De 1514 à 1795, les anciens territoires bourguignons des Pays-Bas (l’une des régions les plus riches et les plus stratégiques d’Europe) appartiendront successivement aux branches espagnoles puis autrichiennes de la famille royale des Habsbourg, une lignée souveraine comptant parmi les plus puissantes et les plus influentes de l’histoire de l’Europe moderne.
Alors que les Pays-Bas du nord (Provinces-Unies) arracheront (au prix de 80 ans de lutte) leur indépendance aux Habsbourg d’Espagne dès la fin du XVIIe siècle, les territoires des Pays-Bas du sud (correspondant à la Belgique et au Luxembourg actuels) demeureront dans le giron espagnol puis autrichien jusqu’à la fin du XVIIIe siècle et les conquêtes de Napoléon.
Traditionnels alliés de la Grande-Bretagne, les Pays-Bas du nord (Provinces-Unies) comme du sud (propriété espagnole puis autrichienne) connaîtront de nombreuses guerres avec le puissant voisin français, qui les envahira de nombreuses fois sous les règnes de Louis XIV et de Louis XV (avant de les annexer définitivement durant les guerres révolutionnaires puis napoléoniennes). Une histoire riche et mouvementée au cœur de l’histoire moderne du continent européen, comme je vous propose de le découvrir dans ce nouvel opus de « L’Histoire en cartes » !
Les Pays-Bas historiquement : une des plus riches régions d’Europe…
Les Pays-Bas au début du XVIe siècle : une riche région maritime et urbaine, très densément peuplée pour l’époque. Une région aux mains de la famille des Habsbourg qui règnent alors sur l’Espagne, la première puissance mondiale…
Au début de l’ère moderne, les Pays-Bas (qui s’étendent alors du territoire de la Groningue au nord à l’Artois au sud), sont constituées de dix-sept provinces. Ces dernières ont alors le statut de fiefs du Saint-Empire romain germanique, réunies depuis le XIVe siècle sous l’action des ducs de Bourgogne, puis passées à la maison de Habsbourg à la mort en 1482 de Marie de Bourgogne (qui était la fille de Charles le Téméraire – le dernier duc de Bourgogne décédé sans héritier mâle – et l’épouse de Maximilien d’Autriche de la maison de Habsbourg (1465-1519) – et qui fut empereur de 1494 à sa mort).
En aparté : ce qu’était (et n’était pas) le Saint-Empire Romain Germanique (962-1806)
Arf, expliquer simplement et rapidement ce qu’était le Saint-Empire romain germanique, quelle punition pour en avoir parlé… ! Nous pourrions commencer par rappeler les célèbres mots de Voltaire soulignant que le Saint-Empire n’était « ni romain, ni germanique, ni même un empire » … mais sommes-nous guère plus avancé ? (encore que…)
Pour faire simple, le Saint-Empire était une sorte d’institution d’Europe centrale ayant existé entre 962 et 1806 (date de sa dissolution par Napoléon – nous y reviendrons), et ayant pris des formes diverses durant ses près de mille années d’existence. Ayant englobé des régions aussi variées que les Pays-Bas, l’Autriche, l’ouest de la Pologne, la Bohème, le Nord de l’Italie, et peu ou prou tous les territoires de l’Allemagne actuelle, le Saint-Empire n’en était pas pour autant un État « classique » ou même une fédération d’États. Nous pourrions davantage le voir comme un « méta-État », un « club », quelque chose entreune fédération politiqueet une énorme institution territoriale liant, au travers d’intérêts et d’accords (géo)politiques et militaires, tout un ensemble de petits à moyens et grands États du centre de l’Europe (situés globalement entre la France et la Pologne actuelles).
Un petit article de la cartothèque du blog sur la partition de l’Empire carolingien, pour les intéressé(e)s !
Tous les différents États du Saint-Empire (qui en comptait des centaines et des centaines !) participaient à l’élection de leur « Empereur » (empereur dont le titre, certes prestigieux, ne s’accompagnait pas véritablement de pouvoirs réels – et était surtout honorifique).
En cas d’attaque de l’un de ses membres, chaque État demeurait libre de décider de sa contribution à la défense de l’Empire : envoi de troupes, concours financier,.. (voire aucun des deux), ce en vertu d’accords établis directement entre l’État concerné et la Couronne impériale. Car en effet – et c’est là toute la singularité de la « chose » impériale, les États du Saint-Empire demeuraient des États indépendants, qui décidaient de leur propre politique extérieure, adossée à leur propre organisation militaire, et selon leur propre système légal. Et force est de constater que ces énergies se virent historiquement moins orientées vers l’extérieur que vers l’intérieur-même du Saint-Empire, théâtre de nombreuses guerres au cours des siècles (et notamment de la grande guerre de Trente Ans, la plus terrible série de conflits armés des célèbres « guerres de religion » qui embrasèrent l’Europe du XVIIe siècle ; une guerre de Trente Ans d’ailleurs considérée comme la première « Der des Der » par ses contemporains).
Je renvoie les intéressé(e)s de davantage d’informations sur la guerre de Trente Ans et son histoire vers, une fois n’est pas coutume, la remarquable chaîne Sur le champ et son excellent épisode sur le sujet !
Ce faisant, et malgré l’existence de 350 principautés allemandes au sein du Saint-Empire, il ne faut pas en tirer la conclusion pour autant que ce dernier ne constituait pas une réalité géopolitique avec laquelle il fallait compter au XVIIIe siècle. En effet, dans la mesure où la Diète du Saint-Empire (son organe politique central) a le droit de déclarer la guerre et de signer la paix, le Saint-Empire continue d’incarner un acteur central des relations internationales, et pèse toujours considérablement dans le jeu politique européen. Si la plupart de ses principautés (États membres – Autriche, Bavière, Saxe, Prusse, etc.) bénéficient de leur propres armées permanentes, l’Empire germanique dispose également de sa propre armée : l’armée des Cercles, composée de contingents fournis par les différents princes (généralement ceux des Petits États peu à même de se défendre par eux-mêmes). Le Saint-Empire dispose également d’une politique commune, portée par l’Empereur et représentée à l’étranger par ses différents résidents et ambassadeurs. Aussi ses différents États membres, s’ils gardent la latitude de pouvoir développer des politiques diplomatiques autonomes (comme les y autorisent les traités de Westphalie), doivent-ils s’inscrire en conformité avec cette dernière, au risque de voir leurs dirigeants mis au ban de l’Empire (une déclaration de guerre officielle de la Diète par exemple, oblige les princes concernés à rompre avec la puissance étrangère devenue l’ennemi commun, sous peine d’exil et de spoliation de leurs biens patrimoniaux).
Avec la Diète de Ratisbonne, l’Empereur, à condition de respecter les usages et les libertés germaniques, possédait encore une réelle autorité et un prestige certain, tant à l’étranger qu’auprès de ses vassaux et de ses arrière-vassaux. Sans dignité impériale, la monarchie [autrichienne] n’était plus qu’une puissance moyenne d’Europe centrale, guère plus prestigieuse que la Prusse ou la Pologne. […] Ratisbonne demeure un haut lieu de la diplomatie et de l’espionnage européens et la France ne manque d’y accréditer un représentant, souvent un diplomate talentueux. […] Le gouvernement français ne se contentait d’ailleurs pas d’envoyer des représentants à Vienne, auprès de l’Empereur […] et à Ratisbonne auprès de la diète germanique, il se faisait représenter dans la plupart des capitales allemandes.
Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, pP. 34,35 et 161
Bien que constitué en premier lieu de centaines de petits États allemands, l’histoire contemporaine du Saint-Empire a beaucoup à voir avec celle de l’Autriche et des Habsbourg. Cette grande maison souveraine originaire de l’actuelle Suisse allemande (et qui règne depuis la fin du XIIIe siècle sur le puissant duché autrichien), est en effet connue pour son arrivée à la tête du Saint-Empire en 1452 – date à partir de laquelle la lignée des archiducs d’Autriche occupera ensuite continuellement le statut d’empereur de la superstructure européenne.
Cette grande famille habsbourgeoise (à laquelle nous consacrerons un encadré propre un peu plus loin), en plus de ses autres possessions européennes, règnera durant près de quatre siècles sur le Saint-Empire ; période où elle aura à gouverner (et à survivre) à tout un ensemble de grands événements sociaux et politiques qui affecteront structurellement l’Empire germanique (Peste Noire et la crise démographique et économique considérable qu’elle génèrera dans l’Europe entière, Réforme et naissance du protestantisme, guerres de religion, naissance du capitalisme dans les cités hanséatiques et de l’Italie du Nord,…).
Si ces événements se traduiront par des dizaines de réformes qui amélioreront substantiellement son organisation, le Saint-Empire du XVIIIe siècle, malgré ses presque 30 millions d’habitants (faisant de lui la première puissance démographique d’Europe), demeurera toutefois une mosaïque d’États morcelés, peu lisible, et traversée par de profondes rivalités, toujours plus prégnantes au fil des siècles (particulièrement entre les grandes puissances continentales et régionales qui le composent – Autriche, Bavière, Saxe, Prusse, Hanovre,…).
