Plus que n’importe quelle autre île des Antilles, Saint-Domingue est probablement le territoire qui a le plus participé au grand essor économique et commercial que la France a connu durant la première moitié du XVIIIe siècle (et qui continuera également de faire sa prospérité durant la seconde moitié). Jusqu’à la fin du XVIIe siècle pourtant, rien ne semblait prédestiner « Hispaniola » (comme on l’appelait alors) plus qu’une autre île à devenir la perle de l’empire colonial français, et plus globalement l’un des territoires les plus riches et les plus productifs du monde (ce que Saint-Domingue allait devenir en l’espace de seulement quelques décennies !).
Dans ce petit article extrait de ma grande série sur les origines de la guerre de Sept Ans (un conflit en forme de grand choc entre la France et l’Angleterre parfois considérée par les historiens comme la première véritable « guerre mondiale » de l’Histoire), je vous propose ainsi de revenir sur l’histoire oubliée de l’ancienne grande île sucrière française des Antilles. Une île dont l’essor économique sera étroitement liée à la traite négrière, qui aura fait acheminer d’Afrique sur l’île pas moins d’un million d’esclaves rien qu’au XVIIIe siècle… ! Une tragique réalité qui explique probablement pourquoi Saint-Domingue sera par ailleurs l’une des premières colonies de l’Histoire du monde moderne à arracher son indépendance, au moment de la Révolution française (pour devenir l’actuel pays d’Haïti). Bonne lecture !
Quand les Espagnols découvraient Hispaniola
Si Saint-Domingue fut l’une des premières îles des Caraïbes explorées par Colomb puis colonisées par les Espagnols, elle ne demeura longtemps qu’un vaste espace vierge, essentiellement exploité pour ses quelques mines d’or. L’ouest de l’île en particulier, déserté par les colons espagnols, constitue au XVIIe siècle un vaste repaire de flibustiers et de boucaniers, qui l’utilisent comme base pour leurs activités de piraterie dans la région, tout en y développant quelques plantations de tabac. Quelques colons y ont également développé la culture de l’indigo et du sucre, mais la production demeure dérisoire comparée aux géants que constituent le Brésil portugais mais aussi déjà dans une moindre mesure la Guadeloupe et la Martinique (où l’État français a engagé une vaste entreprise de colonisation à partir des années 1630-1640, faisant de ces îles les pionnières de la grande expansion sucrière française).
Et Saint-Domingue devint française…
Tout bascule néanmoins à partir du traité du traité de Ryswick de 1697, qui met fin à la guerre européenne (mais déjà d’envergure internationale) de la Ligue d’Augsbourg. Par ce traité, l’Espagne cède en effet officiellement à la France sa suzeraineté sur la partie occidentale d’Hispaniola, qui devient alors la colonie de Saint-Domingue (et bientôt l’une des plus riches des possessions françaises outremers). Vers les années 1680 déjà, après les colonisations réussies de la Martinique et de la Guadeloupe, la France avait imposé sa présence militaire dans l’ouest d’Hispaniola, au détriment des Espagnols, mais aussi des Anglais, qui lorgnaient également sur les grandes îles des Antilles (ces derniers se rabattront sur le développement de la Jamaïque, qui deviendra également au XVIIIe siècle l’une des plus importantes zones de production sucrière du monde). Avant même sa prise de possession officielle au nom de la France, les gouverneurs y avaient ainsi progressivement désarmé les flibustiers, afin de développer une économie de plantation orientée notamment vers le sucre, sur le modèle à succès de la Martinique et de la Guadeloupe.
