Une superbe carte du «Premier empire britannique »,réalisée dans le cadre d’un article du Washington Post. Le premier empire colonial britannique commence à se former au milieu du XVIIe siècle. Sa constitution est alors le produit d’une combinaison de facteurs, parmi lesquels l’importante croissance du commerce britannique avec l’Inde moghole, le succès de la Compagnie britannique des Indes orientales, de nombreuses explorations maritimes britanniques à travers le monde, ainsi qu’évidemment la puissance maritime croissante et prédominante de la Royal Navy.
Sous les Tudors, une puissance davantage navale que coloniale
À la fin du Moyen-Âge – nous l’oublions peut-être un peu aujourd’hui au vu de son histoire récente mais c’est alors la réalité –, l’Angleterre n’est encore qu’une puissance périphérique, presque secondaire en Europe. La population totale de la Grande-Bretagne dépasse à peine les 4 millions d’habitants (contre plus de 20 millions pour la France de la même époque à elle seule !). Plus fondamentalement encore, l’Angleterre a encore son âme attachée et tournée vers le Continent : n’a-t-elle pas, durant près de cent ans, cherché à consolider son emprise sur le sol français (dont elle revendiquera encore théoriquement la Couronne jusqu’à la fin du XVIe siècle) ? De fait, depuis la conquête de l’île par Guillaume de Normandie, la Grande-Bretagne peut être considérée comme une sorte de protubérance insulaire du monde continental, et l’Angleterre une sorte d’excroissance franco-latine dans la sphère culturelle anglo-saxonne. Son élite est en grande partie d’origine franco-normande : on parle français à la Cour, on décore ses armoiries de la fleur de lys, et l’attention de tous les rois successifs du XIIe au XVe siècle va à l’autre côté de la Manche, à disputer et annexer le maximum de territoires sur le sol français !
Cette réalité est en effet un peu oubliée, mais il faut bien en avoir conscience pour comprendre l’histoire de la relation franco-anglaise durant toute la seconde partie du Moyen-Âge : depuis la fin du XIIe siècle (voire à vrai dire depuis la conquête de Guillaume de Normandie de 1066), les rois d’Angleterre sont des… Français ! (ou plus exactement : des Angevins !) À la fin du XIIe siècle, à la faveur d’une habile politique d’union matrimoniale doublée d’une crise de succession, c’est en effet le duc d’Anjou (lui-même issu d’une branche cadette de la Maison capétienne) qui arrive sur le trône d’Angleterre, fondant alors la dynastie des Plantagenets. À son apogée, celle-ci règnera sur un territoire allant de l’Écosse aux Pyrénées (on parle alors d’« Empire Plantagenêt » – cf. carte de droite), et il faudra deux « guerres de Cent ans » successives aux rois Capétiens (dont le pouvoir était jusque-là encore balbutiant !) pour affirmer leur souveraineté sur le sol français. Refoulés sur le sol anglais, divisés par la guerre des Deux-Roses (une guerre intestine donc entre deux branches de la lignée), ce n’est qu’à la fin du XVIe siècle que les Plantagenets (via leurs héritiers Tudors) renonceront définitivement à la Couronne de France !
Pour le résumer autrement : jusqu’au tournant de l’époque moderne, l’Angleterre se projette et se cherche un destin sur le continent, sur le sol français du point de vue territorial et politique, et dans les Flandres sur le plan économique et commercial (les îles Britanniques entretiennent en effet depuis le Moyen-Âge une grande interdépendance avec les grandes cités drapières des Pays-Bas, ces dernières étant très dépendantes de la laine anglaise pour leur florissante industrie ; industrie drapière qui constitue en retour le débouché privilégié de la laine anglaise – de loin la principale exportation de l’Île !). Tout cela va néanmoins changer du tout au tout au XVIe siècle, le siècle qui constitue le grand tournant de l’Histoire anglaise et le moment-fondateur de l’Angleterre moderne. La séquence d’événements qui va de la fin de la guerre de Cent Ans au règne décisif d’Henri VIII (où intervient le schisme anglican et la rupture avec la Papauté) en passant par la guerre civile des Deux-Roses, va en effet avoir pour propriété de rompre avec toute la philosophie géopolitique qui avait caractérisée l’Angleterre médiévale, et voir cette dernière s’orienter dans une toute nouvelle voie – celle du grand large :
Qu’est-ce qui s’est passé soixante ans avant que l’Angleterre ne se lance sur les océans ? La fin de la guerre de Cent Ans ! […] Donc l’Angleterre s’est pris une dérouillée sur le continent. L’Angleterre qui jusque là tout au long du Moyen-Âge était un royaume qui avait avant tout des ambitions continentales, qui se pensait comme une sorte de prolongement de la France – avec une Cour royale et une noblesse qui parlaient le français plus que l’anglais et qui se considéraient au moins autant comme des princes d’Aquitaine et d’Anjou ou de Normandie que comme des rois d’Angleterre (prenez quelqu’un comme Richard Cœur-de-Lion : il parlait à peine un mot d’anglais, il détestait l’Angleterre, il se considérait comme angevin, ça l’emmerdait d’être roi d’Angleterre quelque part…). Donc l’Angleterre était un pays qui était complètement dans le prolongement du continent. Et là, la guerre de Cent Ans met fin à toutes leurs ambitions continentales. En plus, ils sortent de la guerre de Cent Ans pour rentrer dans une guerre civile : la guerre dite « des Deux-Roses ». Or la guerre des Deux-Roses – qui est longuement décrite dans plusieurs pièces de Shakespeare (notamment dans Henri VI et dans Richard III) – a une spécificité : c’est une guerre dynastique entre les York et les Lancastre (donc de deux familles avec leurs alliés dans l’aristocratie et dans la noblesse) où le peuple et la bourgeoisie sont assez peu concernés, et donc c’est une guerre qui de facto va voir l’aristocratie anglaise s’autogénocider – pas totalement, mais en grande partie !
Une superbe carte récapitulative de la guerre des Deux-Roses figurant dans le n°60 du magazine Guerres & Histoire.
Donc ils [l’aristocratie et la noblesse anglaises] vont sortir de la guerre des Deux-Roses considérablement affaiblis en nombre et cela va considérablement aider à la montée en puissance non-seulement de l’État monarchique centralisé anglais, mais également de cette nouvelle couche socioéconomique qui en Angleterre comme ailleurs en Europe est en train de monter à grande vitesse et à grande puissance qu’est la Bourgeoisie (la guerre des Deux-Roses est en effet “tout bénef” pour eux – dans tous les sens du mot !). Et donc ils [les dirigeants du Royaume] finissent de régler cette question dynastique et ils se disent « bon, il faut toujours garder un œil en Europe car il y a des dangers d’invasion etc., mais bon globalement, l’Europe, on arrête ! ». Ils ont gardé un pied, un point d’appui sur le continent – c’est la ville de Calais –, ils conservent encore des réseaux commerciaux dans les Flandres – parce qu’il y a les tisserands flamands qui sont le principal débouché des laines de tous les troupeaux de mouton anglais –, mais à partir de ce moment-là globalement et comme le dit bien le théoricien allemand Carl Schmitt, Henri VIII a « largué les amarres » d’avec le Continent – aussi bien au sens propre qu’au sens figuré ! Henri VIII dit : « ça suffit, on va devenir une puissance navale et maritime » […]. Et c’est Henri VIII qui déclenche ce mouvement (et à vrai dire dès avant lui son prédécesseur Henri VII qui avait financé les voyages de Jean Cabot en Amérique du Nord) […].
Extrait de la conférence « La puissance et la maîtrise des espaces fluides, perspectives historiques » donnée par l’historien Laurent Henninger auprès du Cercle Jean Bodin en mars 2018
La guerre des Deux-Roses (qui s’apparente donc moins à une guerre civile qu’à une « super vendetta » entre les maisons de York et de Lancastre – dont la rivalité est aussi connu pour avoir inspiré celle entre les Stark et les Lannister dans la célèbre série Game of Thrones… !) a donc débouché, après deux rudes décennies de guerre aristocratique fratricide, par la montée sur la trône d’une nouvelle dynastie à la légitimité contestée du point de vue des règles de la succession royale anglaise : la dynastie des Tudors. Le nouveau roi d’Angleterre, Henri VII, est en effet un noble du pays de Galles, lointain descendant du roi Édouard III (souverain du temps du début de la guerre de Cent Ans). Devenu par le hasard des choses l’unique héritier de la maison de Lancastre, celui-ci va néanmoins s’imposer durant la fin de la guerre civile comme une alternative sérieuse au dernier prétendant de la maison d’York (Édouard IV – alors très impopulaire). Habile politicien et bon stratège, Henri VII réussit ainsi à fédérer autour de lui les adversaires au camp yorkiste (qu’il défait finalement en 1485 à la bataille de Bosworth – où Richard III est tué). Proclamé roi à l’issue du combat (le dernier grand affrontement de la guerre des Deux-Roses), Henri VII agit rapidement de façon à entériner définitivement la réconciliation entre les deux maisons rivales et à asseoir sa légitimité. Pour ce faire, il épouse en 1486 la dernière prétendante York survivante (Élisabeth), scellant ainsi par le mariage l’union des deux lignées royales concurrentes issues de la dynastie Plantagenêt dont la rivalité avait mis à feu et à sang l’Angleterre (et assurant ce faisant sa légitimité et surtout celle de ses futurs héritiers – la recette est vieille comme le monde !).
Henri VII et son fils et successeur Henri VIII. Comme le rappelle malicieusement l’historien Bernard Cottret, l’arrivée au pouvoir des Tudors, originaires du pays de Galles, peut-être vue d’une certaine façon comme la récupération du trône anglais par les « Celtes » après un millénaire et demi de domination romaine, anglosaxonne puis franco-normande de l’Île ! Notez également au passage la présence de la célèbre « rose Tudor » dans la main d’Henri VII : cette dernière ne consiste en rien d’autre qu’en la fusion des emblèmes respectives des dynasties d’York et de Lancastre (la rose blanche et la rose rouge), symboles qui ont aussi été à l’origine de la dénomination de « guerre des Deux-Roses » !
Le règne des Tudors marque un véritable tournant dans l’histoire de la Marine anglaise, et le moment où l’Angleterre commence à s’ériger au rang de puissance navale de premier plan. Jusqu’ici en effet – et à l’instar de la France de la même époque –, l’Angleterre ne s’était jamais véritablement dotée d’une marine permanente (sauf à remonter très loin au temps des rois saxons, c’est-à-dire avant l’invasion normande… !). Certes, en temps de guerre et au gré des opérations envisagées, la Couronne anglaise du temps du Moyen-Âge avait bien été capable à l’occasion de mettre sur pied des flottes assez considérables alignant plusieurs centaines de navires (comme lors de la guerre de Cent Ans), mais il s’agissait alors de la simple mobilisation des navires des cités portuaires du pays, de conceptions hétéroclites et de natures variées, et donc sans la moindre cohérence d’ensemble (nous nous situons alors de toute façon avant l’arrivée révolutionnaire du canon et en un temps où la marine de guerre s’apparente plutôt il faut bien le dire à une sorte d’« armée terrestre flottante » … !).
Comptant parmi les premiers affrontements de la guerre de Cent Ans, la bataille de l’Écluse (1340) peut probablement être vue comme le premier grand combat naval franco-anglais de l’Histoire. Nous sommes alors bien loin des armements et affrontements navals de l’ère moderne : les 200 navires qui composent respectivement les flottes française et anglo-flamande s’apparentent à un mélange hétéroclite de navires de commerce, de pêche et de galères (montés par des milliers d’archers et arbalétriers), et le « combat naval » de l’Écluse va consister essentiellement en un combat rapproché entre arcs longs gallois d’un côté et arbalétriers génois de l’autre (duel d’armes de trait d’ailleurs emblématique du début de la guerre de Cent Ans !), ponctué de quelques abordages.