De sa fondation en 962 à sa dissolution en 1806, le territoire du Saint-Empire aura beaucoup évolué. Ayant au départ pour matrice le regroupement de deux des divisions de l’Empire carolingien (la Francie orientale et la Francie médiane – devenue ensuite la Lotharingie), le Saint-Empire connaîtra son apogée territoriale au XIe-XIIe, moment où il s’étend de la mer du Nord aux Etats pontificaux, et du Rhône à la Pologne. Après la perte de l’Italie au Moyen-Âge, le Saint-Empire se verra progressivement grignoté par la France, dont les rois s’emparent les uns après les autres des territoires impériaux limitrophes de leur royaume (Dauphiné et Provence à la fin du Moyen-Âge, puis Franche-Comté, Alsace et Lorraine à l’époque moderne). Il perdra également le contrôle des Pays-Bas à la suite de la création des Provinces-Unies en 1581, l’Empire se rétractant ainsi peu à peu sur les territoires de langue allemande.
Malgré sa formidable puissance (démographique, politique, économique), le Saint-Empire demeure ainsi un tigre de papier, structurellement inéquipé pour faire face à une attaque directe. Et effectivement, le Saint-Empire ne résistera pas à l’expansionnisme d’une France républicaine puis impériale dirigée par un certain Napoléon Bonaparte. Consul puis Empereur des Français qui infligera ainsi à l’Empereur autrichien (dans le cadre des guerres de Coalitions) une série de grandes défaites au début des années 1800, avant d’appeler à une dissolution pure et simple du Saint-Empire – acceptée par l’Autriche et effective en 1806. Mais ceci est une autre histoire… 😉
Pour revenir aux Pays-Bas des Habsbourg, sur le plan institutionnel, ces derniers occupent une place particulière dans le Saint-Empire. Depuis 1512 en effet, les dix-sept provinces forment (avec le comté de Bourgogne) le cercle de Bourgogne ; qui plus est, en 1549, le célèbre Charles Quint les a doté d’un système successoral unifié. De 1516 à 1555, leur souverain est le petit-fils de Maximilien et de Marie de Bourgogne, Charles de Habsbourg (1500-1558), devenu aussi roi de Castille et d’Aragon en 1516 et élu empereur en 1520 sous le nom de Charles V (et plus couramment appelé « Charles Quint » – qui est alors le plus puissant monarque d’Europe, régnant sur un empire « sur lequel le soleil ne se couche jamais » !).
Le souverain Habsbourg ne pouvant être présent en permanence aux Pays-Bas, le gouvernement en est confié à un régent : en 1544, c’est sa sœur, Marie de Hongrie, dont la cour réside principalement à Bruxelles, capitale du duché de Brabant, qui est chargée de cette fonction. Le souverain est aussi représenté dans chaque province par un stathouder (sorte de lieutenant-gouverneur – et dont le rôle évoluera ensuite vers une sorte de lord-protecteur du pays). Le duché de Brabant est la principale des dix-sept provinces, avec les villes de Bruxelles (capitale), de Malines (siège de la cour suprême), de Louvain (université) et d’Anvers – qui en 1550 est une place économique de rang mondial, participant au commerce avec les territoires américains et asiatiques (c’est notamment dans la riche cité anversoise que les Portugais ont établi leur grande plateforme de revente des épices qu’ils ramènent des Indes – et dont l’Europe du Nord est alors la principale consommatrice !).Le comté de Flandre (Bruges, Gand), qui a connu son apogée au XIIIe siècle, a quant à lui été relégué au second plan.
Après avoir passé une longue partie du Moyen-Âge sous la propriété des comtes de Flandres puis des ducs de Bourgogne, les Pays-Bas basculent donc au début de l’époque moderne dans le giron de la célèbre famille des Habsbourg, alors la dynastie souveraine la plus puissante d’Europe. Sous le règne de Charles Quint, par une politique de mariage soutenue, la dynastie autrichienne est en effet parvenue à régner sur un ensemble de territoires représentant près de la moitié de l’Europe continentale, un véritable « empire Habsbourg » allant de la Bohème à l’Espagne et de l’Italie aux Pays-Bas – et qui a alors la fâcheuse propriété d’encercler littéralement la France de François Ier (situation qui sera d’ailleurs à l’origine de près de trois siècles d’intenses rivalités entre les Monarchies française et autrichienne !). Il y avait effectivement de quoi susciter des rivalités : en plus de régner sur le Saint-Empire romain germanique, les Habsbourg comptent parmi leurs possessions patrimoniales deux des plus riches régions d’Europe : l’Espagne et les Pays-Bas.Les grands marchés et foires de commerce des villes flamandes (à gauche) et les riches campagnes agricoles et maritimes hollandaises (à droite) : les deux ingrédients-clés de la prospérité médiévale des Pays-Bas !
Les Pays-Bas ont en effet toujours été une région extrêmement riche. Depuis le milieu du Moyen-Âge, grâce à leur agriculture très moderne, leurs industries florissantes (draperie, métallurgie) et leur situation centrale à l’échelle du commerce européen (ils sont effectivement stratégiquement situés au carrefour des routes marchandes entre la Baltique, la Mer du Nord et le reste du continent), les Flandres et le sud-ouest de l’actuelle Hollande comptent parmi les régions les plus prospères d’Europe.
Très densement peuplés, les Pays-Bas enregistrent au début du XVIe siècle l’un des revenus par habitant (PIB) les plus élevés de l’époque, ainsi qu’un des taux d’urbanisation les plus importants du Vieux Continent (avec un habitant sur deux y vivant en ville !). La région abrite également de nombreux grands ports (notamment Anvers et Amsterdam, et avant eux Bruges et Gand), véritables épicentres du commerce européen depuis la fin du Moyen-Âge (et déjà espaces d’épanouissement d’une importante bourgeoisie marchande).
Après Bruges, et avant Amsterdam et Londres, c’est en Flandre, et d’abord à Anvers, que l’argent du monde se concentre. De fait, tout comme Venise a été la vraie bénéficiaire des croisades, Anvers est, avec Séville, celle de la découverte de l’Amérique et du commerce avec les Indes. C’est là qu’en 1501 débarque le premier bateau portugais venu de Calicut avec des épices destinées à l’Europe du Nord. Anvers devient alors la capitale de l’économie-monde.
Jacques Attali, Les Juifs, le monde et l’argent : Histoire économique du peuple juif, p. 301
Situé à l’embouchure de l’Escaut dans l’actuelle Belgique, le port d’Anvers (à gauche) supplante au début de l’époque moderne la grande cité portuaire de Bruges (à droite), qui avait constituée l’un des principaux carrefours marchands de l’Europe médiévale (mais dont l’activité maritime était désormais grippée par des problématiques d’ensablement). Premier port européen d’arrivée des épices d’Asie et plaque tournante des circuits de métaux précieux, Anvers constituera longtemps la première place financière du Vieux Continent (où sera d’ailleurs fondé la première véritable Bourse de l’Histoire des bourses de valeurs). Affaiblie et dépeuplée par la guerre d’indépendance des Provinces-Unies, la grande cité marchande des Flandres sera finalement supplantée à son tour par Amsterdam, au début du XVIIe siècle (où le conflit a vu se refugier de nombreux marchands et financiers d’Anvers).
Ces riches Pays-Bas, dépendent à l’époque de la Monarchie espagnole des Habsbourg (auxquels je consacre également un article ici) – qui en ont eux-mêmes hérité de la lignée des ducs de Bourgogne. Une situation de tutelle étrangère de plus en plus insupportable pour la population néerlandaise, lourdement taxée par la Couronne ibérique (dont les Pays-Bas assurent alors plus du tiers des revenus fiscaux !). Et un maître espagnol présentant également le fâcheux souci d’être en guerre continuelle avec le grand voisin et rival français (guerres qu’elle finance qui plus est par de nombreux emprunts auprès des grands financiers.. néerlandais). Et comme si cela ne suffisait pas, arrive de l’Allemagne voisine la « Réforme » : le protestantisme se diffuse aux Pays-Bas, et s’y voit bientôt réprimé par l’autorité espagnole, farouchement catholique, et qui leur envoient rapidement l’Inquisition. Le pays est en ébullition…
Concernant les ressorts du mouvement réformateur chrétien et la révolution politique, culturelle et économique que représente la diffusion puis l’enracinement de ce dernier dans toute l’Europe, je renvoie les intéressé(e)s vers cet autre conséquent article du blog !Marquées par une plus forte pénétration protestante, les provinces du nord des Pays-Bas des Habsbourg, héritage des Pays-Bas bourguignons (à gauche), se soulèveront dès la fin du XVIe siècle pour obtenir leur indépendance, formant ainsi les Provinces-Unies (à droite, et correspondant aux Pays-Bas actuels). Présentant un plus fort ancrage catholique, les Pays-Bas du sud (dits alors « espagnols », et correspondant aux actuelles Belgique et Luxembourg) demeureront quant à eux sous la tutelle habsbourgeoise jusqu’aux guerres napoléoniennes (et deviendront indépendants au dénouement de celles-ci, au moment des traités de Vienne de 1815).
