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L’Europe après le traité de Vienne de 1738 (ou l’histoire de l’annexion française de la Lorraine !)

Énième conflit dynastique d’un siècle éminemment riche en la matière, la guerre de Succession de Pologne (1733-1738) est déclenchée par la mort sans héritier du roi de Pologne Auguste II. Deux hypothèses de succession s’affrontent alors : l’une soutenue par la Russie, l’Autriche et la Prusse (la candidature de l’électeur de Saxe), l’autre par la France, qui souhaite rétablir sur le trône de Pologne son roi déchu Stanislas Leszczynski, qui n’est autre que le beau-père du roi Louis XV.

Conflit oublié et méconnu de l’histoire européenne, la guerre de Succession de Pologne eut cependant une grande importance et portée géopolitiques à l’époque de son déroulement. Précédant de peu un conflit de beaucoup plus haute intensité (la guerre de Succession d’Autriche), elle a impliquée de nombreuses grandes puissances européennes (notamment la France). Plus encore que cela, et bien qu’elle n’ait pas embrasé l’ensemble du Vieux Continent (grâce aux efforts diplomatiques du Premier Ministre français), elle a (re)dessiné le paysage géopolitique qui structurera les enjeux et les rapports de forces qui présideront à la guerre de Succession d’Autriche (qui la suit de seulement deux années). Enfin, c’est notamment dans le contexte de cette guerre que la France va avoir l’opportunité d’annexer la Lorraine, l’une des dernières régions à avoir intégrée la France moderne (avec la Savoie et la Corse).

Dans ce petit article extrait de ma grande série sur les origines de la guerre de Sept Ans (conflit considéré par les historiens comme la première véritable « guerre mondiale » de l’Histoire), je vous propose ainsi de revenir sur les origines et le dénouement de cette guerre méconnue, et qui intéressera je pense en particulier beaucoup les lorrains. Bonne lecture !


Un classique conflit de succession dynastique qui mute en guerre internationale…

La guerre de Succession de Pologne est déclenchée à la suite de la mort sans héritier du roi de Pologne Auguste II en 1733. Le trône de Pologne étant électif, deux hypothèses de succession s’affrontent pour succéder au défunt roi : d’abord, celle de son fils, Frédéric II Auguste (de par son statut d’électeur de Saxe par hérédité), dont la candidature est soutenu par la Russie et par la Monarchie autrichienne (que nous appellerons plus généralement et simplement « l’Autriche » dans la suite de cette série, bien que le premier terme soit plus rigoureux). L’autre candidat à la succession de Pologne est un certain Stanislas Leszczynski, qui fut déjà lui-même un éphémère roi polonais de 1704 à 1709, mais qui est alors aussi et surtout le beau-père du roi Louis XV (qui s’est marié à sa fille en 1725). Un statut qui explique assez bien à lui tout seul pourquoi la France se verra plus ou moins contrainte, par souci d’honneur et de prestige du monarque bourbon, de soutenir initialement la candidature de ce dernier – soutien obligé qui aura le vertu de faire dégénérer un simple conflit électoral polonais en une guerre civile et internationale…

Pour le gros de l’opinion, le Roi devait soutenir son beau-père, mais moins par esprit de famille que pour faire honneur à son peuple qui n’avait point été flatté d’accueillir, comme Reine [Marie Leszczyńska, la fille de Stanislas et épouse de Louis XV, NDLR], une simple demoiselle sans dot ni patrie. Réclamée par les uns, la guerre était populaire auprès des autres. Fleury ne jugea pas possible de l’épargner au pays, mais il manœuvra pour la dévier vers des buts plus proches. […] Arracher la Lorraine aux Habsbourg, tel était aux yeux de Fleury le véritable objet de la lutte.

