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Hommage à la Catalogne (Orwell) : la guerre d’Espagne aux racines de 1984 ?

Aux racines d’Hommage à la Catalogne

À l’été 1936, celui qui deviendra le célèbre écrivain de 1984 et de la Ferme des animaux, un certain Georges Orwell, alors journaliste en Angleterre, s’engage dans les Brigades Internationales, des groupements de volontaires venus combattre en Espagne aux côtés du camp républicain.

Engagé volontaire en vertu de la défense de ses idéaux socialistes et révolutionnaires, Orwell participera ainsi à cette grande et terrible guerre civile espagnole, qui opposera durant trois ans les légalistes, réformistes et révolutionnaires anarchistes, aux nationalistes et rebelles putschistes menés par le général Franco, qui sortiront vainqueurs de la guerre, dans un pays meurtri et vidé d’une partie de ses habitants (ayant notamment fui en France).

De cet engagement décisif de son cheminement intellectuel et littéraire, Orwell écrira un livre : Hommage à la Catalogne, récit de guerre autant que réflexion politique d’anticipation. Un témoignage qui, chez qui aura lu les deux œuvres, ne pourra manquer d’y voir l’inspiration et l’esquisse du célèbre 1984, un des plus grands romans d’anticipation de tous les temps…


Aux origines d’Hommage à la Catalogne : Orwell dans la guerre d’Espagne

Photo Orwell jeune
Photographies de George Orwell jeune

Depuis 1936, en effet, l’Espagne est en proie à une violente guerre civile, que l’histoire retiendra sous le qualificatif général de « guerre d’Espagne ». Dirigée par un gouvernement orienté à gauche depuis 1931, l’Espagne fait ainsi face en juillet 1936 à une tentative de coup d’Etat mené par le camp nationaliste, dirigé par le général Franco (futur dirigeant-dictateur de l’Espagne jusqu’en 1975).

Ce soulèvement civil et militaire, qui ne va réussir que partiellement, va en fait installer une guerre civile qui durera trois ans (de 1936 à 1939) et qui va scinder le pays et sa population en deux camps : d’une part, le camp des républicains, orienté à gauche et à l’extrême-gauche, composé de loyalistes au gouvernement légalement élu de la IIème République, de communistes, de marxistes et de révolutionnaires anarchistes ; et d’autre part, les nationalistes et les rebelles putschistes, orientés à droite et à l’extrême-droite, et menés donc par le général Franco.

C’est dans le premier camp qu’Orwell, au travers des Brigades Internationales, comme des milliers d’autres européens de l’époque, choisira de venir se battre et d’aider à la victoire.


Une guerre bien singulière, entre combat de frontières et révolution sociale

Difficile de comprendre la guerre d’Espagne sans revenir sur la spécificité de la situation espagnole au moment de l’éclatement de cette terrible guerre civile, qui laissera de profondes cicatrices au pays et constituera, à l’image de l’invasion de la Chine par le Japon en 1937, une des guerres prémices de la Seconde guerre mondiale.

L’Espagne de 1936 est en effet un pays de forts contrastes. Contraste entre une Espagne très ouvrière et aux penchants révolutionnaires des villes, particulièrement de la côte Méditerranéenne de l’Espagne (et en premier lieu Barcelone, épicentre de la révolution sociale espagnole), et l’Espagne de l’intérieur, des campagnes, où une vit une population majoritairement paysanne, conservatrice, très catholique. Ces deux populations constitueront les viviers respectifs des soldats et milices du camp nationaliste et de celles du camp républicain.

Carte générale de la guerre d’Espagne (les zones jaunes correspondent aux régions contrôlées par le camp nationaliste, et les zones roses celles contrôlées par le camp républicain – voir la source de la carte ici pour le détail des légendes)

Dans une tradition à l’anarchosyndicalisme très ancrée en Espagne, les syndicats sont très puissants, et sont souvent « couplés » avec un parti politique, sortes de binômes syndicat-parti qui auront une très grande importance dans l’organisation du camp républicain, ainsi structuré autour de deux grands couples : la fédération anarchiste ibérique (FAI) et le syndicat CNT (la Confédération Nationale du Travail, avec ses 1 550 000 adhérents – force considérable dans un pays d’environ 25 millions d’âmes à l’époque), et l’Union Générale des Travailleurs (UGT), très proche elle du parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) – en 1936, au début de la guerre civile, le parti communiste d’Espagne (PCE) reste alors une force assez minoritaire dans l’échiquier politique de la gauche espagnole (ce qui ne va pas durer).

