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Quand la guerre de Succession d’Espagne (1701-1714) redéfinissait les grands équilibres européens

Encore une magnifique carte (réalisée par un passionné) représentant l’état de l’organisation de l’Europe en 1700, c’est-à-dire à l’aube du déclenchement de la longue et terrible guerre de Succession d’Espagne (1701-1714). Profitons de cette belle cartographie pour dire deux mots (et même un peu plus à vrai dire) de ce grand conflit louisquatorzien, parfois considéré par les historiens comme la possible première véritable « guerre mondiale » de l’Histoire… !

Aujourd’hui relativement oubliée et méconnue, la guerre de Succession d’Espagne constitua en effet un chapitre décisif de l’histoire européenne. Après une décennie de guerre qui opposa la France à la quasi-totalité des grandes puissances européennes (la guerre de Ligue d’Augsbourg, de 1688 à 1697), le conflit de la succession d’Espagne marque en effet la fin de plusieurs siècles de rivalité franco-espagnole (ainsi que bientôt, par voie de conséquence, le dépassement de la rivalité multiséculaire entre la France et les Habsbourg). Cette guerre entérine également le déclin de l’Espagne et des Provinces-Unies, définitivement reléguées du rang des grandes puissances. C’est également à ce moment qu’une certaine Grande-Bretagne affirme sa suprématie sur les mers, esquissant la nouvelle grande rivalité globale qui va structurer la géopolitique européenne du XVIIIe siècle : celle entre la France et l’Angleterre (ouvrant la voie à près d’un siècle d’un conflit global et planétaire entre ces dernières, que certains historiens ont parfois qualifiée de « Seconde guerre de Cent Ans »).

Dans ce nouvel article extrait de ma grande série sur les origines de la guerre de Sept Ans, ce conflit en forme de grand choc entre la France et l’Angleterre où se joua précisément la domination du monde colonial (et généralement considérée par les historiens, elle, comme la première « guerre mondiale » de l’Histoire), je vous propose ainsi de revenir sur l’histoire de cette guerre de Succession d’Espagne, qui bouleversa profondément les grands équilibres européens, et redessina le paysage géopolitique du Vieux Continent. Bonne lecture !


Au départ de la guerre de succession d’Espagne : la grave question de la succession du roi Charles II …

La guerre de Succession d’Espagne a consacré un nouvel équilibre européen ou apparaissent trois ou quatre grandes puissances, sans qu’aucune ne jouisse d’une véritable prépondérance.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au xviiie siècle, 1993, p. 29

La guerre de Succession d’Espagne est fondamentale dans l’évolution des rapports de force entre les grandes puissances européennes. De la même façon que la guerre de Sept Ans marque un tournant de l’histoire du monde, elle marque un tournant de l’histoire de l’Europe moderne, la fin d’une ère, et le début d’une nouvelle. Depuis le début de l’époque moderne en effet, l’Europe avait été caractérisée par la prédominance d’une puissance sur toutes les autres : ce fut d’abord l’Espagne de Charles Quint puis de Philippe II, qui contrôlait la péninsule ibérique, mais aussi l’Italie et les Pays-Bas espagnols (actuelle Belgique). Ce fut ensuite la France du Grand Siècle, érigée par Louis III et Louis XIV et leurs grands seconds (Richelieu, Colbert, Louvois,…) au rang de première puissance terrestre du continent. Un détail ne trompe pas : du XVIe au milieu du XVIIe siècle, c’est contre l’Espagne que toutes les puissances européennes se coalisent. Et à la fin du XVIIe siècle, c’est désormais la France qui se retrouve en guerre contre peu ou prou tout le reste de l’Europe (dans le cadre de la guerre de la Ligue d’Augsbourg par exemple – le grand conflit européen qui précède la guerre de Succession d’Espagne – la France de Louis XIV affronte seule l’Autriche et le Saint-Empire, les Pays-Bas, l’Angleterre et l’Espagne réunis).