Michel Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, p. 137

En fait, au-delà du soutien à la candidature de son beau-père polonais, ce sont comme toujours des motifs bien plus profonds et structurels qui ont incité Louis XV à engager la France dans l’aventure de la succession polonaise. Construite à première vue contre le candidat soutenu par les Russes et les Autrichiens, la politique française vis-à-vis de cette guerre répond plus globalement à deux impératifs géostratégiques. D’une part, il s’agit de conserver la Pologne dans le giron des alliés de la France. En effet, depuis des siècles (et dans le cadre de la rivalité avec les Habsbourg d’Autriche que nous aborderons dans le prochain chapitre), la France a développé en Europe centrale et orientale un système d’alliances dites « de revers ». Le principe est simple : y disposer parmi les puissances moyennes d’alliés solides disputant à la Monarchie autrichienne l’hégémonie sur ces régions. Ces alliés traditionnels de la France à l’est du continent sont au nombre de trois : la Pologne, la Suède, et l’Empire ottoman. Or, en ce début du XVIIIe siècle, toutes ces puissances sont en déclin, affaiblissant substantiellement les leviers de la diplomatie française sur le continent. Aussi, lorsque meurt le souverain polonais en 1733, la France a-t-elle pour impératif géostratégique vital de ne pas laisser la Pologne rejoindre le camp autrichien.

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Pour la France, l’épineux souci de la « question lorraine »

Une autre raison pousse la France à s’engager dans le conflit de succession polonais : la paternité de Stanislas Leszczynski avec le roi de France. En effet, le beau-père de Louis XV est un roi sans trône, ce qui ricoche sur l’honneur de Sa Majesté Très Chrétienne. La vacance du trône de Pologne constitue donc le moment rêvé pour y rétablir Stanislas. Néanmoins, les opérations militaires en Pologne tournent rapidement à la défaveur des Français, que le cardinal de Fleury ne veut pas envoyer en trop grand nombre de peur de pousser la Grande-Bretagne à intervenir dans la guerre. Et puis, du point de vue des intérêts français, il y a une question beaucoup plus préoccupante que la Pologne : celle de la Lorraine.

Depuis le XVIe siècle, le duché de Lorraine constitue en effet un territoire semi-indépendant, mais formellement rattaché cependant au Saint-Empire germanique (et relevant donc de sa sphère d’influence). Par sa situation géographique, ce territoire présente depuis des siècles une importance stratégique énorme pour la France : longtemps courroie de liaison pour les Habsbourg espagnols entre la péninsule ibérique et leurs territoires des Pays-Bas, la Lorraine constitue depuis les guerres de Louis XIV un espace tampon entre la Champagne et une Alsace désormais rattachée à la France. Situé à seulement 250 km de Paris, la place forte de Metz constitue géostratégiquement une menace vitale pour la capitale française, pour laquelle le contrôle de la Lorraine est ainsi devenue une priorité stratégique de la politique du royaume. Or, la perspective d’un mariage de l’autre côté des frontières vient de rebousculer les cartes et concoure plus que nul autre à affoler le pouvoir français…

Zoom sur : ce qu’était (et n’était pas) le Saint-Empire Romain Germanique (962-1806)

Pour vous permettre de mieux comprendre les ressorts de la problématique que la France rencontre avec l’Autriche, qui règne sur le Saint-Empire romain germanique, il peut être intéressant de réaliser un bref détour par la présentation de ce dernier. Mais arf, expliquer simplement et rapidement ce qu’était le Saint-Empire romain germanique, quelle punition à vrai dire pour en avoir parlé… ! Nous pourrions commencer par rappeler les célèbres mots de Voltaire soulignant que le Saint-Empire n’était « ni romain, ni germanique, ni même un empire » … mais sommes-nous guère plus avancé ? (encore que…)

Pour faire simple, le Saint-Empire était une sorte d’institution d’Europe centrale ayant existé entre 962 et 1806 (date de sa dissolution par Napoléon – nous y reviendrons), et ayant pris des formes diverses durant ses près de mille années d’existence. Ayant englobé des régions aussi variées que les Pays-Bas, l’Autriche, l’ouest de la Pologne, la Bohème, le Nord de l’Italie, et peu ou prou tous les territoires de l’Allemagne actuelle, le Saint-Empire n’en était pas pour autant un État « classique » ou même une fédération d’États. Nous pourrions davantage le voir comme un « méta-État », un « club », quelque chose entre une fédération politique et une énorme institution territoriale liant, au travers d’intérêts et d’accords (géo)politiques et militaires, tout un ensemble de petits à moyens et grands États du centre de l’Europe (situés globalement entre la France et la Pologne actuelles).

