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Il était une fois : l’Acadie, la riche colonie disputée de la Nouvelle-France

Au temps de la Nouvelle-France, la situation de l’Acadie française, située à la charnière de la Nouvelle-Angleterre et du Canada français, était bien davantage précaire que celle de ses compatriotes installés dans la vallée du Saint-Laurent. Exposée par mer aux raids des établissements déjà plus populeux de la Nouvelle-Angleterre, l’Acadie française ne put ainsi guère se développer de façon stable avant l’édification de la grande forteresse de Louisbourg, suite au traité d’Utrecht de 1713 qui mettra fin à la seconde guerre intercoloniale (qui correspond à la guerre de Succession d’Espagne en Europe).

Dans ce petit article extrait de ma grande série consacrée à l’épopée de la Nouvelle-France, je vous propose un petit tour d’horizon de l’histoire de l’Acadie, cette ancienne colonie française d’Amérique du Nord au destin tragique et à l’histoire méconnue, et dont les descendants ont notamment donné leur nom aux fameux Cajuns de Louisiane (vous verrez comment).


L’exploration de l’Acadie

Suite à la première expédition réussie du malouin Jacques Cartier (qui explore le golfe du Saint-Laurent et en prend possession au nom du roi de France en 1534), Henri IV donne son feu vert à l’organisation d’une seconde expédition sur les côtes de l’Amérique du Nord, cette fois ciblée sur la région de la future Acadie. Le lieutenant-général de la Nouvelle-France, Aymar de Chaste, étant décédé durant la période du voyage, c’est un proche du roi, le sieur de Mons, qui se voit nommé pour reprendre la charge du pilotage de l’expédition en Acadie, avec pour mission de la coloniser et de la mettre en valeur, depuis le quarantième degré de latitude nord jusqu’au quarante-sixième.

Un vieil exemplaire des Sauvages de Samuel de Champlain
Un vieil exemplaire des Sauvages de Champlain

En attendant de trouver les gisements de cuivre et d’argent tant espérés, l’entreprise sera financée par un monopole du commerce des fourrures avec les indigènes. Quant au travail de trouver des associés prêts à investir dans le voyage dans les grands ports français, il sera facilité grâce à la diffusion du Des Sauvages de Champlain, la relation de son périple dans la vallée laurentienne ayant permis une bonne promotion du projet. Le projet d’expédition répond d’ailleurs bien aux attentes de Champlain qui, toujours obsédé par l’idée de découvrir un hypothétique passage du nord-ouest vers la Chine, voit d’un bon œil le principe d’établissement de comptoirs permanents en Nouvelle-France, de nature à fortement faciliter ses recherches.

Au mois de mars 1604, deux navires embarquant 120 volontaires lèvent l’ancre vers l’Acadie, qu’ils atteignent en mai. Durant plusieurs semaines, les deux équipages réalisent une exploration minutieuse des côtes du sud-ouest du golfe du Saint-Laurent, île après île, baie après baie. Plusieurs rivières sont remontées loin en amont en barque afin de compléter l’exploration. A l’endroit dit « Port-au-Mouton », un camp important est finalement dressé, mais reste encore à trouver un lieu véritablement propice à l’installation d’un établissement permanent.

Cet emplacement, ce fut finalement Champlain (le célèbre explorateur et futur fondateur de la ville de Québec) qui le trouva le 7 juin, et que l’on nommera Port-Royal, le décrivant comme « un rivage merveilleux, l’endroit idéal pour établir un port, dans lequel deux milles navires pourraient mouiller à la fois en sécurité ». Le lieu était même alimenté par une rivière, qui fut baptisée Annapolis en l’honneur de la reine Anne (ce qui explique pourquoi les Anglais, lorsqu’ils captureront la ville aux Français un siècle plus tard, renommeront sa ville-sœur bâtie juste à côté « Annapolis-Royal »).

L'habitation de Port-Royal, qui abrita les hommes de Champlain durant les hivers de 1606 et 1607 (comptant parmi les premiers établissements coloniaux de la Nouvelle-France)
L’habitation de Port-Royal, qui abrita les hommes de Champlain durant les hivers de 1606 et 1607

Curieusement pourtant, ce n’est pas à Port-Royal que les membres de l’expédition choisissent d’installer ce qui doit ainsi constituer le premier comptoir européen permanent sur le continent nord-américain, mais sur la petite île de Sainte-Croix, située de l’autre côté de la baie. Un choix qui se révèlera assez désastreux car durant l’hivernage, entourés par les glaces, les hommes se retrouvèrent ravagés par le scorbut et livrés à eux-mêmes. La glace formait en effet entre l’île et le continent une barrière infranchissable qui empêchait toute liaison et ne permettait pas aux Français d’aller s’approvisionner en bois et en eau fraîche. 35 hommes sur 60 en moururent. Mais pas Champlain. Avant la venue de l’hiver, après avoir supervisé la construction des habitations, celui-ci avait d’ailleurs réalisé une longue exploration en barque sur près de deux cents kilomètres de côtes, jusqu’à l’état du Massachussetts actuel. Il en établira une cartographie d’une grande qualité, saluée plus tard pour sa justesse. Quant aux fabuleuses mines de cuivre et d’argent, elles se seront révélées plus que décevantes, n’offrant aucune perspective de richesses à ramener de ce côté-là.

À la fonte des glaces, dans la perspective d’un second hivernage, les survivants décident de déménager et vont s’installer de l’autre côté de la baie de Fundy, à l’endroit premièrement repéré par Champlain, à Port-Royal. Les membres de l’expédition restant ont également la bonne surprise de l’arrivée d’un navire de ravitaillement. De Mons en profite pour repartir pour la France. Quant à Champlain, il reste sur place pour continuer son travail de cartographie des rivages acadiens, qu’il ne cesse de parcourir. Un ensemble d’habitations sont construites, sous la supervision de Champlain. Des terres sont défrichées et on tente de produire quelques cultures en vue de la froidure (qui arrive très tôt dans ces contrées).

L’expédition un peu mieux aménagée et équipée, l’hiver 1605-1606 sera moins meurtrier que le précédent (qui avait littéralement décimé la petite colonie), et le suivant le sera encore moins (bien qu’on compte toujours quand même de nombreux morts du scorbut durant ses deux hivers). Durement mais progressivement, les Français s’acclimatent. C’est Champlain encore, qui contribuera grandement à cette amélioration des conditions de vie en fondant ce qu’il appellera « l’ordre du Bon-Temps ». Son principe était le suivant : les hommes désignés devaient à tour de rôle aller chasser et pêcher pour approvisionner le cuisinier, et chaque repas, midi et soir, partagés avec les autochtones, était alors l’occasion d’un cérémonial « digne du service de la table du roi de France ».

Carte de l'Acadie montrant les expéditions de Champlain et de Mons entre 1604 et 1607, ainsi que les deux établissements coloniaux fondés respectivement à l'île de Sainte-Croix et à Port-Royal
Carte de l’Acadie montrant les expéditions de Champlain et de Mons entre 1604 et 1607, ainsi que les deux habitations

Zoom sur : le peuplement et l’organisation des Premières Nations lors de l’arrivée de Jacques Cartier et des Européens au Canada

Lorsque les premiers Européens abordent les rivages de l’Amérique du Nord puis commencent à en pénétrer les terres, inutile de dire qu’ils rencontrent tout sauf une terre vierge. Vivent là en effet, depuis plus de douze mille ans, des centaines de peuples, de nations et de tribus de ce que Christophe Colomb a faussement appelés les « Indiens » – et que le Canada et les États-Unis modernes dénomment désormais les « Premières Nations » (First Nations) ou « Nations autochtones » (Native Americans). Au début du XVIe siècle, selon les estimations modernes, l’Amérique du Nord comptent environ 1 à 2 millions de « Nord-Amérindiens », répartis sur un territoire représentant près de 30 fois la France actuelle. Ces populations autochtones sont alors organisées autour de deux grands groupes de nations, caractérisés par leur famille linguistique : celles de langue algonquienne (dont en particulier les ensembles de nations des Anichinabés, des Abénaquis et des Micmacs) et celles de langue iroquoienne (principalement regroupées pour leur part autour de deux grandes confédérations de nations : celle des Iroquois, et celle des Hurons).

Pour schématiser, au-delà de la question linguistique, on pourrait dire que ce qui distingue principalement ces deux grands groupes de nations amérindiennes est leur mode de vie. Pour résumer – et faire très simple : les peuples algonquiens sont nomades et/ou semi-nomades, alors que les nations iroquoiennes consistent globalement en des populations sédentaires. Si les premiers occupent en toute logique un bien plus vaste territoire que les secondes et représentent une population et une quantité de peuples bien plus importantes, nous verrons toutefois que ce sont probablement les nations iroquoiennes qui se révèlent les plus « structurantes » dans l’organisation de cette partie de l’Amérique du Nord, au sens où incarnant de véritables puissances géopolitiques régionales avec lesquels les colons français, hollandais et britanniques seront rapidement obligés de composer.

Établis notamment sur les régions côtières (golfe du Saint-Laurent et rivages des futures colonies de l’Acadie et de Nouvelle-Angleterre), les nations nomades de langue algonquienne sont toutefois les premières avec lesquelles les Européens – et en particulier les Français – vont entrer en contact. Parmi elles, retiendront particulièrement notre attention celles qui par leur situation vont bientôt jouer un rôle et occuper une place centrales dans les balbutiements puis fondements de l’implantation française en Amérique du Nord : en l’occurrence, celles des ensembles de nations dites des Anichinabés, des Abénaquis et des Micmacs.

Établis sur un territoire allant du nord des Grands Lacs au golfe du Saint-Laurent et de l’Acadie à la baie d’Hudson, les Anichinabés (dont le nom signifie « peuple originel ») forment un ensemble de peuples et de tribus caractérisés par une langue et des cultures communes (ou du moins assez similaires). Incluant les Algonquins, les Outaouais, les Saulteaux, les Ojibwés, les Oji-Cris, les Mississaugas et les Potéouatamis, ces peuples sont tantôt nomades ou semi-sédentaires, et cultivent aussi bien le blé d’inde (maïs), les haricots et les courges qu’ils vivent de la chasse, de la pêche (et, bientôt, de l’échange de fourrures avec les colons européens). Ils vivent généralement dans de petits villages, qui ne dépassent que rarement la taille d’une bourgade, et se déplacent selon les saisons (en particulier entre l’été et l’hiver).

Parmi eux, les peuples algonquins, établis sur le territoire occupant le nord du fleuve Saint-Laurent, seront les premiers à entretenir des contacts puis à développer des relations militaires et commerciales durables avec les Français, dont les colons s’implanteront principalement sur leurs terres historiques (dans la vallée du Saint-Laurent le long de l’axe Montréal-Québec). Ennemis des Iroquois, ils seront notamment chassés par ces derniers de leurs régions de peuplement les plus septentrionales, vers la région de l’Outaouais, et trouveront également refuge dans les régions de peuplement français du Saint-Laurent.

Parmi les peuples de langue algonquienne qui vont tisser des relations étroites et durables avec les colons français, il est également important de parler des Micmacs, établis sur la côte nord-est d’Amérique (dans la région de la future Acadie). Lors de l’arrivée des Européens au XVIe siècle, les Micmacs (dont le nom signifie littéralement dans leur langue « les premiers hommes ») occupaient l’ensemble du pays au sud et à l’est de l’embouchure du fleuve Saint-Laurent, correspondant aux actuelles provinces maritimes du Canada et à la Gaspésie. Ces terres de plaine étaient alors densément boisées, parsemées de nombreux lacs et de rivières qui se déversaient dans de profonds golfes tout le long de la côte. Les hivers y sont rigoureux et les étés courts se prêtent peu aux cultures de légumes et de céréales, mais le réseau des rivières permettait de traverser rapidement le pays en canoë.

Les Micmacs furent vraisemblablement, avec les Béothuks, les premiers peuples d’Amérique du Nord à entrer en contact avec des Européens (et ce, possiblement, dès l’époque de la colonisation viking de Terre-Neuve). Lorsque Jacques Cartier mit au mouillage le 24 juillet 1534 dans la baie des Chaleurs, c’est par une multitude de canoës micmacs (dont les occupants brandissaient des peaux de castor) que son navire se trouva promptement encerclé. C’est d’ailleurs précisément l’arrivée des fourrures vendues par les Micmacs qui lança la mode des bonnets et chapeaux en fourrure de castor en France. Réservés aux plus fortunés, celle-ci gagna bientôt toute l’Europe et provoqua une hausse du prix des peaux de castor, qui fit de ces dernières un commerce très lucratif qui devait pendant deux siècles constituer l’un des principaux intérêts économiques des Européens pour l’Amérique du Nord.

Les Micmacs comptèrent parmi les premiers contacts des Français avec les peuples autochtones sur le continent. Ils noueront de nombreuses relations en Acadie, qui constituera l’une des premières régions d’implantation et de peuplement par les colons français. Le métissage entre ces derniers sera important, et lorsque les Britanniques engageront la déportation des colons francophones au XVIIIe siècle, de nombreux Acadiens trouveront refuge au sein des tribus micmacs.

