C’est un chapitre de l’histoire de France (et du monde) en effet un peu oublié : bien avant le XIXe siècle et la colonisation française de l’Afrique et de l’Indochine, la France de l’époque moderne est parvenue à construire un grand empire colonial et commercial, bâti entre le XVIe et le XVIIIe siècle (et connu aujourd’hui sous le nom de « premier empire colonial français »).
À quel moment la France s’est-elle lancée dans l’aventure coloniale, dans les pas des Espagnols et des Portugais ? Quelles raisons et motivations ont-elles présidé à l’exploration puis à la conquête de ces territoires lointains ? Comment l’implantation puis la colonisation françaises des îles des Antilles, de la vallée du Saint-Laurent ou encore des régions du sud-est du sous-continent indien se sont-elles organisées, et quels effets et héritages ces anciens espaces coloniaux français ont-ils laissé sur le long terme, jusqu’à aujourd’hui ?
Ce sont les réponses à ces questions que je vous propose de découvrir dans ce nouvel article, extrait de ma grande série documentaire consacrée aux « origines de la guerre de Sept Ans ». Entre histoire et géographie du Monde, et entre géopolitique et révolutions économiques de l’époque moderne, je vous propose ainsi de partir à la découverte de ce premier ensemble colonial fondé par la France entre le XVIe siècle et le XVIIIe siècle, des colonies d’Amérique du Nord (Canada, Louisiane,…) aux Antilles (Saint-Domingue, Guadeloupe, Martinique,…), et du Sénégal aux prospères comptoirs des Indes et sur la route de ces dernières. Bonne lecture !
Les Européens à la conquête du (Nouveau) Monde
Au tournant du XVIe siècle, le monde est entré dans une nouvelle ère. Longtemps centrée sur son seul continent et la Méditerranée, la vieille Europe a traversé les mers, et se trouve désormais présente (et bientôt en situation de domination) dans le monde entier. Ce n’est, certes, pas la première fois de l’histoire de l’Humanité que la Planète connaît des dynamiques de « mondialisation ». Mais celle-ci dépasse toutefois en intensité toutes les précédentes, et s’est opérée à une vitesse rarement atteinte dans l’Histoire. Jamais le monde ne connaîtra, après cela, de véritable retour en arrière.
Ce sont d’abord les Portugais, qui dès le début du XVe siècle, ont exploré toujours plus loin la côte ouest de l’Afrique, s’appuyant largement sur les anciennes cartes et récits des grandes civilisations maritimes européennes qui, longtemps avant eux, avaient déjà poussé loin sous ces latitudes (notamment les Phéniciens et les Carthaginois). En cette période où l’Empire ottoman contrôle l’ensemble du Proche et Moyen-Orient (et donc les grandes routes terrestres vers l’Asie – notamment l’antique route de la Soie), les navigateurs et marchands de la vieille Europe cherchent en effet à court-circuiter la « Sublime Porte », en trouvant par la mer de nouvelles routes directes vers les Indes et la Chine, et leurs précieuses épices. D’abord par l’Est, en contournant l’Afrique, afin de venir concurrencer sur place les marchands arabes (qui opèrent depuis des siècles entre la mer Rouge et l’océan Indien). Et puis il y a la route de l’Ouest…
Cette route de l’Ouest vers les Indes, on la sait théoriquement possible – et même certaine – du fait du grand développement récent des connaissances (et instruments) géographiques et astronomiques, grâce auxquelles le caractère sphérique de la Terre en particulier est désormais bien établi. Les grands navigateurs européens de l’époque (notamment Colomb) ont également remis la main sur d’anciennes cartes et textes de l’Antiquité et des marins vikings. Vikings qui avaient déjà, près de 600 ans auparavant, explorés (et même colonisés) les côtes d’un continent nouveau situé de l’autre côté du vaste Atlantique. Cela sans même parler des pêcheurs basques, normands et bretons qui, depuis la fin du XIVe siècle, fréquentaient déjà les Grands Bancs de Terre-Neuve, et rapportaient de l’autre côté de l’océan les poissons qui y abondent (tout particulièrement la morue).
Faute d’avoir convaincu la Couronne portugaise de son projet d’exploration d’une nouvelle route vers les Indes par l’Ouest, c’est vers sa grande voisine ibérique, celle du royaume de Castille, que le génois Christophe Colomb offre ses services, et présente son ambitieux et audacieux projet d’expédition à travers l’Atlantique. Désireuse de se tailler sa part du gâteau des prometteuses richesses du « Nouveau Monde » (Mundus Novus), et soucieuse de trouver une alternative sérieuse à son concurrent portugais (qui contrôle déjà la route de l’Est), la Couronne espagnole se décide à soutenir et financer l’expédition de Colomb – qui lève l’ancre de Palos et fait voile vers l’Ouest le 3 août 1492.
Heureuse décision, qui en la personne de Christophe Colomb, permet en effet à Isabelle la Catholique et à la couronne de Castille de prendre possession en leur nom des nouvelles terres découvertes par l’explorateur italien dans les Caraïbes et en Amérique centrale ; ces bientôt fameuses et si fructueuses « Indes occidentales » qui deviendront notamment le berceau de la Nouvelle-Espagne.
Sirènes coloniales généralisées et fondation des premiers empires européens outremers
La course a été ouverte pour l’Amérique entière par le voyage révolutionnaire de Christophe Colomb (1492). L’Espagne (la Castille) est gagnante. Huit ans plus tard, en 1500, les Portugais, avec Alvarez Cabral, se saisissent de la Terre de Santa Cruz, celle à laquelle le bois de teinture rouge (le pao brasil) va donner son nom de Brésil. Puis, les Français dont les navires, marchands ou pirates, ou les deux à la fois, fréquentent toutes les côtes atlantiques du Nouveau Monde, de Terre-Neuve (connue dès le début du siècle) jusqu’aux Antilles, à la Floride et aux côtes du Brésil (alors plus théoriquement que pratiquement tenues par les Portugais), les Français reconnaissent le Canada (1534-1535), s’y installent enfin (1603). Les Anglais, dans ces conditions, arrivent bons derniers : Walter Raleigh a relâché sur le littoral de ce qui fut aussitôt la Virginie, avec les dernières années du XVIe siècle, mais y a fondé un établissement éphémère ; les pèlerins du Mayflower arrivent, en 1620, au cap Cod, sur la côte de ce qui sera le Massachusetts.
Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, p. 603
Le moins que l’on puisse dire, c’est que la découverte ne laisse pas de marbre les autres grandes nations européennes. Rapidement, ces autres importantes puissances maritimes que sont déjà la Hollande et l’Angleterre, se lancent à leur tour dans l’exploration des mers et de nouvelles terres, finalement suivie par la France – partie bonne dernière dans l’aventure coloniale. Si le premier tour du monde est portugais (Magellan) et la première Amérique espagnole, la Hollande et l’Angleterre rattrapent vite leur retard dans la course à la conquête du Nouveau Monde : les Hollandais s’établissent dans ce que l’on appellera les Indes néerlandaises (actuelle Indonésie) et prennent le contrôle du stratégique détroit du Siam (le grand point de passage de l’Inde à la Chine), tandis que les Anglais réalisent les deuxième et troisième circumnavigations (tours du monde) de l’Histoire – bientôt suivis par les mêmes Hollandais.
Mais encore davantage que l’Afrique et l’Asie, ce sont les Amériques qui suscitent le plus d’intérêt et de convoitise des grandes puissances maritimes européennes. En Amérique du Nord, les Anglais ont la bonne idée de s’installer sur les côtes tempérées et fertiles de l’actuelle façade Atlantique des États-Unis, et y fondent les colonies de Virginie, de Caroline et de Nouvelle-Angleterre (Massachussetts, Connecticut, etc.). Les Hollandais s’établissent quant à eux entre ces dernières, dans ce qui deviendra la Nouvelle-Amsterdam (l’actuelle région de New York – dont le futur site fut d’ailleurs exploré pour la première fois par un florentin, pour le compte de la… France !). Le reste du continent (Amériques Centrale et du Sud) se partage entre Espagnols et Portugais, selon une frontière bien connue, instituée dès le début du XVIe siècle au niveau de l’actuel Brésil par le célèbre traité de Tordesillas.
Longtemps restée une puissance maritime secondaire et à la traîne de la dynamique colonisatrice, la France se réveille d’abord au début du XVIe siècle sous l’impulsion de François Ier. Le souverain français conteste alors l’hégémonie coloniale et le partage du monde entre Espagnols et Portugais que vient d’entériner le récent traité de Tordesillas. Défendant la thèse qu’une terre n’appartient pas à son inventeur mais à son possesseur, le roi de France finance les voyages de plusieurs grands navigateur (dont Cartier, qui explore et prend possession en son nom du fleuve Saint-Laurent en 1534).
Les premières tentatives d’établissement outremer se soldent néanmoins toutes par des échecs, tandis que dans le même temps, le pays s’embourbe dans les tragiques guerres de religion et délaisse sa politique maritime et coloniale (néanmoins entretenue de facto par les pêcheurs de l’Atlantique qui se rendent à Terre-Neuve et nouent des contacts avec les Amérindiens, ainsi que par les flibustiers des Antilles, qui y installent quelques bases).
Zoom sur : la France Antarctique et la « Nouvelle-France floridienne » : deux tentatives (ratées) d’implantation française en Amérique
Cela est peu connu, mais les voyages de Jacques Quartier au nom de François Ier ne constituèrent pas les seules expéditions entreprises par la France en Amérique. Dès 1524, l’explorateur italien d’origine florentine Giovanni da Verrazzano avait été le premier Européen à explorer, au nom de la France, la côte atlantique de l’Amérique du Nord (c’est d’ailleurs lui qui donnera à ces nouveaux territoires le nom de « Nova-Gallia » – Nouvelle-France).
Dans le cadre de son premier voyage (qui précède de 10 ans celui de Jacques Cartier dans le golfe du Saint-Laurent), Verrazzano avait longé la côte des futurs États-Unis d’Amérique, de l’actuelle Caroline du Nord à la péninsule de Cap Cod (au niveau de ce qui deviendra Nouvelle-Angleterre). L’explorateur italien avait en outre donné à ces nouvelles terres des toponymes français (dont certains subsistent toujours), et avait même exploré la baie de la future ville de New York (découverte le 17 avril 1524), à laquelle il avait donné le nom de « Nouvelle-Angoulême », en hommage à François Ier, comte d’Angoulême.
De retour en France, Verrazzano prépare immédiatement un nouveau voyage en vue de trouver un passage vers l’Asie autre que le détroit de Magellan (découvert et contrôlé par les Portugais) – ce qui avait constitué le but premier de son expédition le long des côtes de l’Amérique du Nord. Après une tentative par l’est de l’Afrique à travers l’océan Indien, l’explorateur italien, toujours mandaté par le roi de France, tentera une ultime expédition vers l’Amérique, où il disparaîtra avec son équipage sans laisser de traces.
Les explorations faites par Verrazzano en 1524 aboutissent à la célèbre carte de 1529 dressée par son frère Girolamo, qui est la première de l’Histoire à nommer les lieux le long de la côte nord-américaine au nord de la Floride. Sur cette carte, de frère de l’explorateur italien représente même l’embouchure du fleuve Saint-Laurent (qu’il aurait donc exploré une décennie avant Cartier) et nomme le territoire Nova Gallia (Nouvelle-France), ce qui constitue la première évocation connue de l’Amérique française.
Les voyages de Verrazzano ne constituèrent pas les seules tentatives d’exploration et d’implantation des Français en Amérique. Au milieu du XVIe siècle, des catholiques et protestants français vont tenter (sans succès) de s’établir au Brésil puis en Floride. C’est d’ailleurs encore notre cher Verrazzano qui avait mené, vers 1523, plusieurs expéditions le long des côtes brésiliennes au nom de François Ier (qui n’acceptait pas le traité de Tordesillas, qui partageait le Nouveau Monde entre Portugais et Espagnols et faisait tomber le Brésil sous souveraineté portugaise). Depuis cette date, plusieurs navigateurs français étaient revenus secrètement explorer le littoral brésilien, récoltant les données nécessaires à une future expédition en vue de fonder un établissement colonial. Le site ciblé se situait dans la baie de Guanabara (emplacement actuel de Rio de Janeiro), choisi pour les relations nouées sur place avec les Indiens Tamoios, qui étaient en tension avec les Portugais.
En 1555, deux navires commandées par le vice-amiral de Villegagnon quittent le Havre et gagnent le Brésil, où Villegagnon et ses hommes s’établissent sur une île au centre de la baie de Guanabara (toujours appelée l’île de Villegagnon aujourd’hui). Rapidement, ils y bâtissent le Fort Coligny (du nom du Gaspard de Coligny, grand amiral français sous François Ier) et des logements, mais la main d’œuvre d’indigène, qui réalise le plus dur du travail, finit par se rebeller. La discipline devient également problématique en raison du caractère rude et intransigeant de Villegagnon, qui force les Français entretenaient des relations avec les femmes indigènes de se marier devant notaire avec elles. Après quelques mois, comprenant la précarité de sa situation, il sollicite du souverain l’envoi de trois à quatre mille soldats professionnels et de centaines de femmes à marier sur place, ainsi que d’ouvriers spécialisés. Selon la lettre qu’il envoie au duc de Guise (le chef du parti catholique en France) en 1556, la colonie compte alors près de 600 habitants.