La fondation du Saint-Empire résulte plus ou moins directement de la partition du vaste Empire carolingien entre les trois fils de Charlemagne ; partition entérinée par le célèbre traité de Verdun de 843. On peut le voir comme la volonté de l’Église de redonner corps au principe d’existence d’un « Empire romain d’Occident », après l’effondrement de celui-ci au Ve siècle au moment des « Grandes Invasions ». Si Charlemagne avait déjà été sacré « Empereur » par le Pape en l’an 800 – rétablissant ainsi le principe d’un « Saint-Empereur romain d’Occident », les troubles que connaissent la partie occidentale de son ancien empire (la « Francie occidentale ») autorise le germain Otto Ier (roi de Francie orientale) à être couronné en 962 Saint-Empereur romain germanique par le Pape, fondant ainsi ce qui constituera durant près de 1 000 ans la plus importante monarchie d’Europe. Le Saint-Empire connaîtra son apogée au début du XIIe siècle, à l’époque de la dynastie Hohenstaufen (apogée territoriale correspondant à la carte observable ci-dessus, et où figurent également les territoires du royaume de Sicile).
Alphathon, via Wikimedia Commons)

https://histoire-itinerante.fr/cartotheque/traite-verdun-843/
Un petit article de la cartothèque du blog sur la partition de l’Empire carolingien, pour les intéressé(e)s !

Tous les différents États du Saint-Empire (qui en comptait des centaines et des centaines !) participaient à l’élection de leur « Empereur » (empereur dont le titre, certes prestigieux, ne s’accompagnait pas véritablement de pouvoirs réels – et était surtout honorifique).

En cas d’attaque de l’un de ses membres, chaque État demeurait libre de décider de sa contribution à la défense de l’Empire : envoi de troupes, concours financier,.. (voire aucun des deux), ce en vertu d’accords établis directement entre l’État concerné et la Couronne impériale. Car en effet – et c’est là toute la singularité de la « chose » impériale, les États du Saint-Empire demeuraient des États indépendants, qui décidaient de leur propre politique extérieure, adossée à leur propre organisation militaire, et selon leur propre système légal. Et force est de constater que ces énergies se virent historiquement moins orientées vers l’extérieur que vers l’intérieur-même du Saint-Empire, théâtre de nombreuses guerres au cours des siècles (et notamment de la grande guerre de Trente Ans, la plus terrible série de conflits armés des célèbres « guerres de religion » qui embrasèrent l’Europe du XVIIe siècle ; une guerre de Trente Ans d’ailleurs considérée comme la première « Der des Der » par ses contemporains).

Je renvoie les intéressé(e)s de davantage d’informations sur la guerre de Trente Ans et son histoire vers, une fois n’est pas coutume, la remarquable chaîne Sur le champ et son excellent épisode sur le sujet !

Ce faisant, et malgré l’existence de 350 principautés allemandes au sein du Saint-Empire, il ne faut pas en tirer la conclusion pour autant que ce dernier ne constituait pas une réalité géopolitique avec laquelle il fallait compter au XVIIIe siècle. En effet, dans la mesure où la Diète du Saint-Empire (son organe politique central) a le droit de déclarer la guerre et de signer la paix, le Saint-Empire continue d’incarner un acteur central des relations internationales, et pèse toujours considérablement dans le jeu politique européen. Si la plupart de ses principautés (États membres – Autriche, Bavière, Saxe, Prusse, etc.) bénéficient de leur propres armées permanentes, l’Empire germanique dispose également de sa propre armée : l’armée des Cercles, composée de contingents fournis par les différents princes (généralement ceux des Petits États peu à même de se défendre par eux-mêmes). Le Saint-Empire dispose également d’une politique commune, portée par l’Empereur et représentée à l’étranger par ses différents résidents et ambassadeurs. Aussi ses différents États membres, s’ils gardent la latitude de pouvoir développer des politiques diplomatiques autonomes (comme les y autorisent les traités de Westphalie), doivent-ils s’inscrire en conformité avec cette dernière, au risque de voir leurs dirigeants mis au ban de l’Empire (une déclaration de guerre officielle de la Diète par exemple, oblige les princes concernés à rompre avec la puissance étrangère devenue l’ennemi commun, sous peine d’exil et de spoliation de leurs biens patrimoniaux).