En 1702, à vrai dire, la guerre, personne ne la veut, et particulièrement pas la France. Louis XIV sort tout juste de presque dix années de conflit avec la Ligue d’Augsbourg, coalition des grandes puissances européennes (Angleterre, Pays-Bas, Autriche, Espagne) qui s’inquiètent toutes de la montée en puissance de la France et des velléités d’hégémonie continentale assumée du Roi-Soleil. Ayant affrontée seule toute l’Europe réunie, la France ressort épuisée et déjà financièrement exsangue de la guerre. Elle n’en veut pas d’une nouvelle. Comment la France va-t-elle dans ces conditions se retrouver engagée dans la guerre de succession d’Espagne, encore plus longue, plus terrible et plus ruineuse que celle d’Augsbourg ?

En fait, comme son nom l’indique, tout part de l’Espagne, et du problème de succession dynastique que cette dernière rencontre. Depuis près de deux siècles, la Couronne espagnole est aux mains des Habsbourg, la fameuse grande dynastie autrichienne dont nous reparlerons en détail dans le prochain chapitre. À la fin du XVIIe siècle, le roi Habsbourg d’Espagne est Charles II, un descendant du célèbre Charles Quint. Problème : Charles II, miné par la consanguinité qui caractérise sa lignée (avec sa pratique très intense des mariages entre cousins), est victime d’une santé extrêmement fragile. Pire : il n’a aucun héritier (il est d’ailleurs stérile). Pouvant être emporté à tout moment par ses différentes infirmités, il pose à l’ensemble des Cours européennes un énorme souci (mais aussi de sérieux appétits) : savoir ce qui adviendra de son immense empire colonial ainsi que des vastes possessions espagnoles présentes partout sur le continent (les Couronnes d’Espagne, mais aussi donc le patrimoine espagnol d’Italie et des Pays-Bas). L’Espagne de la fin du XVIIe siècle est un mourant sur lequel tout le monde a des vues sur l’héritage… Cet héritage espagnol, en fait, deux prétendants peuvent légitimement y prétendre : d’une part, la Maison des Habsbourg d’Autriche, par ses relations familiales avec Charles II ; d’autre part, les Bourbons de France, avec lesquels la lignée des souverains espagnols a également uni sa dynastie (au XVIIe siècle, les épouses des rois d’Espagne sont en effet généralement des sœurs ou des filles des rois de France).

C’est dans ce contexte tourmenté que les dispositions testamentaires de Charles II vont mettre le feu aux poudres. Souverain certes diminué physiquement mais néanmoins soucieux de garantir la pérennité de son royaume, Charles II souhaite que sa Couronne passe à un Bourbon de France (en l’occurrence à l’un des petits fils de Louis XIV, le duc d’Anjou). Ce n’est pas que le souverain Habsbourg apprécie particulièrement les Bourbons (bien au contraire, il a même été en guerre à maintes reprises avec eux). C’est plutôt que la dynastie royale française lui semble la plus solide de l’Europe d’alors, et donc la plus susceptible et la plus à même de garantir l’intégrité de son royaume après sa mort. Problème : il est absolument hors de question pour les autres grandes puissances d’Europe que la puissante France de Louis XIV, déjà en situation d’hégémonie sur le continent, mette la main sur la grande Espagne et son immense empire colonial, ce qui bouleverserait complètement les rapports de force en Europe et ferait de l’ensemble France-Espagne une puissance absolument faramineuse ! C’est pourquoi l’Angleterre et les Pays-Bas militent pour que l’Espagne échoit aux Habsbourg d’Autriche (inutile de préciser que ces derniers quant à eux se considèrent bien sûr comme les prétendants les plus légitimes à la succession espagnole !).

Pour davantage de détails sur l’enchaînement des événements (et notamment l’échec des négociations) qui conduisent à l’éclatement de la guerre de Succession d’Espagne, je renvoie les intéressé(e)s vers cette excellente émission de Storia Voce sur le sujet.