En ce milieu de XVIe siècle, le protestantisme est en plein essor en France, et la tension avec la population catholique commence à faire rage. Ouvert aux idées nouvelles, Villegagnon écrit à Calvin pour lui proposer d’accueillir des convertis à la Religion Réformée dans sa colonie et d’en faire une sorte de refuge protestant. En 1557, Jean Calvin, le célèbre théologien français du protestantisme, envoie Jean de Léry avec treize compagnons rejoindre la colonie française de la « France Antarctique » au Brésil, dans l’espoir de trouver une terre d’accueil pour ces protestants persécutés en France. Cependant, ils sont rapidement chassés de là par le chef de l’expédition (Villegagnon), qui ne supporte pas leur rigorisme, et finit par les exclure sur la terre ferme. Jean de Léry et ses compagnons protestants se retrouvent alors à vivre chez les Amérindiens « Toüoupinambaoults », qui les traitent « fort humainement ».
Cette cohabitation de plusieurs mois entre Français et peuples autochtones au Nouveau Monde aura des conséquences culturelles très importantes, car Jean de Léry, ethnographe avant l’heure, va relater cette expérience dans un livre : Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, un récit captivant qui inspirera notamment Montaigne pour ses célèbres Essais.Ce texte de Jean de Léry est à plusieurs titres hautement remarquable pour l’époque, au sens où il offre un regard ouvert et curieux sur les divers aspects de ces terres nouvelles où tout est inconnu, qu’il s’agisse des animaux, des végétaux ou encore des hommes qui les habitent. Son interaction avec le peuple des Toüoupinambaoults et leur mode de vie aura une grande portée historique et philosophique. En effet, le texte du pasteur questionne la notion subjective de barbarie (qui sont toujours les autres du point vue ethnocentré de l’européen de l’époque), le rapport à l’autre, à l’étranger, à ses mœurs et coutumes si radicalement distinctes. En ce sens, il introduit déjà des réflexions de tolérance et d’humanisme s’inscrivant dans la future pensée des Lumières, faisant de son texte un ouvrage pionnier de la pensée moderne.
Les conflits dans la colonie ont cependant, pour en revenir à la France Antarctique, finit par remonter jusqu’à la Cour de France, et Villegagnon est rappelé pour justifier son action. En 1559, Villegagnon abandonne ainsi le Fort-Coligny et rentre en France (où il prendra part aux guerres de religion), laissant la colonie aux mains de son neveu Legendre de Bois-le-Compte. Les Portugais, qui voient d’un mauvais œil l’influence française se développer dans leur terre brésilienne, vont en profiter pour régler son compte à la France Antarctique. Après une belle résistance française, la petite colonie est finalement prise par les hommes d’Estacio en 1560.
Suite à l’échec de la tentative d’implantation effectuée au Brésil (et à l’espoir concomitant d’y faire coexister huguenots et catholiques), les Français n’abandonnent pas complètement le projet de la « France Antarctique ». Au début des années 1560, Gaspard de Coligny, l’un des grands chefs protestants, projette de créer en Amérique une nouvelle colonie française qui pourra constituer un refuge pour les huguenots, victimes dans leur pays de l’intolérance religieuse. À l’image des puritains anglais qui quitteront quelques décennies plus tard à bord du Mayflower le Vieux Continent en direction de la Nouvelle-Angleterre en quête de liberté religieuse, c’est la région de la Floride qui retient l’attention du chef protestant. Coligny pense en effet qu’une colonie huguenote aurait plus de chances de prendre souche dans la péninsule, espagnole depuis 1513, mais qui demeure relativement inhabitée.
Ainsi naîtra la brève épopée de la « Nouvelle-France floridienne », qui sera elle encore un échec. En 1562, Jean Ribault quitte le Havre avec 2 navires et 150 hommes et atteint le nouveau continent à bord à l’embouchure de la rivière May, où il fonde un peu plus au nord la colonie de Charlesfort (future Charleston, dans l’actuel État de Caroline du Sud). Malheureusement, très vite, les difficultés s’accumulent, entre mauvaise cohabitation avec les tribus amérindiennes locales et maladies tropicales. Les renforts demandés depuis la Métropole n’arrivent pas, la France étant alors déchirée par la première guerre de religion. Après quelques années et plusieurs nouvelles tentatives de colonisation, la colonie est finalement capturée par les Espagnols, et ses colons tués ou emprisonnés. Après le Brésil, le rêve de la Floride française s’éteint à son tour. Les Français seront toutefois plus heureux dans les Caraïbes, où ils fonderont au XVIIe siècle les colonies de la Martinique et de la Guadeloupe puis de Saint-Domingue, qui feront, au XVIIIe siècle, la richesse de la France de Louis XV et de Louis XVI. Et puis bien sûr, plus au nord, il y aura la grande épopée de la Nouvelle-France…
Empêtrée ensuite dans les guerres de religion, ce n’est que vers le milieu du XVIIe siècle que la France s’intéresse de nouveau à l’outremer sous l’impulsion du cardinal de Richelieu, qui engage la construction d’une importante flotte de guerre en même temps que la colonisation des Antilles. Mais c’est véritablement avec la régence de Louis XIV et la nomination de Colbert que commence la grande politique maritime et coloniale qui va permettre en quelques décennies à la France de s’imposer sur la mer.
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Le XVIIe siècle et la fondation des grandes colonies françaises outremer
Conscient du lien vital qui unit désormais Marine et commerce (le maintien des colonies et leur lucrative exploitation nécessitant en effet un contrôle étroit des routes maritimes), Colbert entreprend de faire de la Marine française la plus puissante d’Europe. Dans la continuité de la politique maritime d’un Richelieu (qui avait doté la France de sa première véritable marine royale), Colbert recrée ainsi rapidement une importante flotte de guerre (qui atteint le nombre rare de 250 bâtiments en 1683 !). Parallèlement, le brillant gestionnaire dote la Marine d’une administration centralisée (mise en place d’intendants et de commissaires), tout en développant et modernisant les infrastructures navales du pays (ports, arsenaux,…). Cette nouvelle marine, efficace, va ainsi permettre d’appuyer une grande politique coloniale, s’accompagnant de la mise en place d’une stratégie commerciale à l’échelle mondiale.
Il suffit de connaître la situation de la France et des pays qu’elle possède au-delà des mers pour ne pas mettre en doute qu’une marine florissante lui est nécessaire, tant pour protéger le commerce que pour défendre ses côtes.
L’amiral compte de toulouse à louis xiv en 1724 (cité par Michel vergé-franceschi dans son ouvrage la marine française au xviiie siècle)
Si la colonisation et le contrôle des mers sont alors pensés comme le reflet de la grandeur de la France et de son Roi, elles répondent aussi et surtout, dans l’esprit de Colbert et de Louis XIV, à une stratégie globale visant à faire prospérer l’économie française, via le renforcement commercial de la France. Une stratégie qui passe par une conséquente politique protectionniste, via laquelle Colbert encourage notamment le développement de l’économie maritime métropolitaine (construction navale, entreprises commerciales), tout en cherchant à circonscrire le commerce extérieur de la France aux seuls navires français – en cette période où les vaisseaux marchands hollandais et anglais dominent les mers. Afin de lutter contre l’hégémonie commerciale de ces derniers, Colbert met en place de grandes compagnies de commerce nationales, exerçant des monopoles d’exploitation ou d’importation : les compagnies des Indes, avec plus ou moins de succès (voir prochain encadré).
Dans cette politique maritime et commerciale très interventionniste (connue en économie sous le nom de « colbertisme »), la France de Louis XIV restera confrontée à des problèmes d’importance. Principalement, celui du déficit d’investissement privé dans les compagnies royales, ainsi que la férocité de la concurrence étrangère, qui sera ainsi fatale à plusieurs des grandes compagnies fondées par Colbert. Il faut dire que les Français ne disposent pas de systèmes économiques et financiers (manufactures, banques, compagnies, bourses,…) aussi performants que ceux des Hollandais ou des Anglais (qui ont bâti plus précocement leurs empires commerciaux). Ils ne disposent pas non plus d’un réseau de bases navales à travers le monde comme leurs rivaux (une faiblesse décisive de la stratégie française qui pèsera d’ailleurs lourd au siècle suivant..). Autant d’handicaps que viendra en partie contrebalancer la suprématie terrestre française durant les guerres de Louis XIV ; prolongements continentaux de la volonté française de contrer commercialement les autres puissances maritimes.
En aparté : empires coloniaux ou établissements nationaux outremers ?
Il ne faut pas l’oublier : l’imaginaire contemporain des colonisations européennes du « Nouveau-Monde » est considérablement influencé par l’héritage du XIXe siècle et des grands empires coloniaux qui sont alors fondés par les Nations européennes principalement en Afrique et en Asie (et qui sont à ce titre difficilement comparables avec les colonisations auxquelles nous nous intéressons ici). Pour être tout à fait exact d’ailleurs, à l’époque, la définition d’une colonie ne fait pas consensus : nombre de territoires qui seront ultérieurement qualifiés de « colonies » n’étaient pas considérés comme tels, et la colonisation n’était à vrai dire même pas vraiment dans l’intention des Européens venus explorer le Nouveau-Monde.
Comme nous l’avons vu plus haut en effet, l’objectif premier des explorateurs européens s’étant aventurés dans l’Atlantique demeure avant tout de trouver une nouvelle route vers les Indes et leurs richesses. Même après qu’ils aient découvert les Antilles puis les terres continentales de l’Amérique du Nord et du Sud, les Européens continuent de chercher à traverser ou contourner le continent américain (le français Champlain par exemple, en remontant le Saint-Laurent, espère toujours y trouver un passage vers l’Asie… !). Finalement, à défaut d’avoir découvert la route occidentale des Indes, et mis devant le fait accompli de l’exploration de ces nouvelles terres, les Européens prendront le parti d’exploiter économiquement les contrées découvertes et de les coloniser.
Il faut ainsi vraiment appréhender ce « phénomène » colonial comme ce qu’il est en premier lieu : un phénomène économique et géographique. Les puissances européennes motrices de l’exploration maritime (Portugal et Espagne, puis France, Grande-Bretagne et Province-Unies) sont des nations riches qui souhaitent l’être encore davantage. C’est bien précisément parce que ces nations européennes bénéficient initialement d’une puissance certaine (sur les plans technique, économique, industriel, démographique, etc.) que celles-ci sont ainsi capables de projeter leur puissance si loin outremer.
Partant de ce contexte, les premiers temps de la colonisation européenne des Amériques consistent en la création d’établissements ou de de comptoirs commerciaux, où viennent s’installer globalement très peu de personnes (à l’exception des Treize Colonies britanniques, qui seront les plus importantes colonies de peuplement du Nouveau-Monde). Dans l’esprit de ces puissances coloniales, il s’agit avant tout d’être suffisamment implanté quelque part pour pouvoir prétendre en prendre officiellement possession, ainsi que pour être capable de s’y maintenir et s’y défendre en cas d’agression.
De façon générale, ces « colonies » européennes ne sont pas considérées comme les parts d’un Empire en devenir (du moins pas avant le XVIIIe siècle), mais davantage comme les sortes de territoires d’outremer d’une Nation, bénéficiant des mêmes droits et de la même organisation qu’en Métropole, seulement séparés de cette dernière par une vaste discontinuité territoriale de la taille d’un océan… Il faudra d’ailleurs de solides politiques de long terme et de lourds investissements publics des États concernés (en particulier en ce qui concernera la France comme nous le verrons pour loin) pour arriver à faire de ces petits morceaux de territoires conquis outremer de véritables implantations permanentes et pérennes, et surtout rentables (ce qui de nombreuses colonies européennes mirent des décennies voire des siècles à devenir… !).
Il convient de corriger la vision surévaluée d’un Empire colonial français en Amérique et en Inde. D’abord parce que l’emprise française y était en fait superficielle, ni les nations amérindiennes, ni les princes de l’Inde, ne se considérant comme sujets, et qu’en termes de peuplement, la réalité d’un tel empire, trop pauvre en colons, souffre mal la comparaison avec les empires coloniaux espagnol, portugais, britannique. Ensuite parce que, excepté aux Amériques, l’idée même d’une domination européenne sur le reste du monde appelle à être mise à distance, à l’heure où de puissants empires, la Chine des Qing, le Japon des Tokugawa, la Perse des Séfévides, l’Empire ottoman et encore d’autres États tant en Inde qu’en Afrique, tenaient les Européens en respect.
François Ternat, Partager le monde : Rivalités impériales franco-britanniques (1748-1756), p. 21
Ce ne sera seulement que vers le milieu du XVIIIe siècle qu’émergera en effet la notion « d’empire colonial », en tant qu’ensemble globalement cohérent et porté par une vision et une ambition politiques d’ensemble. Ce, dans le cadre de la guerre globale que se mèneront alors la France et la Grande-Bretagne pour la domination (de la mondialisation) du monde, et qui aboutira au grand choc de la fameuse guerre de Sept Ans – le premier grand conflit de l’Histoire entre puissances du Vieux Continent provoqué par des raisons extra-européennes.
Bien davantage que les Portugais ou les Espagnols, ce seront ainsi véritablement les Britanniques qui seront les grands fondateurs de la notion d’impérialisme colonial, se donnant l’objectif et les moyens du contrôle hégémonique de régions entières de même que du commerce maritime afférent, appuyé par une Marine assurant la domination totale des mers (l’« Empire néerlandais » qui le précède d’un siècle et que je me suis également attaché à présenter dans l’article ci-contre ayant, pour sa part, été bien davantage un empire commercial et marchand que véritablement « colonial » !).
Amérique du Nord, Antilles, Indes : les trois grands espaces de colonisation française
Pour Versailles, l’ordre des priorités était le monde atlantique, particulièrement les Antilles, « joyaux de la couronne des Lys », lieu du lucratif commerce triangulaire, quand l’océan Indien demeurait secondaire et marginal.