A noter également l’existence d’une myriade de plus petits partis de gauche, dont le POUM : le Parti Ouvrier d’Unification Marxiste, qui jouera un rôle important dans cette guerre. Pour résumer grossièrement, le camp républicain est ainsi fractionné en deux sous-camps d’à peu près égale importance : les anarchosyndicalistes de la CNT et du POUM, très révolutionnaires, et les socialistes et communistes du PSOE, de l’UGT ainsi que du PCE, plus légalistes et réformistes.


L’engagement d’Orwell au sein des milices du POUM

Lorsqu’Orwell arrive en Espagne à l’automne 1936, la guerre est déjà installée dans une logique de front. On recherche et recrute des soldats et miliciens pour aller combattre et repousser les nationalistes aux frontières. A l’été 1936 en effet, lors du putsch nationaliste (rejoint par la grande majorité de l’armée régulière), le camp républicain a du s’appuyer sur la mobilisation de sa propre population pour défendre le gouvernement républicain de l’insurrection armée.

Cette mobilisation – principalement nourrie par les populations ouvrières, très structurées et syndiquées – s’est opérée essentiellement via des milices, rattachées aux grands syndicats et aux grands et petits partis (dont le POUM). Milices qui permettront ainsi de parer au déficit de soldats réguliers – nombreux ayant fait défection au gouvernement républicain et rejoint le camp nationaliste.

Forte d’une très importante mobilisation ouvrière à Barcelone, grande ville industrielle, les milices parviennent à y repousser les troupes du camp nationaliste jusqu’en Aragon, dans les montagnes du nord-est du pays.

Le pays est alors coupé en deux. Le front va des Pyrénées au Maroc, avec une large avancée autour de Madrid – tenu par les communistes. Le Maroc (d’où est parti le coup d’état), l’extrémité sud de l’Andalousie, l’Estrémadure, la Galice, une grande partie de la Castille-et-Leon, le nord de l’Aragon et le Pays Basque, sont intégralement contrôlés par les troupes de Franco.

La République, à l’opposé, contrôle encore quant à elle toute la région autour de Madrid, toutes les régions en bordure de la côte méditerranéenne (Catalogne, régions de Valence et de Murcie, Andalousie), ainsi qu’une poche de résistance à l’intérieur du territoire sous contrôle franciste, autour de Bilbao et Oviedo, dans le pays basque espagnole. La guerre de mouvement des premiers mois a vite laissé la place à une guerre de position, similaire dans sa configuration à ce qu’a pu être durant la 1ère guerre mondiale le front ouest en France à partir de septembre 1914.

La milice du POUM, que va rejoindre Orwell, compte environ 10 000 hommes en octobre 1936. Elle est positionnée sur le front aragonais, en terrain montagneux, où elle a la charge de la défense d’une portion de plusieurs dizaines de kilomètres de ligne. Orwell, qui l’intègre au même titre que n’importe quel ouvrier espagnol, va être formé durant plusieurs semaines dans les casernes de Barcelone. Il y fait écho de la faible qualité du matériel et du manque de discipline des miliciens en formation – qui pour la plupart n’avait encore jamais tenu une arme.

Il faut dire que la révolution sociale est passée par là : parallèlement aux grandes collectivisations des terres, des usines et des services (rail, lignes d’autobus, radio,…), les principes d’égalité sociale chers à l’idéologie anarchiste et communiste imposent une égalité de soldes entre simples miliciens et officiers, et une absence de hiérarchie disciplinaire. Une organisation égalitaire qui ne sera pas sans installer les soldats dans un positionnement courant de contestation et de non-obéissance aux ordres, qui va rendre beaucoup plus difficile le combat contre les soldats du camp nationaliste, plus disciplinés et entrainés.