En 1701, après avoir survécu bien plus longtemps que ce à quoi tout le monde s’attendait au vu des lourdes infirmités, Charles II finit par mourir. La question de la succession est sensible, car dans l’esprit monarchique qui caractérise encore toutes les puissances de l’époque, il est d’usage de respecter les volontés d’un souverain « de droit divin ». C’est d’ailleurs dans cet état d’esprit que Louis XIV – qui ne désire pas la guerre – se sent bien obligé de répondre favorablement aux dispositions testamentaires du souverain espagnol, en positionnant son petit-fils Philippe V à la prétention légitime du trône d’Espagne. De leurs côtés, et pour les mêmes raisons, l’Angleterre et les Provinces-Unies jouent une autre carte. Souhaitant respecter les dernières volontés de Charles II, elles se disent prêtes à accepter la candidature du petit-fils Bourbon, mais au prix néanmoins de solides concessions et garanties de la part de Louis XIV. L’Espagne aux mains de la lignée royale française doit abandonner ses possessions des Pays-bas et d’Italie, qui reviendraient aux Habsbourg d’Autriche, et la France doit de son côté procéder à un ensemble de mesures de désarmement. Ces conditions sont telles qu’elles ne peuvent être acceptées par Louis XIV, qui finit par se résigner au conflit. De son côté enfin, la Monarchie autrichienne n’a pas abandonné ses prétentions légitimes à la Couronne d’Espagne, et se résout immédiatement à la guerre pour empêcher que le patrimoine européen des Habsbourg n’échoit en partie aux mains de son grand rival multiséculaire Bourbon.

Aucun compromis n’étant trouvé entre les grandes puissances européennes suite à la mort de Charles II, et en raison des immenses enjeux de domination de l’Europe que porte donc avec elle cette crise de succession, c’est résigné et déterminé que tous les protagonistes se décident à la guerre. Celle-ci va dégénérer rapidement en un affrontement de grande ampleur qui va opposer, de 1701 à 1713, la quasi-totalité des grandes puissances européennes de l’époque (un conflit qui, par ses répercussions en Inde et en Amérique, a en outre parfois été qualifié par certains historiens de première véritable guerre mondiale de l’Histoire !).

Carte de l'Europe à la veille de la guerre de Succession d'Espagne
L’Europe à la veille de la guerre de Succession d’Espagne Rebel Redcoat, via Wikimedia Commons). Les domaines européens de l’Espagne (en vert), quoique déjà diminués à l’époque, restaient assez considérables pour que leur acquisition par l’une des grandes puissances pût changer l’équilibre européen (sans même parler de l’immense empire colonial espagnol !). Pour la Monarchie autrichienne comme pour l’Angleterre et des Provinces-Unies, il est ainsi hors de question que la France de Louis XIV (qui a déjà connue une grande expansion durant les dernières décennies) ne mette la main sur la Monarchie espagnole, qui en plus du contrôle de la péninsule ibérique et des trois quarts de l’Amérique (Mexique, Cuba, Pérou,…), apporte donc théoriquement avec elle dans ses bagages rien de moins que les riches États de Milan et de Naples (soit la moitié de l’Italie) ainsi que les Flandres (Pays-Bas espagnols). Une perspective qui aurait placée la France des Bourbons dans une position de puissance et d’hégémonie sans pareil sur le continent européen (et ce faisant au niveau mondial)… !

Résumons donc les grands protagonistes de ce conflit de succession dynastique, la dernière grande guerre de Louis XIV, qui va déchirer l’Europe durant plus d’une décennie. D’un côté : la puissante France de Louis XIV, qui souhaite placer sur le trône l’un de ses petits-fils (Philippe V), et ainsi unir dynastiquement ces deux grands royaumes et leurs florissants empires coloniaux. De l’autre, l’Autriche : l’empire territorial de la maison des Habsbourg, qui donne au Saint-Empire romain germanique ses empereurs depuis 300 ans, et qui n’entend certainement pas laisser la France mettre la main sur ses possessions de famille (et plus globalement sur la puissante Espagne et avec elle son gigantesque empire américain). Une position également partagée par le Portugal, l’Angleterre et les Provinces-Unies, les trois autres grandes puissances maritimes européennes, qui craignent elles aussi (à juste titre) la situation de domination sans équivoque de l’Europe dans laquelle une telle union placerait la France. En conséquence, ces quatre pays scellent rapidement une Grande Alliance à La Haye afin de contrer les ambitions du royaume de France dans cette guerre de succession.

