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La Révolution financière britannique : quand l’Angleterre ouvrait la voie de la Modernité et de l’ère industrielle

Le francophone passionné du XVIIIe siècle ne peut manquer d’éprouver un drôle de sentiment d’attraction/répulsion vis-à-vis de l’Angleterre. Certes, la « perfide Albion » est celle qui mettra à bas le premier empire colonial français, via des méthodes qui choqueront les tenants des principes élémentaires de l’honneur militaire, du respect des traités internationaux et des lois (alors non-écrites) de la guerre entre puissances européennes. Pour autant, on ne peut que rester fasciné par la modernité remarquable dont fait preuve au tournant du XVIIIe siècle l’île britannique, bien que deux fois moins grande et trois fois moins peuplée que la France, et ce dans quasiment tous les domaines. En effet, alors que la France semble empêtrée dans ses archaïsmes, ses divisions et ses pesanteurs administratives, en l’espace d’à peine quelques décennies, l’Angleterre a innové tous azimuts et sur presque tous les plans (économie, finances, fiscalité, industrie, administration, organisation politique, marine,…). Une véritable révolution (d’abord politique et institutionnelle, puis économique et financière) qui transforme alors l’Angleterre en la puissance la plus moderne que le monde n’ait probablement jamais comptée jusque-là.

Dans ce petit article extrait de ma grande série sur les origines de la guerre de Sept Ans (le plus grand choc de la lutte globale qui oppose au XVIIIe siècle la France et l’Angleterre), je vous propose ainsi de revenir sur les tenants et aboutissants de cette grande révolution financière (et bientôt économique et maritime) que connaît la Grande-Bretagne au tournant du XVIIIe siècle, et qui aura tant à voir avec sa montée en puissance mondiale qui lui offrira, moins d’un siècle plus tard, l’Empire du monde… Bonne lecture !

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XVIIe siècle : quand l’Angleterre fait sa grande révolution politique

Tout commence peut-être avec la fameuse Glorieuse Révolution de 1688. Comme je vous invite à le découvrir ci-dessous, celle-ci se traduit par l’éviction définitive de la dynastie (aux penchants catholiques) des Stuarts, au profit d’une nouvelle lignée souveraine d’origine hollandaise (puis bientôt allemande). Couplée avec l’arrivée en Angleterre de milliers de huguenots chassés de France par l’abolition de l’édit de Nantes, ce changement de régime politique va avoir des conséquences économiques majeures.

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La Glorieuse Révolution de 1688 et la destitution des Stuarts

À la fin du XVIIe siècle, l’Angleterre est en effet entrée dans une nouvelle ère de son histoire, qui vient de voir son système politique et institutionnel profondément modifié. Pour le comprendre, il nous faut remonter à la « Glorieuse Révolution » intervenue quelques décennies plus tôt, et aux profonds bouleversements que produit celle-ci sur le paysage politique (puis économique) britannique.

La Glorieuse Révolution de 1688-1689 compte probablement parmi les plus grand tournants de l’histoire des îles Britanniques. À l’occasion de ce formidable bouleversement du destin de la Grande-Bretagne, le souverain Stuart Jacques II – dont la dynastie occupe la Monarchie anglaise depuis le début du XVIIe siècle (et dont l’épouse venait de mettre au monde un héritier), est contraint à l’abdication par une coalition de figures du Parlement britannique et des autorités protestantes du pays. Autant de forces politiques qui craignent alors le maintien au pouvoir d’une lignée Stuart impopulaire, et surtout récemment convertie au catholicisme, au sein d’un pays désormais majoritairement protestant. Durant les années 1680 en effet, Jacques II a entrepris des réformes pour rétablir aux Catholiques du pays une partie de leurs droits (largement brimés par le développement de l’Église anglicane depuis le XVIe siècle). Le souverain a également dans l’optique de davantage les associer au pouvoir (en réouvrant notamment aux Catholiques les fonctions publiques). Une entreprise qui n’est pas du goût des leaders protestants du pays, qui craignent un retour en puissance des catholiques sur l’île britannique…