Une autre faiblesse du camp républicain réside également dans le caractère hétérogène (voire hétéroclite) de ses troupes : soldats réguliers y côtoient miliciens – généralement des ouvriers peu familiers à la chose militaire. Le front est divisé en portions, tenus par l’armée régulière ou telle ou telle milice, ce qui ne favorise pas la cohérence d’ensemble et la coordination inter-régions.

Une dernière grande faiblesse structurelle réside enfin dans la qualité de l’armement des soldats du camp républicain. Celui-ci manque de tout : soldats, fusils, grenades, chars, avions, véhicules de transport. Il dépend majoritairement de l’extérieur pour son ravitaillement, et particulièrement de l’URSS, le seul grand pays ayant accepté de s’engager dans une aide directe des républicains espagnols contre les armées de Franco, soutenues elles très significativement par l’Allemagne d’Hitler et l’Italie de Mussolini, qui fourniront à Franco des tonnes de matériels militaires de dernier cri.

La France et l’Angleterre, les deux grandes puissances non fascistes voisines, ne veulent pas soutenir financièrement ou matériellement le régime révolutionnaire espagnol. Quant au soutien décisif de l’URSS, il ne se fait pas sans conditions : place accrue des communistes au sein du gouvernement d’union nationale, importation des méthodes et polices staliniennes… Nous reviendrons en aperçu un peu plus loin sur cet aspect fondamental de la guerre d’Espagne et du livre d’Orwell.

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Orwell au front : 6 mois de « non-guerre » en Aragon (partie centrale d’Hommage à la Catalogne)

Caserne du POUM avec Orwell au fond (Hommage à la Catalogne)
Caserne du POUM à Barcelone (où l’on peut apercevoir Orwell – qui dépasse d’une tête – au fond)

Les deux tiers d’Hommage à la Catalogne relatent l’expérience d’Orwell dans les tranchées du front aragonais, de l’hiver 1936 jusqu’à sa grave blessure et son retrait de front vers un hôpital de campagne, puis à Barcelone, en mai 1937. Il raconte un quotidien rythmé par de rares escarmouches, l’ennui, le manque de sommeil chronique et la camaraderie. Il a beaucoup de temps pour discuter avec les espagnols, des discussions personnelles et de routine de guerre aux grands débats théoriques sur les finalités et moyens de la révolution et de la fin de la guerre.

Les soldats se battent peu ; l’essentiel des journées sont rythmées par les repas et les gardes. Il faut dire que sur ce front, les franquistes n’ont pas véritablement d’intentions offensives : celles-ci interviennent plutôt sur la poche républicaine subsistant au pays basque espagnol, et autour de Madrid, cernée par les troupes nationalistes, et lieu d’une résistance héroïque des troupes républicaines, ici bien secondées par les chars livrés par l’URSS.

Le célèbre “no pasaran” dans une rue de Madrid, tenue héroïquement par les communistes

Les lignes de front républicaines et nationalistes épousent les lignes de crête de cette région de montagne, et se font face généralement à plusieurs centaines de mètres de distance, chacune sur un versant de la montagne. Des tranchées quadrillent les lignes, accompagnées de nombreux points de fortifications sommaires – souvent des sacs de sable empilés. On dispose de quelques mortiers et grenades, mais côté républicain, l’armement se résume essentiellement à de vieux fusils dépassés. On se tire dessus à plusieurs centaines de mètres de distance. Difficile d’être précis avec ces vieux pétoires. De temps en temps, généralement de nuit, une brigade s’approche des lignes adverses, coupe le réseau de fil barbelé, créée un peu de bazar, puis se replie.

On se parle beaucoup d’une ligne à l’autre. Les miliciens crient des slogans révolutionnaires aux franquistes, invitent ces « camarades » de classe et de patrie à embrasser la cause révolutionnaire et rejoindre le camp républicain. Les franquistes quant à eux chantent beaucoup de vieilles chansons militaires et d’Eglise.