Sous le nom d’Abénaquis étaient en fait regroupées plusieurs nations indiennes, Malécites, Micmacs, Pentagoëts, Kennebec, Norridgewocks, premiers habitants de l’Acadie. L’ancienneté de l’alliance franco-abénaquie peut s’expliquer parce qu’une telle alliance laissait les Indiens maîtres de leurs terres, et par les liens que surent créer des Français vivant parmi eux.

François Ternat, Partager le monde – Rivalités impériales franco-britanniques (1748-1756), p. 155

Bien qu’ils développeront rapidement de fructueux partenariats commerciaux avec les Européens (et en particulier les Français, dont ils constitueront les plus fidèles alliés sur le continent), les Micmacs, tout comme les Algonquins et les Abénaquis, seront violemment impactés par les maladies importées par les marchands et les colons du Vieux Continent, qui décimeront jusqu’à 90% de leur population. Dès leurs premiers contacts au début du XVIe siècle, les pêcheurs européens ont en effet contaminé les peuples autochtones avec des maladies européennes, contre lesquelles ces derniers n’avaient pas encore développé d’immunité (les historiens parlent globalement de « choc colombien » pour désigner cette transmission biologique intercontinentale inédite dans l’histoire de l’Humanité).

La pleurésie, les angines, la grippe, la dysenterie ont ainsi fait des centaines de milliers de morts au sein des populations amérindiennes dès les premières décennies de la colonisation européenne, tandis que dans les deux siècles qui suivront, la guerre, l’alcoolisme et d’autres maladies (en particulier la variole) allaient encore accentuer le déclin démographique considérable des Premières Nations (les Micmacs par exemple, qu’un missionnaire jésuite estimait à une population d’environ 10 000 individus à l’époque de l’arrivée de Jacques Cartier, n’étaient plus que 2 000 au début du XVIIIe siècle…).

Parmi les centaines de peuples et de tribus amérindiens qui occupent et structurent la partie nord-est du continent américain (et en particulier l’espace laurentien), il est enfin deux « blocs civilisationnels » qui constituent en quelque sorte les deux grands acteurs (et puissances) géopolitiques de cette région – et dont l’existence va se révéler absolument fondamentale et décisive dans le processus de colonisation européenne : il s’agit de l’Iroquoisie (espace territorial correspondant à la région occupée par la confédération des nations iroquoises) et de la Huronie (même principe appliqué à la confédération des nations Hurons-Wendat). À la différence de la majorité des peuples amérindiens de ces régions (qui comme nous l’avons vu sont nomades ou semi-nomades), les Iroquois et les Hurons sont en effet des peuples semi-sédentaires, pratiquant massivement l’agriculture. Peuples « jumeaux » de langue et de culture, regroupés et organisés chacun au sein d’une grande confédération, les Iroquois et les Hurons sont chacun implantés d’un côté de l’axe formé par le Saint-Laurent puis par les lacs Ontario et Érié (les premiers au sud et les seconds au nord). D’un poids démographique comparable (un à plusieurs centaines de milliers d’individus), ces deux confédérations s’organisent autour d’un ensemble de bourgades et de villages vivant principalement de l’agriculture, et dans une moindre mesure de la chasse et de la pêche (à l’opposé donc de la plupart des tribus amérindiennes de ces régions, où c’est exactement le contraire).

Les Hurons comme les Iroquois sont des peuples dits “semi-sédentaires”. Cela signifie en fait qu’ils déplacent leurs villes et villages tous les 10 à 15 ans environ, afin de permettre aux terres cultivables de se regénérer. De façon générale, les peuples amérindiens avaient comme principe de fonctionnement fondamental la préservation de leur environnement. Il s’agissait de ne pas épuiser les ressources, et/ou de leur laisser régulièrement le temps de se reconstituer.

Vivant dans cette région carrefour que constitue donc la zone reliant l’espace laurentien et les Grands Lacs, les Hurons, en particulier, se caractérisent par l’importance de l’activité agricole qu’ils consacrent au maïs – qui est aux Amériques ce que le blé est à l’Europe, et le riz à l’Asie. On peut même, dans leur cas, parler de véritable « civilisation du maïs », comme l’ont été à leur façon les grandes civilisations d’Amérique du Sud (Incas,…) et de Méso-Amérique (Mayas, Toltèques, Aztèques,…). Les Hurons ont, en fait, bâti leur modèle économique et civilisationnel sur le maïs, qu’ils cultivent massivement et dont ils exportent leurs surplus auprès des peuples nomades habitant à leur voisinage. Au moment où les Européens arrivent en Amérique du Nord, la Huronie constitue en fait le centre et le nœud d’un réseau commercial local d’envergure, basé sur le commerce du maïs avec des produits de toute nature (dont beaucoup de peaux et de fourrures – que les peuples nomades algonquiens qui pratiquent donc beaucoup la chasse échangent aux Hurons contre leurs céréales).

Cet élément de contexte est fondamental à retenir : lorsque les premiers Européens commencent à s’établir en Amérique du Nord, le maïs huron – et dans une moindre mesure iroquois – est ainsi exporté et consommé jusqu’aux confins des grands espaces canadiens, et concoure ce faisant à nourrir cette partie du continent. Sa culture massive par les Hurons puis l’exportation des surplus loin dans les profondeurs du continent a en outre suscité le développement d’un système commercial, basé notamment sur l’échange céréales contre peaux et fourrures, faisant ainsi déjà de cette région des Grand Lacs un lieu d’échanges et un carrefour marchand en particulier en matière de traite des fourrures. Nous verrons à ce titre au fur et à mesure de cette série combien cette ressource jouera une importance capitale dans le développement de la Nouvelle-France, et comment la colonie française d’Amérique du Nord s’appuiera sur ces réseaux commerciaux préexistants pour développer les siens propres. Nous verrons également plus tard, lorsque nous aborderons l’éclatement des grandes guerres iroquoiso-huronne du milieu du XVIIe siècle (et la lutte quasi-génocidaire entreprise par les premiers contre les seconds), combien cette « centralité » économique – et ce faisant géopolitique – aura aussi été préjudiciable à la Huronie, ayant exacerbé la jalousie et la défiance de sa grande « confédération-sœur » (et grande rivale historique) : celle des Iroquois.

Dernière grande famille de Nations Autochtones dont l’histoire sera étroitement liée à celle du peuple canadien, impossible bien sûr de ne pas parler ici des Iroquois (qui se baptisaient eux-mêmes Haudenosaunee, « le peuple aux longues maisons » ; le terme iroquois – de l’algonquin Irinakhoi : « serpent venimeux » – étant celui qui était utilisé par les Français pour les désigner). Implantés au nord de l’actuel État de New-York, ceux que l’on appelle alors les Cinq-Nations (ou Cinq-Cantons) constituent une sorte de confédération, comptant à l’arrivée des Européens parmi les plus organisées et les plus nombreuses des populations autochtones d’Amérique du Nord. Peuple semi-sédentaire, les Iroquois vivent dans les régions forestières entre le lac Ontario et la vallée de l’Hudson. Autant chasseurs et agriculteurs qu’habiles artisans, ils vivent dans des villages de tailles conséquentes comparées à leurs voisins, autour desquelles ils cultivent le blé, le tournesol ainsi que les « trois-sœurs » (maïs, haricot, courge). Complétant leur alimentation par la pêche et la chasse, les hommes partent à l’automne et reviennent en hiver.

Une reconstitution assez fidèle d’une « Maison longue » huronne. D’une longueur de 20 à 60 m, cet habitat collectif traditionnel pouvait abriter jusqu’à plusieurs dizaines de familles d’une même tribu.

Des coureurs des bois canadiens visitant un campement d’une tribu amérindienne de la région des Grands Lacs. Au-delà des Iroquois, les maison longues étaient, de façon générale, caractéristiques des nations de culture algonquine.
(source : Les Pionniers du Nouveau Monde, tome 4, p. 24)

Les nations des Grands Lacs comme les Hurons étaient, à l’image des Iroquois, des peuples semi-sédentaires. Ces deux ensembles de nations – Hurons et Iroquois – s’affronteront d’ailleurs dans de violentes guerre d’extermination à la fin du XVIIe siècle ; conflits où les Franco-Canadiens se positionneront en protecteur des premiers.
(source : Les Pionniers du Nouveau Monde, tome 4, p. 25)

Si les nations implantées autour des Grands Lacs et du Saint-Laurent avaient pour la plupart adopté un mode de vie sédentaire ou semi-sédentaire, les tribus amérindiennes du bassin du Mississippi– comme les Crees ou les Sioux – se caractérisaient a contrario par un mode de vie beaucoup plus nomade, adapté à l’annualité des déplacements des troupeaux (notamment des bisons) caractérisant ces immenses régions de steppes et de prairies.
(source : Les Pionniers du Nouveau Monde, tome 7, p. 20)

Les frontières de la Confédération des Cinq-Nations iroquoises (aussi appelée « Iroquoisie ») au début du XVIIe siècle. La Confédération des Iroquois était en effet composée d’abord des Cinq Nations, les Tsonnontouans, Oneyouts, Goyogouins, Agniers, (autrement dits Mohawks) et les Onontagués, puis des Six, quand s’y sont joints les Tascarorins (Tuscaroras) en 1722, et enfin Sept.

Situées dans une région se trouvant donc à la charnière de la colonie française de la vallée du Saint-Laurent (futur Québec) et des établissements hollandais et britanniques de la Nouvelle-Angleterre et de la Nouvelle-Néerlande, les Iroquois (comme à vrai dire la plupart des nations autochtones d’Amérique du Nord) vont être rapidement instrumentalisés par les nations européennes dans le cadre de leurs guerres intercoloniales (mais aussi pour des raisons défensives et offensives, les Français s’étant notamment alliés avec leurs ennemis Hurons). Rapidement armés par les colons hollandais de la Nouvelle-Amsterdam (future New-York), les Iroquois vont affronter les colons français dès l’époque de Champlain, dans le cadre de l’intervention de ce dernier en soutien à ces nouveaux alliés algonquins. Comme nous le verrons au fil de cette série, ils vont plus fondamentalement constituer les plus redoutables et permanents ennemis de la Nouvelle-France tout au long du XVIIe siècle, en fait jusqu’au remarquable apaisement apporté par la Grande Paix de Montréal de 1701 (que nous étudierons dans le Chapitre II).

EN RÉSUMÉ, c’est donc à une population à l’organisation très disparate – et globalement très peu nombreuse rapportée à la densité de l’Europe de la même époque (qui compte à ce moment près de cent fois plus d’habitants sur une superficie comparable !) – que les Européens débarquant en Amérique du Nord se retrouvent confrontés. Alors même que l’Europe du XVIe siècle s’organise déjà autour d’une dizaine d’États pour certains (comme la France, l’Angleterre ou l’Espagne) déjà remarquablement centralisés, les populations nord-amérindiennes sont elles divisées en centaines de nations (« tribus ») autonomes, rarement fédérées politiquement à l’exception notable de la « Ligue des Cinq nations iroquoises » et de la Confédération huronne. Si ces dernières partagent souvent entre elles de nombreux traits linguistiques et culturels (et ont plus ou moins toutes en commun une certaine vision spirituelle du monde et de leur environnement), les tribus sont profondément séparées entre elles par la langue, les distances et le mode de vie. Ce dernier facteur, en particulier, différencie fondamentalement les populations nord-amérindiennes, en faisant peu ou prou des civilisations distinctes. Le panel civilisationnel allant du nomadisme complet à la sédentarité aboutie en passant par le semi-nomadisme et la semi-sédentarité est en fait caractéristique de l’ensemble de l’Amérique du Nord. Au fur et à mesure de leur pénétration vers l’ouest du continent, les Européens y rencontreront ainsi de tout : chasseurs et pêcheurs comme les Algonquins ; agriculteurs sédentaires comme les Iroquois, les Creeks et les Cherokees ; cultivateurs de maïs comme les Hurons et les Hopis ; traqueurs de bisons comme les Cheyennes des Grandes Plaines ; éleveurs nomades comme les Apaches et les Navajos … À ceux que les Européens nommeront rapidement (et péjorativement) les « peaux-rouges » malgré leurs caractéristiques physiques variées, on ne peut finalement reconnaître qu’une constante indéniable : celle d’une civilisation d’une remarquable spiritualité reposant sur une profonde connaissance de la nature (mais qui demeure malheureusement assez mal connue dans ses détails aujourd’hui car les Nord-Amérindiens ignoraient dans leur grande majorité l’écriture – comme d’ailleurs le fer, le cheval et les armes à feu).


La colonisation française de l’Acadie

Le cas de l’Acadie illustre bien à lui seul la compétition coloniale croissante qui caractérisent Français et Britanniques dans leurs établissements d’Amérique. La situation de cette terre de peuplement français, située à la charnière de la Nouvelle-Angleterre et du Canada français, fut en effet toujours bien davantage précaire pour ses colons que celle de leurs compatriotes installés dans la vallée du Saint-Laurent. Exposée par mer aux raids des établissements déjà plus populeux de la Nouvelle-Angleterre, l’Acadie française ne put ainsi guère se développer de façon stable avant l’édification de la grande forteresse de Louisbourg, suite au traité d’Utrecht de 1713 dont nous allons parler un peu plus bas.


