Au milieu du XVIIIe siècle, émerge en Europe centrale une nouvelle puissance régionale qui va entrer en quelques décennies (avec fracas) dans le concert des grandes puissances européennes : le royaume de Prusse (et future Allemagne).
Longtemps simple province parmi d’autres du Saint-Empire, le royaume de Prusse-Brandebourg va ainsi devenir en à peine deux siècles, à force de diplomatie et de conquêtes, la nouvelle puissance hégémonique de la région (avec la Russie), supplantant alors une Autriche pourtant d’un forte demi-millénaire de domination du centre du continent européen via son hégémonie sur le Saint-Empire.
Encore un siècle plus tard, au milieu du XIXe siècle, l’Empire (le « Reich ») allemand succède à la Prusse, et devient la puissance démographique et économique (et surtout industrielle) la plus importante du continent avec la France et la Russie. Véritable État dans l’État, la Prusse demeure néanmoins aux manettes de toutes les grandes composantes de la nouvelle Allemagne unifiée (particulièrement dans l’armée, où l’aristocratie prussienne règne toujours en maître).
La guerre de Succession d’Autriche (1740-1748) : quand Frédéric II fit de la petite Prusse une grande puissance continentale
À quoi ressemble la Prusse du milieu du XVIIIe siècle – moment où elle entame la formidable montée en puissance qui va faire d’elle l’une des principales puissances d’Europe centrale avec l’Autriche et la Russie ? Et comment Frédéric II, le jeune roi de Prusse qui vient d’hériter de son père d’un État en plein développement mais encore très limité, s’y est-il pris pour transformé la Prusse en grande puissance continentale ? Pour le comprendre, il faut revenir un instant sur l’histoire du jeune État prussien, et sur les enjeux et faiblesses du royaume que le jeune Frédéric II vient de récupérer de son ambitieux père.
Zoom sur : le Saint-Empire Romain Germanique (962-1806)
Pour comprendre le contexte régional dans lequel la Prusse du XVIIIe siècle va faire son nid, il est presque impossible ne pas s’attarder au préalable sur le fameux Saint-Empire romain germanique, la grande puissance étatique qui structure l’Europe centrale depuis la fin du Premier millénaire. Mais arf, expliquer simplement et rapidement ce qu’était le Saint-Empire romain germanique, quelle punition pour en avoir parlé… ! Nous pourrions commencer par rappeler les célèbres mots de Voltaire soulignant que le Saint-Empire n’était « ni romain, ni germanique, ni même un empire » … mais sommes-nous guère plus avancé ? (encore que…)
Pour faire simple, le Saint-Empire était une sorte d’institution d’Europe centrale ayant existé entre 962 et 1806 (date de sa dissolution par Napoléon – nous y reviendrons), et ayant pris des formes diverses durant ses près de mille années d’existence. Ayant englobé des régions aussi variées que les Pays-Bas, l’Autriche, l’ouest de la Pologne, la Bohème, le Nord de l’Italie, et peu ou prou tous les territoires de l’Allemagne actuelle, le Saint-Empire n’en était pas pour autant un État ou même une fédération d’États. Nous pourrions davantage le voir comme un « club », quelque chose entre une fédération et une institution liant, au travers d’intérêts et accords politiques et militaires, tout un ensemble de petits à moyens et grands États du centre de l’Europe (situés globalement entre la France et la Pologne actuelles).
Tous les différents États du Saint-Empire (qui en comptait des centaines et des centaines !) participaient à l’élection de leur « Empereur » (empereur dont le titre, certes prestigieux, ne s’accompagnait pas véritablement de pouvoirs réels – et était surtout honorifique).
En cas d’attaque de l’un de ses membres, chaque État demeurait libre de décider de sa contribution à la défense de l’Empire : envoi de troupes, concours financier,.. (voire aucun des deux), ce en vertu d’accords établis directement entre l’État concerné et la Couronne impériale. Car en effet – et c’est là toute la singularité de la « chose » impériale, les États du Saint-Empire demeuraient des États indépendants, qui décidaient de leur propre politique extérieure, adossée à leur propre organisation militaire, et selon leur propre système légal. Et force est de constater que ces énergies se virent historiquement moins orientées vers l’extérieur que vers l’intérieur-même du Saint-Empire, théâtre de nombreuses guerres au cours des siècles (et notamment de la grande guerre de Trente Ans, la plus terrible série de conflits armés des célèbres « guerres de religion » qui embrasèrent l’Europe du XVIIe siècle ; une guerre de Trente Ans d’ailleurs considérée comme la première « Der des Der » par ses contemporains).