Zoom sur : l’Empire des Habsbourg : petite histoire de la plus puissante famille de l’Europe moderne !
De la fin du XVe siècle au début du XIXe siècle, l’Europe a, pour ainsi dire, vécu dans la rivalité entre la maison des Habsbourg et les monarques Bourbons au pouvoir en France depuis Henri IV. Première puissance européenne à partir du milieu du Moyen-Âge – et qui alors ne manquait déjà pas d’ennemis proches (Angleterre, Sarrasins,…), le royaume de France a en effet souffert, durant tout la période de la Renaissance et de l’Ancien Régime, de l’émergence et montée en puissance de cette nouvelle grande puissance continentale qu’a incarnée la famille royale des Habsbourg.
Durant plus de cinq siècles (c’est-à-dire du Haut Moyen-Âge jusqu’à la dissolution de la monarchie après la Première Guerre mondiale), les Habsbourg ont en effet dirigé un Empire expansif et évolutif. Un Empire qui comprit, à plusieurs reprises, l’immense Saint-Empire romain germanique, le stratégique Empire espagnol (et ses riches colonies), ainsi que plus durablement, les grandes régions de l’Europe centrale correspondant à l’Autriche, la Bohême et la Hongrie (et qui constituaient l’épicentre de son territoire et de son pouvoir).
Dès le milieu du XVIe siècle (1547), la maison des Habsbourg règne déjà sur un empire considérable ! Pays-Bas Espagne, Italie, Sicile, Sardaigne, Croatie, Autriche, Bohème, Moravie, Hongrie, Pologne, Roumanie, Franche-Comté.. : autant de régions ou pays actuels alors possessions patrimoniales de la plus puissante famille royale d’Europe, dont le pouvoir et la richesse croissantes ne pouvaient ainsi qu’inquiéter le grand voisin français…
Plus qu’un empire européen à vrai dire, l’empire Habsbourg est même un empire mondial ! Dès le milieu du XVIe siècle, les conquistadors espagnols ont conquis une large partie de l’Amérique centrale et du Sud, puis se sont établis aux Philippines, c’est pourquoi l’on surnommait l’Empire de Charles Quint (dont l’on peut voir le portrait à gauche) « l’Empire sur lequel le soleil ne se couche jamais » (expression qui sera reprise pour qualifier plus tard l’Empire britannique) !
Ce faisant, en plus de détenir les terres héréditaires autrichiennes, la dynastie des Habsbourg a régné sur les Pays-Bas (1482–1794), l’Espagne (1504–1700) et le Saint-Empire romain germanique (1438–1806). Un palmarès d’autant plus impressionnant et remarquable que la plupart de ces territoires ne furent pas historiquement conquis par la guerre, mais par la diplomatie et le mariage – comme en témoigne bien d’ailleurs la devise royale des Habsbourg :
« Que les autres fassent la guerre, toi, heureuse Autriche, contracte des mariages, Car les royaumes que Mars donne aux autres, c’est Vénus qui te les assure » (traduction).
JUAN CARLOS D’AMICO, ALEXANDRA DANET, « 1. Les Habsbourg : une maison autrichienne cosmopolite » (DANS CHARLES QUINT(2022), pages 17 à 23).
Si la puissance habsbourgeoise relèvera moins (à la différence de la France) d’un grand royaume centralisé et unifié, que d’une vaste mosaïque de possessions territoriales à la géographie fluctuante, le visionnage d’une simple carte suffit à éclairer l’inquiétude que l’Empire Habsbourg pouvait susciter chez les monarques du royaume de France. En effet, il convient de souligner combien les possessions séculaires des Habsbourg (Autriche, Espagne, Pays-Bas, Allemagne, Italie du Nord,…) avait cette fâcheuse caractéristique de se positionner en situation d’immédiat voisinage avec la France des Bourbons (voire à l’intérieur-même des frontières considérées comme « naturelles » du royaume, dans les cas par exemple de la Lorraine et de la Franche-Comté). Une France à qui l’expansion des Habsbourg en Europe occidentale donnera donc vite le sentiment de se retrouver encerclée, ne manquant pas de conduire ainsi à des siècles de tensions frontalières entre les deux puissances.
La souveraineté Habsbourg sur les Pays-Bas, conjointement à celle de l’Espagne, contribuera étroitement à la sensation d’encerclement de la France par ces derniers. Malgré leur indépendance (obtenue à la fin du XVIIe siècle), les Provinces-Unies (qui correspondent aux Pays-bas actuels) maintiendront leurs liens avec la dynastie autrichienne, qui leur autorisera ainsi notamment la garnison de nombreuses forteresses (appelées la « Barrière ») visant à prévenir toute invasion du grand voisin français..
Au-delà de cette guerre des frontières, la rivalité entre la France et les Habsbourg se nourrit aussi profondément du désir de chacun de dominer l’Europe. Une volonté d’hégémonie continentale des deux puissances aux racines de conflits aussi variés que la guerre de Succession de Bourgogne (1477-1482), les guerres d’Italie (1494-1559), la guerre de Trente Ans (1618-1648), la guerre de Neuf Ans (1688–1697), et durant le XVIIIe siècle, les guerres de succession d’Espagne (1700–1713), de Pologne (1733–1736) puis d’Autriche (1740–1748).
Cette rivalité franco-habsbourgeoise fut en outre longtemps couplée pour la France à celle que cette dernière entretenait parallèlement avec l’Angleterre – la plus structurante et la plus ancienne de tous pour le Continent. Une situation de double-rivalité pour la France qui structurera ainsi durant des siècles la géopolitique européenne et le jeu des alliances, l’Autriche des Habsbourg et l’Angleterre constituant ainsi de la fin du XVe siècle au début du XIXe siècle les plus traditionnels alliés de chaque guerre continentale impliquant la France (en même temps que les plus fidèles ennemis et obstacles à la tentation – et souvent situation – d’hégémonie continentale de cette dernière !).
Au début du XVIIIe siècle, bien qu’elle ait réussi à le grignoter ici et là de ce qu’elle considère comme faisant partie de ses territoires « naturels » (Artois, Charolais, Roussillon, Franche-Comté,…), la France continue sans surprise de se sentir encerclée et menacée par l’Empire Habsbourg, qu’elle ne manque pas une occasion d’essayer d’affaiblir.. !
La guerre d’Indépendance des Provinces-Unies (1568-1648)
Au milieu du XVIIe siècle, portées par les chefs protestants, de premières rébellions éclatent, et plusieurs provinces (les Pays-Bas en comptent alors dix-sept), dont la riche Hollande, proclament leur indépendance. S’ensuit une longue et féroce guerre d’indépendance que l’Histoire retiendra sous le nom de « guerre de Quatre-Vingts Ans » (c’est dire si ce fut long… !). Guerre qui verra les souverains espagnols successifs tenter de maintenir leur mainmise sur les riches territoires néerlandais (au prix de violentes répressions et massacres des deux bords), avant d’être finalement contraints d’accepter l’indépendance des nouvelles Provinces-Unies, avalisées en 1648 par les célèbres traités de Westphalie (qui mettent fin plus globalement à la guerre de Trente Ans – la plus terrible des « guerres de religion » qui viennent alors de décimer l’Europe !).
Pour un développement plus conséquent de la guerre d’indépendance hollandaise (guerre de Quatre-Vingts Ans), je renvoie les intéressés vers cette excellente vidéo de la chaîne Épisodes d’Histoire, qui détaille (via une riche iconographie) les différentes séquences et événements majeurs qui jalonnent ce moment fondateur de l’Histoire des jeunes Provinces-Unies.