François Ternat, Partager le monde : rivalités impériales franco-britanniques (1748-1756), p. 79
Malgré ces faiblesses, la France de la fin du XVIIe siècle va néanmoins réussir à se constituer un grand empire colonial, en particulier en Amérique du Nord et dans les Caraïbes.
Les possessions antillaises : les précieuses « îles à sucre » de la France
On ne saurait effectivement assez insister sur l’importance économique vitale que vont prendre les Antilles pour des pays tels que la France et l’Angleterre à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle. Découvertes pour la plupart dès les voyages de Christophe Colomb, colonisées pour les premières d’entre elles dès les décennies suivantes par les Espagnols, les îles des Caraïbes ont rapidement attiré l’intérêt des différentes nations européennes s’étant embarquées dans le grand jeu de l’aventure coloniale (Espagne et Portugal, puis Angleterre, Hollande, Danemark et France). Une situation qui ne met d’ailleurs pas longtemps à transformer l’archipel pour trois siècles en l’un des terrains de rivalité les plus âprement et continuellement disputés du « Nouveau Monde ».
Il faut dire que ces îles ont de quoi susciter les convoitises. Grâce à leur climat se prêtant idéalement à l’économie de plantation (mais aussi grâce à leur situation géographique au centre de l’Atlantique et au carrefour des Amériques), les Antilles vont être transformées en à peine deux siècles, grâce au développement du commerce triangulaire et de la traite négrière, en un gigantesque espace de production sucrière (et dans une moindre mesure de café et d’indigo) qui en font l’une des zones économiques les plus productives du globe.
Si les Espagnols sont les premiers à s’installer aux Antilles après leur découverte par Colomb, les Français (comme les Anglais et les Néerlandais) colonisent les îles à l’époque de Richelieu – exploitant déjà le déclin consommé de la puissance espagnole. Rapidement, l’implantation de la canne à sucre s’y manifeste comme la plus profitable des économies de plantation, et l’arrivée de colons comme l’esclavage se développe. En quelques décennies, les Antilles françaises deviennent densément peuplées et voient l’apparition de nombreuses villes et ports marchands, où sont également présents de nombreux flibustiers ou boucaniers. Déjà théâtres de nombreuses batailles à la fin du siècle (répercussion outremer des guerres – Hollande, Ligue d’Augsbourg – qui déchirent alors le continent et les puissances européennes), les Antilles voient alors fortement diminuer la présence hollandaise et espagnole au profit des Anglais et surtout des Français, qui tirent désormais de très gros profits de leurs îles à sucre.
Dans ce « grand jeu » colonial, malgré l’hégémonie espagnole de départ puis la concurrence des Danois et des Hollandais, c’est ainsi finalement la France et l’Angleterre qui semblent le plus s’être taillée la part du lion dans les Antilles. Grâce à leurs investissements et programmes de colonisation massifs au cours du XVIIe siècle (mais aussi via la conquête ou acquisition au fil des guerres d’une « île à sucre » par-ci par-là), les Français et les Britanniques y disposent ainsi chacun au début du XVIIIe siècle d’un ensemble de colonies remarquablement prospères. Bien davantage que leurs colonies d’Amérique du Nord, ces îles à sucre s’y apparentent à de véritables « machines à cash », qui font autant la fortune de leurs colons et marchands que la richesse de leur Couronne (grâce aux taxes et aux recettes fiscales générées par l’activité).
Et la longue période de paix qui a caractérisée la première moitié du XVIIIe siècle a été extrêmement favorable à la poursuite du développement économique de ces îles, y entraînant à la fois l’augmentation de la population blanche, du nombre d’esclaves, de la production de sucre et du commerce atlantique. Parmi ces dernières, encore davantage que la colonie espagnole de Cuba ou la colonie anglaise de la Jamaïque, ce sont les îles françaises (Guadeloupe, Martinique, et surtout Saint-Domingue) qui présentent l’essor économique le plus spectaculaire. À Saint-Domingue en particulier, la production de sucre brut passe de 7 560 quintaux en 1714 à 430 000 en 1742 – soit un quintuplement en moins de trois décennies !
La Nouvelle-France : la colonie la plus « aboutie » du premier empire colonial français
L’histoire de la France comme puissance coloniale en Amérique du Nord débute au XVIe siècle, à l’époque des explorations européennes et des voyages de pêche. À la suite des autres puissances européennes (Angleterre, Espagne et Portugal) et des voyages vers l’Amérique de Christophe Colomb en 1492, Jean Cabot en 1497, puis des frères Corte-Real (Portugais), la France s’intéresse finalement à l’exploration maritime. Dans ce contexte, elle mande Jacques Cartier pour effectuer trois voyages de découverte vers ce Nouveau Monde. Arrivé dans le golfe du Saint-Laurent, il prend possession du territoire au nom du roi de France en plantant une croix à Gaspé en 1534. L’année suivante, il remonte le Saint-Laurent, hiverne à Stadaconé (site de l’actuelle ville de Québec) et se rend à Hochelaga (aujourd’hui Montréal).
En 1540-1541, Jacques Cartier revient et tente d’établir une colonie à l’embouchure de la rivière du Cap-Rouge. Si des objectifs religieux ont présidé à l’organisation de ces voyages, les motifs économiques sont encore plus évidents. L’espoir de trouver une route vers les Indes est constamment affirmé, mais également celui de découvrir « certaines îles et pays où l’on croit qu’il doit s’y trouver grande quantité d’or et autres richesses ». Lors de son dernier voyage, le découvreur se hâtera de rentrer en France rapporter ses minéraux qu’il croit être de l’or et des diamants, et qui ne s’avèreront n’être que du fer et du quartz. Face à cet échec ainsi qu’à celui de la tentative de colonisation de Roberval (rongée par le scorbut, et qui vire au fiasco), la France se désintéresse alors de cette lointaine contrée jusqu’à la fin du XVIe siècle.
Empêtrée dans les dramatiques guerres civiles qui opposent Catholiques et Protestants sur l’ensemble du territoire durant près d’un siècle, ce n’est que vers le milieu du XVIIe siècle que la France s’intéresse de nouveau à l’outremer sous l’impulsion du cardinal de Richelieu, qui engage la construction d’une importante flotte de guerre en même temps que la colonisation des Antilles. Cependant, c’est véritablement avec la régence de Louis XIV et la nomination de Colbert aux affaires navales que s’engage la grande politique maritime et coloniale qui va permettre à la France de s’imposer en quelques décennies sur la mer.
Après une installation et un démarrage difficiles (dus notamment aux conditions climatiques), la population augmente rapidement grâce à la politique de peuplement impulsée par Colbert, pour atteindre 12 000 personnes vers 1700. Une démographie bien faible comparée en particulier aux colonies anglo-américaines voisines, mais en forte croissance. Celle-ci se nourrit d’un encouragement massif au départ (mais peu suivi), à une politique d’assimilation des populations amérindiennes (qui se voient instruites et converties à la foi chrétienne, et avec lesquelles le métissage est important), et enfin et surtout à une politique nataliste.
Intégrant l’ensemble des colonies françaises d’Amérique du Nord (Québec, Acadie, Louisiane,…), la Nouvelle-France devient rapidement la plus aboutie des établissements et territoires coloniaux français d’outremer. Dotée d’une administration similaire à celle d’une province française (avec à sa tête un gouverneur, un intendant, et où est appliquée la législation française), la colonie a pour but premier l’exploitation des ressources de ses territoires, c’est-à-dire celle des aires de pêche, ainsi que la lucrative traite des fourrures et l’exploitation du bois. L’agriculture est également développée dans les régions-berceaux de l’Amérique française que sont la vallée du Saint-Laurent et l’Acadie (actuelle Nouvelle-Écosse).
Cette nouvelle société coloniale répond à ses propres coutumes et ses libertés, et l’on peut déjà y voir la naissance d’un peuple canadien. Des institutions religieuses sont implantées pour contrôler cette nouvelle population hybride (sans parler des nombreuses missions – notamment jésuites – qui s’y établiront de leur propre initiative), avant que la colonie de la Nouvelle-France ne devienne une possession pleine de la Couronne (et se voit ainsi dotée d’une administration similaire à celle d’une province française, avec à sa tête un gouverneur et un intendant).
À la fin du XVIIe siècle, les territoires sous contrôle de la colonie continuent de s’étendre considérablement, du fait notamment de la nouvelle vague d’explorations encouragée par Louis XIV. En 1670, le tour des Grands Lacs est ainsi réalisé, et en 1682, Cavalier de La Salle descend le Mississippi et revendique au nom du royaume de France toute la région, qu’il nomme Louisiane en l’honneur de son roi. En seulement un siècle, la Nouvelle-France est ainsi passée d’un réseau de comptoirs à une immense et prospère colonie royale s’étendant sur près de 4 fois la France, faisant taire (pour un temps seulement) les ambitions espagnoles puis anglaises sur cette partie de l’Amérique.
Calquée sur le modèle administratif et politique de sa métropole, la Nouvelle-France constitue ainsi un parfait microcosme de sa Métropole, une sorte de France miniature sur le continent américain, qui a rapidement développée sa propre culture, façonnée par les contraintes locales (climat, isolement, environnement, relations commerciales et métissage avec les populations amérindiennes). Principal bassin de peuplement de la colonie, le Canada se démarque bientôt par une identité propre et marquée, et au début du XVIIIe siècle, on a déjà assisté à la naissance d’une nation canadienne, d’essence catholique et paysanne, mais aussi déjà largement métissée au fur et à mesure que les célèbres « coureurs des bois » épousaient les femmes des tribus amérindiennes qu’ils avaient fréquentées. De façon générale, les Canadiens nés au pays considèrent la vallée du Saint-Laurent comme leur patrie.
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Côté asiatique, l’essor de la compagnie des Indes orientales
Du côté de l’Asie enfin, si toute la première vague de compagnies commerciales et de colonisations impulsées par Richelieu puis Colbert (Inde, Madagascar,…) s’y solde par de cuisants échecs, la fin du XVIIe siècle y voit le vent tourner par les Français et ces derniers y développer un commerce florissant. Grâce en particulier au grand comptoir commercial de Pondichéry (Inde), ainsi qu’à sa grande base navale de l’Isle de France (précieuse étape aux navires de commerce et de guerre sur la route des Indes), la compagnie des Indes orientales fondée quelques décennies plus tôt par Colbert connaît en effet un essor fulgurant, permettant d’asseoir solidement l’implantation des Français sur le continent asiatique. Si la compagnie connaîtra des difficultés durant les guerres franco-hollandaises (et ne sera jamais en situation de contrôle de l’océan indien), elle bénéficiera toutefois pleinement au début du XVIIIe siècle de la perte de vitesse de la marine et du commerce néerlandais, se mettant ainsi à engranger de fabuleux bénéfices (voir encadré sur les Compagnies des Indes un peu plus bas).
L’implantation des Européens en Inde à l’époque moderne
Le sous-continent indien est un tout autre univers que le monde atlantique. Contrairement aux Amériques où les Européens ont débarqué sur des terres globalement peu peuplées et peu exploitées économiquement (du moins de leur point de vue…), et sur lesquelles ils ont ainsi pu assez facilement mettre la main, les Indes sont tout sauf une « terre vierge » (terra nullis). C’est, au contraire, une terre extrêmement peuplée, et extrêmement riche. Dès l’Antiquité, déjà, suite notamment aux conquêtes d’Alexandre le Grand, des marchands grecs puis romains y avaient fondés des comptoirs, desquels ils avaient pu acheminer vers le monde méditerranéen les déjà précieuses épices (poivre, cannelle, clou de girofle,…), et même de la soie et de la porcelaine de Chine (la route de la Soie à travers l’Eurasie existe elle aussi pour rappel depuis la Haute-Antiquité !).
À l’époque médiévale, ce sont les marchands arabes qui ont pris le relais. Depuis leur conquête de la péninsule arabique, ces derniers contrôlent les routes commerciales entre les Indes et la Méditerranée orientale, lieu où ils revendent les épices aux marchands vénitiens et génois, qui y bénéficient du monopole commercial. C’est d’ailleurs toute la raison qui a poussée les Portugais à contourner l’Afrique par la mer pour établir une route directe vers les Indes. Ils sont ainsi les premiers à y fonder des comptoirs, au début du XVIe siècle, à Goa, sur la côte du Coromandel (ouest du sous-continent).
Rapidement, les autres puissances maritimes européennes se lancent également à l’assaut du « gâteau indien ». Tandis qu’on s’emploie toujours à essayer de trouver la route de l’Ouest, les Français, les Hollandais, les Danois et les Anglais fondent aussi leurs premiers comptoirs en Inde au cours du XVIe siècle. Contrairement aux Amériques, il ne s’agit pas d’établissements coloniaux à proprement parler, et encore moins de colonies de peuplement comme pourront l’être les Treize Colonies anglo-américaines ou la vallée du Saint-Laurent. Non, car l’Inde est déjà occupée. Plus qu’occupée, même : un Empire règne sur ce sous-continent : il s’agit de l’Empire moghol, du nom de son ethnie dirigeante, d’origine steppo-persique, et qui pratique la religion musulmane.
En Inde, les Européens n’ont donc pas les mains libres : ils doivent y composer avec l’Empire moghol, dont les seigneurs locaux, les nababs, délivrent les autorisations de fonder des comptoirs. Ces derniers s’établissent au niveau des villes et des ports déjà importants des côtes du Dekkan et du Bengale, en particulier le long des côtes du Coromandel (façade ouest) ou dans les régions dites « carnatiques » (façade sud-est). C’est sur la première que l’on trouve les grands comptoirs portugais, les premiers fondés par les Européens en Inde – Goa, Calicut, Cochin, etc. Arrivés bons deuxièmes, les Français et les Anglais s’établissent respectivement sur les côtes carnatiques et bengalaises : les premiers y fondent au début du XVIIe siècle Pondichéry, et les seconds Madras, appelées à devenir avec le temps les “capitales” respectives des Indes françaises et britanniques.