C’est notamment le financier Antoine Crozat, première fortune de France à la fin du règne de Louis XIV, qui va imposer à Saint-Domingue l’intensification de la culture sucrière au détriment de celle du tabac (qui y était pratiquée depuis des décennies par les planteurs et les flibustiers). En 1697, à l’occasion du traité de Ryswick, un consortium de financiers met la main sur la Ferme du Tabac (qui a le monopole sur les 2,5 millions de livres de tabac vendus chaque année par Saint-Domingue) et dégage de gros bénéfices en spéculant sur les prix. Revers de la médaille : la production baisse en quantité comme en qualité, et les acheteurs se tournent vers le tabac concurrent des colonies anglo-américaines (Maryland, Virginie, et la nouvelle colonie de Caroline que des planteurs jacobites venus de la Barbade viennent de fonder). Ces trois nouvelles régions de production, encore naissantes, en profitent alors pour supplanter complètement le tabac des îles françaises, permettant à Antoine Crozat d’accélérer le tournant sucrier de Saint-Domingue, au commerce bien plus rentable. Le financier dirige à la même époque la Compagnie de Guinée, l’une des plus importantes sociétés françaises de la traite négrière (basée à Nantes). Avec l’accord de Louis XIV, Antoine Crozat intensifie alors l’activité de la compagnie et la traite vers Saint-Domingue, qui accompagnera l’essor sucrier de la colonie française.
Suite au traité de Ryswick, la colonie française prend donc définitivement son essor. Dès 1698, est fondée la « Compagnie de Saint-Domingue » (ou « Compagnie Royale des Indes »), qui installe ses entrepôts à Saint-Louis-du-Sud. Afin de nourrir l’énorme population d’esclaves que l’on commence à implanter massivement sur l’île par le biais de la traite négrière, les colons français importent massivement farine et poisson séché de Nouvelle-Angleterre en échange de mélasse. Mélasse qui alimente elle, alors, les distilleries de rhum qui se développent considérablement dans les colonies britanniques de la côte nord-américaine (celles-ci constituent alors en effet l’un des secteurs préindustriels les plus dynamiques du globe, avec la construction navale et le salage de poissons !). Cette « recette » si caractéristique du commerce triangulaire fonctionnera d’ailleurs à plein durant un demi-siècle, et participera tant de l’essor de Saint-Domingue que des colonies américaines, jusqu’à ce que l’Angleterre y mette un frein pour des raisons évidentes de protectionnisme économique.
Sucre, café, coton,… : une croissance économique remarquable
En l’espace d’à peine quelques décennies, la percée économique de Saint-Domingue est fulgurante. Dès 1720, Saint-Domingue est devenue le premier producteur mondial de canne à sucre, éclipsant les grands producteurs du siècle précédent comme le Brésil ou la Barbade. À peine 20 ans plus tard, l’île exporte à elle seule autant de sucre que toutes les îles anglaises réunies, devenant la principale destination des réseaux de traites négrières via le commerce triangulaire. Vers 1730, l’île compte déjà pas moins de 80 000 esclaves ; ils seront 110 000 en 1740, 600 000 en 1776 et jusqu’à 800 000 à la veille de la Révolution française ! Au total, du début à la fin du siècle, ce seront ainsi plus de 860 000 esclaves qui seront déportés de l’Afrique vers la seule Saint-Domingue, soit près de 45 % de la totalité des esclaves importés par la France dans ses colonies (environ 2 millions). Une « réussite » qui n’aura pas manquer d’alarmer le rival britannique, dont le gouverneur de la Barbade dénonçait d’ailleurs dès 1718 le rôle central qui ont joué les colonies anglaises d’Amérique du Nord (qui comme nous l’avons vu ont livré à la colonie française durant des décennies céréales, poissons et viandes en échange de mélasse, participant ce faisant étroitement à la prospérité de la grande concurrente sucrière de la Jamaïque… britannique – mais comme on dit : business is business !).
Zoom sur : quatre siècles d’intense traite négrière transatlantique
À défaut d’un long développement sur l’histoire du commerce triangulaire (mais étant important d’en dire tout de même quelques mots ici), je vous propose un extrait d’un ouvrage spécialisé sur le sujet, permettant d’en rappeler les grandes lignes et tragiques aboutissants :
En inaugurant les communications transocéaniques à moyenne et longue distance, l’expansion ibérique des XVe – XVIe siècles a créé un vaste espace de circulation des marchandises et des hommes, qui a lancé un pont entre l’Europe, l’Afrique et les Amériques durant cinq siècles.