Cette guerre de Quatre-Vingts Ans (dont la guerre de Trente Ans ne constitue concernant les Pays-Bas que l’ultime phase) est très méconnue du grand public francophone ; elle constitue pourtant la première occurrence historique du processus de « changement de régime » qu’allait successivement connaître par la suite un nombre important de grands pays d’Europe – à commencer par l’Angleterre du XVIIe siècle jusqu’à la Russie tsariste de 1917 en passant par la France et sa célèbre Révolution de 1789. Il est en effet important de souligner que ces velléités indépendantistes qui secouent et agitent le peuple néerlandais en cette seconde moitié de XVIe siècle ne sont pas sans lien avec l’onde de propagation de la Réforme protestante à travers l’Europe (et en particulier de ses composantes les plus radicales, marquées par de forts penchants apocalyptiques et messianiques nourris par l’engouement pour l’Ancien Testament et ses textes prophétiques). Ce « mouvement révolutionnaire calviniste » et les mouvances millénaristes qui traversent les élites culturelles et politiques du Vieux Continent se combinent de surcroît dans le cas des Pays-Bas à l’autre grand phénomène qui caractérise l’époque, à savoir l’émergence et à la structuration de nouveaux réseaux commerciaux et financiers, d’essence supranationale et transnationale – réseaux qui montent alors grandement puissance à la faveur (parmi de multiples autres facteurs) de l’afflux massif de numéraire que suscite la découverte du Nouveau Monde et des tonnes de métaux précieux (or et argent) que les Espagnols se mettent à ramener d’Amérique. Ces nouveaux réseaux, en même temps commerciaux et financiers – et où des réfugiés juifs hispano-portugais occupent en particulier une place prépondérante (voir l’encadré plus bas abordant l’expulsion des Juifs d’Espagne et du Portugal et ses considérables conséquences macro-historiques) aux côtés des grandes familles de banquiers italiennes et allemandes –, commencent à être intéressés à la formation de nouvelles places et plateformes financières, émancipées de la tutelle des grands États catholiques (qui interdisent alors encore les pratiques usuraires et encadrent plus globalement toutes les pratiques relevant de l’accumulation individuelle de richesses – globalement désapprouvée et condamnée par la morale catholique). C’est ainsi dans ces Pays-Bas en ébullition et en révolte contre leur tutelle hispano-habsbourgeoise que ces réseaux financiers internationaux en phase de cristallisation vont voir leur nouvel eldorado, et utiliser les vastes moyens à leur disposition pour en soutenir la lutte indépendantiste et en orienter la direction :
Les villes flamandes, aux puissantes corporations fortement travaillées par les Templiers dès l’époque de Philippe-le-Bel, jalouses de leur indépendance, s’étaient toujours montrées remuantes et promptes à la rébellion. Les idées réformées les plus extrémistes devaient s’y répandre rapidement et d’autant plus facilement que Charles Quint avait confié à sa sœur Marie, veuve du roi de Hongrie, le gouvernement des Pays-Bas le 3 janvier 1531. Or, la nouvelle régente, amie d’Érasme qui lui avait dédié un ouvrage ( de vidua christiana »), était connue pour ses tendances libérales. Protégés d’abord, par Robert de la Marck, seigneur de Sedan, les luthériens en profitèrent pour prendre pied dans le pays, où ils furent assez vite débordés par les anabaptistes, ces extrémistes dont le messianisme égalitaire s’apparentait au communisme.
D’importantes transformations économiques et sociales créent pour cette agitation un terrain propice. Depuis que les réfugiés du Portugal y avaient amené le commerce des épices – représentant un chiffre d’affaires annuel de deux à trois cent mille ducats et un bénéfice voisin de 100 à 200% – Anvers était en passe de détrôner Bruges comme entrepôt international. […] Des foires de change, installées depuis 1415, y rivalisent avec celles de Lyon [à l’époque et jusqu’au XVIIIe siècle une des plus importantes places financières d’Europe, NDLR]. Une nouvelle bourse est bâtie en 1531. C’est là que Thomas More rencontre Hythlodée, qui inspirera son « Utopie ». Là que les merchant adventurers établissent l’Etaple des draps anglais expédiés bruts aux Pays-Bas pour y recevoir l’apprêt et la teinture. Là que Thomas Cromwell, après son séjour à Venise, travaillera comme secrétaire des marchands anglais de 1502 à 1510, avant de monter un négoce à Middelbourg en 1512. Gens de métier et bourgeoisie urbaine font les frais de cette transformation qui ne profite guère qu’aux étrangers. Les premiers se voient écartés de l’administration municipale, et les seconds supplantés par une nouvelle classe de parvenus, sans racine locale. Ainsi se creuse le fossé entre gens de négoce et de finance, capitalistes en herbe, et déclassés des corporations, prolétaires en puissance. […] Pendant ce temps, marchands allemands et marranes espagnols et portugais contribuent à répandre les idées réformées de forme luthérienne et calviniste. […] C’est là qu’en 1529, l’anabaptisme s’installe avec Melchior Hofmann. Sous le nom d’enfants d’Israël, trois mille révoltés se répandent à travers le Zuyderzee. […]
Jean Lombard, La face cachée de l’histoire moderne (tome 1) : la montée parallèle du capitalisme et du collectivisme, pp. 121-122
Divers phénomènes d’« impatiences messianiques » et autres croyances « apocalyptiques » éclosent soudainement à cette époque. Entre autres prédicateurs, l’anabaptiste Melchior Hoffman en 1529, sous la forme d’une sorte de « messianisme égalitaire » s’apparentant déjà à un proto-communisme. Divers prophètes annoncent à cette époque la « fin du monde » et l’approche du « royaume de Dieu », et en l’attendant est proclamée l’abolition de la propriété, la suppression des tribunaux, de l’armée, des prêtres, et au nom de Dieu, plus de maîtres. Amsterdam devient le centre de ces nouvelles idéologies, parfois pertinentes, mais des marchands internationaux y encouragent sans cesse l’activisme et le radicalisme des prêches : notamment des Allemands juifs ou protestants et des réfugiés hispano-portugais. Ceux-là cherchent à établir une nouvelle plateforme financière comme Florence en Europe du Nord et ramènent avec eux les ramifications du commerce des épices, particulièrement lucratif : ce sont les matières premières stratégiques les plus profitables de cette époque. […] Ces gens ont amené un afflux de métaux précieux et de numéraire qui leur ont permis [dans les régions d’Europe du Nord en plein processus de Réforme protestante où ils se sont installés] une certaine influence et également d’encourager certains courants particuliers marqués par le retour à une certaine vision du christianisme plutôt vétérotestamentaire. Et dans ce contexte-là, intervient parallèlement la révolte contre l’Espagne aux Pays-Bas (alors pour rappel propriété de la Couronne espagnole). Or les réfugiés [juifs et marranes hispano-portugais] avaient une dent contre l’Espagne, ils venaient d’en être expulsés. Donc ils ont eu l’idée de détacher les Pays-Bas de l’Espagne, tout en y installant une plateforme financière afin globalement de faire fructifier l’afflux en numéraire du Nouveau Monde. […]
La propagande réformée « évangélique » prospère [aux Pays-Bas] sans obstacle, profitant de ce que l’autorité hésite à sévir contre ces fauteurs de troubles, de peur de « ruiner le commerce ». De nombreux édits de bannissement des marranes pris par Charles Quint restent ainsi lettre morte, alors que l’Empereur avait su se méfier d’un certain messianisme juif qui dès cette époque, avait même tenté de le convaincre de reconquérir la Terre sainte pour le compte des Juifs… Ces « révoltés » des Pays-Bas profitent alors du mécontentement populaire suscité par la cherté de la vie, très vraisemblablement causé par des spéculations « opportunes » qui font doubler le prix des céréales en 1566. […]. Les meneurs calvinistes poussent alors leur avantage : une entente entre nobles locaux poussés à l’activisme et marchands fournissant les moyens financiers, aboutit à un mouvement sécessionniste en large partie fabriqué.Les premières réactions espagnoles dispersent bien vite ces fauteurs de troubles, surnommés les « gueux », plus doués pour l’agitation que pour les batailles rangées sur terre. Mais sur mer, les « gueux de mer » mènent une guerre de course très dure contre la flotte espagnole à partir de 1566, alors que l’Espagne est déjà aux abois financièrement : lorsque Charles Quint abdique en 1555, son successeur Philippe II connaîtra 3 banqueroutes durant son règne (1557, 1575, 1598), puis ses successeurs trois autres encore (1607, 1627 et 1647). Des banqueroutes à répétition qui ruinèrent le crédit de l’État espagnol, tandis que des « fuites » anormales de métaux précieux avaient été constatées depuis un siècle, en Espagne et au Portugal. Notamment par Garcilaso de la Vega (1501-1536), célèbre poète et militaire du Siècle d’or espagnol, qui s’interrogent : jamais autant d’argent « numéraire » (métal précieux : or et argent) n’a été ramené du Nouveau Monde, et pourtant jamais l’État espagnol ne s’est autant appauvri : où sont les fuites ? […]
Figures emblématiques des débuts de la guerre de Quatre-Vingts Ans, les gueux de mer sont des sortes de corsaires qui font office de flotte de guerre des Sept-Provinces dans leur mouvement d’insurrection contre la tutelle espagnole. S’étant baptisés du nom de la révolte des « gueux » qui avait marquée le début du soulèvement (une « furie iconoclaste » initiée par les calvinistes les plus radicaux de Hollande, et qui avait déclenchée en retour une contre-réaction catholique et une répression des autorités espagnoles), ces marins de toutes origines (figurent en effet parmi eux des proscrits, des nobles en rupture d’armée, des déserteurs espagnols, des Français, des Anglais, des Allemands du Nord, des Flamands,… « et au total, la pègre de vingt ports et trois nations ») s’apparentent à un curieux cocktail de protestants radicaux, d’aventuriers et de bandits – autant d’équipages qu’à vrai dire seules les lettres de marque dont bénéficient leurs capitaines de la part de princes souverains comme Guillaume d’Orange-Nassau distinguent officiellement des authentiques pirates. À la tête d’une petite flotte corsaire ayant ses bases à Douvres et La Rochelle (alors le bastion protestant d’une France au paroxysme des guerres de religion), les gueux de mer vont faire beaucoup de dégâts à la marine espagnole et à ses convois de troupes vers les Provinces insurgées, en cette époque où les navires espagnols constituent également la cible privilégiée des corsaires de l’Angleterre élisabéthaine (qui soutiendra logistiquement les rebelles hollandais à partir de 1585, ce qui poussera d’ailleurs l’Espagne à finir par lui déclarer la guerre et à lui envoyer son célèbre Armada). Au-delà de leurs nombreux crimes et forfaits dont s’indignera Guillaume d’Orange lui-même (et qui conduira de même la reine d’Angleterre à les expulser de ses ports), les gueux de mer resteront surtout célèbres pour leur capture du port de la Brielle en 1572 – prise stratégique qui en bloquant le port d’Anvers et en faisant basculer son volumineux commerce sous le contrôle des insurgés, donnera un nouveau départ à la rébellion calviniste et entraînera la généralisation du soulèvement des Provinces du Nord contre l’Espagne (qui se propage alors à de nombreuses autres cités de Hollande et de Zélande).
