Une superbe carte du « Premier empire britannique », réalisée dans le cadre d’un article du Washington Post. Le premier empire colonial britannique commence à se former au milieu du XVIIe siècle. Sa constitution est alors le produit d’une combinaison de facteurs, parmi lesquels l’importante croissance du commerce britannique avec l’Inde moghole, le succès de la Compagnie britannique des Indes orientales, de nombreuses explorations maritimes britanniques à travers le monde, ainsi qu’évidemment la puissance maritime croissante et prédominante de la Royal Navy.
L’Empire britannique comprenait différents types de possessions : les dominions, les colonies, les protectorats, les mandats, ainsi que d’autres territoires gouvernés ou administrés directement par le Royaume-Uni. Ce vaste empire – un des plus puissants du monde au milieu du XVIIIe siècle – s’est constitué tout particulièrement au travers des colonies d’outre-mer et les postes de traite établis par l’Angleterre à la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle, notamment dans le Nouveau Monde américain.
Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, des colonies britanniques sont créées le long de la côte est de l’Amérique du Nord, et connaissent rapidement une forte croissance démographique et économique. À la fin du XVIIIe siècle, ces dernières se rebelleront néanmoins dans le cadre de la guerre d’Indépendance américaine (1775-1783) pour former les États-Unis d’Amérique. C’est cet événement majeur de l’histoire du Monde (auquel la France participe étroitement) qui marquera le glissement du premier vers le second empire colonial britannique, construit pour sa part principalement en Asie, au Moyen-Orient et en Afrique après 1800.
Ce « Second Empire britannique » comprenait des colonies au Canada, dans les Caraïbes et en Inde, et a peu après commencé la colonisation de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. Après la défaite de la France en 1815 dans les guerres napoléoniennes, la Grande-Bretagne a pris possession de nombreux autres territoires d’outre-mer en Afrique et en Asie, et a établi des empires informels de libre-échange en Amérique du Sud, en Perse, etc.
À son apogée, l’Empire britannique était le plus grand empire de l’Histoire et, pendant plus d’un siècle, il a été la première puissance mondiale. En 1815-1914, la Pax Britannica était l’autorité unitaire la plus puissante de l’histoire, en raison notamment de la prédominance navale sans précédent de la Royal Navy.
Zoom sur : le premier Empire britannique (1600-1783), l’empire « réticulaire » qui a tout compris des nouveaux paradigmes de la Modernité
Il y a une décennie, le philosophe et anthropologue Philippe Forget publiait avec Gilles Polycarpe un livre méconnu intitulé « Le réseau et l’infini », qui s’interrogeait sur le rôle que le paradigme du réseau avait joué depuis la nuit des temps historique, et analysait en particulier la façon dont ce dernier avait structuré les grandes évolutions anthropologiques des Temps Modernes (jusqu’à grandement déterminé le monde tel que nous le vivons aujourd’hui). Dans cet ouvrage remarquablement intéressant (pensé d’abord comme un outil de réflexion stratégique pour la pensée militaire moderne), les deux essayistes s’attardent en particulièrement longuement sur le cas de l’Empire britannique, le rôle décisif qu’a joué dans sa constitution la notion de réseaux et de réticularité, et la façon dont la maîtrise exemplaire de ces deux concepts a permis aux Britanniques de bientôt dominer le monde.
Très inspiré par les travaux de son ami Forget, l’historien militaire Laurent Henninger a poussé un plus loin encore la réflexion autour du paradigme des réseaux, établissant une thèse autour de l’idée qu’il existerait un processus historique de « fluidification du monde », que l’on pourrait envisager comme consubstantiel au paradigme de la Modernité (une logique de fluidification dans laquelle nous nous trouverions d’ailleurs toujours – et à un stade de plus en plus avancé !). L’idée (grossièrement résumé bien sur – je renvoie les intéressé(e)s du concept vers la conférence partagée plus bas) est la suivante : le monde peut se percevoir comme divisé en deux grandes types d’espaces : les espaces « fluides » (à l’époque les mers – et bientôt les airs puis l’espace), et les espaces « solides » (la terre – là et seulement où l’Homme vit et peut vivre) ; complété d’une infinité de situations intermédiaires à la croisée du caractère fluide ou solide (ces derniers ne doivent en effet pas être considérés comme une dualité fixe et figée, mais plutôt comme deux polarités, deux extrémités d’un curseur… !). Sur ces espaces se déploient des réseaux, caractérisés par des points – des lieux – et des intervalles – l’espace qui sépare un lieu d’un autre (on pourra penser par exemple à des réseaux routiers, qui constituèrent notamment l’un des piliers-clés de l’Empire romain et de sa puissance !).