Les Portugais furent la première et, pendant cent cinquante ans, la seule nation européenne engagée dans la traite négrière atlantique. À ce titre, ils eurent le contrôle total de l’introduction des esclaves africains en Europe du Sud, dans leurs colonies (Cap-Vert, São Tomé, Brésil) mais aussi dans les Amériques sous monopole espagnol.
Ce premier système esclavagiste ibérique associait l’esclavage des Noirs, l’économie marchande, l’exploitation minière et déjà la plantation sucrière. Ancré en Méditerranée, il connut un premier déploiement dans les îles atlantiques (aux Canaries, au Cap-Vert et à São Tomé), puis dans le monde hispano-caribéen (Hispaniola, Cuba, Porto Rico et l’espace continental de la « Terre Ferme »), avant de prendre son essor dans les Antilles et au Brésil avec la grande économie de plantation.
Cette redistribution des circuits de la traite transatlantique conduisit à l’entrée en scène des puissances européennes du nord de l’Europe à partir du milieu du XVIIe siècle, et à une importante augmentation des flux négriers et du rythme des expéditions : en un siècle et demi, entre 1500 et 1640, 800 000 esclaves arrivèrent au Nouveau Monde contre plus de sept millions au XVIIIe siècle.
Le Portugal eut en tout point un rôle précurseur. Mais il revient à l’Angleterre, à la France et aux Pays-Bas d’avoir implanté dans leurs possessions d’outre-mer les systèmes les plus intensifs de travail forcé et d’avoir développé une culture capitaliste fortement dépendante du commerce des produits coloniaux : café, sucre, alcool, tabac, indigo,…
En cinq siècles, entre le XVe et le XIXe siècle, 34 850 expéditions négrières traversèrent l’Atlantique, conduisant à la déportation aux Amériques de plus de douze millions d’hommes, de femmes et d’enfants africains, sans oublier le million d’esclaves noirs introduits en Europe du Sud.
António de Almeida Mendes, « Les réseaux de la traite ibérique dans l’Atlantique nord (1440-1640) », 2008
De façon générale, il peut être retenu ici que le dénominateur commun de l’ensemble du processus colonial transatlantique qui unit des régions, peuples et cultures aussi différents que ceux des continents européen, africain et américain, fut la violence. Violence des dizaines de millions d’Amérindiens massacrés, expropriés, déplacés, mais surtout ravagés par les maladies importées du Vieux Continent (variole, syphilis,…) auxquelles leur immunité n’était tragiquement pas préparée (certaines régions des Antilles et des Amériques verront les 9/10 de leur population décimée…). Violence des millions de Noirs déportés d’Afrique pour servir dans les plantations, essentiellement antillaises (avec notamment 500 000 d’entre eux sur la seule île française de Saint-Domingue au XVIIIe siècle). Violence des centaines de milliers « d’Engagés » : ces Européens issus des classes les plus pauvres venus au Nouveau-Monde pour tenter d’échapper à la misère de leur pays en contrepartie d’années de travail gratuits dans les plantations et les fermes – une forme d’esclavage à durée limitée… Violence aussi exercée contre les animaux et contre la Nature avec, dès le XVIIe siècle, la survenue de premières grandes catastrophes environnementales induites par la mise en exploitation économique de ces nouveaux territoires (éboulements de terrain, pollutions et épuisements des sols, chasse et quasi-disparition de certaines espèces,…).