Pour écarter définitivement du pouvoir les Stuart pro-catholiques (et qui présentent en outre le fâcheux défaut d’être plutôt favorablement disposés envers le grand voisin français – qui se verrait bien quant à lui verrouiller l’Angleterre dans une position d’allié durable voire dans un rôle d’État-client…), cette même coalition offre le trône d’Angleterre à l’époux de la sœur (protestante) de Jacques II, un certain Guillaume III d’Orange-Nassau. Celui-ci est alors le stadhouder (« lieutenant » en néerlandais) de la province de Hollande, la plus riche de toutes les Provinces-Unies (ce qui fait de Guillaume d’Orange en quelque sorte le protecteur de la jeune République batave – qui correspond aux actuels Pays-Bas). En quelques mois seulement, ce grand ennemi de la France de Louis XIV (et au grand désespoir de ce dernier) débarque ainsi en Angleterre à la tête d’une petite armée et, fort de ses soutiens politiques, est rapidement couronné nouveau roi d’Angleterre (presque sans effusion de sang, d’où l’expression de « Bloodless » ou de « Glorious Revolution »).

Un couple de protestants désormais placé sur le trône en lieu et place du trop-catholique Jacques II (Guillaume d’Orange et Mary II Stuart sont tous deux membres de l’Église d’Angleterre), le Parlement sécurise la position. En 1701, il vote le célèbre Act of Settlement (Acte d’établissement), qui garantit la succession de la couronne d’Angleterre aux seuls membres protestants de la famille royale, excluant de fait les membres catholiques de devenir souverains ! Guillaume et Mary meurent ensuite sans descendance, et c’est la reine Anne Stuart (1665-1714), sœur de Mary, qui lui succède sur le trône d’Angleterre, d’Irlande et d’Écosse en 1702. Lorsque la reine Anne meurt à son tour à l’âge de 49 ans, en vertu de l’Acte d’établissement de 1701, le trône revient à son cousin issu de germain, le prince-électeur de Hanovre, qui devient le roi George Ier de Grande-Bretagne et d’Irlande (1660-1727), souverain dont la lignée dynastique (dite « hanovrienne ») occupera cette place jusqu’à la fin du XIXe siècle !


Le débarquement de Guillaume d’Orange en Angleterre : une « opération géopolitique » qui s’inscrit dans le contexte plus large de la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697)

Si la Glorieuse Révolution est de nature dynastique (avec la destitution des Stuarts), elle s’inscrit néanmoins plus largement dans le grand contexte géopolitique de la fin du XVIIe siècle, sur lequel il convient de revenir un instant afin d’en bien saisir la portée. En effet, le débarquement d’un dirigeant hollandais pour prendre possession de la Couronne britannique ne sort pas de nul part, et a étroitement à voir avec l’évolution des rapports de force en Europe induit par les politiques louis-quatorziennes. Depuis le début de son règne en effet, le Roi-Soleil s’active à sécuriser le royaume dont il a hérité de son père, au travers d’une politique expansionniste perçue comme particulièrement agressive par ses différents voisins. L’objectif est de rendre la France plus facilement défendable en rationnalisant ses frontières, via la fameuse « politique des réunions ». Mais la méthode employée (qui combine utilisation abusive de moyens légaux, menaces et conquêtes militaires) finit par lui aliéner toute l’Europe, et notamment les deux grandes puissances rivales – et voisines – de Louis XIV que sont les Provinces-Unies et le Saint-Empire romain germanique, qui voient dans ce dessein l’affirmation des ambitions hégémoniques de la France sur le continent.

Pour les intéressé(e)s de plus d’histoire de la rivalité franco-habsbourgeoise, l’histoire d’une rivalité qui aura structurée plus que toute autre la géopolitique européenne durant près de trois siècles !