L’équilibre européen est [au XVIIIe siècle] la notion fondamentale qui préside aux relations internationales. La notion d’équilibre s’est en effet peu à peu substitué à la notion d’hégémonie au cours du XVIIe siècle, l’idée de Monarchie universelle servant de repoussoir. […] L’accession d’un Bourbon au trône d’Espagne semblait précisément contraire au maintien de l’équilibre en Europe, dans la mesure où une Espagne faible n’aurait été qu’un satellite de la France qui aurait pu exercer à nouveau une position hégémonique sur la façade atlantique du continent, en Méditerranée occidentale et en Italie.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au xviiie siècle, 1993, pP. 16-17

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… qui dégénère en un conflit européen de haute intensité

Durant près de treize années, on se bat énormément aux Pays-Bas espagnols (riches provinces toujours à portée d’invasion rapide concernant lesquelles la France, une fois n’est pas coutume, souhaite profiter du contexte de guerre pour les conquérir et annexer…), ainsi qu’en Espagne, en Italie et en Méditerranée. Durant les premières années du conflit, la France conserve l’initiative stratégique, puis subit une série de revers, avant de reprendre finalement l’ascendant (avec notamment la victoire de Denain de 1712, qui permet à un Louis XIV et une France très mal en point de négocier des conditions de paix convenables). C’est l’époque du fameux Pré Carré de Vauban, des sièges de Lille et de Maastricht, et de la prise de Gibraltar par les Anglo-Hollandais (lieu hautement stratégique, verrou de la Méditerranée, que les Britanniques conserveront à l’issue de guerre, et depuis lors).

Le célèbre « Pré carré » conçu par Vauban : un réseau de places fortes visant à défendre les frontières nord de la France, et à y prévenir toute invasion. On peut également voir cette base défensive comme un tremplin à la conquête des Pays-Bas espagnols (actuelle Belgique), autrefois partiellement contrôlés par la France (Flandres), dont les monarques ont tendance à placer la frontière naturelle plutôt au niveau de la rive gauche du Rhin…
(© Rebel Redcoat, via Wikimedia Commons)

Au début des années 1710, après une décennie de conflit et de combat sur différents théâtres, tous les protagonistes sont à bout de souffle. Le coût de la guerre pèsent sur l’ensemble des coalisés, et tous engagent des négociations de paix à leur avantage (ou du moins si possible pas trop à leur désavantage). La France est particulièrement épuisée financièrement : elle a subi de graves défaites contre la coalition (notamment dans les Flandres à Blenheim et Malplaquet), tandis que le terrible hiver de 1709 provoque une grave crise de subsistance dans toute l’Europe qui impacte particulièrement le royaume hexagonal (qui connaît alors une terrible famine). Voyant la pression ennemie se resserrer autour de ses frontières, la France est alors dans une situation assez désespérée, au point que Louis XIV, pour la première fois très touché par la famine qui décime ses sujets et soucieux de sa population, est prêt à abandonner toutes ses prétentions sur l’Espagne et même à renoncer à certaines de ses conquêtes des guerres précédentes ! Heureusement pour le Roi-Soleil, son armée arrache in extremis une importante victoire à Denain (1712) puis prend Barcelone l’année suivante, ce qui lui permet de négocier dans des conditions beaucoup moins défavorables la sortie de la guerre. En 1713, deux traités sont signés à Utrecht, mettant officiellement fin au conflit :

Des négociations secrètes aboutissent aux préliminaires de Londres en 1711 et à  l’ouverture d’un congrès international à Utrecht, dans les Provinces-Unies, en 1712. Il faut d’abord régler les questions dynastiques : Philippe V renonce à ses droits à la couronne de France, ce qui devrait garantir une séparation définitive entre les deux royaumes. La diplomatie anglaise conduit ces négociations et entraîne les puissances moyennes, la Hollande, la Prusse, le Portugal et le Piémont-Savoie, qui acceptent de signer la paix en même temps que l’Angleterre, avec la France dès avril 1713, puis avec l’Espagne. La guerre conduit à une large recomposition géopolitique à l’échelle du monde. Le roi d’Espagne doit abandonner ses domaines européens, mais conserve ses territoires en Amérique. La France conserve ses acquisitions territoriales du temps de Louis XIV mais sort ruinée de la guerre. En revanche, la Grande-Bretagne voit sa puissance grandir : elle garde Gibraltar qu’elle a pris à l’Espagne, ce qui lui permet de surveiller la Méditerranée. Elle obtient pour une compagnie anglaise la fourniture des colonies espagnoles en esclaves africains : la question de la traite se profile derrière les règlements d’Utrecht. La France abandonne à l’Angleterre l’Acadie et Terre-Neuve, se repliant au Canada sur le Saint-Laurent. Les discussions ont bien intégré la dimension mondiale de ce grand affrontement.