Durant des millénaires – et à vrai dire jusqu’au tournant de l’ère moderne (comme le démontre très bien Philippe Forget et Gilles Polycarpe dans leur essai) –, c’était les lieux qui déterminaient le réseau, ou dit autrement, c’était les intervalles qui étaient subordonnés aux lieux – et non l’inverse (un réseau routier antique ou médiéval, comme par exemple celui de l’Empire romain ou de la route de la Soie, visait ainsi à rejoindre des lieux – en l’occurrence des villes et des carrefours marchands). Or tout cela change – et fondamentalement –, au début de la Renaissance, lorsque les Européens se lancent dans l’exploration maritime afin d’ouvrir de nouvelles routes vers l’Asie et ses richesses. Pour ce faire, ces derniers doivent concevoir de nouveaux navires et se doter de nouvelles technologies et connaissances (astronomie, etc.) capables de leur permettre d’effectuer de longues traversées transocéaniques.
C’est à ce moment que nous rejoignons la notion d’espaces fluides développés par Laurent Henninger : dans les immensités de l’océan en effet, il n’y a pas de lieu, chaque point en vaut un autre, et seules des notions mathématiques (comme la longitude et la latitude) viennent différencier un point d’un autre. Ainsi, sur le plan des mers, la perspective du réseau va se renverser : ce n’est plus le lieu (ou plus exactement la jonction de deux lieux) qui détermine l’intervalle, mais l’intervalle qui en vient à subordonner les lieux. On établit un port à tel endroit, car au-delà d’une configuration favorable (une baie bien abritée, une rade naturelle propice au mouillage,…), celui-ci est bien situé vis-à-vis du réseau de déplacement maritime, contrôle un nœud de routes maritimes entre telle région et telle région, etc. Bientôt, à mesure que les Européens se mettent à naviguer sur les différents océans du monde et à établir de vastes réseaux maritimes à travers le globe (d’abord essentiellement marchands), la maîtrise de ces réseaux va ainsi devenir l’enjeu n°1 des puissances ayant de grandes ambitions maritimes et/ou coloniales (l’une n’inclue pas forcément l’autre). Or – et c’est là où nous rejoignons enfin le thème de notre article –, les Anglais sont de loin ceux qui ont le mieux compris (même s’ils ne l’avaient probablement jamais théorisé de la sorte) ce nouveau paradigme du réseau et de la maîtrise des espaces fluides qui a si étroitement à voir avec la Modernité.
Comme vous l’avez maintenant compris, l’histoire moderne britannique a en effet tout, absolument tout à voir avec ce concept, que nous pouvons globalement reformuler et résumer par l’idée qu’à partir de la Renaissance, les nouveaux ressorts de la puissance ne résident plus sur le contrôle “terrestre” du monde, mais sur celui de ses zones d’interface – en l’occurrence, aux Temps Modernes : les mers ! L’histoire de la conquête britannique du monde, chacun le sait bien (et nous avons fait plus que de le raconter ici), c’est l’histoire de la maîtrise puis de la domination des mers – qui contrôlent ces dernières en viendra en effet mécaniquement à dominer le monde (terrestre) ! Mais la mer, on ne peut évidemment jamais véritablement la contrôler, a fortiori en une époque où le radar n’existe pas et où la zone d’observation (et donc d’action) réelle d’un navire ne dépasse pas la ligne d’horizon. Contrôler les mers au temps de la marine à voile (et au travers elles, donc, le monde), c’est en fait et bien sûr contrôler ses réseaux – et ça, les Anglais l’ont mieux compris que n’importe qui d’autre (à l’exception notable peut-être des Hollandais, avec qui ils ont beaucoup à voir culturellement et dont ils “absorberont” en quelque sorte la puissance et la brillance à la fin du XVIIe siècle !).