La défiance du concert européen contre Louis XIV augmente encore d’un cran en 1685 avec la révocation de l’édit de Nantes. La persécution des huguenots français et leur diaspora massive au sein des grands pays protestants achève en effet de convaincre l’Europe de l’autoritarisme dangereux du Roi-Soleil, lui aliénant tant la bourgeoisie marchande d’Amsterdam que ses anciens alliés du Saint-Empire – notamment les princes allemands protestants que la France soutient depuis des décennies dans leur rivalité contre les Habsbourg d’Autriche (un fait qui illustre bien au passage combien de tous temps, les considérations religieuses ont tendance à s’effacer lorsqu’entrent en jeu les impératifs géostratégiques et géopolitiques… ce que l’on appelle le souci de la Realpolitik… !). Dans ce contexte de grande montée en tension, c’est le prince Guillaume III d’Orange-Nassau, marié depuis quelques années avec la sœur du roi d’Angleterre (ce qui le place donc en héritier potentiel de la Couronne britannique), qui va s’affirmer en champion de la cause protestante menacée par le tyran de Versailles. Durant les années qui précèdent la Révolution anglaise de 1688, Guillaume III active sa diplomatie et fait le tour des ambassades européennes afin de monter une grande alliance politique et militaire contre la France, projet qui finira par aboutir en 1687 avec la constitution de la Ligue d’Augsbourg (via laquelle s’allient contre la France les Provinces-Unies, les États du Saint-Empire, la Suède, l’Espagne, et même le Pape qui finit par soutenir secrètement la cause des princes protestants… !).

Un grand État n’a cependant pas rejoint la coalition montée par Guillaume d’Orange : l’Angleterre de Jacques II. Ce dernier, engagée dans une politique pro-catholique dans un pays très majoritairement protestant (et conservant une certaine méfiance envers les Provinces-Unies), ne souhaite pas rompre sa bonne relation avec la France de Louis XIV. D’une certaine façon, les circonstances se chargeront de remplacer le souverain pro-français par celui que Louis XIV désignait lui-même comme son « plus grand ennemi ».

Aussitôt couronné roi d’Angleterre, et au désarroi d’une partie de la population, Guillaume III engagera à plein la Grande-Bretagne dans sa guerre contre Louis XIV. Dès 1689, l’Angleterre rejoindra ainsi la coalition européenne déjà liguée contre la France, coalition dont le Parlement britannique financera au final l’effort de guerre durant près d’une décennie. Comme ne l’a peut-être pas dit une chronique d’époque : « la guerre valait bien une Angleterre ».

Au sujet du « phénomène » jacobite et des différentes tentatives des Stuarts et de leurs partisans de regagner leur Couronne perdue tout au long de la première moitié du XVIIIe siècle (mouvement politique de restauration des Stuarts connu sous le nom de Jacobitisme), je renvoie les intéressé(e)s vers cet autre article dédié du blog.

Zoom sur : la diaspora huguenote consécutive aux guerres de religion françaises (et surtout à l’abolition de l’édit de Nantes de 1685)

Après un siècle d’accalmie permis par la (relative) tolérance religieuse instaurée par l’édit de Nantes, son abolition en 1685 par Louis XIV et sa politique de conversion forcée (marquée par les célèbres et terribles dragonnades) va bouleverser le fragile équilibre religieux du royaume catholique et entraîner un exode massif des protestants français. En l’espace d’une décennie, on estime ainsi que ce sont entre 150 000 et 200 000 huguenots qui auraient quittés la France, principalement pour s’établir en Allemagne (notamment à Berlin où le roi de Brandebourg-Prusse les invite à s’implanter) et surtout en Angleterre et dans les Pays-Bas (sans compter les milliers d’entre eux qui gagneront également le Nouveau Monde, notamment les colonies de Nouvelle-Angleterre et de Nouvelle-Néerlande).