Avec la Diète de Ratisbonne, l’Empereur, à condition de respecter les usages et les libertés germaniques, possédait encore une réelle autorité et un prestige certain, tant à l’étranger qu’auprès de ses vassaux et de ses arrière-vassaux. Sans dignité impériale, la monarchie [autrichienne] n’était plus qu’une puissance moyenne d’Europe centrale, guère plus prestigieuse que la Prusse ou la Pologne. […] Ratisbonne demeure un haut lieu de la diplomatie et de l’espionnage européens et la France ne manque d’y accréditer un représentant, souvent un diplomate talentueux. […] Le gouvernement français ne se contentait d’ailleurs pas d’envoyer des représentants à Vienne, auprès de l’Empereur […] et à Ratisbonne auprès de la diète germanique, il se faisait représenter dans la plupart des capitales allemandes.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, 1993, pP. 34,35 et 161

Bien que constitué en premier lieu de centaines de petits États allemands, l’histoire contemporaine du Saint-Empire a beaucoup à voir avec celle de l’Autriche et des Habsbourg. Cette grande maison souveraine originaire de l’actuelle Suisse allemande (et qui règne depuis la fin du XIIIe siècle sur le puissant duché autrichien), est en effet connue pour son arrivée à la tête du Saint-Empire en 1452 – date à partir de laquelle la lignée des archiducs d’Autriche occupera ensuite continuellement le statut d’empereur de la superstructure européenne.

Cette grande famille habsbourgeoise (à laquelle nous consacrerons un encadré propre un peu plus loin), en plus de ses autres possessions européennes, règnera durant près de quatre siècles sur le Saint-Empire ; période où elle aura à gouverner (et à survivre) à tout un ensemble de grands événements sociaux et politiques qui affecteront structurellement l’Empire germanique (Peste Noire et la crise démographique et économique considérable qu’elle génèrera dans l’Europe entière, Réforme et naissance du protestantisme, guerres de religion, naissance du capitalisme dans les cités hanséatiques et de l’Italie du Nord,…).

Si ces événements se traduiront par des dizaines de réformes qui amélioreront substantiellement son organisation, le Saint-Empire du XVIIIe siècle, malgré ses presque 30 millions d’habitants (faisant de lui la première puissance démographique d’Europe), demeure toutefois une mosaïque d’États morcelés, peu lisible, et traversée par de profondes rivalités, toujours plus prégnantes au fil des siècles (particulièrement entre les grandes puissances continentales et régionales qui le composent – Autriche, Bavière, Saxe, Prusse, Hanovre,…).

Carte du Saint-Empire romain germanique à la veille de la Révolution française de 1789
Le manque d’unité et de cohésion du Saint-Empire (bien visible sur cette géographie de l’institution à l’issue des traités de Westphalie, au milieu du XVIIe siècle) ont toujours rendu celui-ci extrêmement vulnérable aux invasions étrangères (particulièrement du grand voisin et rival français..).
ziegelbrenner, via Wikimedia Commons)

De sa fondation en 962 à sa dissolution en 1806, le territoire du Saint-Empire aura beaucoup évolué. Ayant au départ pour matrice le regroupement de deux des divisions de l’Empire carolingien (la Francie orientale et la Francie médiane – devenue ensuite la Lotharingie), le Saint-Empire connaîtra son apogée territoriale au XIe-XIIe, moment où il s’étend de la mer du Nord aux Etats pontificaux, et du Rhône à la Pologne. Après la perte de l’Italie au Moyen-Âge, le Saint-Empire se verra progressivement grignoté par la France, dont les rois s’emparent les uns après les autres des territoires impériaux limitrophes de leur royaume (Dauphiné et Provence à la fin du Moyen-Âge, puis Franche-Comté, Alsace et Lorraine à l’époque moderne). Il perdra également le contrôle des Pays-Bas à la suite de la création des Provinces-Unies en 1581, l’Empire se rétractant ainsi peu à peu sur les territoires de langue allemande.