Les églises, justement, elles ont été assez maltraitées du côté républicain, particulièrement par les anarchistes, très agressifs contre la religion et son emprise sur la société (selon la célèbre doctrine anarchiste du « ni Dieu, ni maître »). Dans les campagnes, les églises ont été pillées, et servent parfois, comme les maisons abandonnées, de toilettes publiques aux miliciens. Ces derniers sont largement soutenus par la population des campagnes, qui les ravitaillent en eau et en nourriture (qu’Orwell jugera d’ailleurs pour l’anecdote « très bonne » – l’huile d’olive servant même souvent à graisser les fusils). Beaucoup de paysans ont accueillis très favorablement les collectivisations des champs, les campagnes étaient en effet alors très pauvres et aux mains de grands propriétaires terriens.

Les miliciens se déchirent sur ce qui sera le grand débat théorique de la guerre d’Espagne : faut-il mener de front la guerre et la révolution (parti des anarchistes et du POUM), ou gagner d’abord la guerre (parti des communistes et du PSUC – Parti Socialiste Unifié de Catalogne, le grand parti socialiste de l’est du pays) ?

En mai 1937, lors d’un de ces courants échanges de tirs entre lignes où les balles perdues représentent l’essentiel de la mortalité, Orwell est touché d’une balle en pleine nuque. Grièvement blessé, il est rapatrié dans un hôpital de campagne, où il est miraculeusement guéri de sa blessure (la balle est passée à 1 cm de sa carotide et de ses cordes vocales, manquant de le tuer et de le rendre aphone). Depuis l’hôpital, il apprend d’étranges nouvelles : à Barcelone, les camps anarchiste et communiste (pour faire simple) sont à couteaux tirés et à deux doigts de la guerre civile interne. Son séjour terminé, il rentre à Barcelone rejoindre sa femme, où il aura le privilège historique de participer aux événements de mai de Barcelone, qui marqueront un tournant décisif de la révolution espagnole.

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Barcelone, mai 1937 : quand Orwell participe à la grande histoire

Les événements qui se déroulent en mai 1937 à Barcelone sont un épisode globalement méconnu du citoyen français, qui d’ailleurs – et c’est bien dommage – connait globalement peu cette guerre et ses répercussions, (trop) rapidement abordées à l’école, qui s’attarde surtout sur le célèbre tableau Guernica de Picasso et l’implication de l’Allemagne nazie dans cette guerre préliminaire de la seconde guerre mondiale. Il y a pourtant tant à dire et à retenir.

Le centre de Barcelone vu du ciel

Comme nous l’avons vu précédemment, depuis le début de la guerre, au sein du camp républicain, deux visions s’opposent : celle des anarchistes (Confédération nationale du travailFédération anarchiste ibérique, etc.) et des groupes marxistes (POUM), partisans de la révolution sociale en parallèle de la guerre, et celle des autorités légales de la Seconde République espagnole, la Généralité de Catalogne et les partis politiques communiste (Parti communiste d’Espagne) et socialiste (Parti socialiste ouvrier espagnol), qui considèrent qu’il faut d’abord mener la guerre avant de poursuivre (voire de pérenniser les acquis) de la révolution. C’est au point d’ailleurs que les représentants de la République espagnole – dominée par les staliniens, s’opposent globalement à toute poursuite de la révolution sociale, voire veulent revenir sur certains de ses acquis, au titre de l’efficacité de la conduite de la guerre.

Des échauffourées éclatent de plus en plus souvent dans toute la Catalogne, dont l’organisation des structures et missions publiques est divisée depuis 1936 entre les milices anarchistes et les dispositifs gouvernementaux. A Barcelone, des patrouilles d’obédience anarchiste se livrent, sous couvert d’expropriations populaires, à des pillages, et continuent d’arrêter et d’exécuter arbitrairement des suspects.

On tente de faire remettre toutes les armes (distribuées l’année précédente) que possèdent les différents partis et leurs milices, en vain. Les deux camps constituent des dépôts d’armes et de munitions et fortifient leurs édifices en secret, de peur d’une attaque. Le POUM fait quant à lui l’objet d’une campagne de dénigrement de grande ampleur par le PCE, qui sabote la venue programmée de Trotski (Tuleski) à Barcelone, et accuse ses dirigeants d’être « des agents nazis se cachant sous une fausse propagande révolutionnaire ». La situation est explosive.