Au milieu du XVIIe siècle, le coup d’envoi de la Nouvelle-France

Longtemps demeurée uniquement axée sur les activités liées à la pêche et à la traite des fourrures, l’économie de la Nouvelle-France, tout particulièrement dans son berceau du Saint-Laurent, va connaître d’importantes mutations avec la mise en place de la colonie royale. En effet, la nouvelle dynamique de peuplement impulsée par le programme des « filles à marier », ainsi que l’arrivée modeste mais constante de familles de colons venues de France qui se mirent en place à partir des années 1660, vont entraîner graduellement une diversification de l’économie.

Après l’instauration du gouvernement royal en 1663, comme nous l’avons vu plus haut, la population canadienne commença à croître naturellement de façon beaucoup plus rapide. Dans ce nouveau contexte, la majorité des Français du Canada, et tout particulièrement les nouvelles familles pionnières, délaissèrent la traite des fourrures pour se consacrer au développement de l’agriculture, avec le défrichage de terres et la construction de fermes et de moulins le long des rives du Saint-Laurent, essentiellement entre Québec et Trois-Rivières, où les terres étaient bonnes à cultiver.

Dans le dénombrement des premiers immigrants, on relève toutes les professions, toutes les variétés de la société française : des prêtres, des moines, des gentilshommes, d’anciens officiers, des marchands, des chirurgiens, des médecins, un notaire, un procureur, des soldats, des maçons, des charpentiers, des forgerons, enfin et surtout des paysans. De véritables paysans de chez nous : Normands, Percherons, Picards, Poitevins, Angevins, Saintongeais. Tous les pays de l’Ouest sont représentés. Dans le nombre, il y avait une majorité de journaliers, mais aussi des fils de laboureurs qui s’expatriaient pour ne pas diviser l’héritage paternel. Pendant et après les guerres de religion, il vint beaucoup de fervents catholiques.

Pierre Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, p. 198

Colbert incita également l’intendant Talon à stimuler certaines activités, y compris des industries, pour le marché local. Ses initiatives en matière d’agriculture eurent du succès, avec le blé, les pois, le lin, le chanvre et l’élevage (bovins, porcins, ovins, chevaux), qui stimulèrent à leur tour le développement d’industries locales (moulins, tissage, tannerie, cordonnerie,…). Cependant, d’autres restèrent bloquées à l’intendant canadien : on lui interdit ainsi par exemple la culture du tabac afin de ne pas concurrencer les autres colonies françaises (en particulier celles des Antilles, ses précieuses « îles à sucre »).

Durant tout le XVIe siècle, l’Acadie, nous l’avons vu précédemment, s’était spécialisée dans le développement de son agriculture, une économie devenue en quelques décennies relativement prospère et qui l’amenait à commercer avec ses voisins anglais comme canadiens, la colonie choisissant de se positionner dans une posture de neutralité au sein de la grande rivalité intra-coloniale qui ne va qu’en s’accroissant entre les colonies anglaises et le Canada français. Une position qui se comprendra d’autant mieux lorsque l’on jettera un regard sur les attaques armées dont la colonie fera l’objet entre 1613 et 1713 (soit l’année de sa conquête définitive par l’Angleterre).

Une belle carte d'époque du golfe du Saint-Laurent, le cœur du Canada français (Nouvelle-France)
Exploré par Cartier et colonisé par Champlain, le golfe du Saint-Laurent constitua le berceau de la Nouvelle-France et du Canada français. C’est en effet dans cette région que se sont centrés l’essentiel des fondations d’établissements (villes) et peuplements (maigres) issus de la Métropole (tout particulièrement dans la région entre Montréal et Québec, ainsi qu’en Acadie continentale et insulaire).


En aparté : l’organisation territoriale de la Nouvelle-France

Vaste territoire toujours en expansion, la Nouvelle-France était divisée en plusieurs districts nommés « gouvernements particuliers ». Le gouverneur général siégeait à Québec, au château Saint-Louis. Son autorité s’étendait en principe sur toutes les colonies de la Nouvelle-France, des prairies de l’Ouest à l’Acadie, de Terre-Neuve à la Louisiane. Le Canada lui-même était divisé en trois gouvernements. Celui de Québec était gouverné directement par le gouverneur général. S’ajoutaient les gouvernements des Trois-Rivières et de Montréal, ce dernier contrôlant tout l’hinterland du Canada, en perpétuelle expansion vers l’ouest.

Carte du Canada français au sein de la Nouvelle-France
La Nouvelle-France en 1664 (les connaisseurs noteront une petite coquille sur cette carte : en effet, la Nouvelle-Orléans, qui apparaît ici dans les territoires espagnols, ne sera fondée qu’en 1718)

Certains territoires y connurent même une colonisation, comme la région du Détroit (Michigan actuel) et le pays des Illinois, plus tard rattaché au gouvernement de Louisiane. La situation en Acadie était plus instable, en raison des nombreuses invasions britanniques venant de Grande-Bretagne et surtout de Nouvelle-Angleterre : après le traité d’Utrecht, la capitale des territoires demeurant sous contrôle français était Louisbourg, sur l’île du Cap-Breton. La Louisiane formait un autre gouvernement particulier. Tout comme, jusqu’à sa cession par le traité d’Utrecht, Terre-Neuve, dont la capitale française fut Plaisance.

L’intendant jouait en Nouvelle-France un rôle important, notamment pour stimuler l’économie et le peuplement. Il était représenté par des subdélégués (commissaires-ordonnateurs) dans les gouvernements particuliers ou les régions éloignées comme Détroit. En réalité, certains relevaient directement de la capitale, comme ceux de Louisbourg ou de la Nouvelle-Orléans. A défaut de Parlement, un conseil souverain fut aussi institué en 1663 à Québec pour conseiller le gouverneur général et servir de cour d’appel. Le gouverneur, l’intendant et l’évêque (dont le diocèse englobait toute la Nouvelle-France) en étaient les membres les plus éminents. L’Eglise jouait bien sûr un rôle essentiel dans l’administration, puisque les services comme l’éducation ou les hôpitaux relevaient d’elle.

Carte de la Nouvelle-France en 1750
Carte de la Nouvelle-France en 1750 (© Pinpin, via Wikimedia Commons)

La Nouvelle-France étant cependant aussi vaste que peu densément peuplée, même au Canada, l’absolutisme louis-quatorzien y rencontra de nombreux obstacles pratiques. Beaucoup de paroisses n’avaient pas de curé, tout comme de nombreuses seigneuries se trouvaient sans seigneur résident. Le véritable relais de l’autorité centrale sur place était le capitaine de milice, coopté par ses pairs et avalisé par le gouverneur.

La milice, instituée en 1669 par Louis XIV, mobilisait tous les hommes âgés de 16 à 60 ans. Outre leur autorité militaire, on confia aux capitaines le soin de transmettre et de faire respecter les directives du gouvernement et d’autres responsabilités, comme celles de servir d’auxiliaires locaux de justice ou d’organiser le recensement.


L’Acadie : une colonie à vocation agricole

Durant la période où la vallée du Saint-Laurent enregistre un fort développement, l’Acadie, elle-aussi entrée dans le périmètre de la colonie royale et de son administration, voit enfin également sa situation s’améliorer. Comme l’ensemble de la Nouvelle-France avant 1663, elle avait été laissée aux bons soins des compagnies à monopole, dont l’objectif était bien avant toute chose d’exploiter la fourrure et la morue que de faire venir des colons. Après les maigres réussites d’implantations permanentes à l’époque de Champlain, il y avait néanmoins eu une grande année fondamentale dans l’histoire du peuplement de l’Acadie : celle de 1632, marquée par l’arrivée de 300 hommes, bientôt suivi de colons qui fonderaient des familles et feraient de l’Acadie une colonie à vocation agricole.

Pour arriver jusque-là, ces jeunes français (souvent des cadets de famille ou des caractères aventureux) avaient déjà dû traverser l’immense océan Atlantique, ce qui demeurait un voyage hautement dangereux et périlleux, comme le rappelle par le menu l’historien québécois Marco Wingender :

Les paysans et les artisans français qui n’avaient vraisemblablement jamais vu la mer devaient y penser à deux fois avant de s’embarquer dans une aventure aussi périlleuse et aller tenter leur chance dans la nature sauvage nord-américaine. Pour arriver à bon port, il fallait s’enfermer dans le ventre d’un navire pour un mois et demi, deux mois, voire trois. Tous les passagers, peu importe leur rang, devaient endurer les montagnes russes qui ballottaient le vaisseau et le grondement incessant du bois dans leurs quartiers sombres et humides où l’eau salubre se faisait rare. […] Pour le voyageur transatlantique, le mal de mer, l’eau rance, la puanteur, l’étroitesse des cales, la promiscuité, un régime lassant, les fièvres de navire, les parasites, les dommages de l’eau salée sur les vêtements et les bagages ainsi que des tempêtes violentes constituaient les misères quotidiennes. Si des vents contraires ou le calme plat perduraient, on courrait le risque de voir les réserves de nourriture s’épuiser avant de toucher terre. Apparaissait alors la menace du scorbut, telle une épée de Damoclès pendue au-dessus de la tête des passagers. En 1662, rien de moins que le tiers des engagés transportés dans les navires du roi ne survécurent pas à leur traversée. Aussi tard qu’à la moitié du XVIIIe siècle, si moins de 10 % des personnes à bord décédaient durant une traversée, celle-ci était considérée comme un bon voyage !

Débarquer en Amérique, c’était un peu comme renaître pour entreprendre une nouvelle vie. D’ailleurs, après avoir atteint les bancs de Terre-Neuve, les marins baptisaient les voyageurs qui réalisaient leur première traversée en guise de rite de passage. En s’expatriant, les arrivants français laissaient derrière eux leur coin de pays pour se livrer à un véritable continent. Celles et ceux qui débarquaient dans la vallée du Saint-Laurent découvraient alors un univers sans commune mesure avec ce qu’ils avaient connu en France et l’immensité de sa nature vierge ne pouvait que les dépasser. Ils venaient de remonter un fleuve aux dimensions colossales trônant entre des paysages majestueux de montagnes et de forêts aux arbres géants — habitées d’une flore et d’une faune diversifiées et abondantes — qui s’échelonnaient à perte de vue. L’expression “Nouveau Monde” revêtait certainement un sens bien réel et concret pour ces gens dont aucun texte ou aucune image n’avait pu les préparer à une telle expérience de vie.

Marco Wingender, extrait du chapitre « La traversée de l’Atlantique nord : une renaissance initiatique », issu de son remarquable ouvrage Le Nouveau-Monde oublié – La naissance métissée des premiers Canadiens

Après ce véritable périple initiatique, pour ainsi dire dire, tout commençait seulement pour les expatriés français. Certes, au Canada, ces jeunes arrivants avaient à leur portée des terres bien plus vastes que celles auxquelles leurs homologues en France auraient pu seulement rêver, et ils pouvaient ainsi y espérer après enracinement de bien meilleures conditions de vie que la moyenne qui régnait au sein de la classe paysanne et ouvrière française. Néanmoins, pour relever le défi de prendre racine dans la vallée du Saint-Laurent ou bien en Acadie (et y survivre en tant que fermier indépendant), il ne fallait pas avoir froid aux yeux, car sur le plan agricole, comme le rappelle bien Marco Wingender, tout était à faire :

Pour s’établir sur une terre vierge, les difficultés qui attendaient les nouveaux venus étaient nombreuses et exigeaient une résilience à toute épreuve. Les débuts d’un jeune couple, se voyant alloué un lot d’une dimension variant entre 60 et 120 arpents au sein d’une seigneurie, étaient généralement très modestes. Partant d’une cabane de fortune, il ne disposait souvent que d’un pic, d’une hache, d’une scie et d’un simple sac de farine pour transformer un espace forestier en une ferme éventuellement productive et autonome. On devait défricher la terre et la piocher à la sueur de son front. Il fallait aussi arracher toutes les souches de petite taille alors qu’on les laissait pourrir lentement les plus grosses. Le branchage était brûlé sur place et on réservait le reste pour se chauffer au cours de l’hiver. En un été, un couple pouvait déboiser entre un et deux arpents qui seraient labourés au printemps suivant. On y plantera alors les “trois sœurs” — culture iroquoienne combinant le maïs, les fèves et la courge. En attendant, les colons passaient la saison froide à abattre davantage d’arbres. Éventuellement, grâce à un labeur soutenu et un peu de capital accumulé, le couple était en mesure de s’acheter une paire de bœufs pour déplacer les grosses roches et les souches restantes, transformant ainsi le terrain en un champ arable. Désormais en mesure de faire pousser du blé, les habitants pouvaient le transformer en farine au moulin seigneurial et offrir à leur famille un pain nutritif de toute première qualité. Des années plus tard et presque autant d’enfants, le couple s’était enfin bâti une nouvelle maison de style canadien “pièces sur pièces”, si distinctif de ce pays et pleinement adapté à un climat marqué par des étés chauds et humides et des hivers brutalement froids. La cabane de fortune — qui avait servi de première habitation — permettait dorénavant d’héberger les animaux de ferme. Pour comprendre l’émergence d’une classe de cultivateurs canadiens à cette époque, il suffit de multiplier par mille l’exemple de ce couple, établissant son domaine dans la vallée laurentienne.