Au Moyen-Âge, le combat naval se livre en fait peu ou prou comme un siège sur la terre ferme. Les bâtiments de l’époque sont des nefs ou des caraques, c’est-à-dire des navires pourvus de deux grands « châteaux » (l’un à la proue, l’autre à la poupe) que l’on garnit d’hommes de troupe et d’archers pour le combat. Les navires adverses se rapprochent alors jusqu’au contact puis s’amarrent l’un à l’autre de façon à s’emparer du navire ennemi, tandis que les archers se livrent à un intense duel de tir depuis les châteaux avant et arrière des navires (châteaux d’où ils surplombent également les ponts dont ils peuvent ainsi cribler de flèches les assaillants).L’idée d’équiper des navires de canons n’est pas une invention de la Renaissance : celui-ci est déjà présent sur les champs de bataille dès le milieu du Moyen-Âge, et on trouve à vrai dire traces de son utilisation ponctuelle à bord de navires de guerre dès le XIIIe siècle. Mais sa généralisation demeure alors complexe, car les canons de l’époque sont en fer forgé et pèsent très lourds ; ne pouvant être placés que sur les ponts, ils mettent ce faisant en péril l’équilibre du navire en cas de gros temps ! C’est en fait comme souvent une “simple” innovation technique qui va révolutionner l’usage de l’artillerie navale – et avec elle les marines de guerre modernes : l’invention du sabord (attribuée au brestois Descharge, vers 1500). En permettant d’obturer en dehors du combat le trou ainsi réalisé dans la coque, celui-ci va permettre de placer les canons sur les ponts inférieurs sans nuire à la sûreté des navires – renforçant même leur équilibre en déplaçant le centre de gravité du bâtiment vers le bas. Grâce aux sabords, on va ainsi pouvoir équiper les navires à la fois de davantage de canons, mais aussi de canons de plus gros calibre !Inventé puis généralisé dès le milieu du XVIe siècle, le célèbre « galion espagnol » incarne à la perfection tant la nouvelle ère de mondialisation maritime ouverte par les Grandes Découvertes que les progrès et innovations ainsi enregistrés au tournant de la Renaissance en matière de construction et d’armement navals. Plus stable et plus manœuvrable que les caraques des temps médiévaux (caraques à qui il faudra tout de même reconnaître l’exploit remarquable d’avoir réalisées les premières circumnavigations de l’Histoire !), le galion supplante rapidement cette dernière tant pour le commerce que pour la guerre (les deux activités et leurs navires afférents alors ne se distinguent pas), devenant l’archétype des marines naviguantes des débuts des Temps Modernes. Bientôt, grâce à l’invention et à la généralisation du sabord, les navires sont armés de toujours davantage de canons, et mutent de simples prolongements sur mer de la guerre terrestre à de véritables unités autonomes (en fait de vastes « plateformes d’artillerie flottantes » !). Dès la fin du XVIe siècle, apparaissent ainsi les premiers deux ponts-batteries complets, qui se généraliseront au siècle suivant (de même que les calibres des canons, qui vont tendre à s’homogénéiser avec le temps jusqu’à faire l’objet d’un calibre unique à l’échelle d’un pont-batterie !).
Dans le grand contexte d’essor maritime et de « maritimisation économique » qui caractérise la fin du XVe siècle, le roi de la nouvelle dynastie des Tudors se saisit presque immédiatement de la « question maritime ». Souverain soucieux du renforcement de l’État centralisé ayant notamment beaucoup œuvré à la rationalisation des dépenses de la Couronne et à l’optimisation des recettes fiscales, Henri VII oriente ainsi les nouvelles marges financières que ses réformes ont permis de dégager vers le développement de l’infrastructure navale et maritime anglaise : la flotte marchande est accrue de nouveaux vaisseaux de plus fort tonnage, et on aménage de nouveaux chantiers navals (notamment la plus ancienne cale sèche de Grande-Bretagne, toujours visible aujourd’hui à Portsmouth !).
D’un règne encore plus long que celui de son père, son successeur et fils Henri VIII reprend et amplifie la politique maritime paternelle (au point d’être traditionnellement désigné comme le « père de la marine anglaise » !). Sous Henri VIII en effet, le « virage maritime » de l’Angleterre se voit confirmé : dès le début de son règne, le jeune souverain quadruple le nombre de navires de guerre hérités de son père, tout en poursuivant le développement de la flotte marchande (navires de guerre comme marchands dont la facture est en outre améliorée, grâce à l’observation des techniques de construction étrangère). Au-delà de ces efforts remarquables consentis sur le plan de la marine naviguante, c’est toutefois dans le domaine des infrastructures stratégiques que les investissements les plus décisifs sont réalisés sous Henri VIII. En plus de devenir une force permanente, la Marine se dote en effet, sous le règne de ce dernier, de ses premières grandes fondations logistiques : des arbres dédiés à la construction navale sont plantés, des écoles consacrés à la navigation et à la formation des officiers sont fondées, et la première importante structure d’organisation de la Marine voit le jour avec la création en 1546 du Conseil de la Marine (futur Navy Board – l’une des principales institutions et organes d’administration logistique de la Royal Navy et l’ancêtre de l’Amirauté !). Une politique de fortification du littoral est également entreprise afin de renforcer la défense de l’Île contre les incursions extérieures (en réaction notamment à la tentative d’invasion française de 1545 – voir ci-dessous), de même que le développement de fonderies industrielles permettant l’équipement massif des nouveaux navires par des canons en fonte (bien que moins durables que les canons de bronze – qui dominaient à l’époque –, ceux-ci coûtaient en effet beaucoup moins chers à produire et ont ainsi permis à l’Angleterre d’armer sa marine plus rapidement !).
Grâce à tous ces efforts et investissements, au milieu du siècle, la marine Tudor flirte avec les cinquante unités permanentes, dotées d’un équipage qualifié (et dont l’essentiel de l’occupation hors temps de guerre consiste à mener la chasse aux pirates – à l’instar de la France en Méditerranée !). Néanmoins, cette marine demeure encore une marine essentiellement défensive et de prestige, l’Angleterre n’étant pas encore véritablement partie à la conquête du Nouveau Monde colonial, s’étant jusqu’ici contentée de financer quelques ponctuelles et prudentes – mais fructueuses – expéditions d’exploration (comme les deux voyages successifs du vénitien Jean Cabot en 1497-1498 commandités par Henri VII !).
Parti à bord d’un unique navire dans les pas de Colomb pour tenter lui aussi d’atteindre l’Asie et ses précieuses épices par la route de l’Ouest (où il cherche en particulier à découvrir le fameux sinon hypothétique « passage du Nord-Ouest »), Jean Cabot va atteindre l’île de Terre-Neuve (géographiquement la terre la plus proche de l’Europe du côté américain) et en explorer les côtes (dont il prend possession au nom du roi d’Angleterre), avant de revenir rapporter sa découverte à la Cour de Londres (il y signale notamment l’abondance locale de la morue – qui constituera historiquement effectivement le premier moteur de la colonisation européenne de la région !). Reparti l’année suivante approfondir son exploration (et ayant disparu corps et biens dans la nouvelle expédition…), Cabot sera considéré à l’époque comme le premier européen à avoir officiellement atteint l’Amérique du Nord ! (en pratique, celle-ci avait bien sûr été découverte et colonisée par les navigateurs scandinaves dès l’an Mil, et des pêcheurs portugais, basques et français en fréquentaient déjà les eaux depuis des décennies)
Baptisé au nom du roi Tudor, le Henri Grâce à Dieu (en français dans le texte – quand on vous dit que la cour de Londres vivait encore dans son héritage franco-normand !) symbolise et résume à lui tout seul la nouvelle vocation maritime que le monarque anglais entend insuffler à son pays ! Lancée en 1514, cette massive caraque – qui mesurait 50 m de long et déplaçait de 1000 à 1500 tonnes – constituait alors rien de moins que le plus grand navire du monde ! Premier deux-ponts anglais de l’Histoire, c’est aussi l’un des premiers navires de guerre des marines européennes équipés de sabords et de lourds canons en bronze.
Comme vous l’avez compris, les projets d’invasion de l’Angleterre ne sont pas l’apanage du règne de Louis XV ! En 1545, dans le cadre des fameuses et fastidieuses guerres d’Italie, François Ier va en effet organiser un vaste projet de débarquement sur le sol anglais, qui va mobiliser une flotte remarquable – plus imposante même que celle de l’Invincible Armada espagnole 43 ans plus tard (200 navires transportant plus de 30 000 hommes) ! N’alignant face à elle que 80 navires, la jeune marine de guerre d’Henri VIII va néanmoins réussir à barrer la route à l’armada français dans le Solent (le bras de mer qui contrôle l’accès de Portsmouth), obligeant les Français à rembarquer et à renoncer à leur projet d’invasion. L’événement sonne ainsi comme un premier baptême du feu pour la jeune marine Tudor (l’affrontement aura d’ailleurs été suivi de près par Henri VIII en personne depuis l’île de Wight).
Le souverain anglais n’a à vrai dire pas attendu la tentative d’invasion de 1545 pour employer sa jeune marine de guerre contre l’adversaire français (avec lequel il est alors globalement en conflit dans le contexte européen des guerres d’Italie). Dès les débuts de son règne en effet, Henri VIII va utiliser sa Navy comme un instrument non pas seulement défensif mais offensif, en envoyant une escadre d’une vingtaine de navires opérer le blocus maritime de la rade de Brest (deux siècles et demi donc avant que ceci ne devienne la spécialité du Western Squadron !). Surprise par l’initiative (ainsi que par les débarquements anglais réalisés préalablement sur la presqu’île de Crozon et la pointe Saint-Matthieu), la flotte franco-bretonne alors au mouillage détache l’une de ses plus grosses unités – la Cordelière – pour aller tenir tête au navire amiral anglais (le Regent) afin de couvrir la retraite du reste de la flotte. Ce combat mémorable va se solder par la disparition tragique des deux navires-amiraux et de leurs équipages, le premier, après avoir violemment abordé le Regent, ayant explosé et entraîné le second par le fond. Resté dans les mémoires bretonnes pour sa fin dramatique et épique, cet affrontement naval marquera également les annales militaires comme ayant probablement constitué la première bataille au cours de laquelle un vaisseau aurait fait usage de tirs par bordée (en l’occurrence la Cordelière qui, seule face à toute la flotte anglaise, aura réussi à démâter deux navires adverses avant d’amarrer et d’assaillir le Regent).
Après une décennie de quasi-abandon par ses deux prédécesseurs (Édouard VI et Marie Ire), le règne d’Élisabeth Ire va signer la grande reprise de la politique de développement naval impulsée par son père Henri VIII. Ayant pris acte elle aussi de la nouvelle ère maritime dans laquelle le monde est entré, la reine Tudor va consentir de nombreux efforts vers l’outremer, qui vont essentiellement prendre la forme d’une politique corsaire. En ce milieu de XVIe siècle, le Nouveau Monde est en effet partagé entre Espagnols et Portugais, les premiers ayant déjà fondé un vaste empire colonial dont ils tirent déjà de fabuleuses richesses (en particulier via l’exploitation des métaux précieux des Amériques), les seconds (dont la Couronne est désormais unie à celle de l’Espagne) ayant les premiers développé un vaste empire commercial allant de l’Afrique à l’Asie ainsi que d’importantes colonies sur les côtes brésiliennes (qui constituent alors les premières productrices mondiales de sucre !).
Comme la France de la même époque (avant que celle-ci ne glisse dans les guerres de religion qui vont la mettre « hors-circuit » durant près d’un demi-siècle), l’Angleterre des Tudors conteste la domination ibérique des mers, et souhaiterait elle aussi bénéficier des formidables opportunités économiques que suscite la « découverte » du Nouveau Monde. Afin de gagner des parts de marché dans le commerce international en pleine croissance, Élisabeth encourage ainsi la fondation de compagnies à charte, auxquelles sont attribuées des monopoles commerciaux dans différentes aires du globe (seront ainsi fondées en 1592 la Levant Company – qui bénéficie du monopole du commerce en Méditerranée orientale ; la Barbary Company en 1585 – qui initie la traite négrière anglaise dans le cadre du lucratif commerce triangulaire ; et bien sûr la East India Company, à laquelle est réservée en 1600 le commerce avec l’Asie – et promise pour sa part à un très, très bel avenir… !).
Une belle carte récapitulative des dates de fondation des principales compagnies de commerce anglaises et de leur zones de monopole respectives, réalisée par l’excellente chaîne de vulgarisation Épisodes d’Histoire !
Près d’un siècle après les voyages de Jean Cabot à Terre-Neuve, de nouvelles expéditions tentant de trouver le mythique passage du Nord-Ouest sont également financées par la Couronne (il s’agira des trois voyages de l’anglais Martin Frobisher, qui explorera les côtes du nord Labrador et laissera son nom à une baie du détroit de Davis, sans parvenir toutefois à son objectif initial). C’est également sous le règne d’Élisabeth que va être fondée la première colonie anglaise outremer : celle de la Virginie (nommée ainsi en l’honneur de la reine), où plusieurs centaines de colons s’établissent mais disparaîtront mystérieusement (il s’agit de la fameuse histoire de la colonie de Roanake Island !).
En fait, à défaut de trouver une nouvelle route directe vers l’Asie et ses richesses et de parvenir à fonder des établissements durables et rentables (ce qui reste un processus long et garni d’incertitudes – les Français en savent aussi quelque chose !), le plus simple demeure de « prélever » la richesse déjà existante – en l’occurrence : les galions espagnols chargés de denrées coloniales et de métaux précieux qui pullulent désormais dans l’Atlantique ! C’est dans cette activité que vont exceller les fameux « Sea Dogs », ces corsaires incarnés par la figure mythique de Sir Francis Drake et qui vont se faire une spécialité de chasser les navires espagnols sur les mers (mais aussi de réaliser des raids directement dans les ports). Composant l’essentiel de la marine opérationnelle de la reine Tudor – et bénéficiant de navires à la pointe de la technologie grâce aux innovations navales qui n’ont pas cessées de se poursuivre depuis l’époque d’Henri VIII –, ces corsaires vont durant les premières décennies du règne d’Élisabeth réaliser de nombreuses prises (et parfois capturer des convois entiers) qui vont substantiellement contribuer à alimenter les finances anglaises (avant d’être carrément utilisés par la reine comme des opérateurs militaires dans sa guerre contre l’Espagne !).