L’étincelle qui précipite les événements va venir de la tentative des gardes d’assaut (la police républicaine espagnole) de reprendre le contrôle du centrale téléphonique, contrôlé légalement par le CNT depuis le début de la guerre, ce qui donnait au syndicat anarchiste le contrôle des appels passés dans toute la Catalogne et avec le reste de l’Espagne (le Gouvernement refusant plus longtemps que ses conversations soient écoutées ou écourtées par les syndicalistes de la CNT).

Le 3 mai, après deux énièmes interruptions des appels du ministre de la Marine et de l’Armée de l’air, et même du président de la République en personne par la standardiste, le gouvernement prend des mesures et dépêche un corps de 200 policiers pour perquisitionner le département de la censure et prendre le contrôle du bâtiment. Considérant qu’ils en avaient obtenus le contrôle légalement à la suite d’un accord avec la Généralité, les anarchistes interprètent cette venue comme une provocation et ouvrent le feu depuis le palier du 2nd étage. Dans Barcelone, la situation dégénère.

Au même moment, la place de Catalogne se couvrit de monde : on crut que les anarchistes avaient capturé le chef de la police. […] Au bout de quelques heures, toutes les organisations politiques avaient sorti les armes qu’elles tenaient cachées et élevaient des barricades dans la ville. Les unités de police occupent les terrasses de café et les clochers des églises. Lorsque la nuit tombe, la ville de Barcelone se prépare au combat. Le PSUC et le gouvernement de la Généralité contrôlent les secteurs de la ville à l’est des Ramblas, tandis que les anarchistes gardent en main les quartiers à l’ouest et les faubourgs. Le centre-ville, où se trouvent les sièges des syndicats et des partis politiques, installés dans des immeubles ou des hôtels réquisitionnés, est partagé entre les différentes factions. Au central téléphonique même, les communications ne sont pas interrompues, à la suite d’une trêve décidée par les différents acteurs. La police, installée au premier étage, envoie même des sandwiches aux anarchistes qui occupent les étages supérieurs.

Extrait de la page Wikipédia consacrée aux journées de mai de Barcelone

Une barricade dans les rues de Barcelone

Les affrontements vont durer 5 jours, du 3 au 8 mai 1937. Ils auront fait 500 morts et plus d’un millier de blessés. Le 8 mai, malgré quelques incidents sporadiques, les rues retrouvent leur tranquillité et les barricades sont démontées. Ces journées sanglantes ne sont pas vraiment le produit des décisions des dirigeants politiques des deux camps, mais plutôt le fruit d’un long et profond antagonisme entre les courants populaires anarchistes et leurs aspirations révolutionnaires, et les autorités légales et ses émanations, chaque jour davantage considérées comme « contre-révolutionnaires ».

Les événements ont largement échappés aux dirigeants anarchistes et gouvernementaux, débordés par les actions et initiatives de leurs bases, quand leurs directions auront quasi systématiquement appelées au calme et à la trêve. C’est néanmoins le plus grave des affrontements entre les représentants de la République espagnole (dominée par les staliniens), et les partisans d’une révolution sociale, en progrès constants depuis juillet 1936. Ils ne seront pas sans conséquence.

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Quand l’expérience historique inspire le roman d’anticipation (derniers chapitres d’Hommage à la Catalogne, portail vers 1984)

En complément et prolongement de cet article, j’ai eu l’occasion d’enregistrer un petit vidéoreportage dans la salle du musée d’Histoire de Girona (Gérone) consacré à la guerre civile espagnole, où je réalise un conséquent laïus autour du sujet de l’engagement d’Orwell au sein du POUM et de l’expérience et de l’enseignement politiques qu’il en retirera – et dont je ne peux que vous conseiller le visionnage… 😉

Comme il le relate dans un chapitre dédié, Orwell a non seulement été témoin des événements, mais il en a même été acteur, en tant que milicien du POUM. Il reviendra d’ailleurs sur cette expérience de haute intensité politique dans les deux chapitres finaux d’Hommage à la Catalogne, rédigés après son retour en Angleterre, et où il procède à une analyse a posteriori des événements, replacés dans leur contexte d’ensemble (une analyse d’une grande importance dans le cheminement intellectuel et littéraire du futur écrivain de la Ferme des Animaux et de 1984).