Rapidement, les deux rives se remplirent entre Montréal et Québec jusqu’à constituer, au XVIIIe siècle, une succession pratiquement ininterrompue de fermes agricoles autonomes. La colonisation se déploya également le long des rivières Richelieu et Chaudière ainsi qu’aux abords d’autres affluents plus petits du Saint-Laurent. Le naturaliste suédois Pehr Kalm, qui visita le Canada en 1749, nota l’appréciation de son voyage après avoir descendu le fleuve depuis Montréal : “Le pays des deux côtés était ravissant et l’état splendide de ses cultures ajoute à la beauté de la scène.”

Aussi exigeante était cette vie, elle offrait aux habitants du Canada la possibilité d’accomplir pour l’époque quelque chose de remarquable à l’échelle occidentale : une indépendance et une capacité à vivre de ce qu’ils pouvaient eux-mêmes produire à partir d’une terre qui leur appartenait.

« Le défi de prendre racine dans la vallée laurentienne », extrait de l’ouvrage Le Nouveau Monde oublié – La naissance métissée des premiers Canadiens de l’historien québécois Marco Wingender

En Acadie à vrai dire, le développement agricole de la petite colonie agricole va prendre une identité particulière en raison du recours à la remarquable technique des aboiteaux, ces digues qui vont permettre aux Acadiens de gagner sur la mer et les fleuves des terres à cultiver. Un système qui va fonctionner tant et si bien qu’à compter de ce moment, la colonie aura la réputation d’être pratiquement autosuffisante sur le plan alimentaire. Elle en vient même à générer des surplus, qu’elle exporte vers la Nouvelle-Angleterre en échange de biens de consommation que la France ou le Canada n’arrivent pas à lui fournir en quantité suffisante pour répondre à ses besoins.

Un remarquable schéma du système des aboiteaux utilisé pour l’aménagement et le développement agricole de l’Acadie au XVIIe siècle. Ce dernier permet de drainer les marais pour optimiser les surfaces de terres cultivables, tout en constituant des digues protégeant des vagues et des grandes marées.

Les échanges réguliers et intenses avec les colonies anglaises d’Amérique auront en outre pour effet de forger chez les Acadiens un certain esprit d’accommodement. C’est ainsi notamment qu’ils en viendront à comprendre et intégrer qu’en raison de la vulnérabilité de leur colonie aux impératifs géopolitiques européens et nord-américains (et coincés entre les colonies anglaises et le Canada français qu’ils sont), la neutralité – concept pourtant assez impensable sous l’Ancien Régime – pourrait constituer une option politique viable. L’histoire tourmentée de cette région leur donnera à la fois tort et raison.

* * *

Durant tout le XVIIe siècle, l’Acadie s’est donc concentrée dans le développement de son agriculture, une économie devenue en quelques décennies relativement prospère et qui l’amène à commercer avec ses voisins anglais comme canadiens, la colonie choisissant de se positionner dans une posture de neutralité au sein de la grande rivalité intra-coloniale qui ne va aller qu’en s’accroissant entre les colonies anglaises et le Canada français. Une position qui se comprend d’autant mieux si l’on jette un regard sur les attaques armées dont la colonie fera l’objet entre 1613 et 1713 (soit l’année de sa conquête définitive par l’Angleterre).

Une magnifique peinture représentant la campagne acadienne, et qui témoigne bien de l’accent agricole de la seconde grande région de peuplement français de l’Amérique du Nord après la vallée du Saint-Laurent (actuel Québec).

Avant la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697), qui opposera la France de Louis XIV à la seconde coalition européenne menée par le roi d’Angleterre (et dont la guerre se répercutera sur le continent Nord-Américain entre les colonies affiliées à ces puissances), les nombreuses incursions ennemies que l’Acadie va subir ne sont pas vraiment attribuables aux guerres d’empires que se livrent alors la France, l’Angleterre, la Hollande et l’Espagne, mais plutôt aux ambitions économiques des colonies britanniques, immédiatement voisines de l’Acadie. Les Européens établis dans ces régions aspirent en effet notamment à s’emparer des ressources naturelles de la région que sont la morue et la fourrure.

La minuscule population acadienne (comparée à celle de la Nouvelle-Angleterre voisine), elle, ne s’embarrasse pas de ces nuances et cherche plutôt à consolider son emprise sur le territoire afin de faire fructifier un patrimoine agricole en expansion, laissant vaquer les Anglo-Américains à leurs entreprises et activités de pêche et de traite de fourrures autour de leurs côtes. Ainsi, malgré une très faible immigration (qui cesse presque complètement dans les années 1660), elle croît à un rythme remarquable, grâce à une alimentation saine et abondante, au faible nombre de maladies graves, à une mortalité liée aux activités militaires moindre qu’ailleurs, et enfin à des remariages rapides.

Malgré sa relative prospérité, l’Acadie vit néanmoins dans la perpétuelle menace que lui confère sa remarquable position géostratégique. Située dans une zone frontalière avec les colonies de Nouvelle-Angleterre, l’Acadie représente également pour la France un poste avancé décisif face aux ambitions territoriales américaines envers le Canada d’alors – le Québec d’aujourd’hui.

Son territoire se voit à ce titre, malgré le souhait de neutralité de ses habitants, constituer un terrain perpétuellement disputé entre Français et Anglais, chacun souhaitant contrôler, pour des raisons tant économiques que géostratégiques et militaires, cette petite région qui, contrôlée par les Français, est perçue comme une menace pour les habitants de Nouvelle-Angleterre (et pour les Français, comme une région que l’on ne peut abandonner aux Anglais, leur permettant de contrôler le golfe du Saint-Laurent et ce faisant la porte d’entrée vers le Canada français, le cœur de la Nouvelle-France).

L’Acadie, malgré sa croissance démographique très soutenue, demeure une région très peu peuplée comparée à la colonie voisine et rivale de la Nouvelle-Angleterre…

Le traité d’Utrecht (1713) : et l’Acadie « péninsulaire » devint anglaise…

Comparé à l’Acadie, le Canada français disposait en effet, lui, de solides atouts, parmi lesquels en premier lieu de solides défenses naturelles. Les étendues sauvages, boisées et montagneuses constituaient en effet une solide barrière entre les colonies anglaises du Nord et le Canada et sa vallée du Saint-Laurent, où était concentrée sa population et ses infrastructures. Qui plus est, le fleuve Saint-Laurent, gelé six mois par an, était en outre de navigation difficile durant la belle saison, rempli d’obstacles fatals aux pilotes qui ne le connaissaient pas (les Français bénéficiant quant à eux de plusieurs siècles de maîtrise de la difficile navigation dans ce fleuve dangereux). Enfin, le site de Québec, avec ses falaises, adéquatement fortifié, en faisait une citadelle redoutable. Aussi plusieurs tentatives d’invasion navale sur Québec furent-elles repoussées, notamment celle de 1690 évoquée plus haut, ou encore celle de 1711, où une expédition encore plus importante (14 navires et 5 000 hommes) fit voile pour prendre Québec, heureusement pour la ville sans jamais y parvenir, les navires s’étant échoué après avoir heurté des récifs dans le golfe du Saint-Laurent.

Je renvoie les intéressé(e)s et curieux de l’histoire de la guerre de Succession d’Espagne, dernier des grands conflits louis-quatorziens aujourd’hui assez oublié et qui se répercuta en Amérique du Nord, vers cet autre article du blog que je lui consacre.

Malgré la longue période de paix armée qui suivra le traité d’Utrecht de 1713 (qui met fin à la grande guerre de Succession d’Espagne), la rivalité ne s’estompa finalement jamais. Dès qu’intervinrent à partir de 1752 de premières échauffourées entre Français et Anglais dans la vallée de l’Ohio, région sévèrement disputée entre ces derniers, se précipita la logique de l’affrontement généralisé. Un préliminaire à la Guerre de Sept Ans qui, comme je vous le raconte dans une autre série dédiée, constituera l’ultime combat pour déterminer qui des Français ou des Britanniques, contrôleraient et conserveraient l’Amérique du Nord.

Après avoir changé de main plusieurs fois au cours du XVIIe siècle, l’Acadie va ainsi revenir à la France au terme de la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1697). Mais il ne s’agit que d’une trêve, et ainsi : en vertu du traité d’Utrecht (1713), qui met fin à la guerre de Succession d’Espagne, l’Acadie (pour sa partie historique et la plus peuplée) passe définitivement à l’Angleterre (région que l’on appellera alors « l’Acadie péninsulaire », correspondant à l’actuelle Nouvelle-Écosse). En réaction, la France cherche dès lors à consolider sa position dans toute la région. C’est ainsi dans cette perspective que, de 1713 à 1720, des colons français et acadiens s’installent au voisinage de l’Acadie péninsulaire : à l’île Royale, à l’île Saint-Jean et à l’île du Prince-Edouard (dans le golfe du Saint-Laurent), ainsi qu’en « Acadie continentale », région correspondant à l’actuel Nouveau-Brunswick (et alors réclamée également par les Anglais).

Carte de l’Acadie en 1754. En orange, l’Acadie dite « péninsulaire », de colonisation française (comme toute cette région du golfe du Saint-Laurent au demeurant), et cédée à l’Angleterre lors du traité d’Utrecht de 1713. L’Acadie « de terre ferme », théoriquement territoire français, reste également revendiquée par les Britanniques et disputée entre les deux pays.

Ayant d’abord l’idée de rapatrier les Acadiens de Nouvelle-Ecosse vers ses possessions, la France décide finalement de les laisser s’y maintenir, la présence de ce petit peuple au comportement « indépendant » pouvant à vrai dire se révéler fort utile sur place en cas de reprise des hostilités. Du côté britannique, si l’on imagine d’abord une Nouvelle-Ecosse peuplée majoritairement de colons anglo-protestants (une idée qui reviendra tragiquement plus tard, comme nous le verrons en détail), il s’agit avant tout de maintenir la colonie productive en attendant leur arrivée. Quant aux Acadiens péninsulaire, peu intéressés d’abandonner un patrimoine foncier chèrement acquis et développé pour partir tout recommencer en territoire français, ils choisissent majoritairement de rester. Devant en principe se soumettre en prêtant un serment d’allégeance au roi d’Angleterre, ses représentants parviendront à négocier une clause de neutralité, qui les dispenserait de prendre les armes en cas de conflit.

Grand bien leur fit puisque la période 1720-1744 s’apparentera à un âge d’or de l’histoire acadienne. L’accroissement démographique et le manque de terres vont amener les nouvelles générations à migrer vers les territoires français voisins, quand parallèlement la grande productivité agricole permet non-seulement d’approvisionner la petite garnison anglaise et sa minorité anglo-protestante, mais aussi d’exporter (illégalement !) des produits et du bois vers l’île Royale voisine (île où suite au traité d’Utrecht et à la perte de l’Acadie continentale, sera édifiée la citadelle de Louisbourg, chef d’œuvre du génie de la construction maritime française en Amérique du Nord).

Zoom sur : l’âge d’or de l’Acadie, petit “Eden paysan” des Amériques

Au début du XVIIIe siècle, dans les différentes provinces constituant la Nouvelle-France, 80 % de la population vit sur la terre et des produits de la terre. Chaque génération produit de nouveaux pionniers et pionnières qui recommencent à défricher, peupler, s’acclimater aux saisons, aménager une nouvelle portion de territoire et à s’associer à ses voisins.

Les populations francophones d’Acadie constituent l’exemple le plus remarquable de cet esprit à la fois pionnier et ouvert sur les cultures autochtones. Comme le résume superbement dans l’extrait ci-dessous l’historien québécois Marco Wingender, les Acadiens ont remarquablement su mettre en valeur leur région d’implantation (la péninsule aujourd’hui connue sous le nom de Nouvelle-Écosse) sans pour autant déposséder le grand peuple amérindien établis historiquement sur ces terres (les Micmacs, une nation de langue algonquine). L’Acadie sera, au contraire de nombreuses autres régions de colonisation européenne, probablement l’un des cas les plus aboutis de cohabitation fraternelle et harmonieuse entre Premières Nations et colons européens, marquée par de très denses échanges et relations interculturels ainsi qu’un très important métissage :

L’Acadie française connut son apogée à compter particulièrement de la décennie de 1670 — marquant la fin de la première période d’occupation anglaise — et jusqu’au début de la brutale déportation de ses habitants par les forces armées de l’empire britannique en 1755. Au cours de cette période, les Acadiens prospérèrent et se multiplièrent.

À partir de quelques centaines de pionniers venus de France, la population coloniale grandit en Acadie à un rythme encore plus élevé que celui observé dans la vallée du Saint-Laurent. En 1710, la colonie comptait environ 2 000 Acadiens et près d’un demi-siècle plus tard, ce chiffre avait grimpé à quelque 10 000 âmes.

Durant cet âge d’or, les habitants de l’Acadie avaient accès à un riche approvisionnement alimentaire tiré de la mer mais surtout de la culture des marais côtiers avec l’aide de digues. En vertu de leurs établissements ruraux dispersés, ils échappèrent aux épidémies et purent vivre leur vie dans une santé remarquable.

En l’absence d’un régime féodal digne de ce nom ainsi et compte tenu de la faiblesse de l’autorité du clergé et des institutions coloniales, les Acadiens avaient su se doter de pratiques coutumières de gouvernance autonome de village qui, à l’écart de la capitale de Port-Royal (aujourd’hui Annapolis Royal), leur permettaient de mener leurs affaires civiques à leur guise.