Comme évoqué un peu plus haut, l’ouverture des franches hostilités avec la puissance espagnole après des décennies de rapines et de contrebande vont en effet contraindre la reine Élisabeth (dont le pays s’assimile alors moins à une véritable puissance maritime qu’à une simple « force navale prédatrice ») à mobiliser ses corsaires dans le conflit en cours. Loin des futures grandes heures de la Marine « royale », ce sont en fait de grands chefs corsaires qui commandent ainsi la flotte anglaise qui va défaire l’Armada espagnol devant Gravelines. Après ce cuisant échec de la tentative d’invasion espagnole (qui n’empêchera pas ces derniers de renouveler l’essai en 1596 et 1597), c’est le corsaire Francis Drake en personne qui va se voir confier l’année suivante une opération de représailles sur les côtes ibériques (qui sera un désastre-miroir de celui de l’Invincible Armada), tandis que d’autres Sea Dogs anglais continueront de malmener le soutien logistique espagnole contre l’insurrection hollandaise.
Si cette dernière grande phase de « l’ère Tudor » se révèlera ainsi relativement brillante pour l’histoire de la Marine britannique, celle-ci n’en garde pas moins un caractère encore balbutiant, l’Angleterre n’ayant encore pris pied sur aucun continent ni véritablement disputé aux Hispano-Portugais leur domination maritime et commerciale (la percée en ce sens étant plutôt accomplie par les jeunes Provinces-Unies, dont la marine essentiellement centrée sur le transport marchand enregistre alors une forte croissance et commence à supplanter l’hégémonie portugaise en Asie). Il faudra ainsi attendre le début du règne des Stuarts (ainsi que l’éphémère République cromwellienne) pour voir l’Angleterre enfin fonder des colonies durables outremer puis ces dernières prendre leur envol ! Patience, nous y arrivons bientôt…
Figures emblématiques de la Navy anglaise de la seconde moitié du XVIe siècle, les « chiens de mer » (tels que les dénommaient péjorativement les Espagnols) constituent une réponse directe à la politique monopolistique (en fait techniquement un « monopsone » !) entretenue par l’Espagne vis-à-vis de ses colonies. Ces dernières n’ont en effet alors le droit de vendre leurs productions coloniales à aucune puissance étrangère, et sont contraintes de même de n’avoir recours qu’aux marchandises espagnoles pour leurs importations. Or, avec le temps, la croissance des colonies espagnoles d’Amérique et des Caraïbes commence à susciter le développement de vastes nouveaux marchés intérieurs, auxquels l’Angleterre d’Élisabeth en particulier – qui ne dispose pas encore de son côté de ses propres colonies pour servir de débouché à ses produits – souhaite évidemment avoir accès. C’est dans cette perspective de ruiner le commerce espagnol pour le forcer à s’ouvrir au libre-échange (une grande tradition géostratégique anglaise en devenir… !) que la reine Tudor va encourager le développement de l’activité corsaire, qui va effectivement connaître un véritable âge d’or sous son règne. Bénéficiant d’excellents navires de combat pour l’époque (fruits notamment des innovations navales réalisées sous Henri VIII), les Sea Dogs anglais vont ainsi mener la vie dure aux flottes marchandes espagnoles, opérant de très belles captures qui vont considérablement enrichir la Couronne anglaise (sans jamais véritablement toutefois menacer sérieusement le commerce espagnol, qui va développer une efficace politique de convois annuels pour se protéger de ses différents prédateurs de haute mer – les corsaires Anglais étant en effet loin d’être les seuls à « chasser le galion » dans l’Atlantique… !).
Plus célèbre corsaire de l’âge élisabéthain, Francis Drake entrera dans les annales de la navigation pour avoir réalisé, un demi-siècle après Magellan, le second tour du monde de l’Histoire (et le premier véritablement terminé par son capitaine !). L’homme (que seule une lettre de marque de la Reine distingue alors de l’authentique pirate) avait été missionné par le pouvoir Tudor pour aller piller les établissements espagnols de la côte Pacifique (où transitent en effet des galions arrivant des Philippines et de Chine chargés d’épices et de porcelaine). De ce voyage – qui le mènera jusqu’aux côtes de l’actuelle Californie –, Drake rentrera avec un unique navire débordant d’épices et des trésors espagnols capturés sur la route, dont la part revenant à la reine (c’est-à-dire la moitié) dépassera à elle toute seul tout le reste des autres revenus royaux collectés cette année-là !
À force de toutes ces attaques prédatrices sur ses navires, l’Espagne de Philippe II finit légitimement par en avoir assez. En 1584, la signature entre l’Angleterre et les Provinces-Unies du traité de Sans-Pareil (par lequel Élisabeth s’engage à subventionner largement l’effort de guerre des insurgés néerlandais et surtout programme le déploiement d’un corps expéditionnaire de plusieurs milliers d’hommes pour tâcher de reprendre la citadelle d’Anvers !) est la goutte d’eau qui fait déborder le vase : l’Espagne déclare finalement la guerre à l’Angleterre. Première puissance d’Europe de l’époque, la Couronne espagnole est même décidée à régler son compte une bonne fois pour toutes au régime élisabéthain et à sa menace corsaire, en mettant sur pied un grand projet d’invasion de l’Île (rapidement après le début du conflit, Philippe II obtient en effet la bénédiction papale pour renverser Élisabeth et placer qui il l’entend à sa place sur le trône d’Angleterre – celle-ci a effectivement été excommuniée dès 1570 par son prédécesseur, tandis que l’exécution de Marie Stuart qu’elle vient d’opérer indigne tous les catholiques d’Europe…).
Pendant que l’Espagne prépare son débarquement en Angleterre, les « Chiens de Mer » d’Élisabeth redoublent d’agressivité et montent encore d’un cran leurs ravages. Drake se redéploie ainsi dans les Caraïbes et y mène plusieurs raids sur Carthagène (Colombie), Saint-Augustine (Floride) et surtout Saint-Domingue, qu’il saccage intégralement. En avril 1587, le plus redoutable des corsaires élisabéthains inflige même un sérieux revers aux préparatifs d’invasion espagnols, en incendiant 37 navires espagnols dans le port de Cadix. Toutefois, concernant ces derniers, il ne parvient à renverser la vapeur : les préparatifs espagnols reprennent depuis Lisbonne dès le début de l’année 1588, où un grand corps expéditionnaire se rassemble. Selon le plan prévu, la flotte d’invasion doit d’abord faire une halte par les Pays-Bas pour y embarquer d’importants renforts supplémentaires, avant de débarquer en Grande-Bretagne au niveau du Sussex puis de marcher sur Londres (les troupes espagnoles, grâce à leurs redoutables tercios, comptent alors rappelons-le parmi les meilleures d’Europe !).
Informée toutefois du détail des préparatifs espagnols grâce à son remarquable réseau d’espionnage (qui est alors le plus avancé d’Europe !), Élisabeth a le temps de rassembler une importante flotte (composée en grande partie de ses « Chiens de Mer ») et de surprendre ainsi l’Armada espagnol au moment où celui-ci stationne devant Gravelines (Pas-de-Calais) pour y embarquer des troupes.
Si la bataille navale qui s’ensuit demeurera surglorifiée par la propagande anglaise bien au-delà de son impact réel (les Espagnols n’y perdent en effet que 6 gros navires sur 120), le combat est néanmoins suffisamment décisif pour contraindre le commandement espagnol à renoncer au projet et à regagner la péninsule ibérique en contournant la Grande-Bretagne par le nord – ce qui va s’avérer une décision catastrophique (bousculés par une tempête et connaissant qui plus est mal les côtes, près d’une trentaine de navires espagnols vont en effet y faire naufrage). Contrairement à l’image populaire qui fait de l’Invincible Armada un échec absolu et le symbole du déclin à venir de la grande puissance espagnole, l’opération n’est toutefois pas si catastrophique car la plupart des navires de guerre ont survécu à l’expédition, ce qui permettra à l’Espagne de remonter une opération identique à peine quelques années plus tard !
La fondation de l’Empire colonial britannique sous les premiers rois Stuarts
Si nous associons généralement le début de l’Empire britannique au règne des Tudors, vous l’avez compris, c’est au début du règne de Jacques Ier Stuart – et à ce moment-là seulement ! – que le vent se met enfin véritablement à tourner pour les ambitions outremers anglaises. À la fin des années 1600, deux décennies après l’échec de la colonie de Roanoke Island, un groupe de colons anglais missionné par la fraîchement fondée Virginia Company (et commandé par le célèbre John Smith !) se représente ainsi sur la côte caroline et y fonde un nouvel établissement, Jamestown. Après des débuts compliqués liés à la nature difficile des terres et aux conflits avec les Amérindiens, la jeune colonie (baptisée Virginie) commence à se développer et se peuple rapidement, aidée par un encouragement massif au départ et par un démarchage actif de la Compagnie dans tous les villages de Grande-Bretagne.
Une implantation anglaise enfin réussie sur les côtes d’Amérique du Nord, et qui prend rapidement son envol
Après avoir vainement cherché des métaux précieux à exploiter dans la zone, la nouvelle colonie virginienne se spécialise rapidement dans la culture du tabac, qui connaît en quelques décennies un essor fulgurant. Cette culture, basée sur l’économie de plantation (et qui préfigure celle ultérieure du sucre et du coton), est alimentée en main d’œuvre par des flots continus de réfugiés anglais et surtout irlandais, qui émigrent alors en masse dans les jeunes colonies anglaises sous le statut d’« engagés » (dans l’espoir de pouvoir à terme y acquérir un bout de terre à cultiver). L’abondance des terres disponibles et le succès de la culture du tabac entraîne rapidement la fondation d’autres colonies le long de la côte atlantique (le Maryland en 1634, Rhode Island en 1636, le Connecticut en 1639, la province de Caroline en 1663…), tandis que plus au nord, des Puritains fondent dès 1620 la colonie de Plymouth, appelée à devenir le refuge des minorités protestantes anglaises et dont l’établissement constituera le berceau de la Nouvelle-Angleterre (une colonie est également établi en 1610 sur l’île de Terre-Neuve, qui deviendra Plaisance). La plupart des colonies du sud (Virginie, Caroline, puis plus tard Géorgie) vont adopter le modèle de l’économie de plantation et se centrer sur la culture du tabac puis du coton, tandis que les colonies situées plus au nord défricheront davantage les terres et se développeront sur un modèle mêlant essentiellement agriculture, pêche et commerce (les colonies de Nouvelle-Angleterre se spécialiseront en particulier sur l’industrie du rhum, dont elles deviendront rapidement l’un des plus gros producteurs mondial grâce à l’import massif de mélasse depuis les colonies sucrières voisines des Antilles).
C’est peut-être après tout l’implantation de l’Angleterre dans des régions au départ virtuellement vides de ces richesses qui avaient incitées les Européens à prendre la mer, qui aura constitué la clé du succès britannique. Au début des années 1600 en effet, après l’échec de la première colonie de Roanoke Island, des colons parviennent donc finalement à fonder les premiers établissements anglais permanents d’Amérique du Nord au niveau de l’actuel État de Caroline du Nord – établissements qui connaissent ensuite une croissance rapide grâce une économie de plantation facilement pourvue en main d’œuvre servile par la paysannerie pauvre chassée des îles Britanniques par le processus de l’enclosure et la colonisation parallèle de l’Irlande. Dès le début de la décennie 1620, ce premier grand foyer de colonisation nord-américain est complété par une second à hauteur du cap Cod : il s’agit de la Nouvelle-Angleterre, fondée par les fameux Pères Pèlerins – ces protestants puritains persécutés dans l’Angleterre d’Élisabeth puis de Jacques Ier et désireux de trouver une terre où ils pourront vivre pleinement leur philosophie religieuse.Offrant une quantité semblant quasi-illimitée de terres fertiles et abondantes à l’agréable climat tempéré (bien qu’obtenues par la préalable et indispensable déforestation et expropriation de ses occupants amérindiens…), l’espace nord-américain anglais (et hollandais – car eux aussi se sont implantés dans la région, précisément entre les colonies anglaises de Virginie et de Nouvelle-Angleterre !) va attirer rapidement des immigrés de tous bords : minorités religieuses britanniques bien sûr (catholiques comme protestantes d’ailleurs), mais aussi des familles allemandes, scandinaves et même françaises… (en particulier des huguenots ayant opté pour l’exil)
Au-delà des importants contingents étrangers qui participeront durant toute son Histoire au peuplement étatsunien, c’est avant tout l’exportation de l’excédent démographique britannique (couplé localement à une très forte natalité) qui va constituer tout au long du XVIIe siècle le principal moteur de l’expansion coloniale anglaise en Amérique du Nord. Entre 1620 et 1642, ce sont ainsi plus de 80 000 Britanniques (dont 20 000 Irlandais !) qui émigrent outre-Atlantique et en 1629, au plus fort de l’émigration, c’est en moyenne un navire par jour qui quitte la Grande-Bretagne pour l’Amérique du Nord, chargé de familles de paysans fauchés, de cadets de famille sans perspective, de puritains en quête de liberté exclusive, ou bien encore – ancestralité bien moins avouable… ! – de vagabonds et de délinquants de droit commun qui se voient ainsi offrir une seconde chance (des historiens britanniques estiment à vrai dire que ce sera pas moins de 50 000 à 120 000 prisonniers – de droit commun, politiques et de guerre – qui seront déportés par l’Angleterre vers ses colonies américaines entre 1610 et 1776 !).