Le choix d’Orwell de s’être engagé dans les milices du POUM (auquel il a en fait été affecté plus ou moins par défaut à son arrivée en Espagne sur présentation de son courrier de liaison du Parti travailliste indépendant – un ancien parti socialiste anglais), sera tout sauf neutre dans la façon dont Orwell a appréhendé la guerre et la révolution espagnoles. D’abord très critique des discours et de la ligne du POUM, le jeune Orwell, socialiste convaincu, finit par voir en ce dernier une véritable correspondance avec son idéologie personnelle, « une sorte de microcosme de société sans classes ».

Le devenir du POUM ne fera que renforcer cette conviction. Suite aux événements de Barcelone, dont il est accusé d’avoir été l’instigateur et principal moteur, le POUM est en effet interdit, et ses dirigeants emprisonnés ou exécutés (ce sera le cas de son leader, Andreu Nin, liquidé par les agents espagnols et russes du NKVD – la police politique stalinienne). En écho aux procès de Moscou qui ont lieu en même temps en URSS (1937), on assiste ainsi en Espagne à un certain acharnement stalinien à trouver des collusions entre les trotskistes (« l’ennemi héréditaire » du stalinisme) du POUM et les « fascistes », reposant sur la découverte supposée de documents « accablants », une « preuve » que les trotskistes auraient servi volontairement l’ennemi fasciste, et qui permis ainsi à légitimer les procès s’étant tenus à Barcelone comme à Moscou.

A titre personnel, je découvris 1984 avant Hommage à la Catalogne (dont je ne connaissais alors pas l’existence, et dont un ami me recommanda ensuite vivement la lecture). Ce fut une des lectures les plus marquantes de ma vie, et qui devint quasi-immédiatement un de mes livres préférés. Beaucoup de choses m’ont fasciné dans 1984, et parmi elles, peut-être moins l’univers de surveillance généralisée de Big Brother (qui n’est pas sans présenter quelques sérieuses résonances avec notre monde du Big Data actuel), que d’autres dimensions qui m’ont semblé beaucoup plus pernicieuses et puissantes.

Les immenses pyramides constituées par les quatre grands ministères de 1984 (le « Ministère de la paix », chargé de la guerre ; le « Ministère de la Vérité », chargé de la propagande ; le « Ministère de l’Abondance », chargé de la production ; et le « Ministère de l’Amour », chargé de la torture). Tout à gauche, on retrouve le célèbre slogan du parti de Big Brother : « La guerre c’est la Paix. La liberté c’est l’esclavage. L’ignorance c’est la force. ».

En lien évident avec la thématique de ce blog d’Histoire, je pense notamment au métier du héros, qui consiste en une réécriture permanente du passé afin de le faire correspondre et coller aux enjeux et réalités du présent (une démarche illustrée par cette célèbre maxime du Ministère de la Vérité de 1984 : « qui contrôle le passé contrôle le futur ; qui contrôle le présent contrôle le passé »). Un véritable principe de fonctionnement du pouvoir dans 1984 qui n’est pas sans faire écho à une certaine vision contemporaine de l’Histoire, qui aime à réécrire (pour ne pas dire instrumentaliser) cette dernière pour lui faire dire ce qu’elle ne dit pas, et qui aime à s’adonner à la curieuse et discutable pratique de juger le passé au prisme d’une grille de lecture contemporaine, et donc décontextualisé de l’Histoire (je précise l’évidence qu’il ne s’agit pas bien sûr de tout justifier et « excuser” de l’Histoire, mais souligne qu’il existe une certaine limite à juger avec nos yeux et nos « lunettes » d’aujourd’hui des événements lointains s’inscrivant dans une époque et un contexte bien précis – je referme la parenthèse).