Quant à l’économie acadienne, elle s’appuyait sur l’agriculture, quelques petites industries locales, le commerce et, à un degré moindre, sur la traite des pelleteries avec les Premières Nations.

N’empiétant pas sur les bassins de ressources de communautés mi’gmaq de la région ou sur leur mode de vie semi-nomade modulé par la chasse et la pêche, la vie quotidienne des colons se déroulait de manière harmonieuse avec leurs voisins.

Durant plus d’un siècle et demi, les Acadiens vécurent côte à côte avec ceux-ci dans un rapport amical, voire fraternel, dont la proximité fut sans commune mesure dans l’histoire coloniale de l’Amérique du Nord. Cette bonne entente était encouragée par le développement de modes de vie qui se renforçaient mutuellement et qui menèrent à la formation de nombreux liens interculturels et à un métissage ethnique intime. De plus, la menace coloniale anglaise à proximité contribuait au développement de relations étroites entre alliés et parentés.

Dans le regard de l’historien Allan Greer, sans vouloir romancer l’Acadie comme un jardin d’Éden sans ombre, il est juste de considérer la colonie comme ayant été une sorte de société idéale pour les standards de l’époque. Les cultivateurs indépendants pouvaient vivre dans l’abondance, bien que simplement, sans peur de misère.

Vu l’absence virtuelle de toutes formes de classes sociales, être Acadien signifiait être un habitant libre et autonome. Ce peuple vaillant et fier avait su se bâtir pour lui-même un pays qui — aux yeux de l’Europe agraire — avait tout à voir avec un véritable “valhalla” paysan.

Marco Wingender, Le Nouveau Monde oublié – La naissance métissée des premiers Canadiens, chapitre « Acadie française : un âge d’or éphémère »

Au-delà du cas spécifique et remarquable de l’Acadie, il est important de noter que cet “état d’esprit d’ouverture” et ce dynamisme interculturel était propre à l’ensemble de la Nouvelle-France. De façon générale, les colons francophones d’Amérique du Nord réalisent depuis un siècles un remarquable travail d’exploration et d’alliance avec les nations autochtones, de développement de l’agriculture, du commerce, de l’artisanat et de l’industrie. Ces populations ont forgé une véritable identité franco-canadienne, qui se caractérise par un fort ancrage et attachement à son pays et un fort patriotisme pour le défendre. Des marqueurs qui contrastent avec la certaine corruption qui peut exister dans les hautes strates de la société coloniale (il existait en effet une forte dichotomie entre la population urbaine et rurale et les élites dirigeantes et la haute-société de la Nouvelle-France, dont les dernières semblaient parfois bien éloignées de leur devoir de bonne gestion et de développement de la colonie).


La fondation de Louisbourg, carrefour marchand et sentinelle de la Nouvelle-France

Une belle reconstitution générale de Louisbourg issue de la BD des Pionniers du Nouveau monde (tome 4, « La croix de Saint-Louis »). Imposante forteresse bâtie sur l’Isle-Royale en compensation de la perte de Port-Royal, dernier port libre de glaces en toutes saisons, Louisbourg, œuvre du génie du corps d’ingénieurs de la Marine royale, constituait la porte d’entrée et sentinelle du Québec (libre). Étape essentielle pour ne pas dire incontournable pour les navires se rendant à Québec, la cité portuaire abrite en permanence une escadre ainsi qu’une garnison de Troupes de la Marine, et peut également se transformer en nid de corsaires en temps de guerre.

Chef d’œuvre du génie des ingénieurs maritimes français, c’est peu dire que Louisbourg sera au centre de l’échiquier géopolitique français en Amérique du Nord. Bâtie au début des années 1720, cette forteresse, réputée imprenable, se révèle triplement précieuse pour la France et sa Nouvelle-France. D’abord militairement et géostratégiquement, car jouant le rôle de verrou du Canada français en protégeant l’entrée du golfe du Saint-Laurent à toute incursion anglaise. Mais également précieux sur le plan commercial et logistique, par son rôle de plaque tournante du commerce atlantique et par ses activités de pêche :

Autorisée par le traité d’Utrecht pour compenser la perte d’Annapolis / Port-Royal (Acadie), la construction de Louisbourg dans l’île de Capbreton a commencé en 1721 et fut une réalisation grandiose. Ville fortifiée de 5 000 habitants, elle fût bâtie en pierre sur un plan rationnel et ne peut alors que se comparer à Philadelphie. Relais obligatoire pour les vaisseaux se rendant à Québec, Louisbourg est le dernier port libre de glaces en toute saison et se trouve en fait à mi-distance entre la métropole et la Nouvelle-France, si celle-ci est évaluée en espace/temps et non en milles nautiques. Louisbourg avait en 1740 un trafic commercial presque égal à celui du Canada et le port recevait 500 navires par an. La ville fut en outre munie d’une citadelle et dotée d’une forte garnison de troupes de Marine (800 hommes en 1745, dont 2 compagnies suisses). Le port pouvait devenir, en cas de besoin, un nid de corsaires qui feraient la chasse aux navires de la Nouvelle-Angleterre. Il servait également de base avancée aux navires de pêche à Terre-Neuve et l’on a souvent affirmé que Louisbourg, construit durant la période de rapprochement franco-anglais, était un « pistolet braqué sur le cœur de la Nouvelle-Angleterre », ce qui montre, en tout cas que ni Dubois, ni Fleury ne négligeaient les intérêts américains de la France. En effet, Louisbourg était capable de jouer le même rôle offensif et défensif que Port-Royal avant 1713. Il contrôlait en effet l’estuaire du Saint-Laurent et protégeait l’accès au Canada, à condition d’être pourvu d’une escadre de vaisseaux de ligne et de ne pas être réduit à un rôle purement passif. Sa construction, petit chef d’œuvre du corps des ingénieurs militaires français, n’en contribua pas moins à nourrir l’inquiétude des colons de Nouvelle-Angleterre, qui se sentaient plus que jamais menacés par cette redoutable machine de guerre.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, pp. 181-182

Plan de Louisbourg, porte d'entrée de la Nouvelle-France, en 1731
Louisbourg en 1731. Au-delà de son intérêt géostratégique, les sommes gigantesques dépensées par la Marine pour la construction de Louisbourg se sont également révélées un excellent investissement commercial. En l’espace d’à peine deux décennies, Louisbourg bénéficie ainsi d’un trafic commercial presque égal à celui du Canada entier : le port reçoit alors jusqu’à cinq cents navires par an et sert de base avancée aux pêcheurs de Terre-Neuve.

En plus de servir de verrou comme de bras armé du Canada français, Louisbourg constitua enfin un levier de développement majeur de la colonie nord-américaine française, en favorisant la diversification de l’économie canadienne. Parallèlement à la forteresse, la construction de son port dota en effet le Canada d’un entrepôt permettant de commercer toute l’année. La Nouvelle-France put alors exporter du poisson, du blé, de la farine, de la bière, du lard et du bois vers les Antilles, et au retour de leur périple, les vaisseaux rapportaient des produits manufacturés ou de luxe pour le marché.

En résumé : portrait de la Nouvelle-France au début du XVIIIe siècle

Au début du XVIIIe siècle, la Nouvelle-France atteint son maximum d’extension territoriale, couvrant alors près des deux tiers de l’Amérique du Nord. Environ 250 personnes vivent dans une dizaine d’agglomérations à Terre-Neuve. L’Acadie compte près de 15 000 habitants et habitantes. Quelques centaines de personnes s’établissent à l’embouchure du Saint-Laurent et autant dans la région des Grands Lacs. Quelques centaines de personnes pratiquent de façon saisonnière la pêche sur les côtes du Labrador. Le bassin de la rivière Saguenay, qui constitue le Domaine du Roi, contient quelques postes de traite. Le Canada de l’époque compte quelque 20 000 habitants et habitantes.

Les gens du Canada sont agriculteurs ou agricultrices pour la plupart, répartis en un long ruban de peuplement entre Québec et Montréal. À l’ouest, une série de postes de traite et de forts jalonnent les voies de communication. Enfin, un peu plus tard, La Vérendrye déroule la carte du continent jusqu’aux pieds des Rocheuses. Mais la Nouvelle-France est un colosse aux pieds d’argile. Les colonies britanniques américaines sont 20 fois plus populeuses et se sentent encerclées et menacées. Par le Traité d’Utrecht en 1713, qui marque la fin de la Guerre de la succession d’Espagne, la France cède à ce titre à l’Angleterre, Terre-Neuve, la péninsule de l’Acadie et la baie d’Hudson. La Confédération Haudenosaunee (iroquoise) passe sous la protection des Britanniques.

De plus, le XVIIIe siècle s’ouvre sur une crise majeure dans l’économie coloniale. Le principal produit d’exportation (les fourrures) est touché par une mévente en Europe, impliquant une qualité à la baisse et des coûts de revient qui deviennent bien moins attrayants. Les nombreux jeunes gens qui viennent de s’établir n’ont donc d’autre choix que de se replier sur la terre.

La reprise économique est bien lente, mais elle connaît un essor sans précédent au cours de la longue période de paix qui s’étend de 1713 à 1744. Pour protéger ses zones de pêche, son territoire et les échanges commerciaux avec la colonie, la France a donc érigé une imposante forteresse à Louisbourg. Le développement de l’agriculture rapporte des surplus qui, à compter de 1720, sont exportés vers l’île Royale et les Antilles françaises. Le territoire du Canada compte environ 200 seigneuries. Le peuplement accéléré par un taux de natalité très élevé entraîne la création de paroisses.

Gravure représentant l’intérieur d’une maison canadienne du XVIIIe siècle

Concernant l’évolution économique du Canada français au XVIIIe siècle, à cette époque, c’est donc toujours l’agriculture qui, sans surprise, continue d’occuper la majorité des Canadiens. La vallée du Saint-Laurent se caractérisait par une longue bande ininterrompue de villages, hameaux et fermes, constituant en quelque sorte le grenier à blé du Canada. La population urbaine, quant à elle, comptait en outre de nombreux artisans, lesquels bénéficiaient d’un régime beaucoup plus libéral qu’en métropole. Autour des années 1730, peu avant la guerre qui devait bientôt signer la fin de la Nouvelle-France, le Canada connaissait même un embryon de développement industriel avec l’essor des forges du Saint-Maurice, qui permettaient désormais à la colonie d’être autonome dans la production d’une multitude de produits du fer (chaudrons, boulets de canon, poêles, etc.), ainsi qu’avec le développement d’une (modeste) industrie de la construction navale.

L’exploitation du fer débute en 1733, à environ 12 kilomètres de la rivière Trois-Rivières. Un ruisseau qui se jette dans la rivière Saint-Maurice fournit la force hydraulique, et, pour faire fondre le minerai, on utilise du charbon produit localement.

D’un point de vue sociologique, concernant le Canada français (le cœur de la Nouvelle-France), il est intéressant d’y noter que la société coloniale, influencée par l’élite française qui gère sa destinée, se modèle sur celle de la mère patrie. Elle s’en éloigne toutefois à cause de la faiblesse numérique de la population et d’un contexte économique et géographique radicalement différent. Nobles, bourgeois et bourgeoises, officiers militaires, seigneurs, administrateurs civils et négociants et négociantes s’allient entre eux ou elles. Ensemble, ils et elles forment une haute société très sensible aux faveurs des autorités de la colonie.

Quant à la Louisiane, suite à l’implantation réussie de Pierre Moyne d’Iberville puis à la fondation de la Nouvelle-Orléans au début du XVIIIe siècle et l’arrivée de colons, l’économie s’y orientera immédiatement vers la production de plantations que son climat bien différent du canadien rendait propice. Production qui décolla dès les années 1710 et 1720, d’abord axée sur l’exportation du tabac (régie par la puissante Compagnie des Indes), mais aussi sur du riz pour le marché local. Ce focus sur le développement de la Louisiane constitue à ce titre l’occasion d’évoquer la question de la pratique de l’esclavage dans les colonies de la Nouvelle-France. Du fait de son économie axée sur les plantations, l’esclavage fut en effet beaucoup pratiqué en Louisiane, bien qu’à une relativement petite échelle comparée aux Treize Colonies anglaises ou aux Antilles (la Louisiane comptait en effet environ 7 000 ou 8 000 esclaves au milieu du XVIIIe siècle, pour environ autant d’Européens).

Esclaves au travail dans une plantation de Virginie en 1798
Deux esclaves sous l’œil de leur contremaître en Louisiane…

Quant au reste de la Nouvelle-France (Canada, Acadie,…), l’esclavage y fut globalement marginal. Quelques esclaves amérindiens (faits captifs par d’autres tribus, et que l’on nommait les panis), furent achetés par des Français, essentiellement dans la région du Missouri, ceux-ci étant ensuite revendus au Canada ou en Louisiane, où l’on tentait de les faire travailler dans les plantations. Quant à l’importation d’esclaves noirs au Canada, elle fut interdite jusqu’au XVIIIe, après quoi elle devint significative avec environ trois cents Africains qui furent transportés au Canada, ce qui reste peu à nouveau par rapport au Treize Colonies, à la Louisiane ou surtout aux Antilles. L’économie du Canada ne fut cependant pas esclavagiste : l’achat d’un esclave correspondait à l’affichage d’un statut social élevé. On les retrouvait ainsi chez de riches particuliers ou au sein de grands établissements qui les utilisaient comme domestiques (propriété en ville, grands domaines seigneuriaux, Églises, hôpitaux,…).