La diaspora des huguenots français au XVIIe siècle
Sur le million de protestants français que comptait la France à la fin du XVIIe siècle, près du quart se réfugieront à l’étranger, en particulier aux Pays-Bas (où ils constitueront des acteurs-clés du Siècle d’Or néerlandais) et en Angleterre (où ils contribueront étroitement au formidable essor économique et industriel que va donc connaître la Grande-Bretagne au tournant du XVIIIe siècle, comme nous allons le voir en détail plus bas).

Grâce à leur niveau culturel plus élevé que la moyenne et leur excellence dans les domaines de l’orfèvrerie, du textile, de l’horlogerie, de l’ébénisterie ou encore de l’imprimerie, les huguenots constitueront un apport décisif à l’économie et aux sociétés des pays où ils se sont exilés (en particulier aux Pays-Bas et en Angleterre). Rétrospectivement et sur le long terme, l’éviction des protestants de France ne constitua ainsi probablement pas la décision économique et stratégique la plus judicieuse de Louis XIV – même si elle fut en partie compensée par l’arrivée de 40 000 catholiques britanniques et irlandais à peu près au même moment (et pour les mêmes motifs de persécutions dans leur pays) !


Le grand essor économique de la Grande-Bretagne

Retombée imprévisible de la guerre de Hollande, la « Glorieuse Révolution », bel euphémisme pour un simple coup d’État, est un cataclysme stratégique. L’ère des alliances occasionnelles avec les Stuarts ou Cromwell est passée : à l’Angleterre, Guillaume inocule sa haine de la France et fait de son pays d’adoption le nœud militaire des deux grandes guerres qui vont plomber la fin du règne de Louis XIV : Ligue d’Augsbourg (1688-1697) et Succession d’Espagne (1701-1714), où s’illustrera le terrible Marlborough. Le conflit, prolongé en rivalité impériale, va durer jusqu’en 1815. Bien loin de retirer avantage du succès de leur ex-maître, les Sept Provinces sont le dindon de la farce : ruinées par ces deux guerres, elles cèdent la suprématie du commerce mondial à la triomphante Royal Navy. Le Siècle d’Or, celui de Rembrandt et de Ruyter, est bien fini.

Extrait du magazine Guerres & Histoire n°61, p. 69, encadré thématique « Guillaume III d’Orange exporte sa glorieuse haine outre-Manche »

Sur la Glorieuse Révolution anglaise et la façon dont celle-ci va générer un prodigieux essor économique en Grande-Bretagne, je conseille également le visionnage de cet excellent épisode de Questions d’Histoire (une des plus intéressantes chaînes du Youtubing historique francophone).

Parfois décrite malicieusement par les historiens comme « la dernière invasion réussie de la Grande-Bretagne », l’arrivée au pouvoir de Guillaume III d’Orange marquera aussi (et surtout) le début d’une période de stabilité politique inédite dans l’histoire britannique, ainsi qu’un rapprochement étroit entre les Provinces-Unies et la Grande-Bretagne (qui venaient pour rappel de se mener en quelques décennies pas moins de trois guerres navales… !).

Un autre article du blog racontant comment en l’espace d’à peine un siècle, les Provinces-Unies fraîchement indépendantes (petit pays d’alors seulement deux millions d’habitants) vont devenir la superpuissance maritime et commerciale de l’époque !