Cette époque de la Renaissance marque effectivement l’apparition de troupes irrégulières – c’est-à-dire par opposition de troupes régulières appartenant à un État, des troupes irrégulières n’étant pas liées à un État (ce qu’on appellerait aujourd’hui des « proxy ») –, qui ont été financées par on ne sait qui et venues d’on ne sait où et qui vont servir justement à être inoculées contre des États, pour ramollir des États dits « non-coopératifs » […]. L’intervention de ces « troupes mercenaires asymétriques » que constituent les gueux de mer (qui bénéficient donc des financements des réfugiés d’Espagne et du Portugal pour tailler des croupières à la flotte espagnole avec l’alliance de l’Angleterre) va ainsi finir par subjuguer l’Espagne (avec notamment la destruction des deux Armadas grâce à la fois au renseignement que va créer Élisabeth Ire d’Angleterre et aux réseaux des réfugiés d’Espagne), pour finalement parvenir à détacher les Pays-Bas de la Couronne espagnole.
Jean-Maxime Corneille, « Cinq siècles de subversion internationaliste », extrait d’un article paru initialement dans la revue n°8 du magazine Géopolitique Profonde (p. 7) et d’un entretien donné à la chaîne Youtube du même magazine en décembre 2023
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Suite à l’indépendance, un développement économique d’une rare intensité dans l’Histoire
Arrachée de longue lutte au travers d’une féroce guerre d’usure, l’indépendance hollandaise marque en tout cas l’entrée des Pays-Bas dans la période la plus remarquable de leur histoire, qui voit ainsi ce petit pays européen s’ériger comme l’une des plus importantes puissances mondiales. Dès le début du XVIIe siècle, durant la guerre avec les gouverneurs espagnols, les territoires des Pays-Bas (et particulièrement ceux des provinces protestantes rebelles) avaient en effet connu un développement économique et commercial considérable, permis par la remarquable concentration de capital financier qui caractérisent alors les grandes villes néerlandaises (tout particulièrement la Hollande et sa capitale Amsterdam, qui ont ainsi vu affluer de toute l’Europe de nombreux protestants persécutés dans leur pays (et séduits par la promesse de tolérance religieuse qu’offrent alors les Provinces-Unies), en même temps que ces dernières attiraient la plupart des plus grandes fortunes des Pays-Bas du sud, ravagés par la guerre…).
En effet, au cours du XVIe siècle, ce sont plus de 30 000 protestants qui quittent Anvers (alors la plus grande place financière d’Europe, ainsi que la capitale de l’industrie de l’imprimerie européenne avec Lyon) pour Amsterdam, amenant avec eux leurs savoir-faire et leur capital financier. Un autre grand événement de l’histoire de l’Europe va également contribuer substantiellement à l’essor des Provinces-Unies : l’expulsion des juifs de la péninsule ibérique. En effet, en 1492, la même année que la découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb, les Rois catholiques d’Espagne (qui viennent d’achever la Reconquista de la péninsule), décident d’expulser du pays les Juifs (mais aussi les Musulmans) qui refusent de se convertir au catholicisme. Nombre d’entre eux se réfugieront au Portugal, mais en 1497, c’est également au tour de ce pays de les chasser de son sol, peu ou prou pour les mêmes raisons.
Si l’événement demeure assez méconnu, il va avoir un impact considérable sur le destin des nations européennes : en effet, en quelques décennies, on estime que ce serait près de 100 000 Juifs qui auraient alors quitté la péninsule ibérique, entraînant une diaspora massive qui va à long terme redessiner le visage de l’Europe. Si de nombreux Juifs d’Espagne et du Portugal (que l’on nommera ultérieurement les marrranes, et dont la descendance forme l’actuelle communauté séfarade) migrent dans les pourtours du bassin méditerranéen, des milliers d’entre eux gagnent alors l’Europe du Nord et en particulier les Pays-Bas, qui garantissent alors une liberté et une tolérance religieuses uniques en Europe. Apportant avec eux leurs ressources financières et leurs réseaux (nombre d’entre eux sont des marchands et des artisans), cette communauté juive va contribuer fondamentalement à l’essor économique et commercial que vont connaître les Pays-Bas au tournant du XVIIe siècle, transformant ce petit pays d’Europe du Nord en la première puissance marchande et navale du monde !
Entre la découverte du Nouveau Monde et l’expulsion des Juifs d’Espagne puis du Portugal, l’année 1492 marque peut-être décidément le grand tournant de l’histoire européenne, et indéniablement le début de l’ère moderne. Sur les 300 000 Juifs que comptaient environ la péninsule ibérique à l’époque, ce serait d’un tiers à la moitié qui, refusant de se convertir, auraient fui l’Espagne et le Portugal pour le reste de l’Europe (mais aussi l’Afrique du Nord et l’Empire ottoman, où des descendants de ces communautés séfarades demeurent toujours aujourd’hui). Durant les décennies qui suivirent, un certain nombre d’entre eux gagnera également le Nouveau Monde, en particulier les colonies hollandaises du Brésil et de la Nouvelle-Néerlande, fondant des villes amenées à une certaine postérité comme la Nouvelle-Amsterdam (future New York). S’ils ne seront que quelques milliers à s’établir aux Pays-Bas, les Juifs séfarades y constitueront les acteurs-clés de la révolution économique qui allait conduire au Siècle d’Or néerlandais. Ces derniers baptiseront d’ailleurs Amsterdam la « Nouvelle-Jérusalem » (comme en témoigne à droite la grande synagogue portugaise de la capitale hollandaise, qui constitue au XVIIe siècle la plus grande synagogue au monde !).Le flot régulier de réfugiés (apportant avec eux talents et réseaux d’affaires), des juifs portugais aux huguenots français, et la prospérité induite, bénéficièrent d’abord aux villes néerlandaises, dont elles alimentèrent la croissance exceptionnelle. Entre 1622 et la fin du siècle, Amsterdam passe ainsi de cent à deux cent mille habitants, Rotterdam de vingt à quatre-vingt mille, et La Haye de seize à cinquante mille. Cet essor s’accompagnera en outre d’un urbanisme précurseur : à Amsterdam (vu ci-dessus en 1652), l’espace urbain va ainsi s’étendre de façon concentrique, en s’appuyant sur les quatre grands canaux de la ville (comme celui de Leiden, à droite).La croissance urbaine spectaculaire d’Amsterdam XVIIe siècle témoigne presque à elle seule du formidable essor économique que connaissent alors les Provinces-Unies. Le grand quartier de canaux en forme de demi-cercle qui englobe la vieille ville (un aménagement pionnier de l’urbanisme moderne !), date ainsi de cette époque.
Alors même que les Pays-Bas ne disposent d’aucune matière première (et que leur production agricole demeure parallèlement insignifiante), la concentration des ressources économiques et financières (induites par la densité ainsi que par le taux d’urbanisation élevés de la population) permettent ainsi aux Néerlandais d’engager toute une série d’innovations (fondation de la bourse d’Amsterdam, création de banques publiques d’investissement,…), qui peuvent d’ailleurs être vues d’aujourd’hui comme l’acte de naissance du capitalisme moderne.
Alors même que les Pays-Bas ne disposent d’aucune matière première (et que leur production agricole demeure parallèlement insignifiante), la concentration des ressources économiques et financières (induites par la densité ainsi que par le taux d’urbanisation élevés de la population) permettent alors aux Néerlandais d’engager toute une série d’innovations (fondation de la bourse d’Amsterdam, création de banques publiques d’investissement,…), qui peuvent être vues d’aujourd’hui comme l’acte de naissance du capitalisme moderne.