L’Acadie du XVIIIe siècle : frontière ou front ?

La frontière de l’Acadie et de la Nouvelle-Angleterre était le lieu privilégié de l’affrontement colonial franco-britannique depuis en réalité les tous débuts des colonisations européennes en Amérique du Nord.

François Ternat, Partager le monde – Rivalités impériales franco-britanniques (1748-1756), p. 155

Nous l’avons déjà dit, le traité d’Utrecht a fait perdre à la France toute l’Acadie péninsulaire, passée sous protectorat britannique. Loin de résoudre les antagonismes, cette cession territoriale va au contraire concourir à aiguiser encore davantage la tension franco-britannique dans la région, par la problématique épineuse dont elle réveille comme jamais l’actualité en particulier du côté de la Nouvelle-France : où se trouve la frontière ? Et comment la défendre au mieux ?

Au début du XVIIIe siècle, la région acadienne peut être caractérisée par quatre grandes zones distinctes. Il y’a, nous en avons déjà beaucoup parlé, la fameuse « Acadie péninsulaire » : la péninsule rattachée au continent par l’isthme de Chignectou, cédée en 1713 aux Britanniques, et que ces derniers ont rebaptisé Nouvelle-Écosse. Les Français ont pu conserver les « îles du Golfe », en particulier l’Isle-Saint-Jean et l’île Royale, où ces derniers vont bâtir la fameuse forteresse de Louisbourg pour compenser la perte de Port-Royal (leur ancienne capitale de l’Acadie péninsulaire). La région allant de l’isthme de Chignectou à l’embouchure du Saint-Laurent est nommé la Gaspésie, du nom du village de Gaspé, dans la baie des Chaleurs, là où Jacques Cartier érigea sa célèbre croix en 1534 pour prendre officiellement possession du Canada au nom du roi de France. Et puis il y a enfin la longue bande côtière joignant l’Acadie péninsulaire aux colonies de la Nouvelle-Angleterre plus au sud, dont les profondeurs s’étendent sur plusieurs centaines de kilomètres, jusqu’à la vallée du Saint-Laurent, de l’autre côté.

Carte de la Nouvelle-France et du territoire des colonies voisines en 1664

Cette immense région allant des frontières de la Nouvelle-Angleterre au golfe du Saint-Laurent est extrêmement peu peuplée. L’essentiel des colons français venus s’établir dans la région au XVIIe siècle se sont implantés en Acadie péninsulaire, autour de Port-Royal et du bassin des Mines. Seuls quelques rares foyers de peuplement français se sont développés sur la côte des actuels États du Maine et du Nouveau-Brunswick (et pareillement de l’autre côté sur la rive gauche du Saint-Laurent, dans le golfe). Les villages fondés par les Français dans la région, comme celui de Pentagouët à l’embouchure de la rivière Saint-Jean, ont par ailleurs été continuellement disputés avec les colons de la Nouvelle-Angleterre, et n’ont eu de cesse de changer de propriétaire tout au long du XVIIe siècle.

La situation est peu ou prou la même sur l’île Royale et l’Isle-Saint-Jean, qui au moment du traité d’Utrecht, ne comptent guère plus qu’un ou deux milliers d’habitants, concentrés dans quelques localités côtières. Au total, au début du XVIIIe siècle, l’Acadie française devait représenter une vingtaine de milliers d’habitants, et leur grande majorité étaient concentrés en Acadie péninsulaire – où ils viennent donc de devenir des sujets britanniques. À titre de comparaison, les colonies de Nouvelle-Angleterre comptent à la même époque plus de 200 000 habitants, et leur population double tous les quarts de siècle. Cruelle ironie d’une Nouvelle-France grande comme trois fois sa Métropole et comptant moins d’habitants que la moindre de ses campagnes…

* * *

Ici comme ailleurs, la dépendance vitale envers l’alliance amérindienne

Face à un tel gap démographique, et au regard de la dangereuse proximité des populeuses colonies de Nouvelle-Angleterre avec le cœur de sa colonie, la survie de la Nouvelle-France n’a tenue localement qu’à un facteur : ses alliances amérindiennes. Les profondeurs boisées de l’Acadie péninsulaire et continentale sont peuplées par les peuples Abénaquis, avec lesquels les Français furent les premiers à nouer des alliances dès le début du XVIIe siècle. Cette alliance a été grandement facilitée par le fait que les colons français, globalement déjà peu nombreux, se sont implantés sur la côte et ont qui plus est développé leur agriculture en asséchant les marais côtiers, n’empiétant donc pas sur les territoires de chasse et de pêche des Amérindiens et ne cherchant pas à les chasser de leurs terres. Les colons de Nouvelle-Angleterre, au contraire, beaucoup plus nombreux, se sont attirés dès la seconde moitié du XVIIe siècle, par leur immigration massive et leur tendance expropriatrice, l’hostilité de la plupart des tribus amérindiennes de la côte Est (notamment des Massachussetts, qui finiront par leur déclarer la guerre pour tenter de mettre à frein à leur expansion – en vain…).

Au-delà des liens culturels étroits qui vont progressivement se nouer entre les deux peuples (en particulier entre Acadiens et Micmacs), ce sont ainsi en premier lieu des intérêts partagés – le commerce des fourrures et la défense face à la menace britannique – qui vont constituer le moteur de l’alliance entre Franco-Canadiens et Amérindiens d’Acadie. La politique adoptée par les gouverneurs successifs du Canada vis-à-vis des Abénaquis illustre cependant le peu de cas que font les autorités coloniales des intérêts propres de leurs alliés, de même que l’état de dépendance avancé dans lequel se trouve la Nouvelle-France vis-à-vis de ces gardiens indispensables de ses marches-frontières. Les mesures prises durant toute la première moitié du XVIIIe siècle à Québec comme à Versailles témoignent ainsi du cynisme avec lequel les Français n’hésitent pas à instrumentaliser leurs alliés Indiens, et leur persistance à les pousser à la guerre avec les Britanniques afin d’assurer leurs intérêts défensifs :

La stratégie mise en œuvre par les Français sur la frontière utilisait, avant même la migration acadienne, des Indiens alliés, les Abénaquis, et les poussait à combattre les Britanniques pour protéger la colonie française. La frontière de l’Acadie et de la Nouvelle-Angleterre était le lieu privilégié de l’affrontement colonial franco-britannique depuis en réalité les tous débuts des colonisations européennes en Amérique du Nord. […] La propagande française s’attachait à faire remarquer aux Abénaquis que les Anglais prenaient leurs terres et les chassaient vers l’ouest, alors que le roi de France les y laissait et leur venait en aide. Les Français maintenaient par leur intermédiaire une guerre indirecte faite de raids sur la frontière de la Nouvelle-Angleterre où régnait une insécurité permanente.

Prudent pendant la régence de Philippe d’Orléans, le soutien français se limitait alors à contrer l’influence britannique exercée grâce à un commerce plus attractif. Constatant que « les Abénaquis étaient fort tentés d’accepter les offres des Anglais », l’intendant Bégon suggéra pour les en détourner de leur « offrir des présents et rebâtir les églises de la rivière Saint-Jean et de Narantsouak ». La volonté de protéger les Abénaquis en attendant que les limites soient fixées, tôt formulé par le Conseil de Marine, se traduisit d’abord par des simples protestations diplomatiques à propos des « attaques anglaises contre les Abénaquis » et de l’installation de colons britanniques sur leurs terres ». Dans un second temps, le soutien fut plus actif. Le gouverneur de la Nouvelle-France, Philippe Rigaud de Vaudreuil, alarma le Conseil de Marine dès 1725 : « Il faut agir sur les Abénaquis pour qu’ils empêchent les Anglais de se rendre maîtres de leurs terres, […] faute de quoi la Nouvelle-France sera en danger ». La nécessité d’inspirer aux Abénaquis l’idée de ne pas tolérer les « empiètements des Anglais sur leur territoire » pour protéger la colonie française, se répète dans des mémoires successifs adressés par Versailles au gouverneur-général Beauharnais. En 1727, il lui fut enjoint de pousser les Abénaquis à « harceler les Anglais » jusqu’à la destruction des forts établis sur leurs terres. Les très nombreux mémoires de Maurepas après 1730 exhortent Beauharnais à maintenir les Abénaquis dans l’alliance française, à les dissuader de céder aux Anglais et de leur vendre des terres : « La seule chose à faire pour l’instant à propos des prétentions anglaises sur les limites de l’Acadie est d’exciter les Abénaquis à leur faire la guerre, ne rien négliger pour ce faire ». […]

La paix revenue n’interrompit en rien le soutien constant apporté par les Français à leurs alliés indiens. Bien au contraire, le gouverneur du Canada La Galissonnière exposa clairement sa politique de « consolidation territoriale » dans une lettre écrite à Rouillé au cours de l’été 1749, laquelle préconisait d’apporter un soutien appuyé aux Abénaquis dans leurs assauts menés contre la colonie britannique, dans la perspective d’une reconquête même partielle de l’Acadie. Les Anglais, pensait-il, cherchaient à s’approprier non seulement la rivière Saint-Jean, mais « toute la côte depuis cette rivière jusqu’à Beaubassin, depuis Canseau jusqu’à Gaspé et toute la profondeur des terres », ce qui leur donnerait le contrôle de plusieurs postes du golfe du Saint-Laurent. Il importait donc que les Abénaquis restassent fidèles à la France, et de contenir les Anglais dans la presqu’île, où les
« documents anciens bornent l’Acadie ».

Dépité par la paix conclue par plusieurs chefs micmacs avec les britanniques en octobre 1749, La Galissonnière envoya un détachement commandé par Boishébert pour conserver la possession de la région de la rivière Saint-Jean. Des témoignages du même ordre se retrouvent dans d’autres courriers, comme ces instructions de Desherbiers transmises aux missionnaires pour entretenir les actions des Indiens contre les Britanniques. Le soutien apporté par Versailles ne se démentit pas après le remplacement de La Galissonnière par La Jonquière, répété par des dépêches en forme de blancs-seings envoyés à trois reprises par Rouillé, en l’espace de quelques semaines, les 23 mai, 31 mai, et encore 14 juin 1750. Au gouverneur de l’île Royale, le ministre édicta une instruction des plus concises, jusque dans le cynisme qui transparaît à l’égard des « alliés » Indiens : « Vous serez autorisé à employer les Sauvages sans vous compromettre, à interrompre les établissements des Anglais et à favoriser les nôtres ». Fort de cet aval, La Jonquière incita les Indiens à poursuivre leurs actions contre les colons de Nouvelle-Écosse, non sans souscrire aux précautions préconisées par Rouillé. […] Le cynisme ne concernait pas que les Indiens, vu le peu de cas qui était fait du sort des Acadiens et la façon même dont il était fait mention.François Ternat, Partager le monde – Rivalités impériales franco-britanniques (1748-1756), pp. 155-158

Les fameuses « robes noires » : un missionnaire jésuite de Nouvelle-France vu par la BD Les Pionniers du Nouveau Monde (tome 3, p. 47)

Ce sont en particulier les missionnaires jésuites, arrivés dès les premières décennies de la Nouvelle-France dans les bagages de Champlain, qui constituent depuis les débuts de la colonie la cheville ouvrière de l’alliance franco-abénaquise, ainsi que les artisans de l’utilisation des Nations autochtones d’Acadie aux fins du conflit larvé franco-britannique. Installés au cœur des tribus, ayant appris la langue et converti un certain nombre d’autochtones, les Jésuites entretiennent le feu guerrier des Abénaquis contre les colons anglais, qui il est vrai, contrairement aux Français, entreprennent progressivement de les déposséder de leurs terres au fur et à mesure de leur croissance. Cette politique belliqueuse des missionnaires chrétiens va d’ailleurs les placer régulièrement dans le collimateur des gouverneurs britanniques, qui n’ont pas manqué d’identifier la nature exacte des agents provocateurs… :

Dans cette guerre indirecte que se livraient par alliés interposés Français et Britanniques, leurs agents les plus engagés à soutenir les Indiens étaient les missionnaires, jésuites et récollets, dont le rôle d’encadrement politique était primordial, les conversions renforçant l’attachement à la France. La fonction de véritables instructeurs militaires que jouèrent les jésuites, tels le père Sébastien Rasle, puis l’abbé Le Loutre, fut essentielle dans le soutien apporté aux Abénaquis. C’était également par le canal des missionnaires qu’étaient organisées les fournitures d’armes par les autorités françaises, qui laissaient toutefois les Indiens se battre seuls pour ne point compromettre la paix. Grâce à leur action, les limites des positions françaises furent repoussées vers l’intérieur des colonies britanniques. Refoulés au-delà de la rivière Kennebec, les Britanniques eurent à subir les attaques des Abénaquis plus loin vers le sud jusqu’en Nouvelle-Angleterre.