C’est faire un honneur excessif aux colons anglais que de les représenter tous comme des dissidents religieux ou politiques, de nobles proscrits fuyant par grandeur d’âme leur ingrate patrie. Il y avait aussi parmi eux des vagabonds, des mendiants, des déportés de droit commun, des criminels graciés, d’anciens forçats et des aventuriers. Un historien américain conseillait à ses compatriotes épris de généalogies lointaines, de commencer leurs recherches par les greffes des prisons anglaises. La boutade n’est point sans fondement. Ce n’est pas d’hier non plus qu’on a inventé le moyen de stimuler l’émigration par des réclames alléchantes et fantaisistes. Rien n’égale à cet égard les opuscules imprimés à l’usage des paysans allemands et suisses. À les en croire, le paradis terrestre n’était qu’un pauvre petit jardinet à côté de la Caroline. Cette propagande portait ses fruits. Les émigrants réunis par les racoleurs partaient pour l’Amérique munis d’un contrat de travail qui, pendant dix ou vingt ans, en faisait de véritables esclaves. À leur arrivée, l’armateur les mettait aux enchères.
Pierre Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, p. 201
Ce dernier aspect demeure en effet peu connu : il constitua pourtant une importante réalité du « phénomène colonial ». Ces Européens issus des classes les plus pauvres venus au Nouveau-Monde pour tenter d’échapper à la misère de leur pays en contrepartie d’années de travail gratuits dans les plantations et les fermes (une forme d’esclavage à durée limitée…), on les appelait les « engagés ». Ils seront des centaines de milliers à peupler les différentes colonies du Nouveau Monde européen. Oubliés par l’Histoire à la différence de la il est vrai hautement tragique traite négrière (qui concernera elle plusieurs millions de déportés africains – vendus dans leur cas par les royaumes de leur propre continent…), ces « Engagés » constitueront un autre aspect dramatique de la colonisation européenne des Amériques :
Les « Engagés » ne concerneront pas que les plantations anglaises d’Amérique du Nord. Ces « esclaves à durée déterminée » compteront également parmi les premiers travailleurs des plantations de tabac puis de canne à sucre des Antilles, avant la généralisation du système esclavagiste (dont il faut rappeler qu’il frappera initialement toutes les couleurs de peaux – en particulier les populations amérindiennes de ces îles – avant de se concentrer sur les Noirs déportés d’Afrique). C’est d’ailleurs à la lumière de ce dernier point que l’historien Eric Williams posait cette réflexion intéressante que « l’esclavage n’était pas né du racisme, mais que le racisme avait plutôt été la conséquence de l’esclavage ». (illustration : carte française de la Guadeloupe de 1643)
Plus de trois quarts des quelque 120 000 immigrants britanniques débarqués dans la [colonie anglaise de la Virginie] au cours du XVIIe siècle le furent sous le signe de la servitude. À la maison, la plupart avaient été victimes d’un long processus de dépossession de leurs terres, orchestré par la caste aristocratique anglaise. Trop pauvres pour se payer une traversée de l’Atlantique, on leur avait proposé l’occasion de devenir propriétaire d’une terre en échange de 4 à 7 années de leur vie à travailler, sans salaire, les champs de tabac de leurs maîtres. Sous les rayons brûlants du soleil d’été, une humidité étouffante et des nuées d’insectes porteurs de pathogènes mortels, ces « engagés » menaient des vies pénibles et courtes. Dans la poursuite de leur rêve, une majorité succomba avant même l’expiration des termes de leur servitude en raison d’une combinaison de maladies et de surcharge de travail. Initialement, la mortalité fut telle que seuls 20 % des 10 000 colons importés dans la colonie entre 1607 et 1622 étaient toujours vivants en 1622. Malgré cela, la population coloniale continua de croître par l’importation massive d’immigrants pour répondre aux besoins de labeur dans les champs de tabac qui se multipliaient.
Marco Wingender, « La Virginie, le rouleau compresseur colonial anglais », article publié le 13 juillet 2022 sur le site web québécois Libre Media
Initié sous les Tudors, le processus de colonisation anglaise de l’Irlande (dont les établissements sont appelés les « Plantations ») va s’accélérer considérablement sous le règne de Jacques Ier, avant de connaître son apogée sous celui de son fils Charles (près de 125 000 colons anglais s’installeront ainsi sur l’île au cours de la seule année 1641… !). Conçue dans la volonté de pacifier et d’angliciser l’Irlande catholique (mais aussi d’offrir un débouché aux excédents démographiques et aux paysans chassés de Grande-Bretagne par le processus de l’enclosure), la politique des Plantations va conduire à l’expropriation par milliers des Irlandais de leurs terres. Nombre d’entre eux émigreront alors vers le Nouveau Monde, et notamment vers les colonies anglaises nouvellement fondées de la Barbade et de Virginie, où ils travailleront pour la plupart d’entre eux comme relaté plus haut dans les plantations de sucre et de tabac comme « engagés volontaires ».
Oppressés et chassés par la colonisation anglaise, les Irlandais en particulier seront très représentés au sein de ces populations d’« engagés » (qui seront également aux racines de l’essor des colonies antillaises d’Antigua et de La Barbade), dont l’Histoire moderne de l’esclavage semble avoir oublié l’existence. De façon générale, Écossais et Irlandais vont ainsi émigrer en masse vers les colonies anglaises d’Amérique, qui offrent alors il faut bien le dire un séduisant refuge et la perspective d’un pays plein de promesses, où la misère et la disette n’existent virtuellement pas, et où la terre abonde. Des milliers de protestants d’origine suisse, hollandaise, allemande, scandinave,… complèteront à leur tour ce flux en direction de la jeune Amérique anglaise – qui se peuplera en conséquence dix fois plus vite que sa toute aussi jeune voisine (et bientôt rivale) de la Nouvelle-France ! La perspective d’un ennemi commun achèvera alors de cimenter toutes ces disparités de cultures et d’origines :
Le besoin de vivre et de se protéger imposa [aux émigrés anglais, écossais, irlandais, suisses, allemands, etc. des Treize Colonies] une vie commune. Ils se groupèrent contre les Indiens, contre les Hollandais, contre les Espagnols, contre les Français. Le sentiment du danger en fit un corps uni et vigoureux, toujours prêt à l’attaque comme à la défense.
Pierre Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, pp. 201-202
En aparté : l’Amérique anglaise, une nation biblique (et messianique) ?
Comme les réformateurs protestants rejetaient la hiérarchie de l’Église catholique, ils s’orientèrent vers une structure politique et administrative plus égalitaire, codifiée par Jean Calvin dont les enseignements inspirèrent les croyances des puritains et des séparatistes, qui finirent par établir les colonies de la Nouvelle-Angleterre dans ce qui allait devenir les États-Unis.
Joshua J. Mark, « Dix choses à savoir sur la Réforme protestante », article traduit par Babeth Étiève-Cartwright pour la World History Encyclopedia
On ne peut véritablement comprendre l’attitude que vont entretenir les colons protestants de Nouvelle-Angleterre avec leurs voisins français de même qu’avec les populations autochtones sans comprendre fondamentalement ce qu’est le protestantisme et en particulier en son sein les mouvements puritain et millénariste, dont beaucoup d’Anglais émigrés en Amérique sont issus.
Je renvoie celles et ceux qui souhaiteraient mieux comprendre le contexte politico-historique dans laquelle émerge le mouvement puritain en Angleterre vers cet autre article centré sur les deux grandes révolutions anglaises du XVIIe siècle.
Revenons en Angleterre pour comprendre l’origine du phénomène puritain. Depuis le milieu du XVIe siècle en effet, suite à la diffusion puis à l’implantation de la Réforme protestante à toute l’Europe, le pays a fondé sa propre Église : l’Église anglicane, sorte de compromis entre catholicisme et protestantisme (l’anglicanisme pouvant se voir grosso modo comme un calvinisme qui conserve un certain nombre de rites et de principes catholiques, notamment tout son système épiscopal – présence d’évêques, hiérarchie ecclésiastique, etc.). Il existe cependant au XVIIe siècle une fraction montante au sein des élites protestantes du pays, en particulier celles composant le mouvement dit « puritain », qui souhaiterait débarrasser définitivement l’État anglais de son « reliquat catholique ». Les puritains, par exemple, sont très critiques envers le tropisme « romain » et « papiste » (entendre catholique) qu’exprimerait alors le roi d’Angleterre au travers de son goût pour la peinture et les arts originaires du Continent (sans parler du fait que son épouse est d’origine française, et pire encore : catholique !). Les puritains s’opposent également au pouvoir encore important des évêques, militant pour une Église anglicane plus « démocratique » et horizontale, et débarrassée de ses rites catholiques subsistants.
Un autre élément essentiel doit également être perçu pour bien comprendre ce dont le protestantisme est vraiment le nom : celui d’un retour fondamental aux racines « juives » du christianisme. En effet, le mouvement réformateur, dans sa globalité, est marqué par le retour aux fondamentaux du christianisme, en particulier à l’Ancien Testament – dont les Juifs constituent intrinsèquement pour ainsi dire « l’acteur central ». Cette dynamique a pour propriété de faire évoluer positivement le rapport aux Juifs et au judaïsme dans les grands pays où les différents courants du protestantisme s’enracinent (essentiellement les nations d’Europe du Nord – monde germanique, monde scandinave, monde britannique,…).
Pour celles et ceux qui souhaiteraient mieux comprendre en particulier cette doctrine calviniste et la véritable « révolution théologique » (mais aussi aux multiples implications sociales, économiques, politiques et culturelles) qu’elle va engendrer, je les renvoie vers les sections dédiées de cet autre article du site consacré plus largement au protestantisme et aux grands bouleversements anthropologiques que celui-ci produit au début de l’ère moderne.
Mais cette connivence religio-culturelle entre protestants et judaïsants (qui a d’ailleurs amenée certains intellectuels à développer le concept de « judéo-protestantisme » !) va bien plus loin et ne s’arrêtent pas au seul fait d’avoir en commun un grand texte sacré (ce qui était à vrai dire déjà le cas entre les Juifs et les Catholiques et n’avait pas empêcher l’adversité…). Cela est en effet peu connu, mais au XVIIe siècle, se développe en Hollande ainsi qu’en Grande-Bretagne – tout particulièrement au sein du mouvement puritain (qui est donc lui-même une branche du calvinisme) – le mouvement dit « millénariste », caractérisé par une véritable fébrilité messianique (en l’occurrence : l’attente du retour du Christ sur Terre et les temps prospères qui doivent en résulter, prophétisés à la fin des Évangiles). Or, il faut savoir que le peuple juif – contrairement aux deux grands autres monothéismes (Christianisme et Islam) – est de son côté toujours dans l’attente de son Messie, dont l’arrivée est supposée coïncider avec la Fin des Temps (dans l’eschatologie juive, les Temps Messianiques dans lesquels doit apparaître le Messie (Machia’h) correspondent en effet à une période de guerres, de cataclysmes et de grand chaos mondial – assimilable à l’Apocalypse chrétienne). Dans ce contexte, le messianisme qui travaille ainsi tant les Puritains anglais (dont faisait partie un certain Oliver Cromwell) que de nombreux Juifs (en particulier au sein du monde marrane) va jouer de fait un fort rôle de rapprochement et de coagulant entre ces deux communautés, expliquant le lien théologico-culturel étroit qui va ainsi s’établir dans le temps et dans l’espace entre diverses importantes sectes protestantes et le judaïsme.
Sur ce rapprochement théologico-culturel très important qui se produisit entre chrétiens réformés et judaïsme à l’occasion de la Réforme puis au fur et à mesure du développement du protestantisme et de ses différents courants et sous-courants (luthériens, calvinistes, millénaristes, baptistes, méthodistes, etc.), je renvoie les intéressé(e)s vers cette très intéressante conférence de Youssef Hindi, qui en explique bien tant les raisons que la profondeur et grande portée historiques.
Dès le début du XVIIe siècle, persécutés sous les règnes des rois Stuarts Jacques Ier et Charles Ier (et ayant littéralement à cœur de mener une vie en accord avec leurs ardentes convictions religieuses), c’est par milliers que les Puritains et autres « protestants radicaux » anglais vont émigrer vers le Nouveau Monde – et en particulier vers les colonies anglaises d’Amérique du Nord, considérées, dans un parallèle biblique avec la Canaan des Hébreux, comme la « nouvelle Terre Promise ». Constituant le courant majoritaire des protestants émigrés dans les Treize Colonies (qui constituent eux-mêmes la majorité des colons implantés), les Puritains donneront ainsi à la jeune Amérique anglaise – et bientôt aux futurs États-Unis d’Amérique – une coloration très spécifique sur le plan théologique (et par voie de conséquence sur les plans philosophique et politique), teintées voire imbibées d’eschatologie et de messianisme vétérotestamentaires. Un profil spirituel bien particulier qui expliquera pour beaucoup la nature des relations qu’ils développeront avec les autres populations présentes sur place (qu’ils s’agissent des Premières Nations ou de leurs voisins franco-canadiens du nord).