On ne saurait rappeler assez combien l’afflux des ressources extérieures fut décisif à la « révolution économique hollandaise ». Les immigrés juifs et protestants forment ainsi la majorité des 320 actionnaires de la Banque d’Amsterdam, fondée en 1609 (dont le bâtiment figure au centre du tableau de droite), et jusqu’à 80% de la population de villes comme Middelbourg ou Leyde, nouvelle capitale européenne de l’imprimerie (qui prend alors le relai d’Anvers). Parmi les premiers actionnaires de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (dont l’on peut voir le siège à Amsterdam sur le tableau de gauche), fondée en 1602, 38% ont fui les guerres de religion. Sa création a nécessité un capital de 6,5 millions de florins, l’équivalent de 64 tonnes d’or (c’est-à-dire dix fois plus que la Compagnie anglaise des Indes orientales, fondée quatre ans plus tôt).Après avoir développée dans les années 1590 une myriade de petites compagnies (qui rencontraient l’important problème de se faire concurrence entre elles), les marchands hollandais fondent ensemble le 20 mars 1602 la « Verenigde Oost Indische Compagnie » (VOC ou Compagnie des Indes Orientales), dont l’objectif est de développer le commerce avec les Indes orientales (notamment celui des épices, le plus rentable à l’époque). Recevant le monopole du commerce de l’Extrême-Orient (c’est-à-dire à l’est du cap de Bonne-Espérance et à l’ouest du cap Horn), la nouvelle compagnie dispose également du droit de faire la paix et la guerre, de conclure des alliances, de procéder à des occupations de territoires, d’y bâtir des forts et d’y lever des troupes. De conquête en conquête, la VOC va ainsi créer, en l’espace de quelques décennies, ce qui deviendra le deuxième plus important empire colonial de l’Histoire du monde après l’Empire britannique (en termes de richesses) ! Devenue la plaque tournante du fructueux commerce des épices, Amsterdam devient alors l’épicentre mondial du capitalisme naissant, et voit sa Bourse des valeurs prendre le pas sur celle historique d’Anvers (la « Bourse » tirant au passage son nom d’un marchand brugeois : van der Bursen).
L’Empire néerlandais : une superpuissance commerciale et mondiale
Accompagnant l’essor de la Compagnie des Indes orientales, fondée en 1602 (la première société par action de l’Histoire !), ces innovations permettent un développement considérable de la Marine (militaire et marchande) néerlandaise. Grâce à celle-ci, et en à peine quelques décennies, les Néerlandais fondent un prospère réseau de comptoirs en Asie du Sud-Est (particulièrement dans les territoires de l’actuelle Indonésie, où ils fondent Batavia – future Djakarta), et établissent également des colonies en Amérique du Nord (notamment dans la région de la Nouvelle-Amsterdam – future New-York) ainsi que dans les Antilles.
La Nouvelle-Néerlande et l’Iroquoisie en 1655. Cela est quelque peu oublié aujourd’hui, mais ce sont les Hollandais qui fondèrent la future New-York, dans une baie déjà découverte un siècle auparavant par un navigateur italien, lui-même en mission d’exploration pour le compte de la… France (la Nouvelle-Amsterdam avait à ce titre d’abord été baptisée « Nouvelle-Angoulême » en l’honneur du roi François Ier !). Ce seront également les Hollandais qui, avant les Britanniques, noueront des alliances avec les Nations Iroquoises (un ensemble de peuples amérindiens établis entre la côte et les Grands Lacs), et qui les armeront dans leurs guerres contre les Français du Saint-Laurent (leurs meilleurs et plus constants ennemis…) !
Batavia (à gauche) et la Nouvelle-Amsterdam (à droite) : deux capitales outremer (et promises à un bel avenir) symbolisant la toute puissance coloniale et maritime des Provinces-Unies du XVIIe siècle ! Joyau des Indes orientales néerlandaises, le comptoir de Batavia va bientôt s’imposer comme le principal carrefour marchand de la région et même l’un sinon le plus grand centre commercial et militaire d’Extrême-Orient, doté d’un immense arsenal (qui permet aux Hollandais d’entretenir et de réparer sur place ses navires marchands) ainsi que d’une garnison de plusieurs milliers de soldats ! Leur prospère colonie de Batavia et plus globalement des Indes orientales néerlandaises (qui correspond à l’Indonésie moderne) servira de surcroît aux Hollandais de tremplin vers le Japon et la Chine, avec lesquels ils développeront également un profitable commerce.Dans les pas des Portugais qui furent, une fois n’est pas coutume, les premiers à s’y implanter, les Hollandais établissent en effet des comptoirs jusqu’au Japon (alors très isolationniste et fermé aux Occidentaux) ainsi que sur l’île de Taïwan pour le commerce avec la Chine (qui constitue alors, rappelons-le, la puissance la plus riche et la première économie intérieure du monde !). Durant plus de deux siècles – et parce qu’ils ne cherchaient pas à « conquérir les âmes » – les Hollandais furent ainsi les seuls Occidentaux présents sur l’archipel japonais (en l’occurrence à Deshima, près de Nagasaki), où la VOC avait le privilège d’expédier deux navires annuellement et où les Hollandais échangeaient des objets ou produits manufacturés (lunettes, montres, armes à feu,…) contre de la porcelaine. Du côté du commerce avec la Chine, après avoir été refoulé de Macao (portugais), le comptoir établi à Formose (actuelle Taïwan) va permettre aux Hollandais d’acheminer en Europe des millions de porcelaines chinoises, ainsi qu’un nouveau produit encore inconnu des Occidentaux et qui va rapidement gagner en popularité au sein du Vieux Continent : le thé (dont la première cargaison arrivera ainsi à Amsterdam en 1610 !). La présence portugaise à Formose jouera en outre un grand rôle dans la connaissance de « l’Empire du Milieu » par les Occidentaux et dans le développement des échanges culturels et scientifiques avec ce dernier (en particulier au travers des Jésuites qui réaliseront là-bas une grande épopée missionnaire).Inde, Indonésie, Chine, Japon, Afrique du Sud, Amérique du Nord, Antilles,… : à vrai dire, les Provinces-Unies du XVIIe siècle sont partout ! Elles fondent la colonie du Cap (à gauche – et dont la ville moderne a conservé le nom) à la pointe sud de l’Afrique, chemin de passage obligé et point de contrôle stratégique de la route des Indes orientales… (dont les Hollandais ont d’ailleurs révolutionné l’accès, en fondant une nouvelle route maritime droit à travers l’océan indien qui permet d’en réduire de six mois le trajet !) Dans les pas des Espagnols, les Hollandais s’établissent également dans les Petites Antilles, notamment dans les actuelles îles Vierges britanniques, où ils fondent la colonie de Christiansted (à droite), qui portent toujours aujourd’hui ce nom !Dans les années 1630 (et de l’autre côté du monde !), après avoir été les premiers marins de l’Histoire à capturer tout entier un convoi de la flotte des Indes espagnole (les fameux galions qui ramenaient annuellement d’Amérique en Europe des tonnes de métaux précieux et de marchandises coloniales !), les Hollandais raflent aux Portugais leur lucrative colonie du Brésil, alors première productrice mondiale de sucre. Ils y fonderont une éphémère Nouvelle-Hollande brésilienne, dont la capitale, Maurisstad, abritera une importante communauté judéo-marrane qui s’exilera ensuite à la Nouvelle-Amsterdam lors de la reconquête du Brésil par les Portugais (la ville abrite d’ailleurs la plus ancienne synagogue du continent américain !).
La première mondialisation […] sera conduite par des Ibériques, Espagnols et Portugais, dans les domaines aussi bien politiques qu’économiques et culturels, ce qui leur permettra d’imprimer des marques indélébiles sur de larges parties du monde. […] Lorsqu’enfin Richelieu puis Colbert tentèrent de sortir le royaume des horizons purement européens pour l’insérer dans des grands circuits économiques mondiaux, il était bien tard et les positions stratégiques et commerciales les meilleures se trouvaient occupées car deux nouvelles nations aux ambitions planétaires étaient apparues : l’Angleterre et les Pays-Bas. […] Les Portugais constituèrent très vite un système de points d’appui aux Açores, au Brésil à Bahia et à Rio de Janeiro, au Mozambique et aux Indes dès le début du XVIe siècle, à Goa en 1510, à Malacca, à Macao. Les Espagnols firent de même à La Havane, Vera Cruz, Acapulco, Manille. Toutes bases capables de construire des navires et d’entretenir des escadres en opérations lointaines. Cet exemple fut dangereusement suivi par l’Angleterre installée dès le XVIIe siècle aux Antilles à la Barbade et à la Jamaïque, en Amérique du Nord à Halifax et Boston, aux Indes à Bombay et plus tard dans ces positions stratégiques essentielles que furent Gibraltar, Malte, Aden, Le Cap, Singapour. Quant aux Hollandais, ils étaient solidement établis à Curaçao aux Antilles, à Colombo dans l’Océan Indien et à Batavia, centre principal de leur puissance commerciale axée pour une large part sur le monopole des épices.