Ces comptoirs ne constituent, pas comme en Amérique ou dans les Antilles, des territoires européens à proprement parler (c’est-à-dire revendiqués par leur Couronne et considérés comme des territoires outremers de leur Métropole). Il s’agit de petits territoires auxquels les Moghols ont concédés aux nations européennes concernées (ou plus exactement à leurs compagnies des Indes) un monopole d’exploitation économique et commerciale. Le comptoir européen en Inde consiste ainsi en une cité portuaire (accompagnée de son hinterland) dont la gestion a été confiée à une compagnie privée nationale. Sous la double tutelle de leur Compagnie et des Moghols, les administrateurs du comptoir y gèrent la vie de la cité, y exercent la justice, peuvent la fortifier et y stationner des troupes, tout en reversant des taxes à l’Empire moghol dont ils répondent de l’autorité. Bien que bénéficiant d’un monopole de gestion d’une compagnie, ces territoires demeurent donc sous suzeraineté moghole, et leurs gouverneurs européens y occupent le rôle de vassaux, sur le principe de l’organisation féodale.
Exerçant son mandat au nom de la compagnie française des Indes orientales (elle-même sous tutelle dans le cas français du secrétaire d’État aux finances), le gouverneur de Pondichéry est l’interlocuteur principal des Français avec les Moghols. Administrant la cité et le territoire qui l’environne, ainsi que les autres comptoirs français (Mahé, Yanaon, Masulipatam, Chandernagor,…) qui dépendent de Pondichéry, il a autorité de la part de la compagnie pour conclure des alliances avec les nababs locaux des Moghols, dont l’organisation se révèle assez décentralisée. La priorité du gouverneur général, néanmoins, demeure les affaires commerciales : au-delà de la défense de leur comptoir contre les compagnies européennes rivales, les agents locaux de la Compagnie s’emploie surtout à développer le grand commerce, en achetant les productions de l’arrière-pays (épices, indiennes de coton,…) et en les important en Europe via leurs flottes commerciales, leur première mission étant de satisfaire les actionnaires de la Compagnie. Rapidement néanmoins, à mesure que l’Empire moghol va rencontrer des troubles internes de plus en plus importants et que l’essor du commerce va aiguiser la concurrence, les compagnies européennes (et en particulier les compagnies françaises et britanniques) vont entrer en franche rivalité, transformant bientôt localement une simple concurrence commerciale en affrontement territorial :
Dans l’Inde, la situation respective de la France et de la Grande-Bretagne est plus complexe qu’en Amérique. Elle est caractérisée par la multiplication des comptoirs et l’enchevêtrement des intérêts. Au début du XVIIIe siècle, deux compagnies des Indes, l’une française et l’autre anglaise, pratiquaient essentiellement le grand commerce et ne songeaient nullement à établir des colonies de peuplement, la concession de comptoirs par les souverains locaux leur suffisant amplement. C’était des compagnies par actions, créées sur le modèle hollandais, qui étaient dirigées par un conseil de directeurs pris parmi les principaux actionnaires. Alors que la compagnie anglaise (East India Company, établie à Londres) s’administrait elle-même, son homologue français, la “Compagnie des Indes”, installée à Lorient, était gérée par des directeurs nommés par le roi et surveillés par des commissaires ; les directeurs devaient suivre les instructions du gouvernement. Chaque conseil était représenté dans l’Inde par un gouverneur général qui dirigeait des agents et les deux compagnies avaient obtenu du Grand Mogol la concession de comptoirs et la concurrence était vive entr’elles, car le commerce d’importation des marchandises indiennes (toiles de coton ou “indiennes”, mousselines, soieries et produits coloniaux, essentiellement thé, café et poivre) pouvait rapporter des bénéfices atteignant parfois 100% du capital investi.
Les comptoirs anglais sont les mêmes qu’au XVIIe siècle, Calcutta et Balasore, acquis en 1642. L’ancien poste portugais de San-Thomé, près de Madras, a été pris par les Hollandais, puis par les Français, qui se sont montrés entreprenants dès le règne de Louis XIV. En 1674, ils se sont installés à Pondichéry (non loin de Madras), qui est devenu le chef-lieu de leurs établissements, puis, en 1687, à Surate et à Masulipatam, aux côtés des Anglais et des Hollandais, et enfin, en 1687, à Chandernagor, où le Grand Mogol leur a octroyé, par un firman spécial, le droit de faire un établissement et où ils vont voisiner avec les Anglais de Calcutta.
Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, pp. 193-195
À partir du milieu du XVIIe siècle, les Compagnies des Indes orientales françaises et britanniques s’affirment progressivement comme les deux puissances géopolitiques les plus prégnantes du sous-continent indien, ravissant la place à leurs prédécesseurs portugais et hollandais. Dans les premières décennies du XVIIIe siècle, ces deux super-compagnies nationales sont qui plus le témoin de croissances commerciales spectaculaires, alimenté par l’explosion de la demande européenne en denrées coloniales (coton, thé, café, poivre,…). Durant la première moitié du XVIIIe siècle, la British East India Company enregistre des taux de croissance de ses dividendes supérieurs à 6% par an. La Compagnie des Indes orientales française n’est pas en reste : en 1731, elle reverse pour 41 millions de dividendes à ses actionnaires, soit l’équivalent de trois fois le budget annuel du Ministère de la Marine ! Ne souffrant alors aucune comparaison, le grand commerce maritime avec les Indes constitue sans conteste pour les investisseurs européens le business global le plus lucratif de l’époque.
Zoom sur : les compagnies des Indes, le grand business colonial du XVIIIe siècle
La « compagnie des indes » est le terme générique qui désignait une compagnie gérant le commerce entre une métropole européenne et ses colonies. Ces grandes entreprises commerciales (qui existaient en symétrique dans plusieurs grands pays européens de l’époque) exerçaient notamment un monopole sur le commerce atlantique (vers les « isles » des Antilles) et/ou l’océan Indien (ce dernier correspondant au trafic avec les Indes orientales, un commerce majoritairement axé sur des produits de luxe – cotonnades, porcelaine, thé, épices, etc. – alors très à la mode chez les élites urbaines). Une situation de monopole commercial qui leur était attribué par l’Etat – bien souvent le premier actionnaire de ces compagnies.
Ainsi, ce type de compagnie n’était globalement pas à proprement parler une affaire privée, puisque placée sous la tutelle de l’Etat de son pays de rattachement (par exemple en France, la Compagnie des Indes dépendait du Contrôleur général des finances – l’équivalent de notre Ministre de l’Économie actuel). Ces compagnies avaient généralement pour plus gros actionnaires la noblesse de Cour (dont bien souvent le roi lui-même), mais également des plus petits nobles de robe ou d’épée, ainsi que les grands banquiers et négociants. D’autres milieux étaient aussi représentés, comme dans le cas de la compagnie française : un membre de l’Académie, un journalier d’un petit hameau normand, ou encore un certain Voltaire…
Ces compagnies n’étaient pas uniquement de simples entreprises économiques et commerciales. Il s’agissait également de véritables machines géopolitiques et diplomatiques, un précieux cheval de Troie des grands pays européens leur permettant d’installer et d’ancrer leur influence et emprise dans des contrées aussi lointaines géographiquement qu’hautement stratégiques économiquement et militairement (ce dans le cadre d’une concurrence considérable entre les différentes compagnies nationales !). La compagnie des Indes française par exemple (qui abandonne vers 1730 le monopole atlantique pour se recentrer sur le trafic avec les Indes dites « orientales » – Inde, Ceylan, Indonésie, (Indo)Chine, etc.), bénéficie ainsi du droit au nom du roi de France de conclure des traités avec les princes indiens, ainsi que de battre monnaie ou de rendre la justice.
Aussi puissantes que stratégiques, ces compagnies disposaient à cet égard de leurs propres forces armées et navales – qui en venaient parfois d’ailleurs à dépasser en investissement et en prestige celles de leurs propres flottes nationales correspondantes (en particulier concernant la France, dont la Marine royale reste le parent pauvre budgétaire des dépenses militaires). Elles constituaient probablement les plus grandes vitrines et symboles du développement économique et commercial que leurs empires coloniaux apportaient aux grands pays d’Europe partis à la conquête du (Nouveau) Monde. Siège de la Compagnie des Indes française, Lorient bénéficiait ainsi de l’immense prospérité de celle-ci, rivalisant de richesse avec les grands ports atlantiques du trafic triangulaire comme Bordeaux et Nantes.
Comme le note de façon très intéressante l’un des articles de Wikipédia consacrés à l’histoire des compagnies des Indes, ces dernières marquent également un pas décisif dans la marchandisation du monde, la période voyant en effet le public « s’imprégner d’un début de capitalisme fondé sur le commerce maritime » (période dont date à ce titre l’expression « toucher les dividendes de la paix »). Car en effet, les compagnies des Indes constituent le business global le plus lucratif de l’époque : à titre d’illustration, la Compagnie des Indes française reverse en 1731 pour 41 millions de dividendes à ses actionnaires, 34 millions en 1740 ! Comme le souligne un certain Voltaire en 1738, « on entend mieux le commerce en France depuis vingt ans qu’on ne l’a connu depuis Pharamond [le grand-père de Mérovée et l’ancêtre de Clovis] jusqu’à Louis XIV » !
Ces chiffres sont fabuleux pour l’époque : c’est plus de trois fois le budget de la marine française de 1739 ! On peut ainsi comprendre le ministre Maurepas lorsque ce dernier demande – en vain – qu’une partie de ce bénéfice soit affecté à la construction des vaisseaux de guerre… !). Ces florissantes affaires ne manquent d’ailleurs pas de susciter les jalousies et convoitises des pays rivaux (en particulier concernant la France de l’East India Company britannique, qui n’apprécie guère la position de force qu’a pris le roi de France en Inde au début des années 1740 – ironiquement sans vraiment s’en rendre compte ni l’avoir recherché d’ailleurs…).
Au-delà de l’enrichissement considérable qu’elles apportent aux élites de leurs pays, les compagnies des Indes constituent également à l’époque leur bras armé dans les différents océans où elles viennent exercer leurs monopoles. La Compagnie des Indes française, à titre d’exemple, enregistre ainsi des dépenses militaires considérables (et assurant de fait la défense des intérêts français dans l’océan Indien) : Pondichéry, fortifiée avec soin, est considérée par les Indiens comme l’une des meilleures places fortes de la région, et les navires de la Compagnie, à l’armement important, aux équipages expérimentés et rompus au combat naval, sont très proches des navires de guerre (dont ils se confondent d’ailleurs très facilement avec ces derniers sur les tableaux d’époque pour l’œil non averti !). Autant de circonstances qui placeront ainsi ces compagnies au cœur des affrontements navals de ce siècle.
Le XVIIIe siècle et l’apogée du premier empire colonial français
De Madras aux rives du Saint-Laurent, de Praya à la Chesapeake, de Pondichéry à Louisbourg, le XVIIIe siècle – celui de Montcalm et de Wolfe, celui de la Galissonnière et de Byng –, s’inscrit en un moment de l’histoire où la mer devient l’élément privilégié du monde, faisant de Gibraltar un verrou anglais à partir de 1704, de Minorque (française de 1756 à 1763) ou de Belle-Isle (anglaise de 1761 à 1763) d’indispensables monnaies d’échanges en 1763, du Canada, mais surtout des îles à sucre et des treize colonies, des espaces à rentabiliser, à exploiter, à peupler, donc à défendre ou à conserver.
Michel Vergé-Franceschi, La Marine française au XVIIIe siècle, pp. 14-15.
En résumé, au début du XVIIIe siècle, l’espace colonial français peut ainsi être divisé en trois grandes zones géographiques distinctes : la Nouvelle-France (Canada, Acadie, Louisiane,…), les Antilles (Saint-Domingue, Martinique, Guadeloupe,…), et l’ensemble des possessions françaises aux Indes (régions de Pondichéry et de Yanaon) et sur la route de ces dernières (comptoirs du Sénégal et d’Afrique du Sud, « Isle-de-France » – actuelle Île Maurice, etc.).
(© Hachette seconde Bac. Pro.)
L’Amérique française : l’immense et sous-peuplée Nouvelle-France
Grâce aux multiples explorations et expéditions menées dans les profondeurs du continent par les Jolliet et Marquette, les La Salle et les La Vérendrye, la Nouvelle-France a nous l’avons vu plus haut enregistré sous le (long) règne de Louis XIV une formidable expansion sur le plan territorial. Si le bassin du Mississippi et la région des Grands Lacs demeure davantage une zone de contrôle forgée par l’établissement d’un réseau de postes et les alliances avec les nations autochtones qu’une véritable annexion coloniale, il est certain qu’à partir du tournant du XVIIIe siècle, l’influence française rayonne désormais sur l’ensemble de l’intérieur du continent et irradie les immensités américaines du golfe du Mexique à celui du Saint-Laurent, et des Appalaches aux Rocheuses.
Si les autorités métropolitaines et coloniales auront encouragé, nous l’avons vu, le développement de l’agriculture (essentiellement en Acadie et dans la vallée du Saint-Laurent), la traite des fourrures – marché très profitable et qui connut un grand essor au XVIIe siècle – a longtemps constituée la principale manne économique de la Nouvelle-France (de même que le principal objet de contentieux avec les colonies britanniques !). C’est d’ailleurs tout au long de ce siècle le monopole de l’accès aux pelleteries et à ses fournisseurs qui motiva en premier lieu les grandes explorations menées en particulier par les Français dans les confins de l’Ouest américain, et qui justifia une politique de conquête et de contrôle territorial de ces grands espaces.