Cet avant-dernier aspect demeure d’ailleurs peu connu ; il constitua pourtant une importante réalité du « phénomène colonial ». Ces Européens issus des classes les plus pauvres venus au Nouveau-Monde pour tenter d’échapper à la misère de leur pays en contrepartie d’années de travail gratuits dans les plantations et les fermes (une forme d’esclavage à durée limitée…), on les appelait les « engagés ». Ils furent des centaines de milliers à peupler les différentes colonies du monde colonial européen. Oubliés par l’Histoire à la différence de la il est vrai hautement tragique traite négrière (qui concerna elle plusieurs millions de déportés africains – vendus dans leur cas par les royaumes de leur propre continent…), ces « Engagés » constituent un autre grand drame de la colonisation européenne des Amériques :
Plus de trois quarts des quelque 120 000 immigrants britanniques débarqués dans la [colonie anglaise de la Virginie] au cours du XVIIe siècle le furent sous le signe de la servitude. À la maison, la plupart avaient été victimes d’un long processus de dépossession de leurs terres, orchestré par la caste aristocratique anglaise. Trop pauvres pour se payer une traversée de l’Atlantique, on leur avait proposé l’occasion de devenir propriétaire d’une terre en échange de 4 à 7 années de leur vie à travailler, sans salaire, les champs de tabac de leurs maîtres. Sous les rayons brûlants du soleil d’été, une humidité étouffante et des nuées d’insectes porteurs de pathogènes mortels, ces « engagés » menaient des vies pénibles et courtes. Dans la poursuite de leur rêve, une majorité succomba avant même l’expiration des termes de leur servitude en raison d’une combinaison de maladies et de surcharge de travail. Initialement, la mortalité fut telle que seuls 20 % des 10 000 colons importés dans la colonie entre 1607 et 1622 étaient toujours vivants en 1622. Malgré cela, la population coloniale continua de croître par l’importation massive d’immigrants pour répondre aux besoins de labeur dans les champs de tabac qui se multipliaient.
Marco Wingender, « La Virginie, le rouleau compresseur colonial anglais », article publié le 13 juillet 2022 sur le site web québécois Libre Media
Cependant, il ne faudrait pas réduire pour autant (comme peuvent y tendre les manuels scolaires) le commerce transatlantique au seul commerce triangulaire. On sait aujourd’hui que dans des grands ports négriers comme Nantes ou Bordeaux, ce dernier ne représentait qu’au maximum le tiers du volume commercial lié à l’activité portuaire, c’est-à-dire bien moins que les échanges commerciaux et les importations directes de produits du Nouveau-Monde (sucre, café, tabac, fourrure, etc.). Au demeurant, il convient de ne pas oublier que seuls 3 à 4% de ces esclaves furent razziés. La quasi-intégralité des esclaves ont en effet pour leur part été achetés aux puissants États qui en pratiquaient le commerce le long des côtes ouest de l’Afrique (États dont l’existence expliquerait aussi, en plus des maladies tropicales, la raison pour laquelle les Européens n’auraient pas colonisés l’Afrique – bien plus proche et bien plus accessible – au profit des Amériques). Et contrairement à une autre encore de nos images d’Épinal issues du XIXe siècle, il ne s’agissait pas d’un achat d’esclaves en échange de produits de « pacotille » (verroterie et autres), mais bien d’un marché, avec des acheteurs et des vendeurs, structuré par les lois de l’offre et de la demande, et qui fit tant la richesse de grandes compagnies privées européennes (en premier lieu portugaises – les premières implantées sur ces côtes) que d’un certain nombre d’importants États africains installés autour du Sahara et du golfe de Guinée (ce commerce avec les Européens ayant d’ailleurs supplanté celui très ancien qui existait avec le monde arabo-musulman et d’autres avant lui depuis la Haute-Antiquité via les routes transsahariennes).
Bien que de nature éminemment sinistre si l’on considère son moteur esclavagiste, l’essor sucrier de Saint-Domingue est d’autant plus remarquable que dans le même temps, l’île s’est également érigée au rang d’un des premiers producteurs mondiaux de café et de coton, grâce aux nouvelles plantations développées au sud et à l’ouest de l’île durant les années 1730-1740. En 1738 en effet, à la demande des fabricants d’indiennes alors en plein essor, la culture du coton se développe également sur l’île, en parallèle du sucre qui reste prédominant. Ce sera un grand succès : 50 ans plus tard, Saint-Domingue représentera un tiers de la production mondiale de coton, au moment-même où la demande explose (rappelons que l’essor de l’industrie du coton sera le principal moteur et catalyseur de la Première Révolution industrielle qui s’engagera en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle !).