Étienne Taillemite, « Les Français et la mer », synthèse de la conférence donnée aux Mardis de la mer organisés par l’institut catholique de Paris le 15 novembre 2005
Mais plus que n’importe lesquelles de ces colonies et comptoirs de par le monde, ce sont les établissements de la Compagnie des Indes orientales (VOC), implantés des Indes à l’Insulinde en passant par les Moluques, qui alimenteront la prospérité des Provinces-Unies du XVIIe siècle. Cette position prédominante du petit pays européen sur le commerce des épices indiennes, couplée à la quasi-hégémonie qu’occupent les compagnies et sociétés hollandaises sur un grand commerce maritime également en plein boom, va néanmoins finir par lui attirer l’hostilité des autres grandes puissances maritimes du Vieux Continent, en premier lieu l’Angleterre élisabéthaine puis stuartienne ainsi que la France du Roi-Soleil (qui ambitionnent toutes deux de se tailler elles aussi leur part des formidables richesses du « Nouveau Monde » et qui finissent par partir à leur tour – bien que le plus tardivement – à la conquête des mers… !).
Ainsi, pendant que la plupart des grandes puissances européennes (Saint-Empire, Angleterre, France,…) sont dévastées par les guerres de religion, ou empêtrées dans de sérieuses difficultés économiques (Espagne – très endettée et en proie à d’importants soucis monétaires..), les Provinces-Unies accroissent et projettent leur puissance maritime aux quatre coins du globe. En plus de dominer le commerce des épices et des produits de luxe (soie, porcelaine) issus des Indes et de Chine, la Marine hollandaise (considérée peu ou prou comme « neutre » à l’époque), devient également au XVIIe siècle le transporteur commercial du monde entier, de nombreux colons et compagnies étrangères passant en effet par elle pour exporter les richesses produites depuis le Nouveau Monde (coton, tabac, sucre, café, cacao,…).
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Les Provinces-Unies au Siècle d’or : le pays le plus « développé » d’Europe
Le flux considérable de matières premières dans les ports hollandais, ainsi que la domination des marchés commerciaux mondiaux (Amsterdam constituant alors la première place marchande du continent), permettent aux Provinces-Unies de renforcer en parallèle leur agriculture et leur industrie de transformation (particulièrement textile). Témoins vivants de cette prospérité inédite de l’Histoire mondiale, les habitants des Pays-Bas bénéficient à cette époque des salaires les plus élevés d’Europe, quand la richesse industrielle et commerciale exceptionnelle du pays s’y traduit aussi déjà précocement par l’existence d’une véritable classe moyenne (allant des artisans et marchands aux ouvriers qualifiés et paysans indépendants) :
Le peuple néerlandais était sans doute le mieux nourri d’Europe et l’extrême misère plus rare qu’ailleurs. La variété du régime alimentaire était étonnante : du pain, bien sûr, peu de viande mais du poisson, des légumes et des laitages. Mieux alimenté, le Néerlandais s’avérait plus résistant que ses contemporains aux fléaux des épidémies qui ravagèrent l’Allemagne pendant la guerre de Trente Ans et l’Angleterre dans les années 1660. C’est pourquoi la population crût sensiblement à une époque où l’Ancien Régime démographique équilibrait ailleurs les naissances et les décès.
Christophe de Voogd, cité par Michael North dans son « Histoire des Pays-Bas »
Cette remarquable prospérité économique s’accompagne d’une effervescence dans le domaine des arts, de la culture et des sciences, qui attire aussi aux Pays-Bas néerlandais tout au long du XVIIe siècle d’innombrables intellectuels et artistes. Grâce à une politique civile également en avance sur son temps (développement des droits civiques, tolérance religieuse, alphabétisation de masse, liberté de recherche et d’enseignement,…), le pays voit ainsi affluer de toute l’Europe penseurs, peintres et savants. Un rayonnement culturel qui concoure à faire des Provinces-Unies, en plus de la plus grande puissance économique et commerciale de l’époque, l’un des plus grands centres de production artistique et d’émulation scientifique de son temps (notamment en matière d’optique, de géographie, de cartographie et de peinture – pour laquelle le XVIIe siècle restera dans l’Histoire comme celui de l’âge d’or de la peinture hollandaise !).
En 1672, les Provinces-Unies sont une véritable thalassocratie.Elles ont l’économie la plus avancée au monde, le niveau de vie le plus élevé d’Europe, le meilleur système de transport en commun avant le chemin de fer, le tissu urbain le plus serré du monde. En outre, on ne trouvait dans aucun autre pays d’Europe la même liberté et la même tolérance. Refuge de Descartes et des aïeux de Spinoza, patrie du télescope, du microscope, du chronomètre et des lentilles optiques, de Grotius, de Huygens, de Rembrandt et de Vermeer, les Provinces-Unies caracolent en tête de l’Europe en de nombreux domaines : commerciaux, maritimes, scientifiques, artistiques, picturaux (paysages et « marines »), culturels (« incroyables gazettes », livres, imprimerie) … Tout cela est dû non à leur poids démographique (les Provinces-Unies sont dix fois moins peuplé que la France), mais à leur empire commercial et colonial, qui s’étend à l’échelle mondiale : Méditerranée, Baltique, relations Europe du Nord/Europe du Sud, Indes orientales et occidentales.
Michel VERGE-FRANCESCHI, « La marine française au XVIIIe siècle – Les espaces maritimes », 1996, p. 34
La mappemonde de Frederik de Wit, publiée en 1662 (c’est-à-dire à l’apogée du siècle d’or des Pays-Bas) par la plus grande maison d’édition géographique de l’époque, symbolise la prépondérance économique, scientifique, culturelle et artistique du pays, parvenu au rang de grande puissance (et qui domine la cartographie elle-même…).
L’effondrement de la superpuissance hollandaise
Le déclin, toutefois, sera aussi rapide que brutal. Entre son immense empire colonial, sa suprématie navale et sa domination du commerce mondial, c’est peu dire en effet que la puissance néerlandaise fait des jaloux, beaucoup de jaloux. Si l’écroulement de la puissance espagnole (jusqu’alors première puissance maritime mondiale) après la guerre de Trente Ans a permis aux Néerlandais de développer leur puissance navale et de régner sur les océans durant toute la seconde moitié du XVIIe siècle, d’autres puissances maritimes émergentes (tout particulièrement l’Angleterre mais également la France de Louis XIV) ne tolèrent plus la mainmise démesurée des Néerlandais sur les échanges commerciaux internationaux.
De 1588 jusque vers 1650, les Pays-bas du Nord sont des précurseurs : une bonne partie de l’empire portugais tombe entre leurs mains, et les Hollandais fondent alors les premières grandes compagnies maritimes et augmentent la charge utile des navires. Vers 1650, on estime ainsi qu’ils dispose de 16 000 bâtiments (contre 4 000 anglais et 500 français), qu’ils n’hésitent pas à rentabiliser tant à l’exportation qu’à l’importation, et qui deviennent les transporteurs d’une grande partie des marchandises qui transitent entre l’Ancien et le Nouveau Monde.
Ayant raflé aux Portugais le contrôle des routes commerciales de l’océan Indien (et notamment celles du juteux commerce des épices), la Compagnie néerlandaise des Indes orientales connaîtra en particulier une prospérité inouïe, qui participera de beaucoup à la fortune des marchands et à l’essor des cités hollandaises.
Entre 1652 et 1674, bien que jusque-là alliés européens historiques (notamment contre l’hégémonie continentale espagnole puis française), l’Angleterre et les Provinces-Unies s’affrontent dans une série de trois guerres navales. Une triple guerre qui va ainsi affaiblir considérablement la puissance néerlandaise, et voir la Grande-Bretagne (qui a dans le même temps considérablement investi dans sa Royal Navy) s’affirmer comme la nouvelle puissance navale dominante en Europe du Nord (et bientôt dans les mers et océans du monde entier). Parallèlement, en s’alliant avec l’Autriche au détriment de la France (qui l’avait pourtant soutenu dans sa guerre d’indépendance contre les Espagnols), les Provinces-Unies s’attirent en outre au début des années 1670 un autre puissant ennemi : le jeune Louis XIV.
Alors à la tête de la première armée d’Europe, le grand monarque absolu français est en effet, en ce début de règne, éminemment désireux de repousser et de consolider ses frontières nord et est, vers le Rhin et les Pays-Bas espagnols (sur lequel son royaume a depuis longtemps des vues). Soucieux du développement économique et de la grandeur de son État, le jeune roi de France, poussé et accompagné dans cette démarche par son brillant Colbert (secrétaire d’État à la Marine de 1661 à 1683), souhaite en outre faire entrer son royaume dans le concert des grandes puissances maritimes, entre l’ambitieuse Angleterre (et sa Royal Navy jadis fondée par Henri VIII) d’une part, et les prospères Provinces-Unies d’autre part – dernières dont il s’agit également de briser l’emprise économique internationale. La France du début du règne de Louis XIV souhaite en effet s’attaquer à la redoutable concurrence que constituent les Hollandais, aussi bien sur le plan intérieur (pour les marchands et fabricants français) que sur le plan maritime, pour les colonies royales que fondent alors le souverain en Amérique du Nord (Nouvelle-France) et aux Antilles (Guadeloupe, Martinique,…). Enfin – et pour ne rien arranger, le rayonnement protestant des Pays-Bas déplait profondément au fervent défenseur de la cause catholique que constitue le roi de France, et qu’il entend incarner en Europe…
En 1672, pour la première (mais non la dernière) fois, Louis XIV franchit le Rhin, et ses armées déferlent sur les Pays-Bas, où elles balaient les troupes coalisées de la Quadruple-Alliance (Provinces-Unies, Saint-Empire, Brandebourg et Monarchie espagnole), y faisant tomber les places fortes les unes après les autres (que Vauban s’empressera par la suite de fortifier, parachevant ainsi la constitution de son célèbre « Pré Carré » !).