Néanmoins, à partir du début du XVIIIe siècle, le commerce des fourrures est en grande perte de vitesse et n’a cessé de décliner (il ne représente bientôt plus qu’un chiffre d’affaire de 150 000 livres par an). Alors même que les immensités du bassin du Mississippi et des Grands Lacs ont donc perdu de leur valeur du point de vue économique, leur contrôle représente en outre une lourde charge financière pour la Nouvelle-France : il faut en effet y entretenir les postes, y déployer et renouveler les garnisons, y acheminer le ravitaillement, tout en continuant d’irriguer les alliés Amérindiens en marchandises pour l’entretien des alliances (marchandises qui devaient souvent être amenées depuis la Métropole et même vendues à perte afin de lutter contre la concurrence anglaise, dont les colonies peuvent maintenant fournir sur place de meilleurs produits à meilleur marché… !).
Malgré leur faible rentabilité économique, le contrôle des immensités continentales demeure toutefois indispensable à l’avenir de la Nouvelle-France, car cet ensemble de postes à l’entretien coûteux a permis de dresser une barrière à l’expansion anglaise. C’est qu’une nouvelle donnée est effectivement en train de surpasser toutes les autres dans le grand jeu pour l’Amérique du Nord : l’essor démographique spectaculaire des Treize Colonies britanniques !
Regroupées sur une bande côtière plus étroite, les Treize Colonies britanniques sont en effet déjà peuplées d’environ 1,5 million d’habitants au milieu des années 1740 (elles n’en comptaient que 4 700 vers 1630 !). La croissance démographique est due à l’émigration – volontaire et surtout forcée – des minorités religieuses protestantes (Puritains, Quakers,…) venues trouver leur terre promise de l’autre côté de l’Atlantique (mais aussi – et à la différence de la Nouvelle-France, d’un certain nombre « d’indésirables » sur le sol britannique : mendiants, vagabonds, prisonniers, ainsi que de nombreux paysans pauvres chassés de Grande-Bretagne par la politique d’enclosure). L’identité religieuse des Treize Colonies n’en pas moins très marquée : les colons anglo-américains détestent les « papistes » (catholiques) canadiens, qui le leur rendraient bien : « la Nouvelle-France arbore son unité catholique comme un étendard » (Edmond Dziembowski).
Au socle « anglo-saxon » (Anglais, Écossais, Irlandais) qui constitue la part la plus importante des arrivants, vient s’ajouter l’immigration d’Europe centrale et septentrionale, ainsi que bien sûr l’apport africain alimentant la main d’œuvre servile des colonies médianes et méridionales. Comme en Nouvelle-France, la majorité des colons vivent à la campagne, mais les villes portuaires (Philadelphie, New York, Boston,…) sont alors en pleine croissance. Face à de telles disparités de peuplement et de cultures, le choc entre les deux colonies semble donc assez inévitable…
Zoom sur : le différentiel de peuplement en Amérique du Nord, racine de la grande rivalité franco-britannique du XVIIIe siècle
Tandis que dans leur pénétration vers l’intérieur, les colons anglais s’étaient laissé arrêter ou retarder par la barrière boisée des Alleghanys [l’un des massifs des Appalaches, NDLR], les Français avaient tourné l’obstacle aux deux bouts et borné par avance la marche de leurs ennemis. Si l’occupation française se consolidait, les colonies anglaises ne formeraient bientôt plus qu’une longue enclave, enserrée par nous de trois côtés. Mais cette position diminuée devait leur paraître d’autant plus insupportable que si elles n’avaient pas eu l’audace, elles avaient au moins le nombre : un million d’habitants en 1740, contre 40 000.
Pierre Gaxotte, Le siècle de Louis XV, p. 201
La formidable expansion territoriale qu’a connue la Nouvelle-France depuis le tournant du XVIIIe siècle (Nouvelle-France qui s’étend ainsi désormais de la Louisiane au Canada en passant par le bassin du Mississippi et la région des Grands Lacs), n’a effectivement eu de cesse d’inquiéter ses populeuses voisines, les Treize Colonies britanniques, désormais enserrée entre la côte atlantique et les montagnes des Appalaches. Déjà en grande tension avec la colonie française depuis le XVIIe siècle pour des raisons alors essentiellement commerciales (le monopole de la traite des fourrures), les colonies anglo-américaines étouffent ainsi de plus en plus sous le châssis français, qui brident leur développement alors même que les Treize Colonies enregistrent un essor démographique littéralement spectaculaire.
Au-delà des questions économiques et commerciales, il existe en effet une différence fondamentale dans les dynamiques d’ensemble qui caractérisent les deux colonies rivales : leur différentiel démographique. Il n’y a à vrai dire aucune comparaison possible entre les flots de population qui débarquent de façon presque continue dans les ports de la Virginie ou de la Nouvelle-Angleterre depuis le milieu du XVIIe siècle, et l’émigration au compte-goutte vers la Louisiane ou la vallée du Saint-Laurent.
Pays immense comparable à l’époque à la Chine d’aujourd’hui, la France de l’Ancien Régime demeure un pays d’essence rurale et agricole, où les nouveaux bras sont toujours les bienvenus et où les terres ne manquent pas. Soit tout le contraire des îles Britanniques de la même époque, objets d’une croissance démographique importante et que le pays n’est guère en capacité d’absorber, en particulier sur le plan agricole, l’ère étant alors à l’enclosure (la privatisation par de riches propriétaires fonciers des anciennes terres communales, et leur transformation quasi-systématisée en pâturages exclusifs pour des troupeaux de moutons, dans le cadre du commerce de la laine alors en pleine expansion). Les paysans britanniques manquent de terres et connaissent une grande paupérisation depuis le début de l’époque moderne. Aussi sont-ils nombreux, à la différence de leurs voisins d’outre-Manche, à prendre le risque du grand voyage à travers l’Atlantique dans le rêve d’une vie meilleure (ils seront nombreux à « s’engager » avec leurs familles sur démarchage actif des riches colons et marchands, et ce seront par bateaux entiers qu’ils gagneront les colonies américaines).
Petites et désormais surpeuplées et hostiles au paysan libre, les îles Britanniques exportent ainsi en Amérique leur excédent démographique. Au début du XVIIIe siècle, c’est tous les jours en moyenne un navire qui quitte la Grande-Bretagne pour l’Amérique du Nord, chargé de familles de paysans fauchés, de cadets de famille sans perspective, de puritains en quête de liberté exclusive, de vagabonds et de délinquants de droit commun qui se voient ainsi offrir une seconde chance (des historiens britanniques estiment que ce serait entre 50 000 et 120 000 prisonniers – de droit commun, politiques et de guerre – qui auraient été déportés par l’Angleterre vers ses colonies américaines entre 1610 et 1776). Oppressés par la domination anglaise, les Irlandais et les Écossais vont également émigrer en masse vers les colonies britanniques d’Amérique, qui offrent un refuge et la perspective d’un pays plein de promesses, où la misère et la disette n’existent pas, et où la terre abonde. Des milliers de protestants d’origine suisse, hollandaise, allemande, scandinave,… complètent pour finir ce flux en direction de l’Amérique anglaise, qui aura donc pour caractéristique fondamentale de se peupler dix fois plus vite que sa voisine (et bientôt rivale) française. La perspective d’un ennemi commun va alors achever de cimenter toutes ces disparités de cultures et d’origines :
Le besoin de vivre et de se protéger imposa [aux émigrés anglais, écossais, irlandais, suisses, allemands, etc. des Treize Colonies] une vie commune. Ils se groupèrent contre les Indiens, contre les Hollandais, contre les Espagnols, contre les Français. Le sentiment du danger en fit un corps uni et vigoureux, toujours prêt à l’attaque comme à la défense.
Pierre Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, pp. 201-202
Au début des années 1740, la Nouvelle-France et la Louisiane comptent, pour leur part, à peu près 50 000 habitants, dont les familles souches proviennent essentiellement de la France de l’Ouest. Depuis les années 1700, le flux de l’émigration s’est limité pour l’essentiel aux militaires et aux marins. La croissance démographique de la colonie française (qui se limitait à 2 000 habitants en 1660, 16 000 vers 1700) est due à une natalité exceptionnelle de l’ordre de 65 pour 1 000.
Malgré cette vitalité démographique, l’État n’a guère encouragé les Français à s’installer en Nouvelle-France et en Louisiane, voire y a même pris des mesures restrictives (comme l’interdiction faite aux Protestants de s’établir au Canada). L’interminable hiver canadien a aussi rebuté nombre de candidats potentiels à l’émigration. En 1755, le quart de la population canadienne vit dans les villes de Québec (7 à 8 000 habitants), Montréal (4 000 et Trois-Rivières (1 000). Un effort est également fait pour accélérer le peuplement de Détroit (dont la ville américaine porte toujours le nom), la clé de voûte des Grands Lacs. La Louisiane, colonie presque marginale, compte alors quant à elle à peine 4 000 habitants d’origine française.
Face à cet écart démographique croissant et le risque qu’il fait peser sur l’avenir de la colonie, depuis le début XVIIIe siècle, les gouverneurs de la Nouvelle-France ont adopté une politique défensive (nous pourrions dire de containment). En s’appuyant sur le réseau de postes de traite qui maillent ses immensités du golfe du Mexique à celui du Saint-Laurent, et à défaut de parvenir à la peupler, il s’agit de fortifier la Nouvelle-France, et surtout de garantir l’unité entre les grands bassins de peuplement (relatifs) que constituent le Canada et la Louisiane. Loin de rassurer ses voisins toujours plus nombreux par son caractère a priori simplement défensif, cette politique de fortification aura pour paradoxe de ne faire que majorer l’inquiétude des colons britanniques et, in fine, de pousser ces derniers à l’offensive…
(source : Les Pionniers du Nouveau Monde, tome 1, p. 4)
(source : Les Pionniers du Nouveau Monde, tome 2, p. 33)
Depuis le début du XVIIIe siècle, l’écart de peuplement entre les colonies française et britannique n’a donc cessé de se creuser. Au moment où la Nouvelle-France peine à atteindre les 70 000 habitants d’origine européenne (pour un territoire grand comme trois fois la France !), l’Amérique anglaise est ainsi déjà forte de vingt fois plus de colons. Et le différentiel ne cesse de grossir.
Mais plus encore que ce grand différentiel de population, c’est la politique de contrôle des vastes territoires revendiqués par la France, couplée à l’expansionnisme territorial des colonies anglaises, qui vont mettre définitivement le feu aux poudres en Amérique du Nord. À partir des années 1720, les gouverneurs successifs de la Nouvelle-France n’ont à vrai dire qu’une seule obsession : unifier les deux colonies séparées par des milliers de kilomètres, contrôler ces vastes espaces et les protéger de l’expansionnisme des colonies anglaises. Des colonies qui, bientôt à l’étroit, ne demandent en effet qu’à s’étendre vers l’ouest et le nord – vers les immensités sauvages et sous-peuplées de la Nouvelle-France.
Cette politique de défense de la Nouvelle-France va prendre la forme d’une politique de fortification. De la même façon que la forteresse de Louisbourg sera bâtie pour verrouiller l’entrée maritime de la Nouvelle-France, les Français vont ériger à l’intérieur du continent un remarquable réseau de forts et de postes avancés qui, du Mississippi au Saint-Laurent en passant par les Grands Lacs, maillent les immenses territoires de la Nouvelle-France, et en particulier sa région-frontière avec les colonies anglaise de la côte Est. Cette politique défensive montre que de Dubois à Fleury, les gouvernements de Louis XV, bien qu’engagés dans une diplomatie pacifique avec l’Angleterre, ne négligèrent pas les intérêts français en Amérique du Nord. Mais malheureusement – et paradoxalement, cette grande politique de fortification ne va faire que majorer l’inquiétude des colons britanniques, et faire encore monter d’un cran la tension entre les deux grands ensembles coloniaux d’Amérique du Nord :
C’est pour compenser la faiblesse du peuplement (en moyenne 10 sujets britanniques pour 1 français) qu’apparaît sous la Régence [la période allant de 1715 à 1723 et correspondant à la minorité de Louis XV, NDLR] la politique des points d’appui. Faute de pouvoir peupler l’espace américain, les colons français vont s’attacher à le contrôler, ce qui, à long terme, aura pour résultat d’inquiéter sérieusement les colons anglais, et dans l’immédiat d’être en contradiction avec l’Entente cordiale régnant entre Londres et Paris. Elle se traduit par la construction de Louisbourg, ainsi que de forts dans l’Ouest. […] Les colons de Nouvelle-Angleterre se sentaient également menacés par les forts bâtis dans l’Ouest canadien, destinés à protéger l’axe Canada/Louisiane en contrôlant les Grands Lacs, qui donnent accès à l’Ohio et au Mississippi. En 1721, l’année où débutaient les travaux à Louisbourg, on construisit Fort Niagara sur le lac Ontario, puis Fort Pontchartrain sur le lac Érié. Bien qu’il s’agît là de forts à l’américaine, avec des remparts de bois (palissades faites de troncs d’arbres, suffisantes pour arrêter les Indiens, voire des miliciens), munis de faibles garnisons et dépourvus d’artillerie, la présence de ces points d’appui, symboles de la souveraineté française, provoqua des heurts avec les Anglo-Américains et avec les Sioux. Ces incidents alimentèrent l’inquiétude des colons et les disposèrent à reprendre, le moment venu, les hostilités contre les Français, car ils se sentaient menacés, l’expansion française dans l’Ouest américain bloquant toute possibilité d’extension de la Virginie.
Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, pp. 181-182
De façon générale, en ce milieu du XVIIIe siècle, la région des Grands Lacs occupe une place croissante dans le contentieux territorial franco-britannique en Amérique du Nord. La région s’est en effet affirmée, au fil de l’expansion franco-canadienne vers le sud et l’ouest du continent, comme la véritable clé de voûte de la Nouvelle-France, l’espace nodulaire joignant toutes ses grandes provinces (Canada, Louisiane, Pays des Illinois, Pays-d’en-Haut,…). Aussi bien à Versailles qu’à Québec, on mesure chaque année davantage la vitalité stratégique de la région, qui ne peut ainsi à aucun prix être exposée au grignotage britannique, au risque de menacer par effet domino l’ensemble du domaine colonial français d’Amérique du Nord. Or, suite au traité d’Utrecht, la France a du cédé, nous l’avons vu plus haut, ses territoires de la baie d’Hudson, faisant basculer intégralement la région sous contrôle britannique. La crainte des autorités coloniales françaises a alors été de voir ces derniers en profiter pour étendre leur implantation vers le sud de la baie, en direction des Grands Lacs et de la vallée du Saint-Laurent (menace alimentée par l’absence de délimitation officielle de la frontière franco-britannique au niveau de ces territoires, cette dernière devant être fixée lors d’une « commission des limites » qui ne s’est finalement pas tenue). Si les Britanniques ne tenteront finalement aucun grignotage des territoires revendiqués par la France dans cette zone depuis leurs territoires du nord entre Utrecht et Aix-la-Chapelle, la potentialité même de la menace n’a pas manqué d’agiter les stratèges français, et ajouté une justification supplémentaire à la grande entreprise de fortification de la Nouvelle-France :
Le souci de veiller à ce que [la souveraineté de la France sur l’ensemble du Québec] s’exerçât à l’abri de toute menace se comprend par la position de plus en plus centrale qu’occupaient les Grands Lacs à mesure que se constituait un empire continental français, mû par un dynamisme renouvelé après le traité d’Utrecht. Les explorations loin dans l’Ouest de La Vérendrye père et fils dans les années 1730-1740 avaient renforcé l’influence de la France dans les Pays d’En Haut, tissant un réseau d’alliances avec les nations indiennes dominantes comme les Cris et les Assiniboines. Une chaîne de forts et de postes étayait ce couloir vital qui partait des Grands Lacs et atteignait les lacs Nipigon et Manitoba : fort Maurepas (1734), fort La Reine (1738), fort Dauphin (1741), fort Bourbon (1741), fort Pasgoyac (1750), enfin fort La Corne (1751), sur la rivière Saskatchewan, point extrême de la poussée des Français dans les Grandes Plaines en direction des Rocheuses. La région des Grands Lacs était donc le nœud des communications est-ouest et nord-sud entre les différents établissements français de l’Amérique du Nord. Dès 1723, Maurepas exprimait ses craintes de la création de nouveaux postes anglais vers les Grands Lacs, qui risqueraient de couper les communications entre la Louisiane et le Canada. Craintes restées sans suite. Il n’y eut pas de poussée britannique vers le sud à partir de la baie d’Hudson, et la région fut calme pendant la guerre de Succession d’Autriche.
François Ternat, Partager le monde : Rivalités impériales franco-britanniques (1748-1756), p. 92
Durant les décennies 1720 et 1730, tandis que les Treize Colonies britanniques enregistreront un développement économique et démographique sans précédent, la Nouvelle-France se garnira donc de forts. Les gouvernements du cardinal de Fleury (1726-1743) en France et de Robert Walpole à Londres demeurant soucieux de la paix et de la stabilité européenne, aucune guerre franco-britannique sur le Vieux Continent ne viendra finalement se répercuter en Amérique, et les deux colonies continueront peu ou prou de tracer leur chemin de leur côté (non sans quelques échauffourées et accrochages réguliers à leurs frontières). L’éclatement de la guerre de Succession d’Autriche en 1740 en Europe va néanmoins provoquer un retour des franches hostilités de l’autre côté de l’Atlantique, et enclencher le jeu d’engrenages qui mèneront bientôt au grand choc de la guerre de Sept Ans (1754-1763) – dont nous reparlerons un peu plus bas ; guerre qui signera la fin du premier empire colonial français…
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L’Inde française (ou le rêve manqué d’un Empire français des Indes)
Jusqu’à l’orée du XVIIIe siècle, les deux Compagnies des Indes sont demeurées de simples machines commerciales, ne s’étant investies dans la géopolitique du sous-continent que ce qui était nécessaire à la bonne tenue des affaires. Tout change néanmoins en 1707, à la mort du grand empereur moghol Aurangzeb. Sa disparition entraîne, au sein d’un État déjà asphyxié par sa dette et proche de la banqueroute, d’interminables guerres de succession entre ses fils, qui plongent rapidement l’ensemble du sous-continent dans l’instabilité. Profitant de la faiblesse de leur puissant voisin, les Perses et les Afghans envahissent le nord de l’Empire, tandis que celui-ci commence au même moment à se désintégrer de l’intérieur, avec la création de plusieurs États princiers semi-autonomes dans le sud du continent (Bengale, Hyderabad, Oudh, Mysore, constitution de la confédération marathe dans le Deccan,…). Presque du jour au lendemain, les grandes régions d’implantation des comptoirs européens (les côtes du Bengale, du Coromandel et du Deccan) passent aux mains de princes semi-indépendants, aussi rapidement institués que destitués, obligeant désormais les Compagnies à composer avec ces nouveaux suzerains mouvants et à développer une géopolitique régionale garantissant leurs positions et concessions respectives :
Deux Etats indigènes recouvraient à peu près la péninsule indienne au sud du Godavery : la soubadie du Decan et la nababie du Carnatic ; la première au nord, la seconde au sud-est, celle-là voisine de Bombay et des Mahrattes, celle-ci proche de Pondichéry et vassale de l’autre. Decan et Carnatic étaient disputés par des princes rivaux, héritiers plus ou moins légitimes, prétendants plus ou moins fondés.
Pierre Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, p. 234
Dans ce contexte d’instabilité géopolitique croissante les contraignant à sécuriser leurs positions, les compagnies françaises et britanniques vont développer une double stratégie militaire et diplomatique. À Madras comme à Pondichéry, les gouverneurs fortifient leurs places, tout en formant pour la première fois leurs propres armées, composées à la fois de recrues venues d’Europe et de troupes levées parmi les populations locales (que l’on nomme localement les « cipayes »). Rien ne semblant plus garanti de la part de l’autorité moghole, chaque compagnie va de surcroit commencer à développer ses propres relations avec les princes locaux, s’alliant avec les uns et s’attachant le soutien des autres en les aidant à vaincre les rivaux (tant par le soutien logistique et financier que par l’envoi de troupes auxiliaires). Rapidement, par le biais de ces politiques d’alliances locales, les deux Compagnies vont se mettre à instrumentaliser les rivalités entre princes et nababs moghols pour avancer leurs pions sur le sous-continent, et pour gagner des parts de marché au détriment l’une de l’autre. Bientôt, au fil de leur implication dans les conflits locaux, Français et Britanniques vont même commencer à se retrouver face à face sur le terrain, alors même que leurs pays sont supposément en paix.
La compagnie française a prodigieusement développé ses affaires entre 1720 et 1740, lorsque celles de l’East India Company avaient tendance à stagner. Le gouverneur Le Noir fit développer le commerce d’Inde en Inde, la compagnie française servant d’intermédiaire entre les différents peuples de la péninsule et de nouvelles concessions sur la côte occidentale ou “côte du poivre”, furent obtenues du Grand Mogol, Mahé en 1721, Yanaon en 1723. Son successeur, le gouverneur Dumas (1735-1741) comprit la nécessité, pour continuer le commerce dans un empire Mogol en pleine crise, qu’il était nécessaire de créer une force armée, non pour en faire la conquête, mais pour assurer la sécurité des comptoirs. Il noua des relations avec les princes indiens et leur assura le service d’ost. Il obtint d’un rajah, en 1739, la cession de Karikal et le Grand Mogol lui conféra le titre de “nabab”, transmissible à ses successeurs.
Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, pp. 193-195
C’est dans ce contexte que l’arrivée aux commandes d’un nouveau gouverneur aussi talentueux que visionnaire côté français changera à tout jamais le devenir du sous-continent indien. Cet homme, parfois considéré comme « le plus grand colonial de son temps », s’appelle Jean-François Dupleix. Fils du directeur d’une manufacture du tabac, il a grimpé progressivement les échelons de la Compagnie. Après avoir été plus d’une décennie directeur à Chandernagor (un comptoir secondaire et à demi à l’abandon dans la région du Bengale, près de l’actuelle Calcutta), il est désigné gouverneur général en 1742 suite, au départ de son prédécesseur, Dumas, dont il va poursuivre et renforcer la politique.
Grâce à une politique stratégique et audacieuse, en l’espace d’à peine une décennie, Dupleix va placer la Compagnie française des Indes orientales en situation de domination nette, générant des bénéfices fabuleux et régnant de fait sur un territoire représentant près de 35 millions d’habitants ! Désavoué par les dirigeants de la Compagnie, rappelé en France par Versailles, l’homme qui avait bâti l’ébauche d’un véritable « empire français des Indes » finira ses jours dans la pauvreté. Trop content de se voir débarrasser de leur plus encombrant rival en Asie à peu de frais, les Britanniques reprendront point par point la stratégie géopolitique de Dupleix, faisant de la British East India Company dès le début des années 1760, suite à la prise de Pondichéry, la nouvelle maîtresse des Indes…
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Un empire colonial à l’importance économique vitale pour le royaume
Les colonies étaient considérées par les contemporains comme la base de la puissance économique et, par voie de conséquence, le fondement de la richesse des citoyens et de l’État, c’est-à-dire, à long terme, comme le fondement de la puissance des deux grands États rivaux, la France et la Grande-Bretagne.
Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au xviiie siècle, p. 10
La France est, de façon générale, la puissance coloniale qui semble le plus avoir profitée de la paix d’Utrecht (du nom du traité qui met fin à la guerre de Succession d’Espagne en 1713). Durant toute la première moitié du XVIIIe siècle en effet, le pays enregistre une expansion coloniale et maritime remarquable, inédit à l’échelle de son Histoire, et le domaine colonial français (appelées ultérieurement les « vieilles colonies ») prend alors une place incontournable dans l’économie du Royaume. Au tournant des années 1740, la part du commerce américain a ainsi atteint par exemple la moitié du commerce total du royaume avec l’outremer (140 millions de livres sur un total de 300 millions). Fait encore plus significatif : celui-ci a enregistré sur la période une croissance moyenne à hauteur de 22% par an, soit une croissance totale du commerce français avec les Amériques de 650% en moins de trois décennies ! À titre de comparaison, bien que toujours deux fois supérieur en volumes, le commerce anglo-américain n’a connu de son côté une croissance « que » de 150% sur la même période. Autant dire que bien que partie bonne dernière dans l’aventure coloniale et maritime, la France rattrape ainsi son retard à toute vitesse ! Ceci, sous l’œil toujours plus inquiet et jaloux de Londres…
En cette époque de grand développement du commerce international, l’ensemble des possessions coloniales françaises exercent donc une importance économique (et géopolitique) absolument vitale pour le Royaume. Les Antilles jouent ainsi le rôle de pourvoyeuses de sucre ré-exportable vers le reste de l’Europe (un commerce hautement rentable et véritable « machine à cash » de l’État français de l’époque) ; le Sénégal, le réservoir et fournisseur de « main d’œuvre servile » (via la traite négrière et le commerce triangulaire) ; Saint-Pierre et Miquelon, la morue (les Grands Bancs de Terre-Neuve constituant alors la plus importante zone halieutique du monde !) ; les Indes françaises, les épices et les produits de luxe ; et la Réunion, enfin, une base stratégique ainsi qu’un apprécié lieu de relâche…
Au tournant des années 1750, les établissements français des Indes occidentales (Antilles) et de l’Amérique du Nord représenteront plus du quart du commerce français d’outremer, et auront suscité depuis un siècle le développement considérable d’un grand nombre de ports de la façade atlantique. La cité portuaire de Saint-Malo devient ainsi florissante grâce au produit de la pêche dans l’Atlantique nord et dans le golfe du Saint-Laurent ; La Rochelle constitue l’entrepôt du commerce des fourrures (la plus importante des activités économiques du Québec et de la région des Grands Lacs) ; Nantes est la plaque tournante du commerce du café, et Bordeaux, enfin, le centre de (re)distribution du sucre qui arrive en masse des Indes occidentales françaises (et notamment de Saint-Domingue, qui est alors devenu l’un des territoires les plus riches et les plus productifs du monde !).
Zoom sur : Saint-Domingue et les Antilles : les « îles à sucre » qui firent la prospérité de la France du XVIIIe siècle
Si Saint-Domingue fut l’une des premières îles des Caraïbes explorées par Colomb puis colonisées par les Espagnols, elle ne demeura longtemps qu’un vaste espace vierge, essentiellement exploité pour ses quelques mines d’or. L’ouest de l’île en particulier, déserté par les colons espagnols, constitue au XVIIe siècle un vaste repaire de flibustiers et de boucaniers, qui l’utilisent comme base pour leurs activités de piraterie dans la région, tout en y développant quelques plantations de tabac. Quelques colons y ont également développé la culture de l’indigo et du sucre, mais la production demeure dérisoire comparée aux géants que constituent le Brésil portugais mais aussi déjà dans une moindre mesure la Guadeloupe et la Martinique (où l’État français a engagé une vaste entreprise de colonisation à partir des années 1630-1640, faisant de ces îles les pionnières de la grande expansion sucrière française).