En plus d’installer entre les deux grandes puissances maritimes européennes (et mondiales) une paix propice aux affaires et au commerce (bien qu’elle se traduise aussi par l’engagement de l’Angleterre dans la guerre de Guillaume III contre la France de Louis XIV), ce rapprochement initie en outre à Londres un remarquable développement économique. En effet, sont arrivés « dans les bagages » de Guillaume III (rebaptisé pour le coup William III) – et à vrai dire déjà depuis l’époque d’Oliver Cromwell – une partie de l’élite économique et financière hollandaise (et notamment les fameux Juifs séfarades émigrés autrefois d’Espagne et du Portugal à Amsterdam ainsi que leurs comparses crypto-juifs appelés “marranes”). Cette communauté hollando-internationale (Juifs, Marranes, Protestants) importe et applique alors en Grande-Bretagne la « recette » économique qui avait fait le succès des Provinces-Unies un siècle plus tôt, et transformé ce petit pays d’à peine quelques millions d’habitants en la première puissance marchande et navale du monde. C’est ce que l’on appellera la « Révolution financière britannique » : en quelques années, les innovations fusent : création de banques publiques et de cercles boursiers, explosion des dépôts de brevets, essor de la presse libre, investissement considérable dans la Royal Navy avec la création d’une importante flotte (qui deviendra en quelques décennies la nouvelle maîtresse des océans… !). Un développement qui réédite et rappelle ainsi la formidable croissance urbaine, financière, intellectuelle et maritime qu’avait pu connaître une certaine Amsterdam près de 80 ans plus tôt (ouvrant par-là même pour rappel le fameux Siècle d’or néerlandais – voir article ci-contre).

Je ne saurais assez conseiller le visionnage de cette remarquable série-documentaire produite par Arte, qui retrace l’histoire croisée de New-York, Londres et Amsterdam, « trois villes parties à la conquête du monde », et ayant historiquement constituées les grandes matrices urbano-nationales de ce que nous appelons aujourd’hui le Capitalisme.

Un pouvoir désormais aux mains du Parlement

La seconde révolution est politique, avec le renforcement inédit du pouvoir du Parlement au détriment de la Couronne anglaise (fruit notamment de l’adoption de la « Déclaration des droits » – la célèbre Bill of Rights – qui dessine alors les bases de la Monarchie parlementaire moderne). Une révolution qui fait écho à l’histoire politique mouvementée de l’Angleterre du XVIIe siècle : depuis le début de la période moderne en effet, la vie politique anglaise avait été structurée par l’alternance et opposition (parfois dramatique) entre les deux grandes forces institutionnelles du pays : celle des Tories (conservateurs, et globalement favorable à un renforcement du pouvoir monarchique), et celle des Whigs (libéraux, et partisans à l’inverse d’un renforcement toujours plus important du pouvoir du Parlement, ainsi que de la tolérance religieuse et des droits politiques individuels – liberté d’expression, d’entreprendre, de culte, etc.).

Alors que les premiers sont majoritairement issus de l’élite aristocratique (et représentent globalement le pouvoir de la noblesse et des grands propriétaires terriens), les seconds incarnent ce grand mouvement intellectuel du libéralisme (économique et politique) au centre de l’idéologie des Lumières. Ils peuvent également être vus comme la représentation politique d’une bourgeoisie marchande et financière britannique alors en pleine croissance – à l’image de ce grand siècle d’explosion de la production et du commerce mondial (dont l’Angleterre est alors l’une des principales bénéficiaires). Dit encore plus concrètement : alors que les Tories représentent le pouvoir de la Monarchie et de la terre, les Whigs constituent a contrario l’émanation politique des villes, de la classe marchande et du Capital. C’est la grande faction de l’industrialisation et de la modernité, le puissant moteur politique qui, plus que n’importe quel autre force, fera entrer l’Angleterre (et avec elle le monde) dans l’ère industrielle.

Depuis la Glorieuse Révolution, le régime politique anglais repose sur des bases sûres et la gentry contrôle le parlement de Westminster, qui est une émanation de la noblesse (noblesse rurale et cadets aux Communes, aristocrates à la Chambre des Lors) et le roi choisit ses ministres parmi la majorité des Communes, même si la corruption permet d’aplanir beaucoup de difficultés. […] [La dynastie hanovrienne] est aussi impliquée plus directement dans les affaires allemandes, car si Georges Ier ne récuse pas sa fidélité de vassal de l’Empereur Charles VI, il cherche également à étendre son État patrimonial et à retenir les duchés de Brême et de Verden enlevés par conquête à la Suède de Charles XII, qui assurent à l’Électorat de Hanovre un accès à la Mer du Nord. Voilà pourquoi la Grande-Bretagne a opéré un rapprochement avec la Russie de Pierre le Grand.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au xviiie siècle, p. 35