Qu’ont fait les Anglais dès les débuts et à vrai dire tout au long de leur histoire maritime jusqu’à la guerre d’Indépendance américaine (qui marque la fin de la première phase de leur Empire) ? Je vous le donne en mille : chercher à contrôler les réseaux maritimes plutôt que directement les espaces géographiques (à vocation coloniale ou commerciale) que ces derniers relient ! La comparaison avec l’Empire espagnol est peut-être la plus éclairante : rapidement après la découverte de l’Amérique, les Espagnols vont conquérir l’immense nouveau continent, et y établir un prospère empire colonial – ce qui lui coûtera beaucoup d’efforts mais dont ils tireront en retour de fabuleuses richesses ! Arrivés bien après les Espagnols et les Portugais dans le game colonial (à l’instar des Français), les Anglais auraient pu chercher à user de leur suprématie maritime croissante pour grignoter des parts de l’immense Empire espagnol et lui en arracher quelques morceaux par ci par là (ce qu’ils essaieront tout de même faire à diverses occasions, il ne faudrait pas l’occulter). En fait, dès le milieu du XVIIe siècle, les Anglais vont prioriser leurs efforts sur la possession certes de territoires conséquents (comme ce sera le cas en Amérique du Nord avec le développement des Treize Colonies) mais aussi et surtout sur celle de points stratégiques, de nœuds du commerce mondial et des grandes voies de navigation maritime (même si c’est surtout à partir du début du XVIIIe siècle qu’ils y arriveront effectivement, là est depuis l’ère élisabéthaine leur stratégie).
Rien ne saurait mieux illustrer cette conception si différente de la puissance qu’ont les Britanniques en particulier d’avec les Espagnols ou les Français (ses deux grands rivaux de la période une fois la superpuissance hollandaise effondrée) que la façon dont le cabinet londonien aborde le traité d’Utrecht et le nouvel ordre international qui va en résulter. En 1713, les Britanniques ressortent en effet grand vainqueur de la guerre de Succession d’Espagne Utrecht, où leur suprématie navale s’est exprimée et affirmée sur tous les théâtres d’opérations. On aurait pu s’attendre à ce que ces derniers profitent de leur avantage en négociant aux empires espagnol et français de larges territoires. Mais qu’est-ce qui intéresse alors plus que tout les Britanniques ? Conserver Gibraltar et Minorque – qu’ils ont capturé aux Espagnols durant le conflit –, se voir concéder l’Acadie péninsulaire par la France (et avec elle son site portuaire remarquable de Port-Royal), et obtenir des Espagnols des accès privilégiés aux marchés intérieurs de l’immense Nouvelle-Espagne (c’est-à-dire directement aux bénéfices que les Espagnols retirent de leur empire et non à leur empire lui-même) ! Voilà qui résume toute la philosophie qui a permis en à peine deux siècles à l’un des plus petits et derniers pays européens partis à la conquête des mers de dominer le monde : quand l’Espagne (et aussi d’une certaine façon la France en Amérique du Nord avec son immense Nouvelle-France sous-peuplée) pense son Empire presque à la façon de l’Empire romain (c’est-à-dire de façon terrestre et nous pourrions presque dire de façon « foncière et agraire »), l’Angleterre pense son empire comme un RÉSEAU, ou en tout cas comme fondés d’abord et avant tout (car là est la nuance) sur le contrôle de réseaux – en l’occurrence marchands et maritimes (mais aussi financiers sur son sol avec nous l’avons vu une fiscalité très efficace doublée d’une ingénierie financière remarquable qui permet à l’Angleterre de collecter plus d’impôts par habitant et de compter parmi les États les plus stables financièrement d’Europe malgré un très haut taux d’endettement public !).