Comme j’ai eu largement l’occasion de l’aborder au cours des différents chapitres de ma grande série sur les origines de la guerre de Sept Ans (et comme je le développe également en détail dans le cadre de mon autre série sur l’histoire de la Nouvelle-France), cette dimension religieuse revêtira en effet une importance de premier plan dans la rivalité qui va opposer Français et Britanniques en Amérique du Nord. Tandis que la Nouvelle-France se peuplera de colons exclusivement catholiques et fera l’objet de grandes entreprises missionnaires (particulièrement de la part des Jésuites), la Nouvelle-Angleterre se positionnera elle, a contrario et dès ses origines, comme un refuge pour les puritains persécutés d’Angleterre, dont la mentalité repose précisément sur le rejet viscéral du catholicisme (et qui quittent l’Île précisément parce qu’ils trouvent l’anglicanisme encore trop « catholique » à leur goût). Cette véritable haine des « papistes » par les Puritains expliquera la logique de « croisade » qui animera ces derniers contre leurs voisins franco-canadiens (ces premiers n’auront à ce titre de cesse, pour certains d’entre eux, de tenter de convaincre Londres d’envahir le Canada ; velléités animées également il est vrai par les raids récurrents et d’une grande efficacité que les miliciens canadiens opèreront pour leur part contre les établissements les plus septentrionaux de Nouvelle-Angleterre).
Alors même que la célèbre expulsion des Juifs d’Espagne puis du Portugal (1492-1497) va jeter des milliers d’entre eux dans l’exil et conduire à une large diaspora de ces derniers à travers l’Europe (en particulier en Europe du Nord), la Réforme protestante induite par les thèses de Luther puis de Calvin se caractérisera donc au même moment par un formidable « retour aux sources juives » du christianisme. Pour la première fois de l’Histoire en effet, la traduction de la Bible en langue vernaculaire (réalisée dès le début du XVIe siècle par Luther) permet aux masses de (re)découvrir dans le détail les textes de l’Ancien Testament, dont le peuple hébraïque constitue évidemment l’acteur central. La Bible hébraïque – et en particulier sa riche composante eschatologique et messianique – va alors se mettre à constituer une source d’inspiration primordiale pour de nombreuses sectes protestantes, stimulant tout au long du XVIIe et du XVIIIe siècles le développement de nouveaux groupes théologiques marquées par leur penchant pour l’apocalyptique et par leur forte identification au destin du peuple hébreu tel que relaté dans l’Ancien Testament (ce qui expliquera d’ailleurs pourquoi les membres de certains courants protestants se faisaient parfois appeler les « Chrétiens de l’Ancien Testament »).On ne saurait effectivement assez insister à quel point de nombreux courants du protestantisme se caractérisent par une forme de « judaïsation du christianisme ». Le mouvement millénariste par exemple, très important au XVIIe siècle, se réapproprie l’eschatologie juive issue de l’Ancien Testament mais aussi de la Kabbale (la mystique juive et tradition ésotérique du judaïsme, qui se diffuse à cette même époque de façon importante en Angleterre avec l’arrivée des judéo-marranes d’Espagne et du Portugal). Les Millénaristes vivent ainsi dans l’attente fébrile de la Fin des Temps, perçue comme une période de grandes catastrophes planétaires à l’issue de laquelle le Christ doit revenir combattre l’Antéchrist avant de rebâtir le Temple de Jérusalem pour y réaliser un nouveau règne de mille ans de paix et de prospérité. Les Pères Pèlerins (et plus globalement les Puritains qui émigrent par milliers de la Grande-Bretagne vers le Nouveau Monde américain) se perçoivent dans la même logique comme le nouveau peuple hébreu, fuyant le « despote pharaonique » qu’incarnerait le roi d’Angleterre et traversant la « nouvelle Mer Rouge » que constituerait l’Atlantique pour s’installer dans la « Terre Promise » que constituerait l’Amérique – que certains baptisent d’ailleurs leur « Nouvelle-Jérusalem » (titre qui avait déjà été attribué quelques années plus tôt à Amsterdam par les réfugiés juifs hispano-portugais qui s’y étaient établis en masse à la fin du XVIe siècle).Cette vision éminemment « biblique » et messianique de l’Amérique infusera profondément les populations protestantes américaines et expliquera au passage en partie la relation très belliqueuse et de nature remarquablement expropriatrice que ces derniers développeront avec les Nations Autochtones (la conquête de l’Amérique étant alors assimilée par de nombreux colons britanniques à la conquête de Canaan par les Hébreux dans la Bible – et Dieu sait que cette dernière est relatée comme violente voire génocidaire…). De même, elle expliquera également, deux siècles plus tard, l’émergence du concept de la Destinée Manifeste, qui conçoit en quelque sorte les États-Unis comme le « pays-élu » (principe d’élection divine emprunté au judaïsme) et la « nation-messianique » par excellence, ayant vocation à guider mais aussi à dominer le monde (concept qui permettra ainsi au XIXe siècle de justifier la conquête de l’Ouest au nom de la « mission divine » qu’aurait la nation américaine d’y apporter la civilisation, puis qui prendra une dimension internationale au XXe siècle avec la croissance de l’interventionnisme américain dont la nation s’auto-perçoit comme la « seule nation idéale » ainsi que celle dont la destinée serait de « sauver le monde », ce que l’Amérique doit s’employer à faire au travers de la diffusion dans le monde entier de sa sorte de « religion laïque d’État » qu’est le libéralisme et les valeurs libérales – Youssef Hindi emploie d’ailleurs à ce sujet le concept de « messianisme libéral »).
L’Amérique anglaise constitua certes un refuge et une terre d’émigration massive pour les Chrétiens persécutés de toute nature, mais aussi un véritable Éden pour les nombreuses sociétés secrètes et initiatiques qui avaient fleuries en Europe au tournant de la Renaissance (en particulier le mouvement Rose-Croix, qui constituera la creuset et la matrice de la Franc-Maçonnerie spéculative), autant de groupes qui purent voir dans ce nouveau continent l’endroit où il y pourrait bâtir un monde nouveau et la société idéale de leurs rêves. À la fin du XVIe siècle, le philosophe et occultiste Francis Bacon, chef de file du rosicrucianisme anglais (et considéré par certains comme le véritable « Père Fondateur de l’Amérique »), publie sa célèbre « La Nouvelle-Atlantide », ouvrage dans lequel il décrit une société utopique vivant sur une île et dirigée par une caste de scientifiques et de philosophes préfigurant furieusement le concept « d’élite éclairée » qui constituera l’un des piliers de la Franc-Maçonnerie moderne. Walter Raleigh, l’homme qui mènera la tentative de colonisation de Roanoke Island, était un proche de Bacon, et de façon plus générale, les Rose-Croix puis les Francs-Maçons (les seconds pouvant globalement être considérés historiquement comme les héritiers des premiers) seront très implantés en Amérique, les leaders de la Révolution américaine étant ouvertement connus pour être quasiment tous d’éminents membres de la Franc-Maçonnerie (de même que les Français comme Lafayette qui viendront les premiers les soutenir dans leur guerre d’Indépendance). Aussi, comme permet bien de le mettre en lumière sans manichéisme ni fantasmes le passionnant documentaire partagé ci-dessus, il faut bien garder à l’esprit que l’Amérique constitua dès ses origines la terre promise tant des chrétiens les plus fervents que des sectes européennes les plus occultes (deux termes à entendre dans leur sens étymologique, sans connotation péjorative), et que la fondation de l’Amérique reposa ainsi sur une double base (dualité qui la caractérisera d’ailleurs tout au long de son Histoire) : chrétienne puritaine d’une part, et « ésotérique » d’autre part (les deux mouvements ayant cependant en commun d’être animé par un fervent idéalisme et par la volonté de bâtir sur ce continent un monde nouveau et une société nouvelle en rupture avec celle caractérisant « l’Ancien Monde » européen).
Tous les colons de l’Amérique anglaise n’étaient, toutefois, pas hostiles aux catholiques. La colonie de Pennsylvanie, fondée par les disciples de l’anglais William Penn, célèbre initiateur du mouvement quaker (et aussi le fondateur de Philadelphie !) se démarquera par exemple par sa tolérance religieuse et par son ouverture aux autres cultures européennes. C’est notamment dans cette région que s’établiront d’ailleurs les célèbres Amish, une communauté originaire d’Allemagne, dont les descendants sont toujours connus aujourd’hui pour leur vie simple, pacifique et austère en marge de la société moderne.
En parallèle de l’Amérique, l’essor britannique dans les Antilles
Parallèlement à cette implantation britannique enfin réussie sur le continent américain sous le règne des Stuarts (et pour revenir à notre histoire des débuts de la colonisation anglaise du Nouveau Monde), les initiatives se multiplient également en ce début de XVIIe siècle en direction des Antilles, où des colons indépendants et des milliers d’Irlandais chassés de leur île par la politique des plantations viennent aussi s’établir en masse. C’est notamment l’île de la Barbade, virtuellement inoccupée (bien que théoriquement sous souveraineté des Espagnols), qui concentre au début des années 1630 l’émigration britannique vers les Antilles : les réfugiés irlandais s’y installent là aussi par milliers et y développent comme en Virginie la culture du tabac, dont l’île devient bientôt la première productrice mondiale (générant même une crise de surproduction à la fin de la décennie… !). Des Irlandais s’implantent également sur les petites îles de l’archipel caribéen comme Saint-Christophe et Montserrat, ainsi que dans les Bahamas et les Bermudes, en cette période où toutes les parties des Antilles non-contrôlées par les Espagnols en viennent plus globalement à constituer une immense zone-refuge pour les exilés de toutes origines, fuyant les guerres civiles et religieuses qui déchirent alors de nombreux pays d’Europe (autant de zones où ces milliers d’exilés et d’aventuriers néerlandais, français, anglais ou belges vont aussi y développer l’activité historique de la flibuste… !).
L’île de la Tortue, située au large de la côte nord de Saint-Domingue (alors appelée Hispaniola), constituera au XVIIe siècle avec la Jamaïque la base, le centre névralgique et le théâtre légendaire de cette flibuste caribéenne (dont la réalité historique a pu être immortalisée par des films comme la célèbre franchise des Pirates des Caraïbes). Aux mains des Français au début du siècle, reprise par les Espagnols et cédée aux Anglais puis reprise à nouveau par les Français (en l’occurrence par des marins huguenots), l’île servira en effet tout au long du siècle d’escale et de port de ravitaillement privilégié des contrebandiers et flibustiers des Caraïbes, les premiers vivant de la vente illégale de marchandises européennes auprès des colons de Nouvelle-Espagne (qui n’ont théoriquement le droit de ne se fournir qu’auprès de leur Métropole et de ses navires), tandis que les seconds constituent le principal vivier de corsaires de l’espace Atlantique (tout en se faisant volontiers pirates en temps de paix). De nombreux raids menés contre les ports et convois espagnols durant l’âge d’or (1640-1680) de la flibuste et de la piraterie caribéennes (comme le célèbre sac de Panama de 1671 commandé par le légendaire Henry Morgan) seront ainsi partis de ces repaires de flibustiers et de boucaniers que constituent l’île de la Tortue, l’ouest de Saint-Domingue et la Jamaïque.
C’est également au même endroit et à la même époque, qu’émerge en parallèle de la légendaire figure du flibustier celle du boucanier. À la différence des premiers, ceux-ci désignent des sortes de colons indépendants dont l’activité consiste à chasser les bœufs sauvages de Saint-Domingue pour en boucaner la viande (d’où leur nom qui provient de celui de la claie de bois qui leur servait au fumage de la viande, le boucan). Proches des flibustiers avec lesquels ils tendent à se confondre (il s’agit en vérité des mêmes groupes d’individus mais qui se différencient par leur nature d’activité), les boucaniers vont se multiplier dans la partie occidentale de Saint-Domingue et autour de l’île de la Tortue (qui constituent au même moment donc le principal repaire de flibustiers de la zone Caraïbes), où ils vont former des communautés autonomes et cosmopolites, constituées de marins déserteurs, de naufragés, de colons appauvris, d’anciens engagés, de renégats, d’esclaves en fuite et de flibustiers fatigués de la course… À mesure que les colonies que Français et Anglais sont finalement parvenues à implanter dans les Antilles vont prendre leur essor à la fin du XVIIe siècle, les souverains chercheront toutefois à se débarrasser de ces indépendants échappant à toute autorité (et plus globalement d’une piraterie devenue gênante pour les affaires), en les incitant à se reconvertir dans l’économie de plantation qui explose et se diffuse alors à toutes les Antilles (les hommes souhaitant poursuivre leur vie de flibuste migreront alors quant à eux vers l’espace Pacifique et l’océan indien).