Les établissements fondés par les missionnaires regroupaient sous l’autorité d’un prêtre un parti d’Indiens convertis qui avaient quitté le territoire de leur tribu. En 1740, dans une plainte adressée à Londres à propos des attaques que les Abénaquis subissaient de la part des Britanniques, les Indiens étaient présentés comme « alliés de la France et gouvernés par les missionnaires français ». Les « robes noires », linguistes passionnés suivant la tradition de leur compagnie mais aussi missionnaires bien martiaux, vivaient au milieu des Indiens, les encadraient efficacement dans cet état permanent de « petite guerre » dont eurent à souffrir les Britanniques. Ils assuraient ainsi solidement la présence française dans cette sorte de marche militaire, de « frontière éloignée de la France », illustration de la « paix armée » qui perdura entre les colonies respectives de 1713 à 1744, puis de 1748 à 1755. […]

Cornwallis consigna dans un courrier aux Lords of Plantations : « Je sais que La Corne, Le Loutre et les autres prêtres à Chignecto nous ont fait dans cette province un mal qu’aucune nation n’a fait à une autre en temps de paix […] Ils ont soulevé les Micmacs contre nous ; ils ont obligé les habitants à jurer fidélité au roi de France. Ce Le Loutre a été plus d’une fois à Cobequid, village indien, pour ameuter les habitants ; j’ai appris que l’on emploie promesses et menaces pour faire émigrer les habitants français sujets de Sa Majesté Britannique de toute la province. […] Ces raisons m’ont déterminé à me rendre maître de Chigned avec les forces que j’ai à ma disposition. […] »François Ternat, Partager le monde – Rivalités impériales franco-britanniques (1748-1756), pp. 156-157

Les nations amérindiennes de l’Acadie ne vont cependant pas être les seules à faire les frais des préoccupations françaises à défendre à tout prix l’accès au Saint-Laurent. Les Acadiens de Nouvelle-Écosse vont se retrouver eux aussi, malgré eux, pris dans ce grand jeu de la rivalité impériale franco-britannique d’Amérique, dont ils ont le malheur d’occuper l’une des frontières les plus disputées…

* * *

À l’instar des Abénaquis, des colons acadiens piégés entre deux feux

Suite à la cession de l’Acadie péninsulaire, rappelez-vous, les colons francophones – de très loin majoritaires dans la région – ont été autorisés par les Britanniques à demeurer sur place, à condition de faire le serment de ne pas prendre les armes aux côtés de leurs compatriotes ou voisins micmacs, et de demeurer neutres en cas de prochain conflit. Si la plupart choisiront de rester sous ce nouveau protectorat britannique, un certain nombre iront s’établir sur l’Isle-Saint-Jean ou l’île Royale, restées propriété française, encouragés en ce sens par le gouvernement du Canada qui a grand besoin de peupler ces îles sous-occupées et d’y développer des foyers agricoles à même d’alimenter en vivres la nouvelle citadelle de Louisbourg et sa garnison de près d’un millier d’hommes – littéralement bâtie sur une île seulement peuplée de pêcheurs à la belle saison et arrosée de pluie toute l’année… :

C’est le « nouveau serment de fidélité », que les autorités de Nouvelle-Écosse voulaient faire prêter aux Acadiens pour les obliger à prendre les armes contre les Français, qui était le catalyseur de cet exode [des Acadiens vers l’île Royale et l’Isle-Saint-Jean]. Refusant de s’y soumettre, ces anciens sujets du roi de France devenus sujets de la couronne britannique après Utrecht, voulaient s’en tenir seulement à « l’ancien serment de fidélité » fait alors au roi d’Angleterre. Le traité d’Utrecht avait en effet laissé aux Acadiens le choix de prêter un serment d’allégeance à leur nouveau souverain, ou de quitter les lieux avant un an avec tous leurs biens. L’article garantissait par ailleurs le libre exercice de la religion catholique, et pour ne pas être mêlés à d’éventuels conflits franco-britanniques, ils avaient obtenu en 1730 la clause qu’en cas de guerre contre les Français, ils seraient exemptés de prendre les armes contre leurs anciens compatriotes. Cette réserve, sous forme de promesse verbale, avait été admise Nicholson, le gouverneur britannique de la Nouvelle-Écosse, et fut si bien de notoriété publique que dans toute l’Amérique du Nord les Acadiens étaient connus, après Utrecht, sous le nom de French Neutrals. L’« ancien serment de fidélité » était donc un acte de sujétion, mais aussi un compromis qui tenait compte de leur spécificité, permettant à un peuple ayant changé de souverain de manifester un lien symbolique avec son nouveau seigneur et maître, soucieux de respecter sa neutralité, sa foi et son culte catholiques.

Mais les Anglais se méfièrent de cette population acadienne répartie en communautés rurales vivant en sorte de « républiques » largement autonomes de fait, majoritaire dans une colonie de Nouvelle-Écosse encore marginale, au peuplement britannique très faible. Pendant les quatre ans que durèrent les hostilités après la reprise de la guerre en 1744 entre la France et l’Angleterre, les colons britanniques furent soumis aux raids que leur faisaient subir les Abénaquis et leurs alliés français, craignant à chaque instant un soulèvement des Acadiens, lesquels cependant restèrent neutres. La paix signée, les autorités britanniques, résolues à éradiquer ce talon d’Achille, voulurent imposer aux Acadiens un « nouveau serment d’allégeance » qui les obligerait à prendre les armes « contre les Sauvages ou contre les Français ». Cette nouvelle disposition du gouverneur britannique Cornwallis était une remise en cause de ce particularisme qui signifiait une nouvelle stratégie frontalière en subjuguant une population jugée peu sûre, dont la déportation massive et systématique en 1755, le « Grand Dérangement », sera l’aboutissement.

Aussitôt les autorités de Nouvelle-France estimèrent l’avantage qu’elles pourraient tirer de cet afflux de population. « Ce parti de leur part nous conviendrait, ayant des pays étendus où les terres sont bonnes et sur lesquelles il n’y a point d’habitants », remarquait Bigot, « mais les limites du Canada n’étant point bornées depuis Gaspé situé à l’entrée du fleuve Saint-Laurent et le long de la côte de la baie Française jusqu’à Boston, nous ne savons où nous pourrons les placer en sûreté ». […] Ce panorama géostratégique brossé pour démontrer l’importance qu’il y avait à attribuer des terres aux Acadiens dans un espace si pauvre en colons, est complété par ses volets économique et diplomatique à la fois, le contrôle d’un espace de traite des fourrures avec les Indiens. Enraciner une population d’agriculteurs conférerait de surcroît l’autonomie de subsistance qui faisait défaut sur des îles dorénavant coupées de leurs bases traditionnelles d’approvisionnement, selon l’avis de Bigot : « En outre si ce pays était établi, il ferait subsister l’île Royale […], Louisbourg ne pouvant plus espérer tirer des vivres de l’Acadie ».

François Ternat, Partager le monde – Rivalités impériales franco-britanniques (1748-1756), pp. 152-153

Cette politique de « débauchage » des Acadiens français de Nouvelle-Écosse inquiète rapidement le gouverneur de cette dernière, Lord Cornwallis (l’oncle du futur vaincu de Yorktown), dont la province est déjà chahutée par les raids guerriers menés régulièrement par des groupes mixtes de guerriers micmacs et de miliciens canadiens venus du Saint-Laurent. Les autorités du Canada ont néanmoins un besoin vital d’attirer de leur côté les rares colons français présents dans la région, afin d’occuper les immenses territoires séparant la Nouvelle-Angleterre des rivages du golfe du Saint-Laurent – porte d’entrée vers le cœur de la colonie. La nature ayant horreur du vide, les gouverneurs de la Nouvelle-France souhaitent y fixer une population paysanne de culture francophone, militarisée via le développement de milices (sur le modèle du Canada), et donc à même de constituer une première marche défensive en cas d’invasion ou de raids venus des colonies britanniques. Malheureux « peuple des frontières » à l’instar des Abénaquis, les Acadiens vont donc eux aussi se retrouver à jouer les pions sur le grand échiquier des puissants pour la domination de l’Amérique :

À partir de l’automne, les tensions suscitées par l’émigration acadienne montèrent d’un cran. Les dépêches envoyées au Canada par Rouillé au printemps 1750 montrent un ministre des colonies maître d’œuvre d’une opération qu’il supervisait avec minutie et dont l’enjeu était clairement défini, dans la droite ligne de son prédécesseur. Ainsi écrivait-il au gouverneur-général La Jonquière, successeur de La Galissonnière, et à l’intendant Bigot : « Il est fort à désirer que les mesures que vous aviez prises, ainsi que celles de MM. Desherbiers et Prévost [ordonnateur de la Marine, faisant fonction d’intendant à Louisbourg] ont dû mettre en usage, aient pu provoquer un bon nombre d’Acadiens [à venir] à l’île Saint-Jean. […] Il y a lieu d’espérer que les secours et les facilités qu’on veut bien accorder à ceux qui ont pris ce parti pourront en engager d’autres à suivre. L’île Saint-Jean devient aujourd’hui un objet capital pour le maintien de l’île Royale. ». Le résultat d’un tel mouvement d’émigration orchestré non seulement depuis Québec mais aussi depuis Versailles était l’enrôlement des fugitifs acadiens, que La Jonquière organisa en milice de la façon la plus coercitive, comme l’atteste son implacable ordonnance du 12 avril 1751 : « Tous ceux qui, huit jours après la publication de l’ordonnance, n’auront pas prêté le serment et ne seront point incorporés dans les compagnies de milices, seront avérés rebelles et comme chassés des terres dont ils sont en possession ». Dans pareil cas, la défense de la frontière était concrétisée par la fixation d’une population de paysans-soldats, qui n’est pas sans rappeler le modèle des « confins militaires » des Balkans, la frontière austro-ottomane, Militärgrenze ou krajina.

Ces sorties continuelles des colons acadiens qui augmentaient d’autant la capacité offensive des Français sur la frontière alimentèrent en retour les inquiétudes britanniques. « Les habitants d’Annapolis et des Mines me demandent la permission d’émigrer », exposait le gouverneur Cornwallis aux Lords of Plantations, le 10 juillet 1750. « Je la leur ai refusée. Ils ont été si bien traités et ont trouvé de tels avantages dans la colonie, que le fanatisme et des soupçons absurdes inspirés par leurs prêtres ont seuls pu les rendre aveugles aux considérations de leur intérêt et de leur bonheur ». Au-delà du cynisme manifesté à l’endroit de la population acadienne et des imprécations visant son clergé « papiste », le gouverneur britannique visait les actions, bien réelles, des missionnaires jésuites, lesquels encadraient avec efficacité et diligence les populations acadiennes et indiennes.

François Ternat, Partager le monde – Rivalités impériales franco-britanniques (1748-1756), pp. 152-155

Au-delà de cette image un peu négative et caricaturale, les Jésuites auront joué un très grand rôle dans le développement et l’exploration de la Nouvelle-France. Partis s’établir dans les tribus pour les évangéliser, puis fonder des missions au cœur des territoires autochtones avec les Amérindiens convertis, ils compteront, avec les coureurs des bois canadiens, parmi les plus fins connaisseurs de l’espace nord-américain, dont ils établiront les premières cartes de l’intérieur du continent (comme celle ci-dessus, datant de 1657).

Comme cela a été le cas partout ailleurs, cette politique théoriquement défensive des autorités de la Nouvelle-France (et appuyée pour ne pas dire impulsée par la Métropole) va malheureusement envenimer sérieusement les relations locales avec les autorités britanniques, et mettre une nouvelle pièce dans la machine de la marche en avant guerrière en Amérique du Nord. En réponse aux raids canado-abénaquis ainsi qu’à ce qui pouvait être considérée comme une ingérence auprès de ses sujets, les autorités de Nouvelle-Écosse, soutenues par leur Métropole, vont chercher à sécuriser leur territoire et sa frontière en procédant tant à une fortification extérieure qu’à une « purge » intérieure :

Les réponses britanniques à cette guerre indirecte furent une mobilisation à une échelle supérieure de forces régulières, ce qui risquait de changer la nature du conflit en un affrontement direct entre les deux couronnes et par voie de conséquence, de briser la paix en Europe. Le gouverneur britannique Cornwallis s’efforça d’établir son autorité sur la rive nord de la baie de Fundy, autrement dite baie Française, et sur l’isthme de Shediac (Chignectou), région réclamée par les Anglais depuis la paix d’Utrecht comme partie de l’Acadie. Les deux rives de la baie étaient restées habitées de Français, telles que les légendes de plusieurs cartes géographiques l’indiquent, peuplement ancien sur la rive sud, Indiens alliés de la France et quelques familles acadiennes réfugiées sur la rive nord.
Une première tentative britannique contre le fort La Tour, que les Français avaient construit à l’embouchure de la rivière Saint-Jean, fut repoussée, bientôt suivie d’une expédition de plus grande envergure conduite par le major Lawrence pour saisir l’isthme. […]

L’écho que reçut le gouverneur de la Nouvelle-Écosse des mesures prises de l’autre côté de la frontière se trouvait confirmé : l’incitation à la révolte de tribus théoriquement reconnues comme sujettes de la couronne britannique, le zèle partisan du prêtre Le Loutre – bête noire des Anglais – auprès de ses ouailles, Blancs et Indiens, et enfin les efforts de persuasion sous leurs multiples facettes entrepris par les autorités de Nouvelle-France. L’action de rétorsion engagée par les Britanniques devait aboutir à un « nettoyage » de la frontière, ce qui était une façon de régler la question de la présence d’une population française, prélude à la déportation générale pas encore envisagée à cette date. Le contingent de Lawrence incendia le bourg de Beaubassin, après en avoir chassé les Français retirés sur l’autre rive, considérée par ces derniers comme marquant la frontière. Se heurtant ensuite au commandant français, le chevalier de La Corne, qui s’y était retranché, les Britanniques battirent alors en retraite sur les Mines, la position des Français leur paraissant trop forte. Lawrence reparut devant Chignectou avec une puissante flotte en septembre 1750 – au moment même où s’ouvraient à Paris les conférences de la commission des limites – et put débarquer malgré la résistance des Indiens et des Acadiens, puis construisit un fort sur le site de Beaubassin, fort Lawrence. Rendant compte à Rouillé du combat du 15 septembre et du repli des Français qui ne purent tenir le terrain, La Jonquière lui signala avoir mis « tout en œuvre pour empêcher [les Anglais] de s’y établir, cette partie-là étant à ce que je crois dépendante de l’Acadie », puis renforça la garnison française pour protéger les Acadiens réfugiés tout en décidant les Indiens à continuer les hostilités. « Ils nous sont encore très utiles pour ôter à nos soldats l’envie que certains […] pourraient avoir de passer chez les Anglais » précisait-il encore, ce qui apporte un éclairage nuancé sur l’adhésion de certains Acadiens à la couronne de France, ou du moins sur la motivation de ces paysans à combattre et sur la façon de les recruter. La présence de guerriers indiens dans les rangs français comportait sans conteste une fonction dissuasive à l’endroit de recrues jugées peu sûres.