Malgré sa formidable puissance (démographique, politique, économique), le Saint-Empire demeure ainsi un tigre de papier, structurellement inéquipé pour faire face à une attaque directe. Et effectivement, le Saint-Empire ne résistera pas à l’expansionnisme d’une France républicaine puis impériale dirigée par un certain Napoléon Bonaparte. Consul puis Empereur des Français qui infligera ainsi à l’Empereur autrichien (dans le cadre des guerres de Coalitions) une série de grandes défaites au début des années 1800, avant d’appeler à une dissolution pure et simple du Saint-Empire – acceptée par l’Autriche et effective en 1806.

Bien qu’imposée par la France de Napoléon (et résonnant comme une grande révolution géopolitique dans l’Europe d’alors), la dissolution de l’institution européenne millénaire constitua probablement également une forme de soulagement pour l’Autriche – qui ne voyait plus de toute façon comment défendre cet imposant magma étatique. Délivré de la contrainte sainte-impériale, l’archiduc Francis Ier devient ainsi en 1806 l’empereur d’une Autriche désormais pleinement indépendante, et qui figurera jusqu’au bout l’un parmi les plus irréductibles ennemis des ambitions napoléoniennes (contre lesquelles elle jettera toute ses forces).


Ce détour par le Saint-Empire romain germanique maintenant réalisé, revenons-en à la problématique qui affole la diplomatie française à l’époque de la succession de Pologne. Le problème est le suivant : François III, l’héritier du duché de Lorraine, doit épouser Marie-Thérèse d’Autriche (que Charles VI a donc positionnée, via la Pragmatique Sanction, comme l’héritière de la Monarchie autrichienne, et ce faisant, du trône du Saint-Empire). Cette perspective présente cependant des conséquences géopolitiques considérables et redoutables pour la France, car elle impliquerait que le couple règnerait sur des territoires allant des Vosges aux Balkans, et poserait surtout la frontière de l’Empire Habsbourg aux portes de la Champagne française – hypothèse inacceptable pour Versailles !

L’Europe centrale au début du XVIIIe siècle. On y constate bien le « trou dans la raquette » que constitue la région lorraine à l’échelle du territoire français. Tout au long de son règne, par la diplomatie et à défaut par les guerres incessantes, Louis XIV n’a eu de cesse d’œuvrer à « sécuriser » cette frontière nord-est française, cherchant à la rationnaliser au maximum (suppression des enclaves territoriales) et à la repousser au niveau de ce que le souverain français considéraient comme les frontières « naturelles » du royaume – les Ardennes et le Rhin.


Une crise brillamment résolue par le cardinal de Fleury

C’est là que le génie diplomatique du cardinal de Fleury va entrer en jeu. Sur les conseils du maréchal de Belle-Isle, et avançant le souci du maintien de l’équilibre européen, Fleury pose sur la table des négociations un vaste marchandage d’échelle continentale, et qui doit permettre de satisfaire tous les partis. François III doit renoncer au duché de Lorraine, qui se verrait attribuer à Stanislas, ce dernier renonçant en conséquence à un trône de Pologne de toute façon irrécupérable. Pour prix de la renonciation à son patrimoine, la Maison de Lorraine recevra en compensation le duché italien de Toscane (dont le trône est justement vacant). Brillamment négociée, la manœuvre est plus qu’habile : conformes aux intérêts français comme au principe de l’équilibre européen, elle permet à la fois de trouver un trône un Stanislas et de récupérer la Lorraine sans déposséder complètement les Habsbourg, qui tiennent stratégiquement à leur ancrage en Italie du Nord face aux intérêts espagnols. La négociation diplomatique est aussi bien aidée par les victoires françaises et espagnoles de 1734-1735 : les premiers ont occupé préventivement la Lorraine et conquis plusieurs places fortes de la région rhénane, tandis que les seconds ont mené une brillante campagne en Italie du Sud, occupant la Sicile et le royaume de Naples au détriment des forces autrichiennes.