Aussi intéressants et d’une grande anticipation sous les notions de novlangue et de police de la pensée développées dans 1984. Des concepts puissants illustrant comment la diminution et l’euphémisation du vocabulaire entier d’une part, et les mécanismes de censures intellectuelles d’autre part (avec le célèbre « crime par la pensée » où l’individu se voit culpabilisé voire même emprisonné d’avoir simplement « mal-pensé » vis-à-vis de la doxa du pouvoir), constituent de puissants outils de conditionnement et d’asservissement d’une population entière ; à nouveau ici des démarches et pratiques politiques de masse que l’on aurait envie de croiser et d’apparenter – dans une moindre mesure bien sûr, avec des pratiques et tendances que l’on semble bien pouvoir observer dans notre monde moderne.

Mais pour revenir à Hommage à la Catalogne (qui rappelons-le précède d’une décennie l’écriture de 1984), il est difficile de ne pas voir dans les deux derniers chapitres du livre d’Orwell et dans la perspective historique qu’il y analyse, une sorte de tragique esquisse de l’univers de 1984. Une esquisse qui apparaît dans l’ambiance de terreur intellectuelle, d’arrestations arbitraires et d’exécution sommaires, et dans le dévoiement d’une authentique révolution sociale auquel l’on assiste ainsi dans le cadre de la guerre d’Espagne comme dans celui de 1984. Car au sein du camp républicain espagnol, entre les camps anarchosyndicalistes d’une part et socialistes et communistes (avec l’emprise croissante de ces derniers sur le gouvernement républicain) d’autre part, c’est bien un climat de terreur qui s’installe durant l’année 1937.

Une terreur marquée par la criminalisation constante de certains adversaires « internes », par leur accusation d’œuvrer au service de l’ennemi, par la psychologisation et la demande « d’aveux » des « ennemis de l’intérieur » (obtenus sous une torture qui peut rappeler d’ailleurs la lointaine « question » moyenâgeuse dont l’Inquisition était friande), par la toute-puissance d’une police brutale et idéologique qui surveille, arrête voire assassine des jugés « opposants » (qui sont parfois même extérieurs au pays), et dont la disparition à jamais sans parfois laisser de traces n’est pas sans rappeler la « vaporisation » de 1984 (qui voit disparaître du jour au lendemain de simples fonctionnaires du régime, probablement au titre du célèbre « crime par la pensée » ainsi développé dans le livre).

Soit en résumé, autant de pratiques résolument de la plus pure tradition stalinienne. Pratiques auxquelles loin de Moscou et de l’URSS, dans un pays en révolution et guerre civile (et où la population n’aspire majoritairement qu’à une meilleure égalité sociale), Orwell sera de fait directement confronté, en vivra et témoignera des conséquences de ses yeux et dans sa chair. Pratiques qui marqueront ainsi à jamais le socialiste convaincu que fut le grand écrivain anglais tout au long de sa vie, au point de lui en inspirer en partie l’écriture d’un des plus grands romans d’anticipation de tous les temps.

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En guise de conclusion et d’ouverture, je vous dirais que lire Hommage à la Catalogne, un récit à la croisée du témoignage historique et de l’essai, et pierre angulaire de l’œuvre d’Orwell (par la confrontation de ses idéaux au réel), c’est ainsi mieux comprendre cet immense roman d’anticipation qu’est 1984 ; un écrit qui n’a jamais perdu de son actualité.

Je laisserai le mot de la fin au texte de la 4ème de couverture du livre, qui je trouve, le résume superbement :

La guerre d’Espagne à laquelle Orwell participa en 1937 marque un point décisif de la trajectoire du grand écrivain anglais. Engagé dans les milices du parti ouvrier d’unification marxiste (POUM), le futur auteur de “1984” connaît la Catalogne au moment où le souffle révolutionnaire abolit toutes les barrières de classe.

La mise hors-la-loi du POUM par les communistes lui fait prendre en horreur le “jeu politique” des méthodes staliniennes qui exigeait le sacrifice de l’honneur au souci de l’efficacité. Son témoignage au travers de pages parfois lyriques et toujours bouleversantes a l’accent même de la vérité. A la fois reportage et réflexion, ce livre reste, aujourd’hui comme hier, un véritable bréviaire de liberté.

4ème de couverture d’Hommage à la Catalogne.

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