Les bruits de la « petite guerre » sur le front de l’Acadie retentirent jusqu’en Europe. La nouvelle de la capture par les Anglais dans les eaux canadiennes de deux bâtiments français – dont un avec des armes destinées à Le Loutre pour les Micmacs – alarma Versailles, dès lors qu’elle signifiait un élargissement du conflit, non plus circonscrit aux seuls confins acadiens. L’importance des pertes infligées aux Britanniques (quatre-vingts tués lors du combat du 15 septembre) donnait la mesure de son aggravation. De la même façon, la nouvelle de « l’assassinat » d’un officier anglais, le capitaine Howe, venu dans les postes français parlementer, fit grand bruit dans les colonies britanniques d’Amérique et à Londres, relançant les accusations portées par Cornwallis contre Le Loutre et La Corne. La confrontation atteignit son point culminant en mai 1751, quand la commission des limites tenait ses travaux depuis déjà huit mois. Saint-Ours, successeur de La Corne, reçut l’ordre d’installer un poste fortifié, le fort Beauséjour, sur l’isthme, à la tête de la baie de Chignectou, pour faire face à fort Lawrence. La communication avec les îles françaises du golfe fut assurée par la construction sur la baie Verte du fort de Gaspareau. Enfin, La Jonquière prévint le ministre de l’imminence d’une attaque projetée par Cornwallis contre les positions françaises de l’Acadie avec les milices du New Hampshire et du Massachusetts. À cette date la crise acadienne était le point le plus vif de la confrontation franco-britannique en Amérique du Nord.

François Ternat, Partager le monde – Rivalités impériales franco-britanniques (1748-1756), pp. 157-158

En aparté : l’extrême-vulnérabilité de la Nouvelle-France…

Une constante remarquable ressort vous l’aurez peut-être remarqué des différents rapports des autorités coloniales de l’époque : l’absence de délimitation géographique précise de la « frontière ». La définition de la limite exacte entre espace colonial français et britannique en Acadie avait, à vrai dire, fait l’objet d’une commission diplomatique spéciale dès les lendemains du traité d’Utrecht. N’ayant en effet pas été clairement définie dans les accords de paix de 1713, celle-ci devait faire l’objet de la tenue d’une commission dite « des limites », mais dont les travaux n’ont, en pratique jamais, abouti.

Cette non-redélimitation officielle de la frontière acadienne suite aux cessions territoriales d’Utrecht va s’avérer très problématique, car induisant un encore plus grand flou pour les acteurs de terrain de l’endroit où s’arrête véritablement la Nouvelle-France et où commencent la Nouvelle-Angleterre ou la Nouvelle-Écosse (et vice-versa). Dans les faits, cette caractéristique particulièrement « nébuleuse » de la frontière va ainsi permettre aux autorités coloniales locales d’interpréter librement les anciens textes et anciennes cartes à leur disposition et de placer le tracé de la frontière au gré des événements plus ou moins là où cela les arrange – à défaut effectif de l’existence d’une frontière officiellement reconnue et avalisée par les deux partis. Mais elle va surtout alimenter l’inquiétude des autorités du Canada :

L’ampleur même des espaces concernés sur lesquels portaient des revendications contradictoires, leur faible emprise humaine et le faible degré d’occupation renforcent l’idée que même à l’intérieur [du Canada], il n’y avait pas de sûreté avérée. La frontière, lieu par définition d’insécurité, était extrêmement profonde et poreuse. Il y avait là un impératif de sécurité qui exigeait le colmatage de la frontière, d’où cette supplique pressante [de l’intendant du Canada auprès de son Ministre] pour verrouiller l’accès au Saint-Laurent, par la mer comme par la terre : « Si on leur accorde leurs prétentions, ils [les Anglais] seront maîtres de l’entrée du golfe. Mais supposé qu’on fût obligé de leur céder la côte ouest de la baie Française, il ne faut point absolument leur accorder la hauteur de ces terres, parce qu’ils seraient à portée d’être à Québec dans une journée et que par là nous perdrions toutes les nations sauvages qui sont dans cette partie, quoique chrétiens et nos meilleurs amis, et qu’il y a nombre de missionnaires. »

L’analyse spatiale de la frontière, à l’échelle topographique, met en relief l’obligation de tenir une ligne de défense accrochée au terrain, ultime rempart pour protéger le cœur de la Nouvelle-France, et l’impact que produirait sur les alliés indiens l’écroulement des positions françaises face à une avancée britannique qui viserait le centre névralgique. La fragilité de la colonie est mise à nu sans détour : vulnérabilité militaire du territoire exposé à une menace insupportable si la frontière se rapprochait, et précarité du réseau d’alliances à la merci d’un revers dont les retombées diplomatiques sont décrites comme une théorie des dominos.

François Ternat, Partager le monde – Rivalités impériales franco-britanniques (1748-1756), pp. 153-154

Particulièrement préjudiciable à la Nouvelle-France (au sens où la colonie demeure des deux la plus vulnérable), cette absence de frontière officielle expliquera le rôle moteur que joueront les Français dans l’organisation d’une nouvelle commission des limites, dans le cadre de l’application du traité d’Aix-la-Chapelle (1748). Cette dernière (qui se tiendra de 1749 à 1754), aura à nouveau pour mission, comme celle organisée après Utrecht, de réunir autour de la table diplomates et gouverneurs coloniaux des deux bords, afin de de définir une bonne fois pour toute le tracé de la frontière. Probablement trop tard, car les négociateurs réunis à Paris seront rapidement rattrapés (et débordés) par l’accélération des affrontements en Acadie, puis bientôt dans les confins de l’Ouest américain, au grand dam de la France qui espérait parvenir à négocier un partage pacifique du monde colonial…

Comme vous avez maintenant bien pu le constater, plus que dans sa seule défense, c’est de fait dans son existence-même que la Nouvelle-France apparaît subordonnée à l’alliance amérindienne et à la garantie de sa persistance. Véritable colosse aux pieds d’argile, la Nouvelle-France souffre d’un tel sous-peuplement qu’elle n’est effectivement guère en mesure de se défendre d’elle-même. Faire de chacun de ses colons un paysan-soldat mobilisable en temps de guerre ne suffit pas, et seule la présence d’un « rideau » de tribus amérindiennes alliées tout le long de ses milliers de kilomètres de frontières semblent à même de lui garantir timidement une durabilité sur le moyen terme. Mais que les propriétaires des marches des territoires (dont elle a fait des locataires) se retournent, qu’ils changent de camp – ou même simplement basculent dans une prudente neutralité – et c’est tout le château de cartes défensif de la Nouvelle-France qui s’écroule.

La fragilité de la colonie est mise à nu sans détour : vulnérabilité militaire du territoire exposé à une menace insupportable si la frontière se rapprochait, et précarité du réseau d’alliances à la merci d’un revers dont les retombées diplomatiques sont décrites comme une théorie des dominos.

François Ternat, Partager le monde – Rivalités impériales franco-britanniques (1748-1756), p. 154

L’Acadie constitue à cet égard, nous l’avons vu, un cas exemplaire de cette extrême-vulnérabilité de la Nouvelle-France à ses alliés amérindiens. Dans cet espace hautement stratégique, si dangereusement proche de la vallée laurentienne – le cœur de la colonie, les autorités coloniales y sont littéralement obligés de jeter les Abénaquis dans la mêlée pour contenir la poussée britannique – cela par missionnaires Jésuites interposés, et en fournissant en sous-main armes et support logistique. Les Acadiens ne sont pas en reste dans cette grande politique d’instrumentalisation des « peuples-frontières ». Malgré leur vœu de neutralité, les paisibles cultivateurs vont nous l’avons vu être utilisés sans vergogne par les gouverneurs du Canada pour faire « tampon » entre le Saint-Laurent et les Treize Colonies – une politique qui contribuera d’ailleurs à leur aliéner encore davantage les autorités de Nouvelle-Écosse, et qui participera des racines de leur déportation massive en 1755…

Concernant le « Grand Dérangement », du nom de l’expression qui servira pudiquement à baptiser la déportation massive des Acadiens français de Nouvelle-Écosse opérée par les autorités britanniques entre 1755 et 1762, je les renvoie vers cet article dédié du blog, qui s’apparente au prolongement du présent récit.

C’est que la montée en tension enregistrée en Acadie (qui n’a donc à vrai dire jamais cessée de constituer l’une des régions les plus disputées entre Français et Britanniques dans le monde colonial) que nous venons de voir va bientôt avoir de lourdes conséquences, au fur et à mesure que vont commencer à s’emballer les événements en Amérique du Nord. La politique récurrente d’instrumentalisation des Acadiens neutres par la Nouvelle-France, couplée aux actions de guérilla permanentes menées par les Canadiens et leurs alliés Amérindiens sur la péninsule et à ses frontières, vont ainsi mener tout droit à la décision de Londres de procéder à la déportation intégrale des Acadiens français de Nouvelle-Écosse, une véritable opération d’épuration ethnique connue aujourd’hui sous le nom de « Grand Dérangement ». Mais ceci est une autre (dramatique) histoire… (cf. lien ci-dessus !)

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Pour aller plus loin… 🔎🌎

Ce petit épisode de la série des « Il était une fois… » du blog centré sur l’histoire de l’Acadie française est en fait extrait de mes deux grandes séries consacrées respectivement à l’épopée de la Nouvelle-France et à la guerre de Sept Ans. Si l’histoire du Canada français et plus globalement celle des empires coloniaux et du « grand XVIIIe siècle » vous intéressent (ce fut en effet une période charnière de l’Histoire moderne), je vous oriente ainsi vers la découverte de ces deux riches séries documentaires.

La première, de l’exploration du Canada à la cession de la Louisiane par Napoléon, des premiers comptoirs de commerce à la colonie royale, des alliances amérindiennes au grand conflit final avec l’Angleterre et ses colonies américaines voisines (et au travers de multiples et superbes cartes et illustrations), vous emmènera ainsi à la découverte de l’ancienne Amérique française, à l’histoire aussi épique que riche d’enseignements !

Et la seconde (consacrée à la guerre de Sept Ans) pour découvrir en profondeur l’histoire de cet immense conflit, considéré par de nombreux historiens comme l’une si ce n’est “la” première guerre véritablement « mondiale » de l’Histoire. Un conflit qui débutera (et se propagera) en effet dans l’ensemble des empires coloniaux du monde, lui conférant ainsi une dimension planétaire et maritime inédite. Une guerre constituant en outre le plus grand choc de l’intense conflit global qui opposera tout au long du XVIIIe siècle la France et la Grande-Bretagne pour la domination (de la mondialisation) du monde ; une suite ininterrompue de conflits, de Louis XIV à Waterloo, d’ailleurs qualifié de « Seconde guerre de Cent Ans » par certains historiens. Une passionnante série d’articles en forme de grande fresque historique, qui vous portera ainsi des Grandes Découvertes à la chute du Canada et des Indes françaises, et de la fondation des grandes empires coloniaux européens outremers et de la naissance de la mondialisation maritime et de la globalisation économique à l’émergence du capitalisme, du libéralisme et plus globalement d’un nouvel ordre mondial caractérisé par l’hégémonie planétaire britannique (sur les plans maritime, colonial, économique, culturel, géopolitique, etc.). Une grande série qui vous amènera aussi à mieux comprendre tant les racines de la guerre d’Indépendance américaine que celles de la Révolution française et des guerres napoléoniennes ; autant d’événements qui structureront décisivement notre monde contemporain !

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