Ce faisant, et malgré l’existence de 350 principautés allemandes au sein du Saint-Empire, il ne faut pas en tirer la conclusion pour autant que ce dernier ne constituait pas une réalité géopolitique avec laquelle il fallait compter au XVIIIe siècle. En effet, dans la mesure où la Diète du Saint-Empire (son organe politique central) a le droit de déclarer la guerre et de signer la paix, le Saint-Empire continue d’incarner un acteur central des relations internationales, et pèse toujours considérablement dans le jeu politique européen. Si la plupart de ses principautés (États membres – Autriche, Bavière, Saxe, Prusse, etc.) bénéficient de leur propres armées permanentes, l’Empire germanique dispose également de sa propre armée : l’armée des Cercles, composée de contingents fournis par les différents princes (généralement ceux des Petits États peu à même de se défendre par eux-mêmes). Le Saint-Empire dispose également d’une politique commune, portée par l’Empereur et représentée à l’étranger par ses différents résidents et ambassadeurs. Aussi ses différents États membres, s’ils gardent la latitude de pouvoir développer des politiques diplomatiques autonomes (comme les y autorisent les traités de Westphalie), doivent-ils s’inscrire en conformité avec cette dernière, au risque de voir leurs dirigeants mis au ban de l’Empire (une déclaration de guerre officielle de la Diète par exemple, oblige les princes concernés à rompre avec la puissance étrangère devenue l’ennemi commun, sous peine d’exil et de spoliation de leurs biens patrimoniaux).
Bien que constitué en premier lieu de centaines de petits États allemands, l’histoire contemporaine du Saint-Empire a beaucoup à voir avec celle de l’Autriche et des Habsbourg. Cette grande maison souveraine originaire de l’actuelle Suisse allemande (et qui règne depuis la fin du XIIIe siècle sur le puissant duché autrichien), est en effet connue pour son arrivée à la tête du Saint-Empire en 1452 – date à partir de laquelle la lignée des archiducs d’Autriche occupera ensuite continuellement le statut d’empereur de la superstructure européenne.
Cette grande famille habsbourgeoise (à laquelle nous consacrerons un encadré propre un peu plus loin), en plus de ses autres possessions européennes, règnera durant près de quatre siècles sur le Saint-Empire ; période où elle aura à gouverner (et à survivre) à tout un ensemble de grands événements sociaux et politiques qui affecteront structurellement l’Empire germanique (Peste Noire et la crise démographique et économique considérable qu’elle génèrera dans l’Europe entière, Réforme et naissance du protestantisme, guerres de religion, naissance du capitalisme dans les cités hanséatiques et de l’Italie du Nord,…).
Si ces événements se traduiront par des dizaines de réformes qui amélioreront substantiellement son organisation, le Saint-Empire du XVIIIe siècle, malgré ses presque 30 millions d’habitants (faisant de lui la première puissance démographique d’Europe), demeure toutefois une mosaïque d’États morcelés, peu lisible, et traversée par de profondes rivalités, toujours plus prégnantes au fil des siècles (particulièrement entre les grandes puissances continentales et régionales qui le composent – Autriche, Bavière, Saxe, Prusse, Hanovre,…).
Malgré sa formidable puissance (démographique, politique, économique), le Saint-Empire demeure ainsi un tigre de papier, structurellement inéquipé pour faire face à une attaque directe. Et effectivement, le Saint-Empire ne résistera pas à l’expansionnisme d’une France républicaine puis impériale dirigée par un certain Napoléon Bonaparte. Consul puis Empereur des Français qui infligera ainsi à l’Empereur autrichien (dans le cadre des guerres de Coalitions) une série de grandes défaites au début des années 1800, avant d’appeler à une dissolution pure et simple du Saint-Empire – acceptée par l’Autriche et effective en 1806.