Extrait de l’article « Signature des traités d’Utrecht (11 avril 1713) » sur le site web des Archives Nationales de France

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Un conflit qui rebat considérablement les cartes des grands équilibres géopolitiques européens…

Une excellente émission du podcast Storia Voce sur la guerre de Succession d’Espagne et ses conséquences.

Après une décennie d’un nouveau grand conflit qui aura fait près d’un demi-million de morts, la guerre de succession d’Espagne prend fin. De par ses affrontements armés (terrestres et maritimes) comme de ses conséquences diplomatiques et géopolitiques, elle a profondément marqué l’évolution du rapport des forces entre les puissances européennes. La Grande-Bretagne s’y est en effet affirmée comme l’une des puissances majeures en Europe, notamment de par sa suprématie croissante sur les mers, ainsi que par sa remarquable force financière (appuyée sur un important développement économique et efficace système fiscal). C’est d’ailleurs le moment où la puissance maritime anglaise supplante celle des Provinces-Unies (affaiblies il est vrai par des décennies d’effort militaire constant contre la France) et où la Grande-Bretagne s’affirme comme l’une des diplomaties les plus actives du continent, capable de peser fortement et même de dicter sa vision des équilibres géopolitiques européens :

La Grande-Bretagne n’avait accepté le maintien de Philippe V à Madrid qu’après avoir imposé des conditions bien précises (définies lors de la Grande Alliance de la Haye, dès 1701) : elle exigeait en particulier la renonciation des Bourbons d’Espagne au trône de France et l’évacuation complète des Pays-Bas méridionaux par les Bourbons. […] Tous les gouvernements sont bien d’accords sur le principe qu’aucune puissance n’exercera son hégémonie sur le continent. […] La Grande-Bretagne veille jalousement à ce qu’aucune puissance du continent, que ce soit la France de Louis XV ou l’Autriche de Marie-Thérèse, ne domine le continent et ne nuise à sa sécurité. […] Concession majeure au souci de sécurité de la Grande-Bretagne, Dunkerque et son avant-port Mardyck sont démilitarisés, les fortifications rasées.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, 1993, p. 17

Avec ses victoires spectaculaires contre les Turcs et sa participation importante à la guerre contre Louis XIV, l’Autriche acquiert pour sa part une incontestable place de grande puissance, de même que des territoires qui augmentent fortement son rayon d’action. Cette montée en puissance autrichienne doit, cependant, être nuancée par l’émergence pour cette dernière de nouveaux rivaux continentaux – Bavière, Prusse, Saxe,… – ainsi que par la persistance de nombreux dysfonctionnements internes au sein de l’Empire autrichien (administrations mal structurées, armées obsolètes, etc.) .

Carte de l'Europe à la fin de la guerre de Succession d'Espagne
L’Europe à la fin de la guerre de Succession d’Espagne. Notez la constitution du Royaume-Uni de Grande-Bretagne entre le début et la fin de cette guerre, né des actes d’Union de 1707 entre les royaumes d’Angleterre et d’Écosse. Notez également pour l’Espagne la perte de ses possessions italiennes (royaume de Naples). Et enfin, notez pour la France… eh bien, rien du tout, précisément ! En effet, cette décennie de guerre ruineuse ne n’est traduite, malgré les conquêtes effectuées, par aucuns gains territoriaux notables pour la France de Louis XIV (bien que son bénéfice dans ce conflit existe bel et bien et soit pourtant là, sous vos yeux… !).
(© Rebel Redcoat pour Wikimedia Commons)

