pays-Bas (sans compter les milliers d’entre eux qui gagneront également le Nouveau Monde, notamment les colonies américaines de Nouvelle-Angleterre et de Nouvelle-Hollande mais aussi le Cap et les Antilles !).

Entre ses volontés d’hégémonie sur l’Europe, ses pratiques belliqueuses à ses frontières et maintenant la persécution à grande échelle des Réformés, il est vrai que cette fois, la politique louis-quatorzienne a abouti à la rupture à grande échelle. En 1686, un an après la révocation, un nombre important de représentants des États et Électeurs du Saint-Empire (ce qui inclut les rois d’Espagne et de Suède) se réunissent à Augsbourg et forment la Ligue du même nom, une union défensive qui s’apparente à une grande alliance contre la France (ligue qui reçoit même le soutien secret du Pape, irrité qu’est ce dernier par le soutien français aux Ottomans). S’il ne fait pas partie techniquement de la Ligue d’Augsbourg (car celle-ci ne concerne que les membres du Saint-Empire), Guillaume d’Orange a été dans les faits l’un des principaux artisans de sa constitution, l’homme fort de l’État néerlandais s’étant posé depuis 1672 comme le champion de la cause protestante menacée par le tyran de Versailles, et n’ayant tout au long des années 1680 cessé d’activer sa diplomatie et de faire le tour des ambassades européennes afin de monter une grande alliance politique et militaire contre la France (une « ligue » dont il fait de fait partie par les traités de défense et d’assistance mutuelle qu’il a récemment conclus tant avec l’Empereur qu’avec l’Espagne, le Brandebourg et la Suède).

Du côté français, au lieu de privilégier l’apaisement, le Roi-Soleil continue d’ailleurs il faut bien le dire de mener une politique provocatrice. Entre 1687 et 1688, il cherche à imposer son candidat à la succession de l’électorat de Cologne (territoire-clé du contrôle de la Rhénanie), tout en s’activant diplomatiquement à transformer la trêve de Ratisbonne en traité définitif. Face à la fin de non-recevoir de Léopold – et craignant que ce dernier, s’étant maintenant débarrassé de la menace ottomane, ne se retourne de toutes ses forces contre lui –, Louis XIV, comme à son habitude, prend les devants et envahit préventivement la Rhénanie dans l’idée d’intimider les États allemands et de les forcer à accepter les conditions françaises. L’offensive française n’a toutefois pour effet que d’aboutir au résultat inverse et de souder les princes allemands contre Versailles, soutenus depuis Amsterdam par Guillaume d’Orange. En fait, bientôt, c’est toute l’Europe qui va se trouver engagée dans une grande coalition contre la France du Roi-Soleil, engrenage qui va entraîner le Continent dans une nouvelle guerre longue et ruineuse (appelée en français la « guerre de la Ligue d’Augsbourg » ou aussi parfois « guerre de la Grande Alliance ») qui ne se terminera qu’en 1697.

Quand l’orangisme se retourne contre les Stuarts

Jacques II vers la fin des années 1680. Dès sa succession à son frère Charles en 1685, le nouveau souverain Stuart (catholique lui-même) mènera une politique très favorable aux catholiques qui lui aliènera rapidement toute l’élite protestante anglaise – plus que largement majoritaire depuis un moment sur l’Île…

En fait, dans ce contexte d’alliance de peu ou prou toute l’Europe contre Louis XIV, un seul grand État n’a cependant pas rejoint la coalition montée par Guillaume d’Orange : l’Angleterre de Jacques II. Ce dernier, engagé dans une politique considérée par de nombreux Anglais comme ouvertement pro-catholique dans un pays très majoritairement protestant (et qui conserve une certaine méfiance envers les Provinces-Unies), ne souhaite pas rompre sa bonne relation avec la France de Louis XIV. D’une certaine façon, les circonstances se chargeront de remplacer le souverain pro-français par celui que Louis XIV désignait lui-même comme son « plus grand ennemi » :