Stanislas fut dédommagé avec la Lorraine, François II eut en compensation le grand duché italien [de Toscane] et Auguste II demeura à Varsovie.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au xviiie siècle, 1993, p. 19

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La Marine française dans la guerre de Succession de Pologne

Si la guerre de Succession de Pologne est fondamentalement continentale, elle force néanmoins le gouvernement français à activer l’escadre de Brest (la flotte de l’Atlantique), même si le cardinal de Fleury en limite strictement les mouvements pour ne pas inquiéter le Royaume-Uni (qui a eu la prudence de resté neutre dans le conflit). En 1733, une petite force de neuf vaisseaux et cinq frégates porteuse de 1 500 hommes de troupe est ainsi concentrée dans la Baltique pour appuyer Stanislas Leszczynski, qui vient d’être élu contre le candidat des Russes et les Autrichiens. La flotte française reste cependant mouillée à Copenhague, puis est rappelée à la fin de l’année, alors que le nouveau souverain (baptisé pour l’occasion Stanislas Ier) doit quitter sa capitale sous la pression de l’armée russe et se réfugier dans la forteresse portuaire de Dantzig. Assiégé par des forces considérables, il attend alors l’aide de Louis XV — qui ne peut venir que par la mer — pour sauver sa couronne.

En avril 1734, l’amiral Duguay-Trouin reçoit le commandement d’une escadre de quinze vaisseaux censée partir pour la Baltique, mais celle-ci est désarmée en novembre. Prudent lui aussi, le cardinal de Fleury a limité l’aide à quelques bâtiments embarquant un renfort de 2 000 hommes (et qui n’emportent que sept cartouches chacun…). Arrivée en mai 1734, la petite troupe se rembarque d’ailleurs immédiatement au vu d’une position devenue intenable, alors qu’au même moment Versailles engage des dizaines de milliers d’hommes sur le Rhin et en Italie du nord contre l’Autriche, choisie comme cible principale en vertu de la rivalité franco-habsbourgeoise pluriséculaire. En 1735, on parle à nouveau d’armer vingt vaisseaux mais finalement, au regard de la chute de Dantzig l’année précédente (juin 1734), de la fuite de Stanislas et de la signature des préliminaires de la paix de Vienne, l’escadre est à nouveau neutralisée. Face au risque croissant d’embourbement, c’est en effet le cardinal de Fleury qui a organisé astucieusement une solution « gagnante-gagnante », qui mettra le conflit plus ou moins en sommeil (bien qu’il demeurera techniquement actif jusqu’en 1738).

Ce que la toute-puissante armée de Louis XIV et la brutalité de Louvois n’avaient pu réaliser à l’époque des Réunions, [le cardinal de Fleury] l’avait obtenu, en écartant la dangereuse Maison de Lorraine de Nancy et en ménageant une habile transition qui permit à la population, plutôt réticente à l’égard de la France, à s’habituer à ses nouveaux maîtres. Il avait, en même temps, sauvé le prestige de la Maison de Bourbon, la reine Marie étant dorénavant la fille d’un roi, tandis qu’il ménageait une réconciliation avec les Wettin en faisant du complexe polono-saxon un allié de la France.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au xviiie siècle, 1993, p. 158

L’Europe après le traité de Vienne de 1738, à la veille du déclenchement de la guerre de Succession d’Autriche. Essentiellement grâce à d’habiles manœuvres diplomatiques, la France ressort victorieuse du conflit de succession polonais, et se pose en garante de la nouvelle « paix de Vienne » (qui ne durera guère longtemps…).
(© P. S. Burton, via Wikimedia Commons)

Le traité de Vienne de 1738 : un réalignement géopolitique et une paix manqués ?