Tout bascule néanmoins à partir du traité du traité de Ryswick de 1697, qui met fin à la guerre européenne (mais déjà d’envergure planétaire) de la Ligue d’Augsbourg. Par ce traité, l’Espagne cède en effet officiellement à la France sa suzeraineté sur la partie occidentale d’Hispaniola, qui devient alors la colonie de Saint-Domingue (et bientôt l’une des plus riches des possessions françaises outremers). Vers les années 1680 déjà, après les colonisations réussies de la Martinique et de la Guadeloupe, la France avait imposé sa présence militaire dans l’ouest d’Hispaniola, au détriment des Espagnols, mais aussi des Anglais, qui lorgnaient également sur les grandes îles des Antilles (ces derniers se rabattront sur le développement de la Jamaïque, qui deviendra également au XVIIIe siècle l’une des plus importantes zones de production sucrière du monde). Avant même sa prise de possession officielle au nom de la France, les gouverneurs y avaient ainsi progressivement désarmé les flibustiers, afin de développer une économie de plantation orientée notamment vers le sucre, sur le modèle à succès de la Martinique et de la Guadeloupe.
Suite au traité de Ryswick, la colonie française prend néanmoins définitivement son essor. Dès 1698, est fondée la « Compagnie de Saint-Domingue » (ou « Compagnie Royale des Indes »), qui installe ses entrepôts à Saint-Louis-du-Sud. Afin de nourrir l’énorme population d’esclaves que l’on commence à implanter massivement sur l’île par le biais de la traite négrière, les colons français importent massivement farine et poisson séché de Nouvelle-Angleterre en échange de mélasse. Mélasse qui alimente elle, alors, les distilleries de rhum qui se développent considérablement dans les colonies britanniques de la côte nord-américaine (celles-ci constituent alors en effet l’un des secteurs préindustriels les plus dynamiques du globe, avec la construction navale et le salage de poissons !). Cette « recette » si caractéristique du commerce triangulaire fonctionnera d’ailleurs à plein durant un demi-siècle, et participera tant de l’essor de Saint-Domingue que des colonies américaines, jusqu’à ce que l’Angleterre y mette un frein pour des raisons évidentes de protectionnisme économique.
En l’espace d’à peine quelques décennies, la percée économique de Saint-Domingue est fulgurante. Dès 1720, Saint-Domingue est devenue le premier producteur mondial de canne à sucre, éclipsant les grands producteurs du siècle précédent comme le Brésil ou la Barbade. À peine 20 ans plus tard, l’île exporte à elle seule autant de sucre que toutes les îles anglaises réunies, devenant la principale destination des réseaux de traites négrières via le commerce triangulaire. Vers 1730, l’île compte déjà pas moins de 80 000 esclaves ; ils seront 110 000 en 1740, 600 000 en 1776 et jusqu’à 800 000 à la veille de la Révolution française ! Au total, du début à la fin du siècle, ce seront ainsi plus de 860 000 esclaves qui seront déportés de l’Afrique vers la seule Saint-Domingue, soit près de 45 % de la totalité des esclaves importés par la France dans ses colonies (environ 2 millions). Une « réussite » qui n’aura pas manquer d’alarmer le rival britannique, dont le gouverneur de la Barbade dénonçait d’ailleurs dès 1718 le rôle central qu’y ont joué les colonies anglaises d’Amérique du Nord (qui comme nous l’avons vu ont livré à la colonie française durant des décennies céréales, poissons et viandes en échange de mélasse, participant ce faisant étroitement à la prospérité de la grande concurrente sucrière de la Jamaïque… britannique – mais comme on dit : business is business !).
Bien que de nature éminemment sinistre si l’on considère son moteur esclavagiste, l’essor sucrier de Saint-Domingue est d’autant plus remarquable que dans le même temps, l’île s’est également érigée au rang d’un des premiers producteurs mondiaux de café et de coton, grâce aux nouvelles plantations développées au sud et à l’ouest de l’île durant les années 1730-1740. En 1738 en effet, à la demande des fabricants d’indiennes alors en plein essor, la culture du coton se développe également sur l’île, en parallèle du sucre qui reste prédominant. Ce sera un grand succès : 50 ans plus tard, Saint-Domingue représentera un tiers de la production mondiale de coton, au moment-même où la demande explose (rappelons que l’essor de l’industrie du coton sera le principal moteur et catalyseur de la Première Révolution industrielle qui s’engagera en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle !).
Et ce n’est encore pas tout. Car non-contente de constituer l’un des leaders mondiaux de la production de sucre et de coton, Saint-Domingue connaîtra également, durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, ce que les historiens ont appelé la « révolution du café ». Entre 1755 et 1789, grâce au défrichage des hautes terres de l’est de la colonie et l’importation à un rythme encore plus soutenu d’esclaves, la production de la partie française de l’île est en effet multipliée par onze, passant de 7 à 77 millions de livres (en poids), pour représenter plus de la moitié de l’offre mondiale ! Cette progression se fait entièrement par défrichement, ne pénalisant donc pas la culture sucrière et du coton, qui continuent toutes deux d’enregistrer aussi leur pleine croissance :
À la fin du XVIIIe siècle, Saint-Domingue était devenue un territoire colonial extrêmement prospère : principal producteur de café et de canne à sucre du monde, ainsi que l’un des principaux producteurs d’indigo et d’autres produits agricoles, la commercialisation de ses productions constituait un moteur important de l’économie franco-atlantique. Au total, la valeur de ses exportations annuelles s’élevait à cette époque à plus de 137 millions de livres, ce qui représentait 70 % de la somme que la France récoltait de la production de toutes ses possessions américaines. Ce chiffre représentait plus que ce que rapportaient les métaux précieux du Brésil et de la Nouvelle-Espagne, et dépassait largement l’ensemble de la valeur de l’exportation de toutes les autres îles des Caraïbes réunies, en incluant la riche colonie de la Jamaïque. Ceci grâce à la production de 790 plantations de canne à sucre, 54 de cacao, 3 151 d’indigo, 789 de coton, 3 117 de caféières et 182 de distillerie de rhum.
L’impressionnante rentabilité de cette dépendance coloniale française, facteur déterminant de l’enrichissement des finances royales, contribua au développement de villes portuaires métropolitaines (comme Bordeaux, La Rochelle, Le Havre, Marseille et Nantes), ainsi que leurs hinterlands respectifs. C’étaient en effet plus de 1 500 navires qui, depuis ces villes ainsi que depuis d’autres ports de la façade atlantique, participaient régulièrement au commerce transatlantique. La clé du succès de cette colonie française résidait par conséquent, non seulement dans l’essor du commerce de ces produits locaux et le développement connexe du capitalisme européen, mais également dans l’implantation précoce in situ de ce qu’il est convenu d’appeler un « complexe de plantation ». Grâce à cette implantation, à la fin du XVIIIe siècle, Saint-Domingue était devenue la colonie de plantation caribéenne qui comptait le plus d’esclaves : près d’un demi-million, pour seulement 30 381 Blancs et 24 000 libres de couleur. La prospérité atteinte par la colonie ne se reflétait pas seulement dans des chiffres positifs, mais également dans la magnificence des « habitations », et dans la splendeur des villes.
Alejandro Gomez, Le syndrome de Saint-Domingue. Perceptions et représentations de la Révolution haïtienne dans le Monde atlantique, 1790-1886, p. 20
(source : Alejandro Gomez, op. cit., p. 21)
La prospérité de Saint-Domingue se maintiendra jusqu’au tournant de la Révolution française (qui s’y traduira par une grande révolution menée par Toussaint-Louverture, faisant de l’île le premier territoire de l’espace Caraïbe à déclarer puis obtenir – au prix d’une sanglante guerre… – son indépendance !). Vers 1789 en effet, Saint-Domingue produit la moitié du café et du coton mondial et le tiers du sucre. Ces produits coloniaux représentent alors rien de moins qu’un tiers des exportations françaises, et les deux-tiers du sucre produit dans les îles françaises (avec une production sucrière qui atteindra le record de 86 000 tonnes au cours de l’exceptionnelle année 1789) !
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Si l’exceptionnelle croissance maritime que connaîtra le royaume durant la paix d’Utrecht fera donc le bonheur et la prospérité de la France de Louis XV et du cardinal de Fleury (et le malheur du million d’esclaves français des Antilles), il est cependant important de souligner que cette réalité est loin d’être apparente à la majorité de la population du pays. En effet, le poids de l’économie agricole reste prédominant dans la France rurale de l’Ancien Régime, et exceptées les populations résidant à proximité des grands ports atlantiques ou le long des façades littorales, bien peu des millions de paysans que comptent la France ont conscience de la dimension maritime considérable qu’a prise leur pays. Si cette prospérité coloniale et commerciale (et la dépendance croissante de l’économie du royaume à cette dernière qui l’accompagne) n’est donc pas forcément évidente pour l’opinion française, elle frappe néanmoins les observateurs étrangers comme le lointain roi de Prusse : ainsi notre bon vieux Frédéric II de noter en 1746 que celle-ci est l’« objet de la jalousie des Anglais et des Néerlandais ». Comme j’ai l’occasion de le souligner au fil de ma grande série sur la guerre de Sept Ans, c’est l’un des grands paradoxes de la période : la paix apporte une forte expansion (économique, commerciale, coloniale) au pays, laquelle se transforme en facteur de guerre en suscitant l’hostilité croissante du Royaume-Uni. Et comme nous l’avons également esquissé, il faudra malheureusement pour les décideurs français beaucoup de temps pour en prendre conscience, et pousser à des petites hausses de crédit pour la marine de guerre.
Probablement trop tard, d’ailleurs, car comme le souligne bien l’extrait ci-dessous, la production sucrière française est devenue d’une importance vitale pour le royaume, et le seul arrêt de ce commerce (comme cela se produit nécessairement en temps de guerre lorsque l’on ne s’est pas doté d’une Marine suffisante) est déjà en capacité de placer la France en situation de grande difficulté financière. Une faille qu’une certaine Grande-Bretagne (qui présente la même dépendance) a d’ailleurs bien cernée, et ne manquera pas d’exploiter… (et en parlant d’exploiter, vous vous attarderez sur la citation ci-dessous, qui a aussi le mérite de rappeler la tragique réalité humaine sur laquelle s’adosse la prospérité des Antilles sucrières…)
Bien plus que les immensités glacées du Canada, ou même les touffeurs moites du Bengale, ce sont les Antilles qui sont le véritable enjeu de la guerre [de Sept Ans, et déjà avant elle de la Succession d’Autriche, NDLR]. L’Europe, en effet, a développé une grave dépendance au sucre de canne produit là-bas, dont la consommation est multipliée par cinq entre 1710 et 1770. Or, cette denrée vient à 4/5e des îles contrôlées par la France et l’Angleterre. La production donne le tournis : de 10 000 tonnes par an en 1700, la production locale française atteint 77 000 tonnes en 1767, dont 63 000 pour la seule Saint-Domingue (actuelle Haïti). Ce commerce génère d’énormes profits dont l’État bénéficie par le biais de taxes : le sucre (mais aussi le café, l’indigo, le coton…) finance la guerre, et il est donc essentiel d’en conserver la production. Naturellement, tout cela repose sur l’esclavage. La seule traite française au XVIIIe siècle représente 1,35 million d’esclaves (sur un total mondial de 5 millions)… Pourquoi autant ? Le travail est dangereux, épuisant, l’hygiène inconnue : vers 1780, deux tonnes de sucre coûtent en moyenne la vie d’un esclave.
Pierre Grumberg, « Antilles : le sucre au goût amer », article extrait du dossier « La guerre de Sept Ans : le Premier Conflit mondial » paru dans le n°21 du Magazine Guerres & Histoire (octobre 2014)
En ces temps où la France est devenue très dépendante de son commerce issu de ses colonies des Antilles, la défense de ces dernières va s’ériger comme la priorité absolue de la politique mondiale de l’État français. Et à défaut de pouvoir se payer la Marine de guerre qui serait nécessaire à la conservation de cet empire maritime, c’est la colonie française d’Amérique du Nord qui va jouer le rôle de défense indirecte des colonies antillaises. En effet, si la valeur économique de la Nouvelle-France demeure limitée pour Versailles, il en est tout autrement de son importance sur le plan géostratégique. En cette époque où la France de Louis XV est devenue la seconde puissance maritime de la Planète et est engagée de fait dans un duel mondial avec la Grande-Bretagne, la Nouvelle-France va ainsi acquérir une fonction stratégique (et assez cynique du point de vue de ses colons dont elle constitue désormais la patrie) : occuper et mobiliser des forces considérables de l’Angleterre à peu de frais :
Il suffit de s’en tenir aux « isles », joyaux de la couronne des Lys outre-mer, pour résumer comment l’entreprise coloniale était conçue en France. Les instructions royales de 1755 sont à cet égard très explicites : « Les Antilles ne sont absolument que des établissements de commerce ». Malgré ce dogme mercantiliste, l’idée d’un domaine royal au-delà des mers transparaît néanmoins des courriers diplomatiques, que les cartes ne manquent pas non plus de projeter. De ce point de vue, les considérations stratégiques plus qu’économiques dans l’estime de l’Amérique du Nord l’emportent, comme l’illustrent les mémoires de La Galissonnière et du maréchal de Noailles sur la défense du Canada et des empires espagnol et français. Ainsi la colonie était-elle vue comme un front de diversion pour protéger l’essentiel, les Antilles, argument principal justifiant sa défense – et les dépenses conséquentes. On conviendra que ce point de vue, qui était celui du pouvoir, pouvait ne pas être partagé par les habitants de la Nouvelle-France.