Il est l’ennemi de trop, celui que Louis XIV et ses successeurs regretteront d’avoir suscité. Car dans les veines du prince d’Orange, l’archi-noble et le quasi-roi de la république des Provinces-Unies, coule aussi du sang anglais. Né en 1650, Guillaume III est en effet, par sa mère Marie-Henriette, le petit-fils du roi Charles Ier décapité. Il renforce en outre ses liens avec la dynastie Stuart en épousant sa cousine Marie, elle aussi petite-fille de Charles Ier par son père Jacques. Lorsque Charles II décède sans enfants légitimes en 1685 et que son frère Jacques, catholique, francophile et déjà pourvu d’un héritier, accède au trône, l’élite protestante anglaise refuse la fatalité de cette dynastie intolérable. Elle ne cherche pas très loin un remplaçant : « invité » par un comité de sept notables, avec l’appui du Parlement, Guillaume d’Orange débarque en 1688 avec son armée et conclut sa promenade militaire en ceignant la couronne à Westminster le 11 avril 1689 – moyennant d’importantes concessions au détriment du pouvoir royal, prix à payer au soutien parlementaire. Jacques II se réfugie chez Louis XIV, qui jure, mais un peu tard, de le remettre sur le trône. Il n’y parviendra jamais.

Extrait du magazine Guerres & Histoire n°61, p. 69, encadré thématique « Guillaume III d’Orange exporte sa glorieuse haine outre-Manche »

Pour appuyer l’entreprise orangiste, tous les moyens dont disposaient les Pays-Bas, diplomatiques, navals, militaires, financiers, avaient été mis en œuvre. L’éloquence de Fugel, ancien partisan de Johan de Witt, chef du parti populaire, rallié à Guillaume, avait persuadé les Hollandais de consentir les sacrifices nécessaires. Un diplomate hollandais, Dykvelt, mena l’intrigue qui aboutit à coaliser contre Jacques II des chefs politiques comme le tory Danby, le modéré Halifax, des chefs militaires comme Churchill, l’amiral Herbert, des dignitaires ecclésiastiques comme l’évêque Compton. De riches banquiers d’Amsterdam avaient prêté des sommes considérables. « L’un deux, Isaac ou Antonio Suasso avança sans intérêt deux millions de Florins, sans exiger aucune garantie » [Graetz, p. 233].

Jean Lombard, La face cachée de l’histoire moderne (tome 1) : la montée parallèle du capitalisme et du collectivisme, p. 163

Aussitôt couronné roi d’Angleterre, et au désarroi d’une partie de la population, Guillaume III engagera à plein la Grande-Bretagne dans sa guerre contre Louis XIV. Dès 1689, l’Angleterre rejoindra ainsi la coalition européenne déjà liguée contre la France, coalition dont le Parlement britannique financera au final l’effort de guerre durant près d’une décennie (effort qui engloutira annuellement jusqu’à 80% du budget de l’État anglais et qui verra près d’un homme adulte sur sept servir à un moment dans la Navy sur la période). Comme ne l’a peut-être pas dit une chronique d’époque : « la guerre valait bien une Angleterre ».

Défait donc lors de la méconnue et déterminante bataille de la Boyne (1690), Jacques Stuart et ses partisans seront cette fois définitivement contraints de prendre le chemin de l’exil. Durant plus d’un demi-siècle, le souverain déchu puis ses fils et petits-fils tenteront de reprendre pied sur l’île et de regagner leur Couronne perdue, jusqu’au désastre final de la célèbre bataille de Culloden (un épisode historique plus globalement connu sous le nom de « rébellion jacobite de 1745 auquel j’ai également consacré un article » pour les intéressés !).

La Glorieuse Révolution de 1688 : quand l’élite marchande et financière internationale migre définitivement d’Amsterdam à Londres et que les deux puissances maritimes fusionnent…