Et ce n’est encore pas tout. Car non-contente de constituer l’un des leaders mondiaux de la production de sucre et de coton, Saint-Domingue connaîtra, durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, ce que les historiens ont appelé la « révolution du café ». Entre 1755 et 1789, grâce au défrichage des hautes terres de l’est de la colonie et l’importation à un rythme encore plus soutenu d’esclaves, la production de la partie française de l’île est en effet multipliée par onze, passant de 7 à 77 millions de livres (en poids), pour représenter plus de la moitié de l’offre mondiale ! Cette progression se fait entièrement par défrichement, ne pénalisant donc pas la culture sucrière et du coton, qui continuent toutes deux d’enregistrer aussi leur pleine croissance :
À la fin du XVIIIe siècle, Saint-Domingue était devenue un territoire colonial extrêmement prospère : principal producteur de café et de canne à sucre du monde, ainsi que l’un des principaux producteurs d’indigo et d’autres produits agricoles, la commercialisation de ses productions constituait un moteur important de l’économie franco-atlantique. Au total, la valeur de ses exportations annuelles s’élevait à cette époque à plus de 137 millions de livres, ce qui représentait 70 % de la somme que la France récoltait de la production de toutes ses possessions américaines. Ce chiffre représentait plus que ce que rapportaient les métaux précieux du Brésil et de la Nouvelle-Espagne, et dépassait largement l’ensemble de la valeur de l’exportation de toutes les autres îles des Caraïbes réunies, en incluant la riche colonie de la Jamaïque. Ceci grâce à la production de 790 plantations de canne à sucre, 54 de cacao, 3 151 d’indigo, 789 de coton, 3 117 de caféières et 182 de distillerie de rhum.
L’impressionnante rentabilité de cette dépendance coloniale française, facteur déterminant de l’enrichissement des finances royales, contribua au développement de villes portuaires métropolitaines (comme Bordeaux, La Rochelle, Le Havre, Marseille et Nantes), ainsi que leurs hinterlands respectifs. C’étaient en effet plus de 1 500 navires qui, depuis ces villes ainsi que depuis d’autres ports de la façade atlantique, participaient régulièrement au commerce transatlantique. La clé du succès de cette colonie française résidait par conséquent, non seulement dans l’essor du commerce de ces produits locaux et le développement connexe du capitalisme européen, mais également dans l’implantation précoce in situ de ce qu’il est convenu d’appeler un « complexe de plantation ». Grâce à cette implantation, à la fin du XVIIIe siècle, Saint-Domingue était devenue la colonie de plantation caribéenne qui comptait le plus d’esclaves près d’un demi-million, pour seulement 30 381 Blancs et 24 000 libres de couleur. La prospérité atteinte par la colonie ne se reflétait pas seulement dans des chiffres positifs, mais également dans la magnificence des « habitations », et dans la splendeur des villes.
Alejandro Gomez, Le syndrome de Saint-Domingue. Perceptions et représentations de la Révolution haïtienne dans le Monde atlantique, 1790-1886, p. 20
Une colonie qui fait la richesse de la France
La prospérité de Saint-Domingue se maintiendra jusqu’au tournant de la Révolution française (qui s’y traduira par une grande révolution menée par Toussaint-Louverture, faisant de l’île le premier territoire de l’espace Caraïbe à déclarer puis obtenir – au prix d’une sanglante guerre… – son indépendance !). Vers 1789 en effet, Saint-Domingue produit la moitié du café et du coton mondial et le tiers du sucre. Ces produits coloniaux représentent alors rien de moins qu’un tiers des exportations françaises, et les deux-tiers du sucre produit dans les îles françaises (avec une production sucrière qui atteindra le record de 86 000 tonnes au cours de l’exceptionnelle année 1789) !
Zoom sur : l’importance hautement stratégique des Antilles au XVIIIe siècle
Il faut se représenter l’importance de ces îles au milieu du XVIIIe siècle : la puissance commerciale est la clé de la puissance financière qui permet de supporter des guerres longues.