François Ternat, Partager le monde : Rivalités impériales franco-britanniques (1748-1756), p. 537
En réalité, le Canada et l’Amérique française ont une importance stratégique, car les Anglais attachent une telle importance à leurs colonies continentales d’Amérique qu’ils distrairaient des forces importantes pour les défendre, forces qu’ils ne pourraient employer en Europe. Or si la vallée de l’Ohio, qui relie les grands lacs au Mississippi, est abandonnée, le commerce du Canada est perdu, la Louisiane menacée et le Mexique, qui appartient à l’allié espagnol, est également menacé. Il faut donc encercler les colonies anglaises pour inquiéter le gouvernement de Londres, qui immobilisera alors flotte et armée. On pourra sauver le commerce français avec les Antilles et mettre un terme à l’expansion britannique sans même avoir une marine capable de lutter à armes égales avec la Royal Navy. En construisant des forts dans l’Ohio, on peut très bien se passer de la flotte qui correspondrait normalement à l’importance des intérêts économiques et coloniaux de la métropole. Le raisonnement est hardi, il correspond aux nécessités de l’heure et préfigure la stratégie de Napoléon, qui, avec le blocus continental, croyait vaincre l’Angleterre après Trafalgar, sans disposer d’une flotte de guerre capable de vaincre la Royal Navy.
Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, pp. 204-205
Cette vision géostratégique d’une Nouvelle-France servant de « front de diversion » à l’affrontement mondial avec l’Angleterre sera particulièrement explicite durant les guerres de Succession d’Autriche (1740-1748) et de Sept Ans (1756-1763). Durant ces deux conflits séparés par une courte paix (et que l’on peut considérer comme les premiers véritables conflits planétaires de l’Histoire !), l’Amérique du Nord concentrera une grande partie des affrontements franco-britanniques outremers, et la Nouvelle-France perdue sera sacrifiée par les négociateurs français du traité de Paris afin de récupérer « l’essentiel » : les îles à sucre des Antilles (que les Britanniques avaient en partie conquises), qui continueront de faire la richesse du royaume des Bourbons jusqu’à la Révolution française.
De façon plus générale, vous l’aurez compris, ce que l’on a appelé le « premier empire colonial français » se sera davantage apparenté à un empire économico-commercial, moins basé sur le peuplement de territoires lointains que sur le contrôle de territoires outremers tournés vers la production de denrées coloniales, ensuite exportées et transformées en France ou revendus à l’étranger, et fournissant ainsi de juteux bénéfices commerciaux dont la taxation alimentaient substantiellement les caisses de la Royauté. Ce qui expliquera notamment l’abandon des Canada au profit des Antilles lors du fameux traité de Paris de 1763 qui mettra fin à la guerre de Sept Ans (voir les liens ci-dessous !).
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La perte du premier empire colonial français (guerre de Sept Ans)
Si les territoires coloniaux auront donc substantiellement alimenté la vitalité économique de la France, en cette époque où le commerce extérieur était pensée comme la principale source de richesses des Nations, il est important de souligner que cette dernière réalité sera toutefois beaucoup moins vrai pour le royaume hexagonal que pour les autres grandes puissances maritimes, la France demeurant en premier lieu une puissance agricole. Ainsi, contrairement à des pays comme la Grande-Bretagne qui vivent tout entier pour et de leurs colonies (dont la richesse et l’économie britanniques sont complètement dépendantes), concernant la France, ce seront surtout les grands ports tournés vers le commerce atlantique – Nantes, Bordeaux, Brest, Rochefort, Saint-Malo, Dunkerque, etc. – et leurs hinterlands qui bénéficieront du développement économique et industriel lié au commerce et à l’activité coloniale. Autrement dit, le « phénomène » colonial n’impactera et ne profitera surtout en France qu’à des régions situées en périphérie du royaume, modifiant peu de facto l’économie et le quotidien des grands espaces agricoles situés au cœur du pays (réalité qui fera dire à un Ministre d’État dès la fin du XVIIIe siècle qu’il eut mieux valu investir toutes les sommes dépensées depuis deux siècles pour les colonies dans le développement des régions rurales les plus pauvres du Royaume… !).
Car comme l’Histoire va bientôt le mettre en évidence, bien que remarquablement prospère, l’empire colonial français (qui n’est d’ailleurs pas considéré comme tel à l’époque – on parle surtout de « colonies » voire « d’établissements de commerce ») souffre en effet de lourdes faiblesses structurelles, et qui ne tarderont pas à se révéler insurmontables. En particulier : un faible peuplement (surtout en Amérique du Nord, comparé aux Treize Colonies britanniques voisines), un sous-investissement chronique de la Métropole envers sa Marine ainsi qu’envers ses colonies tout particulièrement en matière d’infrastructures stratégiques (grandes bases navales, arsenaux, plateformes de radoub, etc.), et une très mauvaise liaison maritime entre la première et ces dernières, malgré leur importance économique désormais capitale pour le pays (et ce particulièrement en temps de guerre – ce qui n’est pas une problématique anodine… !).
En fait, comme nous y invite souvent l’Histoire, les choses ne doivent pas être vues dans une perspective seulement statique, mais aussi dynamique. Considérée ainsi selon cette dernière focale, la France du milieu du XVIIIe siècle est, certes, une très grande puissance (surtout par sa démographie et superficie), mais néanmoins une puissance stagnante, presque déclinante comparée au « Grand siècle » (période correspondant au règne de Louis XIV). Ceci du fait notamment d’une lourde inertie des élites dirigeantes, adossée à un fonctionnement assez archaïque en matière d’organisation politique, économique et sociale (noblesse frondeuse et conservatrice, faible urbanisation et industrialisation, grande pauvreté et niveau élevé d’inégalités, surcontrôle étatique et économie semi-moyenâgeuse, diplomatie défaillante, organisation territoriale et administrative complexe et archaïque, mobilités sociales quasi-inexistantes,…). Alors que la Grande-Bretagne du XVIIIe siècle est désormais gouvernée directement (via son Parlement) par la coagulation de sa noblesse et sa bourgeoisie – elles-mêmes ancrées dans une certaine « Modernité » (Grande-Bretagne où la politique s’apparente à ce titre à un jeu à trois bandes entre Royauté, Parlement et population/opinion), c’est alors presque tout le contraire de la France de Louis XV puis de Louis XVI, où l’aristocratie (noblesse de sang et de robe) demeure peu ou prou écartée du pouvoir (dynamique engagée sous Richelieu et parachevée sous le règne de Louis XIV). Durant les règnes de Louis XV et de Louis XVI, alors que l’aristocratie britannique se révèle donc pleinement partie prenante pour ne pas dire motrice des transformations économiques, politiques et sociales qui concourent à faire de l’Angleterre la première puissance maritime et marchande de la Planète, l’aristocratie française se démarque a contrario par son hostilité aux tentatives de réformes (fiscale, administrative, institutionnelle,…) menées par la Royauté tout au long du XVIIIe siècle, et il faut bien le dire par son arcboutisme sur ses privilèges – un phénomène bien documenté et parfois qualifié de « réaction aristocratique » ou encore de « réaction nobiliaire » qui participera d’ailleurs des grandes racines de la Révolution française !
Face à cette France (au sens propre !) « archaïque » et en déclin, et bien que deux fois plus petite et trois fois moins peuplée que cette première, l’Angleterre apparaît ainsi en ce milieu du XVIIIe siècle comme une puissance moderne, bien organisée, déjà très développée sur le plan économique, et également très efficace sur le plan fiscal, (géo)politique et colonial (voir article ci-contre). Une puissance certes encore « émergente », mais déjà dominante de fait sur de nombreux plans (notamment maritime, commercial, financier et diplomatique), comme la France en prendra pleinement la mesure à ses dépens durant la désastreuse guerre de Sept Ans. Guerre où elle perdra la quasi-totalité du vaste et prospère empire colonial que nous venons de décrire ici (à l’exception de ses très lucratives îles antillaises !). Mais ceci est une autre histoire… 😉 (voir lien et encadré ci-dessous !)
Zoom sur : la guerre de Sept Ans (1756-1763), la première guerre mondiale de l’Histoire ?
S’ils eurent évidemment leurs ressorts et leurs protagonistes propres (tout en étant en partie à l’origine de cette guerre), les affrontements entre Franco-Canadiens (et Amérindiens) et Britanniques en Amérique du Nord ne constituent toutefois (il faut bien l’avoir en tête) que quelques pions dans la vaste partie d’échecs planétaire qui opposera ainsi la France et l’Angleterre (et leurs alliés respectifs) durant près de huit longues années, sur l’ensemble du continent européen aussi bien que sur près de la moitié des mers du globe !
Une guerre de « Sept Ans » qui s’inscrit elle-même, en outre, dans la continuité et conséquence directe de la précédente : la guerre dite de « Succession d’Autriche ». Guerre qui marqua quant à elle la fin de la « première Entente cordiale » entre nos chaleureux amis français et britannique (et plus exactement même l’ouverture de près d’un siècle d’hostilités et d’affrontements quasi-ininterrompus entre ces derniers – que de célèbres historiens se sont d’ailleurs plu à qualifier de « Seconde guerre de Cent Ans » !).
Par sa durée, par l’étendue des opérations et leur intensité, mais aussi par le nombre de puissances qu’il engage, ce gigantesque conflit planétaire mérite bien son titre de « première guerre mondiale » de l’Histoire. À l’exception des Provinces-Unies restées neutres, tous les grands empires européens sont en effet impliqués dans le conflit – qui se déploiera sur pas moins de quatre continents et de trois océans. Cette guerre se démarque également par ses ressorts : pour la première fois en effet, l’influence des héritages dynastiques est mineure, et ce sont désormais les intérêts géopolitiques et socioéconomiques et non plus la politique qui constituent la première préoccupation des puissances engagées dans ce conflit – une rupture qui le distingue fondamentalement des précédents. Par le caractère vraiment global (pour ne pas dire holistique) de la lutte qui opposera en particulier la France et la Grande-Bretagne dans ce conflit, la guerre de Sept Ans inaugure et préfigure les grandes guerres du XIXe et du XXe siècle, tout en signant le début de l’ère de la puissance navale et du contrôle géostratégique du monde !
Loin d’en être le terrain central, l’espace nord-américain ne constitua ainsi que l’un des théâtres d’une guerre qui se porta ainsi de l’Atlantique à l’océan Indien (en passant par les Antilles), de la Méditerranée aux côtes brésiliennes et africaines (et, continentalement, de l’Espagne à la Pologne actuelle). Un conflit de plus entre grandes puissances européennes (les fameux « Great Power » de l’époque) qui, s’il restera fortement et premièrement terrestre, atteindra ainsi une dimension maritime et internationale inédite, de par l’intensité des enjeux et des frictions coloniales qui s’y manifesteront. Autant de dynamiques qui préfigureront d’ailleurs du nouvel ordre mondial (caractérisé par la complète hégémonie maritime et coloniale britannique – connue ultérieurement sous le nom de « Pax Brittanica ») sur lequel déboucheront plus tard les guerres révolutionnaires et napoléoniennes.
(Source : un autre visuel produit par Quentin de la chaîne d’histoire Sur le champ, dans le cadre de ses deux épisodes consacrées à la guerre de Sept Ans)
Sept ans d’une guerre aussi méconnue que déterminante de l’histoire du Monde (et aux origines de tous les grands conflits du XVIIIe siècle qui lui succèderont), dont je vous propose d’explorer les événements et surtout les grands tenants et aboutissants dans la série d’articles dédiée présentée ci-dessous : une grande fresque historique s’apparentant au nécessaire et passionnant liant entre ma série sur l’histoire de la Nouvelle-France et celle sur la guerre d’Indépendance américaine (et plus largement l’un des épisodes centraux d’une vaste série du blog sur cette aussi méconnue que décisive Seconde guerre de Cent Ans !).
L’expérience de plusieurs siècles doit avoir appris ce qu’est l’Angleterre à la France :
le duc de Saint-SIMON, TOUjours touT EN MESURE et en retenue… ! (mais comme dirait l’un de nos célèbres héros populaires : « C’est pas faux… »)
ennemis de prétentions à nos ports et nos provinces,
ennemie d’empire de la mer, ennemie de voisinage,
ennemie de commerce, ennemie de forme de gouvernement.
Pour aller plus loin… 🔎🌎
Cet épisode de la série des « Il était une fois… » du blog sur le premier empire colonial français est en fait extrait de ma grande série consacrée aux origines de la guerre de Sept Ans (1756-1763). Si le sujet des empires coloniaux et du « grand XVIIIe siècle » vous intéressent (ce fut en effet une période charnière de l’histoire moderne), je vous oriente ainsi vers la découverte de cette riche série documentaire traitant de cet immense conflit, considéré par de nombreux historiens comme l’une si ce n’est “la” première guerre véritablement « mondiale » de l’Histoire. Un conflit qui débutera (et se propagera) en effet dans l’ensemble des empires coloniaux du monde, lui conférant ainsi une dimension planétaire et maritime inédite.
Une guerre constituant en outre le plus grand choc de l’intense conflit global qui opposera tout au long du XVIIIe siècle la France et la Grande-Bretagne pour la domination (de la mondialisation) du monde ; une suite ininterrompue de conflits, de Louis XIV à Waterloo, d’ailleurs qualifié de « Seconde guerre de Cent Ans » par certains historiens. Une passionnante série d’articles en forme de grande fresque historique, qui vous portera ainsi des Grandes Découvertes à la chute du Canada et des Indes françaises, et de la fondation des grandes empires coloniaux européens outremers et de la naissance de la mondialisation maritime à l’émergence d’un nouvel ordre mondial caractérisé par l’hégémonie planétaire britannique (sur les plans maritime, colonial, économique,…). Une grande série qui vous amènera aussi à mieux comprendre tant les racines de la guerre d’Indépendance américaine que celles de la Révolution française et des guerres napoléoniennes ; autant d’événements qui structureront décisivement notre monde contemporain !
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