Jamais la France n’avait été plus puissante ni plus respectée. Alliée des Bourbons d’Espagne et de Naples, alliée de la Pologne et de la Turquie, réconciliée avec l’Empereur, assez forte pour se passer désormais de l’Angleterre, elle était, selon le mot de Frédéric II, l’arbitre de l’Europe. « Aucun voisin, dit encore Voltaire, n’avait à se plaindre d’elle et toutes les nations la regardaient comme leur médiatrice et leur mère commune. »

Michel Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, p. 139

Signée en 1738, la paix de Vienne consacre la France de Fleury en « arbitre de l’Europe », cette dernière ayant ainsi satisfait à ses différents objectifs stratégiques sans entraîner le continent dans une guerre de haute intensité. Grâce à sa diplomatie comme à ses armées, Louis XV a réussi à éviter l’humiliation à Stanislas (dont la France se voyait plus ou moins obligée initialement d’appuyer la candidature en Pologne) tout en mettant avantageusement la main sur le duché de Lorraine, dernière grande région à l’ouest du Rhin qui échappait encore au contrôle de la France malgré les tentatives d’annexion de Louis XIV. Attribuée en viager au roi polonais, celle-ci sera immédiatement placée sous la tutelle d’un intendant français, avant d’être définitivement annexée au royaume à la mort de Stanislas, en 1766.

Il y avait longtemps que [la France] n’avait obtenu à si peu de frais de si grands avantages. La Lorraine tant de fois occupée, tant de fois convoitée, allait être enfin réunie à la France qui, de Paris à Strasbourg, formerait désormais un bloc compact. Par une heureuse circonstance, le nouveau régime s’établirait à Nancy, par la transition d’une royauté débonnaire, sous le sceptre d’un prince philosophe, charitable et ami des arts.

Michel Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, p. 138

Au final, malgré l’échec en Pologne, la France ressort globalement victorieuse de la guerre. Si la flotte n’y a joué qu’un rôle tout à fait secondaire (sa mission se limitant à apporter un soutien symbolique à un roi de Pologne qui n’avait de toute façon pas les moyens de se maintenir sur son trône), le conflit aura eu le mérite d’activer et d’occuper la marine de guerre, ainsi que d’augmenter légèrement le rythme de constructions navales (qui comme je vous le raconte dans cet autre article, sont demeurées extrêmement faibles durant les décennies 1720 et 1730, à rebours de l’investissement naval monumental que continue de réaliser l’Angleterre malgré la paix). Néanmoins, bien que positif, l’implication de la Marine royale dans le conflit de succession polonais est resté extrêmement modérée. C’est que le gouvernement du cardinal de Fleury avait refusé dès le début d’envisager une guerre lointaine nécessitant une forte mobilisation navale, laquelle n’aurait tôt ou tard pas manquer de provoquer à juste titre l’entrée en guerre du Royaume-Uni aux côtés des Russes et des Autrichiens (ce que Versailles comme Londres s’emploie depuis donc près de deux décennies à éviter par la collaboration et coordination diplomatiques). Le grand affrontement maritime inéluctable entre les deux grands rivaux coloniaux du globe n’aura, ce faisant, été retardé que d’une seule guerre…

Au tournant des années 1740, après des décennies de rivalités croissantes et montée en tension entre grandes puissances coloniales, la guerre finit par éclater dans le monde maritime…

Assortie d’une reconnaissance de la Pragmatique Sanction par la France, la paix de Vienne avait vocation à durer. Elle signait le début d’un grand rapprochement entre Versailles et la Monarchie habsbourgeoise (qui n’incarnait plus la « puissance d’encerclement » d’autrefois depuis la résolution de la guerre de Succession d’Espagne), et même les prémices d’une entente cordiale entre les deux grandes puissances du continent (qui ne prendra forme finalement qu’avec le grand renversement des alliances de 1756).