Je renvoie ceux qui seraient intéressés d’une présentation plus détaillée des grandes racines et motifs du déclin de la puissance espagnole (qui passe ainsi en un siècle de pays le plus puissant et influent d’Europe à une puissance européenne presque « secondaire »), vers cet excellent opus de la chaîne Épisodes d’Histoire (où j’invite également les intéressés à visionner en premier l’épisode précédent celui-ci et qui raconte d’abord le Siècle d’Or espagnol du XVIe siècle, qui voit en effet l’Espagne émerger comme la plus importante puissance européenne et mondiale de l’époque !).

L’Espagne, point de départ des événements, est quant à elle l’une des grands perdantes de cette guerre, qui la voit rompre définitivement un passé de deux siècles de liens familiaux avec l’Autriche, et devenir une puissance presque secondaire en Europe (mais certainement pas au niveau mondial). Quant à la France, enfin, si le dénouement du conflit la conserve comme première puissance politique, démographique et militaire du continent, cette guerre lui voit perdre toutefois sa réputation d’invincibilité sur terre, ainsi que craindre profondément pour l’avenir de ses territoires coloniaux – certes alors toujours moins importants que ceux de la Grande-Bretagne, mais clairement menacés par l’hégémonie maritime de cette dernière sur la durée. De plus, le pays sort littéralement ruinée de cette guerre, durant laquelle la population a vécu de terribles famines (provoquées par de mauvaises récoltes mais aussi donc surtout par l’hiver extrêmement rude de 1709, témoin des évolutions climatiques qui caractérisent cette période de Petit âge glaciaire). Ces finances exsangues et le déficit de légitimité politique du nouveau Régent (Louis XIV est mort en 1714 et Louis XV n’a que 5 ans, c’est donc son oncle Philippe d’Orléans qui assure la vacance du trône) limitent en effet considérablement les capacités offensives de la France, et l’inclinent à la paix :

Comme les autres grandes puissances, la France s’est lancé à la fin de la guerre de Succession d’Espagne dans un processus de désarmement. […] Si l’on en croit les états officiels, on a licencié 62% des effectifs des troupes de ligne et progressivement ramené l’armée de terre de 357 000 hommes (infanterie, cavalerie et dragons) en 1710 à 132 000 en 1716, alors que la milice était purement et simplement supprimée. Les forces armées de terre et de mer sont désormais sur un pied de paix, et l’on ne retrouvera plus au cours de toute la période [du XVIIIe siècle] des effectifs comparables à ceux de la guerre de Succession d’Espagne.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, 1993, pp. 30-31


… et qui préfigure le grand choc à venir entre la France et l’Angleterre au XVIIIe siècle

Un Bourbon installé à Madrid, les Habsbourg à jamais éloignés d’Espagne, réduits à leurs domaines héréditaires et au vain titre d’empereur, le cycle des guerres austro-françaises pouvait être fermé. La lutte contre la maison d’Autriche était désormais sans objet. Sans doute la France n’avait point conquis la Belgique et la frontière du Rhin lui manquait sur presque toute sa longueur. Mais l’extrême division des Allemagnes protégeait son territoire plus sûrement que le fleuve. En s’obstinant dans une hostilité déraisonnable, la France ne ferait que le jeu de l’Angleterre, toujours en quête de diversions continentales. Au contraire, un approchement entre les deux puissances aurait pour avantage de consolider les gains acquis.

Michel Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, p. 204

En résumé, en douze ans de guerre, les équilibres géopolitiques du continent ressortent profondément modifiés. La France et l’Espagne sont désormais liées par un lien dynastique. La Grande-Bretagne, alliée des deux nations à la fin de la guerre, apparaît comme le nouveau danger pour la France et son empire colonial (danger que Louis XIV avait d’ailleurs bien décelé, d’où précisément sa volonté de mettre fin à deux siècles de rivalité avec les Habsbourg en liant ses intérêts à l’Espagne, afin de permettre à la France de mieux pouvoir retourner ses efforts contre l’Angleterre dans les décennies à venir).