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Le XVIIIe siècle ou la domination de l’oligarchie Whig

Si nous devons principalement aux Whigs de l’époque la grande Révolution industrielle qui s’engagera de fait en Grande-Bretagne dès le milieu du XVIIIe siècle (et façonnera ensuite notre monde moderne), celle-ci est loin d’être le fruit d’une aspiration consensuelle. En effet, tout au long du XVIIe siècle, l’opposition (et les visions politiques antagonistes) entre les libéraux des Whigs et les conservateurs Tories se sont traduites par de nombreuses grandes crises politiques, ayant parfois débouché sur des situations à la limite de la guerre civile (notamment entre 1642 et 1646). Les années d’intense crise politique de 1688-1689 mettent néanmoins un terme à ces décennies de dualité politique antagoniste : la « Glorieuse Révolution » (et l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle Monarchie plus « libérale ») voit en effet ressortir un Parlement britannique au pouvoir renforcé comme jamais, et les Whigs devenir la force politique dominante du pays.

Pour vous donner une idée de l’importance (pour ne pas dire hégémonie) politique de la mouvance Whig que va connaître la Grande-Bretagne à l’époque de la grande histoire racontée ici, peut-être pouvons-nous nous en arrêter à cette simple donnée (brillamment mise en image par la chaîne Youtube Historia Civilis) : l’ensemble des premiers ministres britanniques du XVIIIe siècle seront des (nuances de) « Whigs » !

Je renvoie les intéressés de l’histoire des Whigs britanniques du XVIIIe siècle (et de leur considérable influence dans l’écriture de l’histoire de notre monde moderne) vers ce passionnant épisode de la remarquable chaîne Historia Civilis – de loin l’une des meilleures chaînes d’Histoire du YouTube anglophone (et c’est beaucoup dire) !

Dans ce nouveau système (où le pouvoir est désormais au main du Premier ministre et du Gouvernement issus du Parlement, et sous le contrôle de ce dernier), les choses ne peuvent pas, toutefois, se réduire à l’idée binaire d’un Parlement opposant des factions de Whigs libéraux et libre-échangistes à de simples conservateurs Tories. Car bien que représentant le pouvoir de « l’Ancien Monde », nombre de parlementaires Tories ont en effet des intérêts dans le formidable développement économique et commercial que connaît l’Angleterre du XVIIIe siècle. Parallèlement, les Whigs sont loin de constituer une unité politique homogène. Plus exactement, rapidement hégémonique, la tendance whig va en fait se scinder en un ensemble de factions (et même en faction de faction (de faction)), allant ainsi des Whigs les plus libéraux à des composantes plus « patriotes » et proches des Tories (ou ce qu’il en reste… !).

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Une dualité politique désormais structurée entre libéraux et conservateurs

Retenons donc, pour faire simple, l’idée d’un système politique britannique structuré autour de deux grands pôles (tous deux libéraux et mercantilistes au demeurant) : un premier davantage pacifique et libre-échangiste, soucieux du maintien d’un contexte de paix propice au développement du commerce (rappelons en effet combien la capture d’un unique convoi des Amériques pouvait générer de pertes financières pour les parties engagées, à une époque où la guerre impacte systématiquement les liaisons maritimes et les marines marchandes des différents protagonistes). Correspondant globalement à l’aile gauche et aux centristes des Whigs, ce pôle politique (au pouvoir depuis les années 1720) a ainsi tendance à privilégier la diplomatie et les bonnes relations extérieures avec les grands partenaires commerciaux (qui sont en même temps des rivaux coloniaux) de la Grande-Bretagne. Une politique qui implique, de facto, un certain engagement de cette dernière sur le terrain continental européen afin d’y préserver « l’équilibre des puissances » (et un engagement qui s’y traduit par un important rôle de médiation et d’arbitre – voire par un déploiement militaire britannique sur le continent et/ou le soutien financier des forces militaires alliées).