La récupération et l’expansion des colonies britanniques sous Cromwell et le Commonwealth
Les troubles sans précédent qui déchirent durant près deux décennies la Grande-Bretagne et l’Irlande vont, sans surprise, avoir de lourdes conséquences sur les établissements coloniaux que l’Angleterre étaient finalement parvenues à fonder outremer. Dès le début de la guerre civile – et au vu de la tournure rapidement désavantageuse que prend le conflit pour le camp royaliste –, nombre des membres de son élite (les fameux Cavaliers, mais aussi des centaines d’officiers, de nobles et de propriétaires terriens fidèles à la Royauté) se sont en effet exilés dans les colonies, et en particulier à la Barbade et en Virginie, dont ils prennent peu ou prou le contrôle en y rachetant la grande majorité des terres et des plantations et en en devenant les nouveaux gouverneurs. À cette époque, la Barbade est devenue richissime grâce à la culture de la canne à sucre qui y a remplacée celle du tabac, la petite île antillaise ayant même supplantée le Brésil (qui constituait jusqu’alors le premier producteur mondial de sucre). Pour acheminer ce sucre en Europe et l’y vendre en engrangeant de fabuleux bénéfices, les planteurs (désormais essentiellement royalistes) ont recours aux Néerlandais, dont les flottes marchandes constituent à cette époque le principal transporteur de marchandises au niveau international. La richesse produite par la Barbade de même que par la Virginie (qui constitue elle à ce même moment le premier producteur mondial de tabac !) échappe ainsi totalement au nouvel État anglais dirigé par Cromwell, dans le contexte plus général où ces colonies continuent de soutenir Charles II d’Angleterre (alors lui aussi en exil) et refusent plus globalement de reconnaître l’autorité du Commonwealth d’Angleterre.
C’est bien sûr tout le sens des Actes de Navigation promulgués par Cromwell au début des années 1650 : après avoir décrété un embargo contre ces deux colonies rebelles (ainsi que la troisième des Bermudes), le chef de l’État anglais souhaite ainsi attaquer les exilés royalistes au portefeuille, en les privant de leurs ressources pendant qu’il prépare la reconquête militaire de ces « territoires perdus de la République ». Grâce à l’immense effort naval consenti depuis une décennie (et via lequel l’Angleterre a rien de moins que triplé sa flotte de guerre tout en la modernisant), Cromwell est ainsi capable dès 1651 de mettre sur pied une double escadre, dont l’une doit récupérer la Barbade et la seconde la Virginie :
En août 1650, le Parlement décide un embargo contre les trois colonies qui reconnaissent et soutiennent Charles II d’Angleterre et refusent de se placer sous l’autorité du Commonwealth d’Angleterre : la Barbade, les Bermudes, et la Virginie. Le 10 novembre 1650, l’effort d’investissement dans la marine de guerre est accéléré par une taxe de 15 % sur les navires marchands. L’argent collecté est affecté à la protection des convois navals. Les « Actes de Navigation » exigent que cette protection soit réservée au commerce anglais. Le premier fut voté le 9 octobre 1651. Parallèlement, l’Angleterre a complété l’effort de modernisation de sa flotte de guerre lancé au début des années 1640, quand elle avait bâti plus de navires entre 1641 et 1644 que pendant les 25 années précédentes. En septembre 1651, elle envoie quinze bateaux en Virginie sous la direction du capitaine Robert Denis, dans le cadre de l’Expédition de la Barbade, qui opère un blocus de l’île, s’en empare en janvier, destitue le gouverneur royaliste et fait de même en Virginie en mars 1652.
Extrait de la page Wikipédia consacrée aux Actes de Navigation de 1651
Si l’expédition vers la Virginie est quasiment détruite en chemin par une violente tempête, celle sur la Barbade est un succès : après plusieurs mois de résistance et de blocus, les chefs royalistes (et les milliers de miliciens qu’ils ont engagés pour défendre l’île) sont finalement contraints à la reddition, et le gouverneur royaliste destitué – moyennant d’importants compromis accordés aux planteurs (qui devront toutefois se soumettre aux principes des Actes de Navigation et notamment à l’interdiction d’avoir recours à d’autres pavillons que les navires anglais pour leur commerce ni de vendre leurs produits à d’autres pays que l’Angleterre). L’année suivante, forte de son succès et renforcée des débris de l’expédition de Virginie, l’expédition de la Barbade met le cap sur la riche colonie de la côte nord-américaine, qui après quelques mois de résistance, engage à son tour des négociations et accepte de se rendre et de reconnaître l’autorité du Commonwealth en échange de concessions favorables à l’économie de la colonie et à ses meneurs (notamment le pardon des leaders royalistes et une certaine liberté de commerce en partie dérogatoire des Actes de Navigation).
Ses deux établissements coloniaux les plus prospères récupérés, la République cromwellienne profite en outre du déploiement prolongé de sa flotte de guerre aux Amériques pour s’y tailler une place renforcée au détriment de ses rivaux – et en particulier bien sûr de l’Empire espagnol. Au-delà des attaques menées contre son commerce, le plus grand coup est frappé en 1655 avec la prise de la Jamaïque, troisième plus grande île des Antilles après Cuba et Saint-Domingue. Théoriquement possession de la Couronne espagnole (mais dans la pratique à peine habitée par 2 000 colons et très faiblement défendue), l’île est ainsi facilement enlevée par l’amiral William Penn, qui y débarque en mai avec 7 000 hommes et la conquiert sans difficulté ni véritable contre-offensive espagnole. Le contrôle de la Jamaïque jouera à cet égard un grand rôle dans l’essor de l’Empire britannique : dès sa capture, Cromwell fera ainsi de la colonisation de l’île sa priorité, et dans les décennies qui suivront, l’établissement de milliers de colons couplé au développement de l’économie de plantation (sur un modèle désormais exclusivement esclavagiste) permettra à la Jamaïque de devenir la perle des Antilles anglaises et le nouveau premier producteur mondial de sucre dès la fin du siècle.
Peuplée par près de 40 000 Irlandais au début de la guerre civile anglaise (l’Irlande verra de son côté dramatiquement sa population divisée par trois entre 1610 et 1650 du fait de la colonisation britannique, des guerres et des famines…), la Barbade, d’abord spécialisée dans la culture du tabac, sera la première île antillaise où la canne à sucre sera introduite (en l’occurrence par des hollandais du Brésil, alors sa première région productrice au niveau mondial, et dont les planteurs hollandais anticipent à vrai dire la perte prochaine au profit des Portugais…). Très gourmande en terres et très exigeante en efforts, la culture du sucre encouragera le recours de plus en plus généralisé aux esclaves noirs importés d’Afrique, supplantant alors l’exploitation des blancs pauvres (les fameux « engagés ») qui émigreront en conséquence en masse vers d’autres îles pour se faire flibustier ou boucanier… Pionnière de la généralisation du modèle esclavagiste, la Barbade occupera durant un demi-siècle la première place de l’industrie sucrière mondiale (en 1685, elle représentera à elle seule plus de la moitié des 18 000 tonnes de sucre produites par les colonies britanniques), avant d’être détrônée à la fin du XVIIe siècle par sa concurrente anglaise de la Jamaïque, plus grande (celle-ci se verra à son tour ravir sa première place par la colonie française de Saint-Domingue, qui connaîtra un essor fulgurant dans les années 1720).L’histoire de la Jamaïque anglaise et de sa nouvelle capitale Port Royal, vous la connaissez peut-être sans la connaître : c’est elle qui constitue le décor du célèbre film Pirates des Caraïbes qui a tant marqué les imaginaires… Dès leur capture de l’île et la fondation de Port-Royal dans une rade bien située de sa côte sud, les gouverneurs anglais vont en effet faire appel aux flibustiers et boucaniers de l’archipel pour se défendre contre les Espagnols, et plus globalement faire de la place l’une des grandes plateformes de l’activité flibustière durant la seconde moitié du XVIIe siècle (en fait jusqu’à ce que l’Espagne finisse par reconnaître officiellement la Jamaïque comme une possession anglaise dans le cadre du traité de Madrid de 1670). Ayant fait de Port Royal leur base (au point de donner à la ville la réputation de « ville la plus dépravée de toute la Chrétienté ! »), c’est essentiellement depuis ce port – stratégiquement situé le long des voies empruntées par les Espagnols pour leurs convois-retour des Amériques – que corsaires, flibustiers et pirates partent ainsi faire la chasse aux galions durant leur âge d’or local des décennies 1650-1660, transformant également la Jamaïque anglaise en l’une des plaques tournantes du commerce et de la contrebande caribéenne (notamment de rhum…) grâce aux multiples prises réalisées… !Comme si Dame Nature veillait elle-même au bon respect des mœurs et de la morale chrétiennes, en 1692, un tremblement de terre secoue la Jamaïque et engloutit sous les eaux les deux tiers de Port Royal (prédicateurs et Puritains n’avaient-ils pas prophétisés que tant de débauche entraînerait la damnation de la ville ?) … Le temps de la flibuste et de la piraterie était de toute façon en train de tourner à sa fin, la paix signée avec l’Espagne et la reconversion de l’île dans l’économie de plantation (dans le contexte plus général d’essor de l’industrie sucrière dans l’archipel corrélé à la démultiplication de la traite négrière transatlantique) invitant les nouveaux gouverneurs anglais de la Jamaïque (comme leurs confrères français de la Martinique ou de Saint-Domingue) à se débarrasser d’une économie prédatrice (et de « Frères de la Côte » au demeurant farouchement autonomes et dangereusement démocratiques dans leur fonctionnement…) devenue préjudiciable au nouveau grand business colonial.« Autre salle, autre ambiance » : alors que la Jamaïque (et plus globalement les Caraïbes) attirent aventuriers et débauchés du monde entier autour d’une vie pleine de risques (et nourrie par un imaginaire riche en or, en rhum et en filles de joie…), c’est à une existence autrement plus paisible – et quelques peu plus austère ! – qu’aspirent les milliers de protestants calvinistes qui émigrent vers le continent nord-américain en quête d’un bout de terre à cultiver et d’une foi à épanouir. Alimentés à la fois par un flot continu d’immigration et par une remarquable natalité, leurs établissements de Nouvelle-Angleterre vont prospérer à une vitesse assez fulgurante, et le besoin de nouvelles terres et le défrichage massif des forêts (qui couvrent alors la quasi-intégralité de l’Est américain) entraînent rapidement des tensions et bientôt des guerres avec leurs voisins amérindiens (qui ne feront malheureusement pas le poids face au nombre et surtout aux armes à feu…).C’est d’ailleurs à cette époque que se situe l’histoire de deux des figures les plus célèbres de la colonisation américaine et des relations européo-amérindiennes : Pocahontas et John Smith ! Si l’histoire d’amour romantique mise en scène notamment par le célèbre film Disney que chacun connaît tient de la pure légende (de toute façon, les arbres qui parlent et qui donnent des conseils, cela n’existe pas, n’est-ce pas ?), les deux personnages ont historiquement bien existé : John Smith fut en effet l’un des fondateurs de la colonie de Jamestown missionné par la Virginia Company de Jacques Ier. Après deux rudes premières années d’établissement où les colons avaient du résister tant aux hivers rigoureux qu’aux attaques incessantes des Natifs, le capitaine anglais – notre cher John Smith (qui était dans la réalité un peu moins beau gosse que dans le film) – aurait été capturé par des guerriers d’une tribu locale et condamné à mort ; moment où il aurait été sauvé in extremis par la fille en personne du chef Powhatan, une certaine… Pocahontas ! Le film de 1995 (dont les paroles de certaines chansons emblématiques méritent d’ailleurs d’être méditées) n’en dépeint pas moins avec une certaine justesse et un certain réalisme historique le choc culturel complet et la rencontre inédite de deux civilisations radicalement opposées (tant matériellement que spirituellement) que constitua la colonisation européenne de l’Amérique…En 1652, sur la colline de Pendle Hill et au cœur de la période tourmentée de la guerre civile, l’anglais George Fox a une vision : celle d’une religion chrétienne débarrassée de ses rites obligatoires et de sa pyramide du pouvoir. En rupture avec l’anglicanisme mais se démarquant également du mouvement puritain (qui ne brille pas par sa souplesse doctrinale), son rêve d’une foi pure et libérée de tout credo et structure hiérarchique donne naissance au mouvement quaker (mais qui se donnent eux-mêmes le nom de « Sociétés des Amis »). De plus en plus nombreux mais persécutés sur le sol britannique, les Quakers se résignent finalement à l’idée de rallier le Nouveau Monde pour y fonder une colonie où ils pourront vivre selon leurs principes pacifiques et libertaires. Menés par William Penn (le fils de l’amiral anglais qui avait commandé trois décennies plus tôt l’expédition caribéenne qui avait aboutie à la conquête de la Jamaïque !), les « Amis » négocient en 1681 l’achat d’un vaste territoire à l’ouest du New Jersey (alors sous contrôle néerlandais) et y fondent leur cité idéale : Philadelphie. Ayant également achetées formellement les terres concernées aux Amérindiens afin d’établir avec eux des relations pacifiques, la colonie quaker prospèrera rapidement – et en hommage à son père-fondateur, se baptisera du nom de Pennsylvanie.