Daniel Albert Baugh, « La France aurait dû perdre bien plus encore », entretien extrait du dossier « La guerre de Sept Ans : le Premier Conflit mondial » paru dans le n°21 du Magazine Guerres & Histoire (octobre 2014)
On ne saurait effectivement assez insister sur l’importance économique vitale qu’ont pris les Antilles pour des pays tels que la France et l’Angleterre au milieu du XVIIIe siècle. Découvertes pour la plupart dès les voyages de Christophe Colomb, colonisées pour les premières d’entre elles dès les décennies suivantes par les Espagnols, les îles des Caraïbes ont rapidement attiré l’intérêt des différentes nations européennes s’étant embarquées dans le grand jeu de l’aventure coloniale (Espagne et Portugal, puis Angleterre, Hollande, Danemark et France). Une situation qui ne met d’ailleurs pas longtemps à transformer l’archipel pour trois siècles en l’un des terrains de rivalité les plus âprement et continuellement disputés du « Nouveau Monde ».
Il faut dire que ces îles ont de quoi susciter les convoitises : grâce à leur climat se prêtant idéalement à l’économie de plantation (mais aussi grâce à leur situation géographique au centre de l’Atlantique et au carrefour des Amériques), les Antilles vont être transformées en à peine deux siècles, grâce au développement du commerce triangulaire et de la traite négrière, en un gigantesque espace de production sucrière (et dans une moindre mesure de café et d’indigo) qui en font l’une des zones économiques les plus productives du globe.
Dans ce « grand jeu » colonial, malgré l’hégémonie espagnole de départ puis la concurrence des Danois et des Hollandais, c’est finalement la France et l’Angleterre qui semblent le plus s’être taillée la part du lion dans les Antilles. Grâce à leurs investissements et programmes de colonisation massifs au cours du XVIIe siècle (mais aussi via la conquête ou acquisition au fil des guerres d’une « île à sucre » par-ci par-là), les Français et les Britanniques y disposent ainsi chacun au début du XVIIIe siècle d’un ensemble de colonies remarquablement prospères. Bien davantage que leurs colonies d’Amérique du Nord, ces îles à sucre s’y apparentent à de véritables « machines à cash », qui font autant la fortune de leurs colons et marchands que la richesse de leur Couronne (grâce aux taxes et aux recettes fiscales générées par l’activité).
Et la longue période de paix qui a caractérisée la première moitié du XVIIIe siècle a été extrêmement favorable à la poursuite du développement économique de ces îles, y entraînant à la fois l’augmentation de la population blanche, du nombre d’esclaves, de la production de sucre et du commerce atlantique. Parmi ces dernières, encore davantage que la colonie espagnole de Cuba ou la colonie anglaise de la Jamaïque, ce sont les îles françaises (Guadeloupe, Martinique, et surtout Saint-Domingue) qui présentent l’essor économique le plus spectaculaire. À Saint-Domingue en particulier, la production de sucre brut passe de 7 560 quintaux en 1714 à 430 000 en 1742 – soit un quintuplement en moins de trois décennies !
La France est d’ailleurs, de façon générale, la puissance coloniale qui semble le plus avoir profitée de la paix d’Utrecht. Au tournant des années 1740 en effet, la part du commerce américain a atteint la moitié du commerce total du royaume avec l’outremer (140 millions de livres sur un total de 300 millions). Fait encore plus significatif : celui-ci a enregistré sur la période une croissance moyenne à hauteur de 22% par an, soit une croissance totale du commerce français avec les Amériques de 650% en moins de trois décennies ! À titre de comparaison, bien que toujours deux fois supérieur en volumes, le commerce anglo-américain n’a connu de son côté une croissance « que » de 150% sur la même période. Autant dire que bien que partie bonne dernière dans l’aventure coloniale et maritime, la France rattrape ainsi son retard à toute vitesse ! Ceci, sous l’œil toujours plus inquiet et jaloux de Londres…
Pour Versailles, le développement économique est essentiellement une affaire intérieure. Ce qui n’empêche nullement l’émergence au XVIIIe siècle d’un commerce colonial florissant : grâce notamment à cette île idéale qu’est Saint-Domingue, les exportations françaises dépassent même celles des Britanniques. Mais cette expansion commerciale est concentrée aux Antilles, le commerce des fourrures canadiennes étant marginal.