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EN RÉSUMÉ, quasiment dès le début de l’ère moderne, les Britanniques auront compris avant tout le monde que dans le monde tel est qu’il en train d’évoluer, tout est désormais subordonné aux réseaux – qu’ils soient maritimes, commerciaux, financiers ou encore politiques –, et que c’est ces derniers qu’ils importent de contrôler en premier lieu (pardonnez le jeu de mots…), bien davantage que des terres ou des populations. Dès sa conception et tout au long de son histoire jusqu’au tournant remarquable du XIXe siècle (où l’Angleterre rompra effectivement avec cette philosophie en développant un vaste empire terrestre aux Indes), l’Empire britannique aura ainsi été fondamentalement un empire réticulaire, fondant sa puissance non sur la domination de vastes régions terrestres (comme le fera si bien l’Espagne en Amérique), mais des points et zones stratégiques conditionnant l’accès à ces dernières (en priorisant ainsi sa stratégie et ses efforts sur la possession et le contrôle des îles, des détroits, des bandes côtières, des « verrous maritimes » – comme Gibraltar). Contrôler non pas le monde (terrestre) mais le réseau mondial (ce qui revient à contrôler le premier) : voilà qu’elle aura donc peut-être été la formule du succès de l’Empire britannique, puis de l’hégémonie culturelle anglosaxonne qui en découlera. Un Empire qui n’aura été supplanté que par son « rejeton » en personne – et sur lequel le soleil ne se couche toujours pas.
En attendant en tout cas la rédaction de développements complémentaires concernant cette magnifique carte, je renvoie les intéressés vers mes (grosses) séries d’articles portant sur l’histoire de la Nouvelle-France (l’ancienne colonie française d’Amérique du Nord, grande rivale des Treize Colonies britanniques qui finiront par l’annexer durant la grande guerre de Sept Ans), ainsi que sur celle bien sûr sur l’histoire précisément de cette guerre de Sept Ans (encore en cours d’écriture.. !), accessibles ci-dessous :
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Pour aller plus loin… 🔎🌎
Si le sujet des empires coloniaux et du « grand XVIIIe siècle » vous intéressent (ce fut en effet une période hautement charnière de l’histoire moderne), je vous oriente vers la découverte de cette riche série d’articles du blog portant sur l’histoire de la grande et méconnue guerre de Sept Ans (1756-1763). Un immense conflit considéré par de nombreux historiens comme la première véritable « guerre mondiale » de l’Histoire. Un conflit qui débutera (et se propagera) en effet dans l’ensemble des empires coloniaux du monde, lui conférant ainsi une dimension planétaire et maritime inédite.
Une guerre constituant en outre le plus grand choc de l’intense conflit global qui opposera tout au long du XVIIIe siècle la France et la Grande-Bretagne pour la domination (de la mondialisation) du monde ; une suite ininterrompue de conflits, de Louis XIV à Waterloo, d’ailleurs qualifié de « Seconde guerre de Cent Ans » par certains historiens. Une passionnante série d’articles en forme de grande fresque historique, qui vous portera ainsi des Grandes Découvertes à la chute du Canada et des Indes françaises, et de la fondation des grandes empires coloniaux européens outremers et de la naissance de la mondialisation maritime à l’émergence d’un nouvel ordre mondial caractérisé par l’hégémonie planétaire britannique (sur les plans maritime, colonial, économique,…). Une grande série qui vous amènera aussi à mieux comprendre tant les racines de la guerre d’Indépendance américaine que celles de la Révolution française et des guerres napoléoniennes ; autant d’événements qui structureront décisivement notre monde contemporain !
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Et sinon, pour les intéressés et autres curieux, vous pouvez prendre connaissance de tous mes articles, (photo)reportages, récits de voyage, documentations et cartes liés plus globalement à l’histoire de l’Angleterre, de la Grande-Bretagne et de l’Empire britannique, en consultant ma rubrique spécifiquement dédiée à ce domaine – notamment sa riche cartothèque (accessible ici : catégorie « Angleterre / Empire Britannique »).
Et si d’autres sujets et thématiques vous intéressent, n’hésitez pas également à parcourir ci-dessous le détail général des grandes catégories et rubriques du site, dans lesquels vous retrouverez l’ensemble de mes articles et cartes classés par thématique. Bonne visite et à bientôt !
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