Néanmoins, les décennies qui suivront la guerre de succession d’Espagne ne se dérouleront pas tout à fait comme la conclusion de cette guerre pouvait le laisser présager. En effet, la grande alliance continentale franco-espagnole face en particulier aux intérêts britanniques qui avait été suggérée (et à vrai dire recherchée !) par Louis XIV n’adviendra pas, malgré que les deux pays soient désormais tous deux dirigés par des Bourbons (c’était pourtant tout le but !). Mieux encore : c’est AVEC l’Angleterre et CONTRE l’Espagne dirigée par son oncle que la France de Louis XV va s’allier durant les années 1720. Comment expliquer cela ?

Un article en forme de catalogue historique, où vous trouverez notamment un récit développé de l’histoire de la succession compliquée de Louis XIV (et de son testament cassé) et de la Régence (1715-1723).

En fait, c’est notamment la mort de Louis XIV un an à peine après la fin de la guerre qui va rebattre les cartes. Son successeur et arrière-petit-fils Louis XV n’ayant alors que 5 ans, c’est le neveu de Louis XIV, Philippe d’Orléans, qui va exercer la régence du royaume jusqu’à la majorité de celui-ci. Cependant, pour exercer ses pleins pouvoirs, le Régent Philippe a du affronter des oppositions importantes dues notamment aux dispositions testamentaires de Louis XIV, et procéder à un certain nombre de concessions intérieures (que je ne développe pas ici, mais dont vous pouvez prendre connaissance dans cet article où je les raconte). Dès l’année 1718, le Régent est même confrontée à une conspiration, dans laquelle trempe notamment personne de moins que le pouvoir espagnol… C’est dans ce contexte qu’une alliance de circonstance va être contractée avec l’Angleterre, dont le nouveau régime hanovrien (le gouvernement du nouveau roi d’Angleterre d’origine allemande George Ier) rencontre lui aussi des problèmes de légitimité. Désormais allié avec la Grande-Bretagne, le Régent va engager une courte guerre contre l’Espagne de Philippe V, qui lui permettra d’affirmer son autorité et de mettre définitivement fin aux prétentions espagnoles (ou plus exactement bourbonnes…) sur le trône de France.

Cette alliance parfois jugée « contre-nature » entre les deux rivaux d’outre-Manche s’explique par de nombreuses raisons très pragmatiques, s’inscrivant dans la plus pure tradition de l’art de ce que nous appelons aujourd’hui la Realpolitik. En effet, après des décennies de guerre louis-quatorziennes qui ont ruiné les grandes puissances d’Europe (et tout particulièrement nos deux concernés par les efforts terrestres et navals considérables qu’ils ont du y engager), la France de la Régence et l’Angleterre de George Ier et de Robert Walpole sont toutes deux fondamentalement désireuses de paix, et plus encore même d’une paix durable, qui permette à leurs finances exsangues d’être redressées et à leurs économies de prospérer. Cette paix (que l’Histoire retient sous nom de « paix d’Utrecht ») va effectivement être durable, puisqu’elle va durer près de trois décennies – une durée inédite dans l’histoire de l’Europe moderne ! Celle-ci sera le fruit d’efforts diplomatiques constants des deux côtés de la Manche, où les deux gouvernements respectifs – celui des cardinaux Dubois puis Fleury du côté français et du Premier Ministre Robert Walpole côté britannique – s’attacheront et coopèreront des années durant pour désamorcer toutes les crises qui auraient pu faire rebasculer le continent dans une guerre de grande envergure (non sans graves inconvénients à moyen terme pour la France !).

La vraie raison de l’« entente cordiale » entre Paris et Londres résidait dans une communauté d’intérêt, et en particulier dans la fragilité relative du pouvoir des deux gouvernements, celui du Régent comme celui de la Maison de Hanovre. Les Hanovre et leurs alliés whigs étaient menacés par l’opposition jacobite, le duc d’Orléans devait se méfier de l’opposition des bâtards légitimés [duc du Maine et comte de Toulouse], des partisans de Philippe V, qui, en cas de décès prématuré de Louis XV, l’auraient écarté du pouvoir. […] Le caractère paisible du Cardinal Fleury permett[r]a de poursuivre cette politique [de complicité objective entre Paris et Londres] jusqu’à son extrême limite, fût-ce en sacrifiant la marine de guerre française sur l’autel des bonnes relations franco-britanniques.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, 1993, p. 106

Fleury fut, sans titre, un Premier Ministre plus absolu et plus assuré qu’aucun de ceux qui l’avaient précédé dans cette place. […] Son gouvernement est une période de stabilité, de bon sens, de prudence et d’ordre.