Parfois décrite malicieusement par les historiens comme « la dernière invasion réussie de la Grande-Bretagne », l’arrivée au pouvoir de Guillaume III d’Orange marquera aussi (et surtout) le début d’une période de stabilité politique inédite dans l’histoire britannique, ainsi qu’un rapprochement étroit entre les Provinces-Unies et la Grande-Bretagne (qui venaient donc tout de même de se mener pas moins de trois guerres navales… !). En plus d’installer entre les deux grandes puissances maritimes européennes (et mondiales) une paix propice aux affaires et au commerce (bien qu’elle se traduise aussi nous l’avons vu par l’engagement de l’Angleterre dans la guerre de Guillaume III contre la France de Louis XIV), ce rapprochement initiera en outre à Londres un remarquable développement économique. En effet, vont arriver dans les bagages de Guillaume III d’Orange (rebaptisé pour le coup William III) une partie de l’élite économique et financière hollandaise, notamment les anciens réfugiés juifs d’Espagne et du Portugal qui s’étaient exilés aux Pays-Bas au XVIe et XVIIe siècles, ainsi que des milliers de huguenots que l’abolition de l’édit de Nantes vient de chasser du royaume de France. Cette communauté “hollando-internationale” importera et appliquera alors en Grande-Bretagne les mêmes « recettes » économiques qui avaient faites le succès des Provinces-Unies un siècle plus tôt, et transformé ce petit pays d’à peine quelques millions d’habitants en la première puissance marchande et navale du monde. C’est ce que l’on appellera la « Révolution financière britannique » (voir article ci-dessous) : en quelques années, les innovations fusent : création de banques publiques et de cercles boursiers, explosion des dépôts de brevets, essor de la presse libre, investissement considérable dans la Royal Navy avec la création d’une importante flotte (qui deviendra en quelques décennies la nouvelle maîtresse des océans… !). Un développement qui réédite et rappelle ainsi la formidable croissance urbaine, financière, intellectuelle et maritime qu’avait pu connaître une certaine Amsterdam près de 80 ans plus tôt (ouvrant par-là même le fameux Siècle d’Or néerlandais).

Un autre article à découvrir pour comprendre plus finement les ressorts du formidable boom économique qui suivra la Glorieuse Révolution de 1688, et comment ce dernier fera entrer la Grande-Bretagne dans l’ère industrielle !

D’une certaine façon, avec l’arrivée du quasi-roi des Provinces-Unies sur le trône anglais à la fin des années 1680, les deux puissances maritimes vont fusionner, et l’Angleterre prendre le relais de la coalition européenne contre Louis XIV (Guillaume d’Orange s’était en effet affirmé dès la guerre de Hollande comme le plus implacable ennemi du Roi-Soleil ; il fera d’ailleurs de Londres le nouveau pivot de la lutte antifrançaise). C’est également à ce moment de l’Histoire que les têtes de réseaux marchands et financiers vont migrer de la capitale néerlandaise à la City de Londres, faisant de cette dernière le nouvel épicentre de la finance et du commerce international.

Retombée imprévisible de la guerre de Hollande, la « Glorieuse Révolution », bel euphémisme pour un simple coup d’État, est un cataclysme stratégique. L’ère des alliances occasionnelles avec les Stuarts ou Cromwell est passée : à l’Angleterre, Guillaume inocule sa haine de la France et fait de son pays d’adoption le nœud militaire des deux grandes guerres qui vont plomber la fin du règne de Louis XIV : Ligue d’Augsbourg (1688-1697) et Succession d’Espagne (1701-1714), où s’illustrera le terrible Marlborough. Le conflit, prolongé en rivalité impériale, va durer jusqu’en 1815.

Extrait du magazine Guerres & Histoire n°61, p. 69, encadré thématique « Guillaume III d’Orange exporte sa glorieuse haine outre-Manche »

Alors que les Provinces-Unies auront été durablement affaiblies par les guerres avec la France de Louis XIV (et ne cessaient d’être menacées par celle-ci), c’est désormais l’Angleterre qui va ainsi s’ériger en championne de la cause protestante, mais aussi et surtout comme la puissance européenne la plus à même d’entraver les velléités d’hégémonie française sur le continent et bientôt dans le monde colonial. Ainsi naissaient probablement les racines de grande rivalité franco-anglaise (notre fameuse « Seconde guerre de Cent Ans » !) qui allait aussi profondément structurer et donner le la de la géopolitique européenne du XVIIIe siècle ! Quant aux Provinces-Unies, malgré une prospérité remarquable qui se maintiendra jusqu’aux guerres révolutionnaires (Amsterdam demeurera en effet un grand centre économique international), elles ont perdu à tout jamais la suprématie maritime qui avait faite de la République batave la maîtresse des mers du monde, l’expertise hollandaise s’étant en quelque sorte transmise de l’autre côté de la Mer du Nord…

Bien loin de retirer avantage du succès de leur ex-maître, les Sept Provinces sont le dindon de la farce : ruinées par ces deux guerres, elles cèdent la suprématie du commerce mondial à la triomphante Royal Navy. Le Siècle d’Or, celui de Rembrandt et de Ruyter, est bien fini.