En 1609, presque un siècle après la première exploration de ces côtes par l’italien Verrazzano pour le compte de la France, l’anglais Henry Hudson – au service lui des Néerlandais ! – remontait le fleuve auquel il donnait son nom, et prenait possession de la zone au nom des jeunes Provinces-Unies. Par le biais de leur Compagnie des Indes occidentales, ces dernières y établissaient bientôt des comptoirs, avant que des colons aussi bien néerlandais que français (huguenots) ne viennent également y faire souche, attirés par le commerce des fourrures (aussi appelée à cette époque « traite indienne », et dans le cadre de laquelle ils se trouvent en rude concurrence avec les Franco-Canadiens de Nouvelle-France – dont la traite constitue la principale économie avec la pêche à la morue !). La colonie prospère rapidement, au voisinage des puritains de Nouvelle-Angleterre au nord et des luthériens de la Nouvelle-Suède au sud (petite colonie que les Hollandais finissent d’ailleurs par annexer au milieu des années 1650).
Au début des années 1660, celle que l’on appelle maintenant la Nouvelle-Hollande a dépassé les 10 000 âmes et sa capitale, la Nouvelle-Amsterdam, est devenu l’un des principaux ports et carrefours marchands de l’espace nord-américain ! Sa population est déjà multilingue et multiculturelle, abritant des populations aussi bien néerlandaises que flamandes, anglaises, françaises ou bien encore allemandes (la ville accueille également une importe communauté juive – dont elle constitue toujours aujourd’hui après Israël le second foyer mondial !). Enserrée néanmoins entre les colonies déjà aussi populeuses qu’elle de Nouvelle-Angleterre et de Virginie, l’Amérique hollandaise suscite bientôt la convoitise de sa consœur britannique, qui finira à son tour par l’annexer dans le cadre des guerres anglo-néerlandaises. À ce jeu, le petit poisson finit toujours effectivement par être mangé par le gros…Cela est également assez peu connu et (trop) rarement souligné, mais c’est aussi à une quasi-totale liberté institutionnelle et fiscale que les bientôt Treize Colonies durent le formidable essor démographique et économique qui allaient les caractériser. Bien que pleinement sujets de la Couronne, les colons d’outre-Atlantique ne payaient virtuellement aucun impôt (si ce n’est bien sûr les taxes relatives au commerce) au roi d’Angleterre, tout en bénéficiant d’une autonomie politique remarquable : les colons des diverses colonies étaient en effet organisés en communautés urbaines et villageoises, regroupées autour de leurs notables et de leurs pasteurs, et caractérisés surtout par leur ethnie et leur confession religieuse. Dit autrement, dans l’Anglo-Amérique du XVIIe et du XVIIIe siècles, c’est ainsi profondément votre patrie d’origine – anglaise, écossaise, irlandaise, néerlandaise, française, allemande, suédoise,… – et votre « Église de rattachement » – baptiste, anabaptiste, méthodiste, pentecôtiste, quaker, luthérienne, catholique romaine,… – qui fonde votre identité locale, bien avant une quelconque conscience collective de se sentir « Américain » (le processus d’union coloniale et le sentiment d’appartenir à un même tout émergera en vérité surtout à partir du milieu du XVIIIe siècle, à la faveur des guerres contre les Franco-Canadiens et leurs alliés amérindiens puis à mesure que la politique de la Métropole vis-à-vis de ses colonies américaines évoluera vers davantage de contrôle fiscal et politique et commencera ainsi à se faire trop pesante…).
Sur le sujet de l’Histoire détaillée de chacune des jeunes colonies britanniques d’Amérique et en particulier celui des ressorts de leur fulgurant essor, je renvoie les intéressés vers cette passionnante série de vidéos œuvre d’un vulgarisateur historique anglosaxon !
EN RÉSUMÉ – et comme l’a quasi-parfaitement synthétisé Fernand Braudel dans sa remarquable Grammaire des Civilisations à propos de la destinée britannique outremer :
La première chance [de l’Empire colonial britannique en devenir] a été la conquête, tardive après tout, et l’occupation solide d’un secteur du littoral américain. Etre logé, c’est commencer d’être. La course a été ouverte pour l’Amérique entière par le voyage révolutionnaire de Christophe Colomb (1492). L’Espagne (la Castille) est gagnante. Huit ans plus tard, en 1500, les Portugais, avec Alvarez Cabral, se saisissent de la Terre de Santa Cruz, celle à laquelle le bois de teinture rouge (le pao brasil) va donner son nom de Brésil. Puis, les Français dont les navires, marchands ou pirates, ou les deux à la fois, fréquentent toutes les côtes atlantiques du Nouveau Monde, de Terre-Neuve (connue dès le début du siècle) jusqu’aux Antilles, à la Floride et aux côtes du Brésil (alors plus théoriquement que pratiquement tenues par les Portugais), les Français reconnaissent le Canada (1534-1535), s’y installent enfin (1603). Les Anglais, dans ces conditions, arrivent bons derniers : Walter Raleigh a relâché sur le littoral de ce qui fut aussitôt la Virginie, avec les dernières années du XVIe siècle, mais y a fondé un établissement éphémère ; les pèlerins du Mayflower arrivent, en 1620, au cap Cod, sur la côte de ce qui sera le Massachusetts. C’est là, à première vue, un lot géographique peu plaisant : une côte maussade, coupée d’estuaires, de golfes, de vraies mers intérieures comme la très vaste baie de Chesapeake, par surcroît une côte marécageuse, forestière, coincée vers l’ouest par les dures montagnes des Alleghanies [massif des Appalaches]. En somme, une vaste région, mal soudée dans ses différentes parties et exclusivement grâce aux lentes navigations côtières. En outre, il a fallu en éliminer des concurrents tardifs, Hollandais, Suédois, enfin survivre aux attaques insidieuses des Indiens. Cependant les Français, partis du Saint-Laurent, avaient saisi, du moins reconnu, puis occupé les Grands Lacs et l’énorme vallée du Mississippi jusqu’à son delta, où poussera La Nouvelle-Orléans. Ils ont réussi un vaste mouvement enveloppant. La première manche leur revient. La tête de pont anglaise est dès lors coincée entre la Floride où l’Espagnol a poussé ses avant-postes et le vaste, trop vaste Empire français, avec ses coureurs des bois en quête de fourrures et ses actifs missionnaires jésuites. Vers l’ouest, l’expansion anglaise, quand elle s’amorce vraiment au XVIIIe siècle, se heurte aux forts des garnisons françaises.
Dans tout cela, où est la chance « américaine » ? En ceci probablement que, peu étendues, relativement s’entend, les colonies anglaises ont été solidement occupées, surtout dans le Nord, notamment dans les Massachusetts, où grandit Boston, et dans le Centre où s’enracinent New York (l’ancienne New Amsterdam) et Philadelphie, la ville des quakers. Rattachées à la métropole et à sa vie marchande, ces villes poussées in the wilderness, en pays sauvage, ont l’avantage de se gérer elles-mêmes, elles vivent dans une quasi-liberté qui rappelle les villes typiques de l’Europe du Moyen-Âge. L’agitation anglaise les aura largement servies : elle jette de l’autre côté de la « mare aux harengs » les turbulents sectateurs protestants, ces « cavaliers » que décourage l’Angleterre de Cromwell, et tous ces nouveaux venus sont en nombre tel que, lorsque la vraie lutte s’achève, il y a d’un côté un million d’Anglais, de l’autre 63 000 Français, en 1762. La chance anglaise, ou « américaine », c’est d’avoir, entre Espagnols et Français, réalisé cette accumulation explosive de forces.
Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, pp. 603-604
Zoom sur : le premier Empire britannique (1600-1783), l’empire « réticulaire » qui a tout compris des nouveaux paradigmes de la Modernité
Il y a une décennie, le philosophe et anthropologue Philippe Forget publiait avec Gilles Polycarpe un livre méconnu intitulé « Le réseau et l’infini », qui s’interrogeait sur le rôle que le paradigme du réseau avait joué depuis la nuit des temps historique, et analysait en particulier la façon dont ce dernier avait structuré les grandes évolutions anthropologiques des Temps Modernes (jusqu’à grandement déterminé le monde tel que nous le vivons aujourd’hui). Dans cet ouvrage remarquablement intéressant (pensé d’abord comme un outil de réflexion stratégique pour la pensée militaire moderne), les deux essayistes s’attardent en particulièrement longuement sur le cas de l’Empire britannique, le rôle décisif qu’a joué dans sa constitution la notion de réseaux et de réticularité, et la façon dont la maîtrise exemplaire de ces deux concepts a permis aux Britanniques de bientôt dominer le monde.
Très inspiré par les travaux de son ami Forget, l’historien militaire Laurent Henninger a poussé un plus loin encore la réflexion autour du paradigme des réseaux, établissant une thèse autour de l’idée qu’il existerait un processus historique de « fluidification du monde », que l’on pourrait envisager comme consubstantiel au paradigme de la Modernité (une logique de fluidification dans laquelle nous nous trouverions d’ailleurs toujours – et à un stade de plus en plus avancé !). L’idée (grossièrement résumé bien sur – je renvoie les intéressé(e)s du concept vers la conférence partagée plus bas) est la suivante : le monde peut se percevoir comme divisé en deux grandes types d’espaces : les espaces « fluides » (à l’époque les mers – et bientôt les airs puis l’espace), et les espaces « solides » (la terre – là et seulement où l’Homme vit et peut vivre) ; complété d’une infinité de situations intermédiaires à la croisée du caractère fluide ou solide (ces derniers ne doivent en effet pas être considérés comme une dualité fixe et figée, mais plutôt comme deux polarités, deux extrémités d’un curseur… !). Sur ces espaces se déploient des réseaux, caractérisés par des points – des lieux – et des intervalles – l’espace qui sépare un lieu d’un autre (on pourra penser par exemple à des réseaux routiers, qui constituèrent notamment l’un des piliers-clés de l’Empire romain et de sa puissance !).
Durant des millénaires – et à vrai dire jusqu’au tournant de l’ère moderne (comme le démontre très bien Philippe Forget et Gilles Polycarpe dans leur essai) –, c’était les lieux qui déterminaient le réseau, ou dit autrement, c’était les intervalles qui étaient subordonnés aux lieux – et non l’inverse (un réseau routier antique ou médiéval, comme par exemple celui de l’Empire romain ou de la route de la Soie, visait ainsi à rejoindre des lieux – en l’occurrence des villes et des carrefours marchands). Or tout cela change – et fondamentalement –, au début de la Renaissance, lorsque les Européens se lancent dans l’exploration maritime afin d’ouvrir de nouvelles routes vers l’Asie et ses richesses. Pour ce faire, ces derniers doivent concevoir de nouveaux navires et se doter de nouvelles technologies et connaissances (astronomie, etc.) capables de leur permettre d’effectuer de longues traversées transocéaniques.
C’est à ce moment que nous rejoignons la notion d’espaces fluides développés par Laurent Henninger : dans les immensités de l’océan en effet, il n’y a pas de lieu, chaque point en vaut un autre, et seules des notions mathématiques (comme la longitude et la latitude) viennent différencier un point d’un autre. Ainsi, sur le plan des mers, la perspective du réseau va se renverser : ce n’est plus le lieu (ou plus exactement la jonction de deux lieux) qui détermine l’intervalle, mais l’intervalle qui en vient à subordonner les lieux. On établit un port à tel endroit, car au-delà d’une configuration favorable (une baie bien abritée, une rade naturelle propice au mouillage,…), celui-ci est bien situé vis-à-vis du réseau de déplacement maritime, contrôle un nœud de routes maritimes entre telle région et telle région, etc. Bientôt, à mesure que les Européens se mettent à naviguer sur les différents océans du monde et à établir de vastes réseaux maritimes à travers le globe (d’abord essentiellement marchands), la maîtrise de ces réseaux va ainsi devenir l’enjeu n°1 des puissances ayant de grandes ambitions maritimes et/ou coloniales (l’une n’inclue pas forcément l’autre). Or – et c’est là où nous rejoignons enfin le thème de notre article –, les Anglais sont de loin ceux qui ont le mieux compris (même s’ils ne l’avaient probablement jamais théorisé de la sorte) ce nouveau paradigme du réseau et de la maîtrise des espaces fluides qui a si étroitement à voir avec la Modernité.
On ne le répètera jamais assez : ce que les Européens en viennent à dominer au fil de l’ère moderne, ce n’est pas le monde (cela n’arrivera en effet qu’au XIXe siècle) mais les ESPACES MARITIMES. Partout où ils sont implantés (à l’exception peut-être du cas particulier de l’Empire espagnol), les Européens sont encore minoritaires, et ont encore affaire avec d’importants tiers (Empire moghol en Inde, dynastie Ming en Chine, États africains, tribus amérindiennes en Amérique du Nord,…) qui les tiennent presque partout en respect et ne leur permettent pas ainsi véritablement d’assurer là où ils sont établis une pleine et entière domination terrestre. Du XVIe au XVIIIe siècle, c’est ainsi en premier lieu l’exploration puis le contrôle des MERS qui aura occupé l’essentiel des efforts (et de la rivalité) entre les puissances maritimes européennes (et à travers elle les réseaux commerciaux et coloniaux).