Les colonies représentent certes une manne précieuse pour financer les dépenses militaires d’une monarchie perpétuellement fauchée. L’ennui est que cette manne n’arrive qu’en temps de paix : sitôt la guerre déclarée, le trafic est interrompu par la Royal Navy. Vulnérable à cause de la suprématie navale britannique, l’empire colonial français ressemble à une peau de chagrin, dont on préserve l’essentiel économique (les Antilles) au détriment de l’étendue territoriale (le reste).
Pour Londres à l’inverse, le commerce maritime est tout, et le développement de l’économie des îles Britanniques – les prémisses de la première révolution industrielle – en dépend entièrement. William Pitt l’énonce clairement en 1757 : « Nous devons être marchands autant que soldats : notre commerce dépend de l’exercice correct de notre force maritime ; le commerce et la force maritime sont interdépendants ; et nos richesses (financières), qui constituant la véritable ressource de ce pays, dépendent d’abord de son commerce. ». Ce commerce maritime anglais dépend largement de trois ensembles coloniaux : les Caraïbes, l’Inde (au potentiel encore limité mais prometteur) et, surtout, l’Amérique du Nord. Avec plus d’un million de colons au milieu du siècle et un début de production manufacturière, voilà un espace commercial décisif, une zone d’échange privilégiée avec la métropole. C’est parce que cette expansion irrésistible est freinée par la présence française au nord et à l’ouest des colonies (Versailles veut relier La Nouvelle-Orléans et la Louisiane au Canada par le Mississippi et l’Ohio) que Londres va se résoudre à la guerre.
Benoist Bihan, « Versailles contre Londres : deux mondes en opposition », article extrait du dossier « La guerre de Sept Ans : le Premier Conflit mondial » paru dans le n°21 du Magazine Guerres & Histoire (octobre 2014)
Si l’exceptionnelle croissance maritime que connait le royaume durant la paix d’Utrecht fait le bonheur et la prospérité de la France de Louis XV et du cardinal de Fleury, il est cependant important de souligner que cette réalité est loin d’être apparente à la majorité de la population. En effet, le poids de l’économie agricole reste prédominant dans la France rurale de l’Ancien Régime, et exceptées les populations résidant à proximité des grands ports atlantiques ou le long des façades littorales, bien peu des millions de paysans que comptent la France ont conscience de l’essor maritime considérable qu’a connu leur pays. Néanmoins, si cette prospérité coloniale et commerciale (et la dépendance croissante de l’économie du royaume à cette dernière qui l’accompagne) n’est donc pas forcément évidente pour l’opinion française, elle frappe les observateurs étrangers comme le lointain roi de Prusse : ainsi notre bon vieux Frédéric II de noter en 1746 que celle-ci est l’« objet de la jalousie des Anglais et des Néerlandais ». C’est en effet l’un des grands paradoxes de la période : la paix apporte une forte expansion (économique, commerciale, coloniale) au pays, laquelle se transforme en facteur de guerre en suscitant l’hostilité croissante du Royaume-Uni. Et comme je vous le raconte dans cette série, il faudra malheureusement beaucoup de temps aux décideurs français pour en prendre conscience, et pousser à des petites hausses de crédit pour la marine de guerre.