Esquissée par Fleury, la paix générale n’aura toutefois guère vécue, en partie en raison de l’important parti antiautrichien existant au sein de l’élite française, mais aussi et surtout du fait des sirènes coloniales. En 1739 (comme je vous le raconte dans cet autre article), la guerre éclate dans le monde colonial entre l’Espagne et la Grande-Bretagne, et bien qu’il ait à tout prix chercher à préserver la paix avec Londres, Fleury ne peut plus y compter sur la politique pacifique réciproque d’un Walpole. À Londres, désormais, en ce tournant des années 1740, c’est le parti de la guerre qui est maintenant au pouvoir. Et dans les espaces lointains et aux quatre coins des mers du monde, bien avant l’Espagne, c’est la France qui constitue, plus que nulle autre, la grand rivale de l’Angleterre. Mais c’est une autre histoire… 😉

Comme l’avait montré naguère Paul Vaucher dans sa thèse, la politique de Fleury était liée à l’entente cordiale et à la volonté de Walpole de maintenir des rapports confiants entre Paris et Londres. Or la situation était en train d’évoluer en Grande-Bretagne et Walpole perdait le contrôle de la politique étrangère, car les intérêts coloniaux et maritimes, si contraires à ceux de l’Espagne et surtout à ceux de la France en pleine expansion, étaient en train de s’imposer au Parlement et dans le cabinet britanniques. La situation évoluait dangereusement dans l’espace atlantique et la mort de Charles VI va susciter une grave crise en Europe centrale, créant une situation explosive, redoutée depuis 1715 par tous les gouvernements français et permettant aux bellicistes des deux rives de la Manche de mettre fin à une période de paix qui avait, jusque là, beaucoup profité à la France de Louis XV.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au xviiie siècle, 1993, p. 158

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Pour aller plus loin… 🔎🌎

Ce petit épisode de la série des « Il était une fois… » du blog est en fait extrait de ma grande série consacrée aux origines de la guerre de Sept Ans (1756-1763). Si les sujets de l’histoire européenne et plus globalement du « grand XVIIIe siècle » vous intéressent (ce fut en effet une période charnière de l’histoire moderne), je vous oriente ainsi vers la découverte de cette riche série documentaire traitant de cet immense conflit, considéré par de nombreux historiens comme la première véritable « guerre mondiale » de l’Histoire. Un conflit qui débutera (et se propagera) en effet dans l’ensemble des empires coloniaux du monde, lui conférant ainsi une dimension planétaire et maritime inédite.

Une guerre constituant en outre le plus grand choc de l’intense conflit global qui opposera tout au long du XVIIIe siècle la France et la Grande-Bretagne pour la domination (de la mondialisation) du monde ; une suite ininterrompue de conflits, de Louis XIV à Waterloo, d’ailleurs qualifié de « Seconde guerre de Cent Ans » par certains historiens. Une passionnante série d’articles en forme de grande fresque historique, qui vous portera ainsi des Grandes Découvertes à la chute du Canada et des Indes françaises, et de la fondation des grandes empires coloniaux européens outremers et de la naissance de la mondialisation maritime et de la globalisation économique à l’émergence du capitalisme, du libéralisme et plus globalement d’un nouvel ordre mondial caractérisé par l’hégémonie planétaire britannique (sur les plans maritime, colonial, économique, culturel, géopolitique, etc.). Une grande série qui vous amènera aussi à mieux comprendre tant les racines de la guerre d’Indépendance américaine que celles de la Révolution française et des guerres napoléoniennes ; autant d’événements qui structureront décisivement notre monde contemporain !

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Et sinon, pour les intéressés et autres curieux, vous pouvez prendre connaissance de tous mes articles, (photo)reportages, récits de voyage, documentations et cartes liés à l’histoire et à la géographie de la Grande-Bretagne, ainsi que plus globalement à celle de l’Europe, en consultant les rubriques du site spécifiquement dédiées à ces domaines (accessibles ici : catégorie « Angleterre | Grande-Bretagne | Royaume-Uni » et catégorie « Europe »).

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