Bien qu’imposée par la France de Napoléon (et résonnant comme une grande révolution géopolitique dans l’Europe d’alors), la dissolution de l’institution européenne millénaire constitua probablement également une forme de soulagement pour l’Autriche – qui ne voyait plus de toute façon comment défendre cet imposant magma étatique. Délivré de la contrainte sainte-impériale, l’archiduc Francis Ier devient ainsi en 1806 l’empereur d’une Autriche désormais pleinement indépendante, et qui figurera jusqu’au bout l’un parmi les plus irréductibles ennemis des ambitions napoléoniennes (contre lesquelles elle jettera toute ses forces). Mais c’est une autre histoire… 😉
Ce (long) détour par le Saint-Empire romain germanique réalisé et son importance incontournable en Europe centrale maintenant j’espère un peu mieux cernée, il est plus facile d’en revenir à notre Prusse du XVIIIe siècle et aux enjeux et aux limites qui contraignent l’ambition (démesurée) de notre cher Frédéric II. Lorsque ce dernier succède à son père Frédéric-Guillaume Ier du trône de Prusse, quelques mois avant la mort de l’empereur Charles VI (et ce faisant du début de la problématique de la succession d’Autriche), le jeune monarque de 28 ans se retrouve en effet à la tête d’un royaume encore jeune et ne constituant qu’une puissance moyenne de l’Europe centrale. Un État certes témoin d’une remarquable montée en puissance au cours des dernières décennies (notamment de par sa force militaire croissante), mais néanmoins structurellement limité par la disparité et le morcellement de ses différents territoires. Des territoires à la géographie en effet bien peu lisibles, et à vrai dire littéralement coupés en deux, avec à l’ouest l’importante province du Brandenbourg (un important électorat du Saint-Empire récemment acquis par la Prusse, et s’étendant sur les territoires de l’actuel est de l’Allemagne et ouest de la Pologne), et de l’autre côté, à l’est, la Prusse historique (qui correspond aujourd’hui peu ou prou à l’enclave russe de Kaliningrad). Des territoires prussiens ainsi affaiblis par leurs multiples discontinuités territoriales, car alors séparés par le grand royaume de Pologne-Lituanie (qui restera pour sa part à l’écart du conflit de Succession d’Autriche, et auquel nous ne nous intéresserons pas ici).
En 1740, la Prusse demeure ainsi un État jeune, peu peuplé, morcelé, pesant peu économiquement. Un État qui vit à ce titre dans l’ombre de son puissant voisin : l’Autriche, dix fois plus grande qu’elle, et près de dix fois plus peuplée. Une Autriche (appellation simplifiée que nous utiliserons dans toute la suite de ce récit pour désigner la monarchie habsbourgeoise et ses différentes possessions territoriales) à laquelle ses 16 millions d’habitants confèrent un réservoir de près de 200 000 hommes mobilisables en temps de guerre (soit la plus importante armée d’Europe après la France). Mais aussi une Autriche immense, divisée, exposée sur presque tous les fronts, ayant des milliers de kilomètres de frontières à défendre, de la Bohème à l’Italie, du Tyrol aux Balkans, et des rivaux et ennemis historiques (ou potentiels) à peu près de tous les côtés (France et Espagne à l’ouest et au sud, Empire Ottoman au sud-est, mais aussi plus récemment Bavière et Saxe au nord-ouest, ainsi que ponctuellement la Russie à l’est..). Cela, sans même parler de la territorialité complexe et de l’absence d’unité administrative et culturelle de l’ensemble monarchique autrichien, qui s’apparente comme déjà souligné davantage à un conglomérat de pays et de royaumes qu’à un État comparable à la France ou à la Grande-Bretagne :
Objectivement, la Monarchie [autrichienne] est composée de terres d’inégale valeur et inégalement peuplées. Si l’Autriche, la Bohême, les Pays-Bas et les territoires italiens sont riches et prospères, l’immense Hongrie a été ravagée par les guerres de libération, l’occupation ottomane, la guerre d’Indépendance et la grande peste de 1710, de sorte qu’il lui faudra une politique d’immigration et au moins une génération pour retrouver sa prospérité légendaire. De toute façon, ni la Hongrie, ni les Pays-Bas n’alimentent le budget commun, dont les recettes sont assurées par les États italiens et surtout la Bohême et l’Autriche. Au total, Charles VI [le père de Marie-Thérèse, NDLR] règne sur 12 à 13 millions d’habitants que rien n’unit vraiment, si ce n’est le devoir d’obéissance à un souverain commun.
Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, 1993, pp. 32-33
La Prusse de Frédéric II n’a pas tous ces problèmes. Au-delà de la centralisation croissante de son royaume, son père, militaire de passion et souverain visionnaire, lui a laissé l’une des armées les plus modernes et manœuvrières de l’époque (comme s’apprête d’ailleurs à le découvrir à leur insu ses futurs ennemis, en premier lieu autrichien). Une armée permanente atteignant qui plus est le chiffre impressionnant de 80 000 hommes, pour une population d’à peine 2,2 millions d’habitants (soit une proportion de plus de 4%, l’une des plus élevées de l’Europe du XVIIIe siècle !).
Mais revenons à notre petite Prusse des Frédérics. Forte des évolutions que nous venons de décrire, le petit royaume d’Europe centrale s’apparente ainsi à un véritable État militarisé (certains historiens parlent d’ailleurs d’« État-Caserne »). Un État qui ne manque également pas d’ambition, et qui s’affaire d’ailleurs depuis quelques années à nouer de secrets et troublants accords diplomatiques avec de lointains ennemis héréditaires de l’Autriche… Car la Prusse a depuis longtemps des vues sur l’une des plus riches possessions de sa grande voisine : la Silésie, l’une des plus importantes régions économiques et industrielles d’Europe. Une région dont la conquête et intégration aurait ce faisant la vertu de faire passer la Prusse du statut de simple puissance régionale à celui de nouvelle puissance continentale, pesant désormais solidement sur le jeu européen…
En 1739, dans l’ombre, Frédéric II se rapproche d’un certain Louis XV, souverain à la tête de l’ennemi héréditaire des Habsbourg. Ces deux-là s’accordent secrètement sur la conduite à tenir en cas de future guerre (qui, comme tout le monde en a bien conscience à l’époque, ne manquera pas d’éclater un jour ou l’autre de toute façon dans cette Europe-poudrière…). À savoir : diviser l’Autriche sur deux fronts, avec un Louis garantissant à Frédéric le principe d’une grande offensive française par l’ouest, pendant que ce dernier attaquerait lui-même par le nord.
Avec les accords passés plus ou moins officiellement entre la France et la Bavière pour le soutien aux prétentions impériales de Charles-Albert, ainsi que la défiance des ministres de Louis XV envers l’époux de Marie-Thérèse par le risque que ce dernier fait peser sur la Lorraine française, les cartes sont désormais en place, la dynamite centrale-européenne prête à exploser ; ne manque maintenant plus qu’un Frédéric pour allumer la mèche. Et l’opportunité d’agir vient justement de lui être offerte sur un plateau par la mort de l’empereur Charles VI et crise de succession qui s’ensuit…
Pour aller plus loin… 🔎🌎
Cet article sur l’histoire de la Prusse et le contexte dans lequel celle-ci a réussi à se hisser au rang des grandes puissances européennes est en fait extrait de ma grande série consacrée aux origines de la guerre de Sept Ans (1756-1763). Si le sujet de l’histoire moderne de l’Europe et du monde ainsi que des grandes périodes charnières de l’Histoire vous intéressent, je vous oriente ainsi vers la découverte de cette riche série documentaire traitant de cet immense conflit, considéré par de nombreux historiens comme la première véritable « guerre mondiale » de l’Histoire. Un conflit qui débutera (et se propagera) en effet dans l’ensemble des empires coloniaux du monde, lui conférant ainsi une dimension planétaire et maritime inédite.
Une guerre constituant en outre le plus grand choc de l’intense conflit global qui opposera tout au long du XVIIIe siècle la France et la Grande-Bretagne pour la domination (de la mondialisation) du monde ; une suite ininterrompue de conflits, de Louis XIV à Waterloo, d’ailleurs qualifié de « Seconde guerre de Cent Ans » par certains historiens. Une passionnante série d’articles en forme de grande fresque historique, qui vous portera ainsi des Grandes Découvertes à la chute du Canada et des Indes françaises, et de la fondation des grandes empires coloniaux européens outremers et de la naissance de la mondialisation maritime à l’émergence d’un nouvel ordre mondial caractérisé par l’hégémonie planétaire britannique (sur les plans maritime, colonial, économique,…). Une grande série qui vous amènera aussi à mieux comprendre tant les racines de la guerre d’Indépendance américaine que celles de la Révolution française et des guerres napoléoniennes ; autant d’événements qui structureront décisivement notre monde contemporain !
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