Probablement trop tard, d’ailleurs, car comme vous avez pu le constater au fil de cet article, la production sucrière française est devenue d’une importance vitale pour le royaume, et le seul arrêt de ce commerce (comme cela se produit nécessairement en temps de guerre lorsque l’on ne s’est pas doté d’une Marine suffisante) est déjà en capacité de placer la France en situation de grande difficulté financière. Une faille qu’une certaine Grande-Bretagne (qui présente la même dépendance) a d’ailleurs bien cernée, et ne manquera pas d’exploiter… (et en parlant d’exploiter, vous vous attarderez sur la citation ci-dessous, qui a aussi le mérite de rappeler la tragique réalité humaine sur laquelle s’adosse la prospérité des Antilles sucrières…)
Bien plus que les immensités glacées du Canada, ou même les touffeurs moites du Bengale, ce sont les Antilles qui sont le véritable enjeu de la guerre [de Sept Ans, et déjà avant elle de la Succession d’Autriche, NDLR]. L’Europe, en effet, a développé une grave dépendance au sucre de canne produit là-bas, dont la consommation est multipliée par cinq entre 1710 et 1770. Or, cette denrée vient à 4/5e des îles contrôlées par la France et l’Angleterre. La production donne le tournis : de 10 000 tonnes par an en 1700, la production locale française atteint 77 000 tonnes en 1767, dont 63 000 pour la seule Saint-Domingue (actuelle Haïti). Ce commerce génère d’énormes profits dont l’État bénéficie par le biais de taxes : le sucre (mais aussi le café, l’indigo, le coton…) finance la guerre, et il est donc essentiel d’en conserver la production. Naturellement, tout cela repose sur l’esclavage. La seule traite française au XVIIIe siècle représente 1,35 million d’esclaves (sur un total mondial de 5 millions)… Pourquoi autant ? Le travail est dangereux, épuisant, l’hygiène inconnue : vers 1780, deux tonnes de sucre coûtent en moyenne la vie d’un esclave.
Pierre Grumberg, « Antilles : le sucre au goût amer », article extrait du dossier « La guerre de Sept Ans : le Premier Conflit mondial » paru dans le n°21 du Magazine Guerres & Histoire (octobre 2014)
Vous l’aurez compris, la France du XVIIIe siècle tire une large part de sa richesse et de sa prospérité de ses possessions coloniales, en particulier de Saint-Domingue. Nul besoin ce faisant d’une longue démonstration pour expliquer l’étonnant paradoxe qu’il y a à cette époque à observer le constat d’une France qui persiste durant des décennies à ne pas se doter d’une Marine à même de défendre et sanctuariser les colonies et les réseaux commerciaux qui participent pourtant si étroitement de sa vitalité économique. Ce qui va, in fine, lui coûter très cher. Mais ceci est une autre histoire… 😉
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Pour aller plus loin… 🔎🌎
Ce petit épisode de la série des « Il était une fois… » du blog est en fait extrait de ma grande série consacrée aux origines de la guerre de Sept Ans (1756-1763). Si l’histoire de la France moderne et plus globalement celle des empires coloniaux et du « grand XVIIIe siècle » vous intéressent (ce fut en effet une période charnière de l’histoire moderne), je vous oriente ainsi vers la découverte de cette riche série documentaire traitant de cet immense conflit, considéré par de nombreux historiens comme la première véritable « guerre mondiale » de l’Histoire. Un conflit qui débutera (et se propagera) en effet dans l’ensemble des empires coloniaux du monde, lui conférant ainsi une dimension planétaire et maritime inédite.
Une guerre constituant en outre le plus grand choc de l’intense conflit global qui opposera tout au long du XVIIIe siècle la France et la Grande-Bretagne pour la domination (de la mondialisation) du monde ; une suite ininterrompue de conflits, de Louis XIV à Waterloo, d’ailleurs qualifié de « Seconde guerre de Cent Ans » par certains historiens. Une passionnante série d’articles en forme de grande fresque historique, qui vous portera ainsi des Grandes Découvertes à la chute du Canada et des Indes françaises, et de la fondation des grandes empires coloniaux européens outremers et de la naissance de la mondialisation maritime à l’émergence d’un nouvel ordre mondial caractérisé par l’hégémonie planétaire britannique (sur les plans maritime, colonial, économique,…). Une grande série qui vous amènera aussi à mieux comprendre tant les racines de la guerre d’Indépendance américaine que celles de la Révolution française et des guerres napoléoniennes ; autant d’événements qui structureront décisivement notre monde contemporain !
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Et sinon, pour les intéressés et autres curieux, vous pouvez prendre connaissance de tous mes articles, (photo)reportages, récits de voyage, documentations et cartes liés à l’histoire et à la géographie de la Grande-Bretagne, ainsi que plus globalement à celle de l’Europe, en consultant les rubriques du site spécifiquement dédiées à ces domaines (accessibles ici : catégorie « Angleterre | Grande-Bretagne | Royaume-Uni » et catégorie « Europe »).
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