Comme vous l’avez maintenant compris, l’histoire moderne britannique a en effet tout, absolument tout à voir avec ce concept, que nous pouvons globalement reformuler et résumer par l’idée qu’à partir de la Renaissance, les nouveaux ressorts de la puissance ne résident plus sur le contrôle “terrestre” du monde, mais sur celui de ses zones d’interface – en l’occurrence, aux Temps Modernes : les mers ! L’histoire de la conquête britannique du monde, chacun le sait bien (et nous avons fait plus que de le raconter ici), c’est l’histoire de la maîtrise puis de la domination des mers – qui contrôlent ces dernières en viendra en effet mécaniquement à dominer le monde (terrestre) ! Mais la mer, on ne peut évidemment jamais véritablement la contrôler, a fortiori en une époque où le radar n’existe pas et où la zone d’observation (et donc d’action) réelle d’un navire ne dépasse pas la ligne d’horizon. Contrôler les mers au temps de la marine à voile (et au travers elles, donc, le monde), c’est en fait et bien sûr contrôler ses réseaux – et ça, les Anglais l’ont mieux compris que n’importe qui d’autre (à l’exception notable peut-être des Hollandais, avec qui ils ont beaucoup à voir culturellement et dont ils “absorberont” en quelque sorte la puissance et la brillance à la fin du XVIIe siècle !).
Qu’ont fait les Anglais dès les débuts et à vrai dire tout au long de leur histoire maritime jusqu’à la guerre d’Indépendance américaine (qui marque la fin de la première phase de leur Empire) ? Je vous le donne en mille : chercher à contrôler les réseaux maritimes plutôt que directement les espaces géographiques (à vocation coloniale ou commerciale) que ces derniers relient ! La comparaison avec l’Empire espagnol est peut-être la plus éclairante : rapidement après la découverte de l’Amérique, les Espagnols vont conquérir l’immense nouveau continent, et y établir un prospère empire colonial – ce qui lui coûtera beaucoup d’efforts mais dont ils tireront en retour de fabuleuses richesses ! Arrivés bien après les Espagnols et les Portugais dans le game colonial (à l’instar des Français), les Anglais auraient pu chercher à user de leur suprématie maritime croissante pour grignoter des parts de l’immense Empire espagnol et lui en arracher quelques morceaux par ci par là (ce qu’ils essaieront tout de même faire à diverses occasions, il ne faudrait pas l’occulter). En fait, dès le milieu du XVIIe siècle, les Anglais vont prioriser leurs efforts sur la possession certes de territoires conséquents (comme ce sera le cas en Amérique du Nord avec le développement des Treize Colonies) mais aussi et surtout sur celle de points stratégiques, de nœuds du commerce mondial et des grandes voies de navigation maritime (même si c’est surtout à partir du début du XVIIIe siècle qu’ils y arriveront effectivement, là est depuis l’ère élisabéthaine leur stratégie).
Rien ne saurait mieux illustrer cette conception si différente de la puissance qu’ont les Britanniques en particulier d’avec les Espagnols ou les Français (ses deux grands rivaux de la période une fois la superpuissance hollandaise effondrée) que la façon dont le cabinet londonien aborde le traité d’Utrecht et le nouvel ordre international qui va en résulter. En 1713, les Britanniques ressortent en effet grand vainqueur de la guerre de Succession d’Espagne Utrecht, où leur suprématie navale s’est exprimée et affirmée sur tous les théâtres d’opérations. On aurait pu s’attendre à ce que ces derniers profitent de leur avantage en négociant aux empires espagnol et français de larges territoires. Mais qu’est-ce qui intéresse alors plus que tout les Britanniques ? Conserver Gibraltar et Minorque – qu’ils ont capturé aux Espagnols durant le conflit –, se voir concéder l’Acadie péninsulaire par la France (et avec elle son site portuaire remarquable de Port-Royal), et obtenir des Espagnols des accès privilégiés aux marchés intérieurs de l’immense Nouvelle-Espagne (c’est-à-dire directement aux bénéfices que les Espagnols retirent de leur empire et non à leur empire lui-même) ! Voilà qui résume toute la philosophie qui a permis en à peine deux siècles à l’un des plus petits et derniers pays européens partis à la conquête des mers de dominer le monde : quand l’Espagne (et aussi d’une certaine façon la France en Amérique du Nord avec son immense Nouvelle-France sous-peuplée) pense son Empire presque à la façon de l’Empire romain (c’est-à-dire de façon terrestre et nous pourrions presque dire de façon « foncière et agraire »), l’Angleterre pense son empire comme un RÉSEAU, ou en tout cas comme fondés d’abord et avant tout (car là est la nuance) sur le contrôle de réseaux – en l’occurrence marchands et maritimes (mais aussi financiers sur son sol avec nous l’avons vu une fiscalité très efficace doublée d’une ingénierie financière remarquable qui permet à l’Angleterre de collecter plus d’impôts par habitant et de compter parmi les États les plus stables financièrement d’Europe malgré un très haut taux d’endettement public !).
Des cartes en disent parfois plus qu’un long discours : reprenant les bons principes des empires portugais et hollandais (qui avaient eux aussi intégrés cette conception réticulaire mais sans l’avoir poussé à cette extrémité et sans en avoir connu la même postérité), les Britanniques auront cherché tout au long de l’existence de leur Empire à contrôler les grands points nodulaires de l’espace mondial, les « places stratégiques » que toute puissance maritime d’envergure mondiale a forcément pour ambition (voire pour nécessité) de contrôler. L’Empire britannique aura bien sûr fait d’autres choses de sa longue existence (comme fonder des colonies prospères qui deviendront (raison de la rupture) un empire terrestre autonome – qui deviendra lui aussi plus tard un empire maritime et mondial – les États-Unis d’Amérique !), mais jamais il n’aura perdu de vue cette priorité et ce fondement stratégique. Illustration emblématique au passage du concept de la maîtrise des « espaces fluides » : les Britanniques parlaient de stations pour désigner les différentes aires du globe où ils avaient des flottes de déployées (une « station » dans les espaces fluides, ce n’est donc plus un lieu fixe, mais une zone !), stations où ils positionnaient leur marine et d’où ils « déployaient » leurs forces vers telle ou telle direction – car effectivement, un réseau, ça se déploie !
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EN RÉSUMÉ, quasiment dès le début de l’ère moderne, les Britanniques auront compris avant tout le monde que dans le monde tel est qu’il en train d’évoluer, tout est désormais subordonné aux réseaux – qu’ils soient maritimes, commerciaux, financiers ou encore politiques –, et que c’est ces derniers qu’ils importent de contrôler en premier lieu (pardonnez le jeu de mots…), bien davantage que des terres ou des populations. Dès sa conception et tout au long de son histoire jusqu’au tournant remarquable du XIXe siècle (où l’Angleterre rompra effectivement avec cette philosophie en développant un vaste empire terrestre aux Indes), l’Empire britannique aura ainsi été fondamentalement un empire réticulaire, fondant sa puissance non sur la domination de vastes régions terrestres (comme le fera si bien l’Espagne en Amérique), mais des points et zones stratégiques conditionnant l’accès à ces dernières (en priorisant ainsi sa stratégie et ses efforts sur la possession et le contrôle des îles, des détroits, des bandes côtières, des « verrous maritimes » – comme Gibraltar). Contrôler non pas le monde (terrestre) mais le réseau mondial (ce qui revient à contrôler le premier) : voilà qu’elle aura donc peut-être été la formule du succès de l’Empire britannique, puis de l’hégémonie culturelle anglosaxonne qui en découlera. Un Empire qui n’aura été supplanté que par son « rejeton » en personne – et sur lequel le soleil ne se couche toujours pas.
Après ce bien grossier aperçu d’une thèse profonde et riche, j’invite en tout cas bien sûr les intéressé(e)s à prendre connaissance de ces passionnantes (et éclairantes) réflexions de Laurent Henninger (ainsi que les travaux de l’anthropologue Philippe Forget qui les a largement inspirés), car au-delà de sa profondeur d’analyse historique, vous pourrez également y constater que ce concept de « fluidification du monde » et sa logique a peut-être de surcroît beaucoup à nous dire sur notre monde contemporain (et en constitue disons-le une pertinente clé de lecture de ses grandes dynamiques géopolitiques comme anthropologiques !)
Vers le Second Empire britannique (1783-1970)
Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, des colonies britanniques se seront donc créées le long de la côte est de l’Amérique du Nord, et auront connu rapidement une forte croissance démographique et économique. À la fin du XVIIIe siècle, ces dernières se rebelleront néanmoins dans le cadre de la guerre d’Indépendance américaine (1775-1783) pour former les États-Unis d’Amérique. C’est cet événement majeur de l’Histoire du monde (auquel la France contribuera très étroitement) qui marquera le glissement du Premier vers le Second empire colonial britannique, construit pour sa part principalement en Asie, au Moyen-Orient et en Afrique après 1815. Ce second Empire britannique comprendra différents types de possessions : les dominions, les colonies, les protectorats, les mandats, ainsi que d’autres territoires gouvernés ou administrés directement par le Royaume-Uni (comme cela sera le cas de la Palestine dite « mandataire » entre 1917 et 1945, prélude à la création d’Israël).
Les territoires historiques de l’ancien Empire britannique (XVIe-XXe siècle)
Une autre superbe carte : celle des Dominions de l’Empire (c’est-à-dire ses États-membres autonomes, sur lesquels la Couronne britannique conserve – toujours aujourd’hui d’ailleurs pour certains anciens d’entre eux – une part de souveraineté)
Ce « Second Empire britannique » comprenait des colonies au Canada, dans les Caraïbes et en Inde, et a peu après commencé la colonisation de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande. Après la défaite de la France en 1815 dans les guerres napoléoniennes, la Grande-Bretagne a pris possession de nombreux autres territoires d’outre-mer en Afrique et en Asie, et a établi des empires informels de libre-échange en Amérique du Sud, en Perse, etc.
À son apogée, l’Empire britannique était le plus grand empire de l’Histoire et, pendant plus d’un siècle, il a été la première puissance mondiale. En 1815-1914, la Pax Britannica était l’autorité unitaire la plus puissante de l’histoire, en raison notamment de la prédominance navale sans précédent de la Royal Navy.
En attendant en tout cas la rédaction de développements complémentaires concernant cette magnifique carte, je renvoie les intéressés vers mes (grosses) séries d’articles portant sur l’histoire de la Nouvelle-France (l’ancienne colonie française d’Amérique du Nord, grande rivale des Treize Colonies britanniques qui finiront par l’annexer durant la grande guerre de Sept Ans), ainsi que sur celle bien sûr sur l’histoire précisément de cette guerre de Sept Ans (encore en cours d’écriture.. !), accessibles ci-dessous :
Si le sujet des empires coloniaux et du « grand XVIIIe siècle » vous intéressent (ce fut en effet une période hautement charnière de l’histoire moderne), je vous oriente vers la découverte de cette riche série d’articles du blog portant sur l’histoire de la grande et méconnue guerre de Sept Ans (1756-1763). Un immense conflit considéré par de nombreux historiens comme la première véritable « guerre mondiale » de l’Histoire. Un conflit qui débutera (et se propagera) en effet dans l’ensemble des empires coloniaux du monde, lui conférant ainsi une dimension planétaire et maritime inédite.
Une guerre constituant en outre le plus grand choc de l’intense conflit global qui opposera tout au long du XVIIIe siècle la France et la Grande-Bretagne pour la domination (de la mondialisation) du monde ; une suite ininterrompue de conflits, de Louis XIV à Waterloo, d’ailleurs qualifié de « Seconde guerre de Cent Ans » par certains historiens. Une passionnante série d’articles en forme de grande fresque historique, qui vous portera ainsi des Grandes Découvertes à la chute du Canada et des Indes françaises, et de la fondation des grandes empires coloniaux européens outremers et de la naissance de la mondialisation maritime à l’émergence d’un nouvel ordre mondial caractérisé par l’hégémonie planétaire britannique (sur les plans maritime, colonial, économique,…). Une grande série qui vous amènera aussi à mieux comprendre tant les racines de la guerre d’Indépendance américaine que celles de la Révolution française et des guerres napoléoniennes ; autant d’événements qui structureront décisivement notre monde contemporain !
Un autre très long article en trois parties, richement documenté et illustré, sur l’histoire passionnante (et hautement enrichissante) de la Nouvelle-France, l’ancienne Amérique française !
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Et sinon, pour les intéressés et autres curieux, vous pouvez prendre connaissance de tous mes articles, (photo)reportages, récits de voyage, documentations et cartes liés plus globalement à l’histoire de l’Angleterre, de la Grande-Bretagne et de l’Empire britannique, en consultant ma rubrique spécifiquement dédiée à ce domaine – notamment sa riche cartothèque (accessible ici : catégorie « Angleterre / Empire Britannique »).
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