Extrait du magazine Guerres & Histoire n°61, p. 69, encadré thématique « Guillaume III d’Orange exporte sa glorieuse haine outre-Manche »

Au milieu du XVIIIe siècle, le déclin de cette puissance maritime qui avait si glorieusement écrit une large partie de l’Histoire navale (et mondiale) du siècle précédent sera à cet égard à ce point consommé – et sa subordination à la Grande-Bretagne si patente à l’ensemble des observateurs internationaux – que la Hollande en viendra à susciter le dédain voire le mépris de la part de ses grands voisins et anciens adversaires. Un cas exemplaire se retrouve ainsi dans ces mots du roi de Prusse Frédéric Ier, qui la décrira vers 1750 comme « une chaloupe dans le sillage de l’Angleterre ». Le constat est partagé à la même époque par les diplomates français, le ministre des affaires étrangères de Louis XV, Puyzieulx, écrivant pour sa part à l’occasion d’un échange avec l’un de ses confrères à propos des Provinces-Unies que « cette république est une véritable colonie de l’Angleterre ». Quant aux Anglais eux-mêmes, ils ne seront pas les derniers à tenir leur alliée en piètre estime. Il n’y a en effet peut-être par pire mépris de la part de ceux qui auront tant bénéficié des capitaux et de l’ingénierie navale et financière hollandaise, que ce bon mot d’un parlementaire anglais tenu devant le comte de Gisors vers le milieu du XVIIIe siècle, et selon lequel « l’Angleterre est une puissance maritime […] tandis que la Hollande n’est qu’une puissance aquatique »Vae Relicta ?

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Pour aller plus loin… 🔎🌎

Ce petit épisode de la série des « Il était une fois… » du blog centré sur l’Histoire des trois guerres navales anglo-néerlandaises, le grand contexte géopolitique dans lequel elles s’inscrivent et leurs conséquences historiques à moyen/long terme, est en fait extrait de ma grandes série consacrée à la guerre de Sept Ans (1756-1763). Si le sujet de la grande rivalité mondiale franco-britannique du XVIIIe siècle – et plus globalement la grande Histoire de la « mondialisation maritime » des Temps modernes et de la fondation des grands empires coloniaux européens outremers – vous intéresse (ce fut en effet une période charnière de l’Histoire du monde tel que nous le connaissons aujourd’hui !), je vous oriente ainsi vers la découverte de cette riche série documentaire traitant de cet immense conflit, considéré par de nombreux historiens comme l’une si ce n’est “la” première guerre véritablement « mondiale » de l’Histoire. Un conflit qui débutera (et se propagera) en effet dans l’ensemble des empires coloniaux du monde, lui conférant ainsi une dimension planétaire et maritime inédite.

Une guerre constituant en outre le plus grand choc de l’intense conflit global qui opposera tout au long du XVIIIe siècle la France et la Grande-Bretagne pour la domination (de la mondialisation) du monde ; une suite ininterrompue de conflits, de Louis XIV à Waterloo, d’ailleurs qualifié de « Seconde guerre de Cent Ans » par certains historiens. Une passionnante série d’articles en forme de grande fresque historique, qui vous portera ainsi des Grandes Découvertes à la chute du Canada et des Indes françaises, et de la fondation des grandes empires coloniaux européens outremers et de la naissance de la mondialisation maritime et de la globalisation économique à l’émergence du capitalisme, du libéralisme et plus globalement d’un nouvel ordre mondial caractérisé par l’hégémonie planétaire britannique (sur les plans maritime, colonial, économique, culturel, géopolitique, etc.). Une grande série qui vous amènera aussi à mieux comprendre tant les racines de la guerre d’Indépendance américaine que celles de la Révolution française et des guerres napoléoniennes ; autant d’événements qui structureront décisivement notre monde contemporain !

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