En 1672, débute ainsi la « guerre de Hollande » : la France envahit les Pays-Bas, avant de s’enliser dans des années de chasse-poursuite avec ses ennemis entre les régions rhénanes et les Provinces-Unies (dont l’invasion française traumatise durablement la population néerlandaise). Ce premier grand conflit sera suivi de plusieurs autres longues guerres continentales (guerre des Réunions, guerre de la Ligue d’Augsbourg, guerre de Succession d’Espagne,…), qui s’égraineront tout au long du règne de Louis XIV, et atteindront également des dimensions maritimes inédites.
À nouveau, je renvoie les intéressés du sujet de l’effondrement de la superpuissance hollandaise vers cette excellente vidéo de la chaîne Épisodes d’Histoire, qui en détaille très bien les grands tenants et aboutissants !
En cette fin de XVIIe siècle, mer et colonies sont en effet devenues un important enjeu et terrain de rivalité entre les puissances européennes. Par la guerre de Hollande (1672-1678), Louis XIV entend ainsi briser le commerce maritime hollandais, n’hésitant pas à cette fin à s’allier avec la marine anglaise. Une alliance entre les deux puissances maritimes émergentes (et futures grandes puissances dominantes et rivales du siècle suivant) qui, par la maîtrise des mers inédite qu’elle leur offre, leur permet sinon d’étouffer, au moins d’amorcer sérieusement le déclin de la puissance hollandaise (au moment où, de façon concomitante, ces mêmes guerres témoignent du grand déclin de la marine espagnole, tandis même que la montée en puissance de la marine française et sa nouvelle maîtrise de la Méditerranée inquiète aussitôt et lui aliène toute l’Europe…).
Au-delà de la guerre terrestre d’envergure que lui mènera un Louis XIV soucieux d’affirmer son hégémonie sur l’Europe continentale et d’affaiblir les grands concurrents économiques de sa Nation (et de l’ébauche d’industrie nationale qu’il tente de lui insuffler), le déclin de la puissance hollandaise doit aussi beaucoup aux deux décennies (et trois guerres) d’intenses affrontements navals qu’elle livrera avec l’Angleterrevoisine. Proche, trop proche des côtes anglaises, la grande puissance mercantile et coloniale – et donc maritime – hollandaise du milieu du XVIIe siècle s’est en effet naturellement posée en rivale d’une Angleterre elle aussi en plein essor commercial, après que cette dernière ait signé en 1604 la paix avec l’Espagne (dont elle avait défait en 1588 la bien peu Invincible Armada que Philippe II d’Espagne, excédé par leur prédation et l’anglicanisme, avait dépêché à la conquête des îles Britanniques…). Les trois guerres navales anglo-hollandaises qui se déroulent entre 1652 et 1674 signent d’ailleurs l’acte de naissance de la Royal Navy moderne, qui après une première moitié de XVIIe siècle de déclin, mute alors d’une simple marine protectrice des littoraux et de nature essentiellement corsaire à une véritable marine de guerre déjà remarquablement structurée et organisée. Une Royal Navy déjà très en avance sur son temps, et que la France ne tardera pas à retrouver sur sa route dans tous ses desseins coloniaux et commerciaux dès le milieu du XVIIIe siècle…
Le déclin de la puissance néerlandaise peut également s’apparenter à une passation de relais avec l’Angleterre. En effet, comme nous le verrons dans le prochain chapitre, lors de la Glorieuse Révolution de 1688 (et en vertu des conséquences politiques de celle-ci), une partie de l’élite économique et politique hollandaise va migrer d’Amsterdam à Londres, apportant avec elle les innovations financières et la politique de développement maritime qui avait fait le succès et la prospérité d’Amsterdam 80 ans plus tôt. Alors que les Provinces-Unies ont été durablement affaiblies par les guerres avec la France de Louis XIV (et ne cessent d’être menacées par celle-ci), c’est désormais l’Angleterre qui va s’ériger en championne de la cause protestante, mais aussi et surtout comme la puissance européenne la plus à même d’entraver les velléités d’hégémonie française sur le continent et bientôt dans le monde colonial. Ainsi naissaient probablement les racines de grande rivalité franco-anglaise qui allaient aussi profondément structurer et donner le la de la géopolitique européenne du XVIIIe siècle.
Les trois guerres anglo-hollandaises constitueront un rude apprentissage pour la Royal Navy. Malmenée à la bataille (comme lors de celle dite des Quatre-Jours, du 11 au 14 juin 1666, durant la seconde guerre, à droite), celle-ci sortira néanmoins renforcée de l’épreuve, ayant appris de ses échecs pour se forger une doctrine victorieuse.
EN RÉSUMÉ : enregistrant en quelques décennies un spectaculaire affaiblissement maritime, économique et (géo)politique, les Provinces-Unies cessent presque au début du XVIIIe siècle de constituer une grande puissance de l’échiquier mondial, se voyant peu ou prou reléguées (à l’image de l’Espagne de la même époque) au rang de puissance européenne secondaire…
1584-1702 :deux dates qui marquent ainsi le début et la fin d’une période extraordinaire de l’histoire des Pays-Bas, dont il n’est pas étonnant que les Hollandais contemporains demeurent, toujours aujourd’hui, un peu nostalgiques. Un Siècle d’or néerlandais (et son remarquable développement maritime et commercial) qui, s’il n’aura finalement guère duré, aura au moins eu le mérite de susciter des vocations, comme en témoigne un certain Cardinal français de l’époque :
L’opulence des Hollandais qui, à proprement parler, ne sont qu’une poignée de gens, réduits en un coin de terre, où il n’y a que des eaux et des prairies, est un exemple et une preuve de l’utilité du commerce qui ne reçoit point de contestation.
C’est en ces termes que Richelieu soulignait « le miracle hollandais » Dans son Testament politique..
Pour ceux qui souhaiteraient aller encore davantage dans la profondeur de ce passionnant sujet (et grand moment de bascule de notre histoire moderne), je ne saurais assez recommander le visionnage de ce remarquable documentaire (en quatre épisodes) diffusé il y a quelques années sur Arte, et intitulé « Amsterdam, Londres et New-York : trois villes à la conquête du monde ». Un documentaire d’une richesse et précision inouïe pour comprendre notamment la naissance du capitalisme et de l’économie moderne, ainsi que les grandes racines et ingrédients de l’hégémonie maritime mondiale successivement hollandaise (XVIIe siècle) puis britannique (du XVIIIe au XXe siècle) … !
Ce petit épisode de la série des « Il était une fois… » du blog centré sur les Pays-Bas de l’époque des Habsbourg (et leur remarquable devenir post-indépendance), est en fait extrait de ma grandes série consacrée à la guerre de Sept Ans (1756-1763). Si le sujet de la « mondialisation » des Temps modernes (débutant avec l’ère des Grandes Découvertes et prenant véritablement corps au début du XVIIIe siècle) vous intéresse (ce fut en effet une périodes charnière de l’Histoire du monde moderne), je vous oriente ainsi vers la découverte de cette riche série documentaire traitant de cet immense conflit, considéré par de nombreux historiens comme la première véritable « guerre mondiale » de l’Histoire. Un conflit qui débutera (et se propagera) en effet dans l’ensemble des empires coloniaux du monde, lui conférant ainsi une dimension planétaire et maritime inédite.
Une guerre constituant en outre le plus grand choc de l’intense conflit global qui opposera tout au long du XVIIIe siècle la France et la Grande-Bretagne pour la domination (de la mondialisation) du monde ; une suite ininterrompue de conflits, de Louis XIV à Waterloo, d’ailleurs qualifié de « Seconde guerre de Cent Ans » par certains historiens. Une passionnante série d’articles en forme de grande fresque historique, qui vous portera ainsi des Grandes Découvertes à la chute du Canada et des Indes françaises, et de la fondation des grandes empires coloniaux européens outremers et de la naissance de la mondialisation maritime à l’émergence d’un nouvel ordre mondial caractérisé par l’hégémonie planétaire britannique (sur les plans maritime, colonial, économique,…). Une grande série qui vous amènera aussi à mieux comprendre tant les racines de la guerre d’Indépendance américaine que celles de la Révolution française et des guerres napoléoniennes ; autant d’événements qui structureront décisivement notre monde contemporain !
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