Michel Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, pp. 110-112

Cette remarquable alliance, ou à tout le moins coopération diplomatique entre la France et l’Angleterre durant la première moitié du XVIIIe siècle, est parfois qualifiée par les historiens de « Première Entente cordiale » (en référence à celle du XIXe siècle, qui après 1815, fondera la fin définitive des affrontements ouverts entre les deux nations après près de mille ans de rivalité). Si celle-ci aura le mérite à court/moyen terme de priver la marine française de ce qui ne pouvait être que son principal adversaire (la Royal Navy), elle offrira plus globalement au royaume la plus longue période de paix et de prospérité qu’il n’ait jamais connue depuis des siècles (parfois désignée comme « l’âge d’or » du cardinal de Fleury).

La construction et le déclin du premier empire colonial français (carte scolaire)
Au début du XVIIIe siècle, la France a réussi en effet à se constituer un important empire colonial et commercial, qui s’étend de l’Amérique du Nord (Québec, Acadie, Louisiane) aux Indes (Pondichéry et côte carnatique), en passant par les comptoirs africains du Sénégal et surtout ses très lucratives « îles à sucre » des Antilles (Martinique, Guadeloupe, et surtout Saint-Domingue).

Cette longue et prospère paix aura ainsi permis à la France de connaître une formidable expansion coloniale et explosion de son commerce mondial. Une croissance économique et (extra)territoriale qui aura elle-même pour conséquence d’attiser les tensions avec l’Angleterre, les deux puissances se trouvant en situation de concurrence et de rivalité à peu partout où leurs empires se déploient (Amérique du Nord, Antilles, Indes,…). La paix – et l’essor économique et commercial inédit qu’elle aura apporté aux deux pays – auront ainsi paradoxalement semer les graines des guerres de demain. Mais ceci est une autre histoire… 😉 (voir lien ci-dessous !)

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Pour aller plus loin… 🔎🌎

Ce petit épisode de la série des « Il était une fois… » du blog sur la guerre de Succession d’Espagne est en fait extrait du chapitre II de ma grande série consacrée aux origines de la guerre de Sept Ans (1756-1763). Si le sujet des empires coloniaux et du « grand XVIIIe siècle » vous intéressent (ce fut en effet une période charnière de l’histoire moderne), je vous oriente ainsi vers la découverte de cette riche série documentaire traitant de cet immense conflit, considéré par de nombreux historiens comme la première véritable « guerre mondiale » de l’Histoire. Un conflit qui débutera (et se propagera) en effet dans l’ensemble des empires coloniaux du monde, lui conférant ainsi une dimension planétaire et maritime inédite.

Une guerre constituant en outre le plus grand choc de l’intense conflit global qui opposera tout au long du XVIIIe siècle la France et la Grande-Bretagne pour la domination (de la mondialisation) du monde ; une suite ininterrompue de conflits, de Louis XIV à Waterloo, d’ailleurs qualifié de « Seconde guerre de Cent Ans » par certains historiens. Une passionnante série d’articles en forme de grande fresque historique, qui vous portera ainsi des Grandes Découvertes à la chute du Canada et des Indes françaises, et de la fondation des grandes empires coloniaux européens outremers et de la naissance de la mondialisation maritime à l’émergence d’un nouvel ordre mondial caractérisé par l’hégémonie planétaire britannique (sur les plans maritime, colonial, économique,…). Une grande série qui vous amènera aussi à mieux comprendre tant les racines de la guerre d’Indépendance américaine que celles de la Révolution française et des guerres napoléoniennes ; autant d’événements qui structureront décisivement notre monde contemporain !

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