Pour celles et ceux qui souhaiteraient mieux comprendre le système politique moderne (Monarchie constitutionnelle et régime parlementaire) sur lequel accouche les révolutions anglaises successives du XVIIe siècle, je les renvoie vers cet article-miroir, dont la première partie raconte la guerre civile anglaise et l’expérience de la République cromwellienne.

À ce sujet, il est d’ailleurs important de souligner combien l’engagement continental britannique est loin d’être désintéressé. En effet, au nom du souci de l’impératif de maintien de « l’équilibre européen », il s’agit pour l’Angleterre d’y empêcher toute entreprise d’hégémonie continentale de la France, voire même plus sournoisement d’inciter cette dernière à la division de ses forces sur deux fronts (terrestre et maritime). Le calcul est aussi simple qu’efficace : les sommes gigantesques englouties par la France pour financer ses armées terrestres en Europe constitueront autant de budgets qui n’iront pas au renforcement de sa marine de guerre (et donc à la défense de ses colonies et de son empire commercial).

De cette rivalité [franco-britannique aux quatre coin du globe] nait la stratégie anglaise : le gouvernement de la Grande-Bretagne a besoin d’alliés sur le continent pour obliger la France, en cas de besoin, à disperser ses forces et à faire la guerre sur deux fronts, c’est-à-dire à diminuer les ressources et les capacités de la marine de guerre français, car la guerre sur mer est extrêmement coûteuse. L’application de ce principe a en particulier fonctionné admirablement pendant la guerre de Sept Ans et assuré la victoire à la Grande-Bretagne.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au xviiie siècle, p. 35

L’autre « pôle » de l’élite politique (et économique) britannique peut être considérée (à gros traits) comme beaucoup plus « patriote » et « belliciste ». Défendant les intérêts du lobby industriel (textile, armement,…) et colonial (notamment les juteux et concurrentiels marchés et commerces liés à l’Amérique du Nord – pêche, fourrure, coton, tabac, sucre des Antilles, etc.), ces factions parlementaires présentent en effet un souci de la paix globale pragmatiquement ajusté sur celui des intérêts économiques qu’ils défendent. Or, force est de constater que dans le contexte de l’époque, c’est davantage la guerre qui semble le plus servir leur agenda économique et financier (guerre contre une France dont il s’agit de briser les influences et monopoles commerciaux et coloniaux et de rafler les possessions convoitées en Amérique du Nord et en Inde ; guerre contre une Espagne dont il s’agit de briser l’exclusivisme économique dans les Caraïbes et en Amérique du Sud et d’ouvrir – de force si nécessaire – leurs marchés aux produits britanniques…).

Le grand commerce maritime et la prospérité des colonies représentent une des grandes forces mais aussi l’un des points sensibles de la politique britannique, en particulier lorsque les whigs, plus liés aux capitalistes de la City de Londres, sont au pouvoir.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au xviiie siècle, p. 35

Aussi, cette faction se montre-t-elle tendanciellement bien plus désintéressée et désengagée du terrain continental que sa faction rivale (continent où elle n’a en effet tendance qu’à voir – pas forcément à tort d’ailleurs – que de volumineuses dépenses ne se traduisant souvent que par peu de bénéfices sonnants et trébuchants). Et aussi cette mouvance préfère-t-elle que l’investissement et les efforts nationaux se concentrent sur l’outremer et le monde colonial, où il y a en effet tant à gagner pour un pays disposant d’une si considérable suprématie maritime (suprématie qui coûte par ailleurs extrêmement cher aux finances publiques – avec une flotte de pas moins de 120 vaisseaux de ligne à entretenir ! – et qu’il y a ainsi lieu de « rentabiliser » un maximum…). Comme le montrera remarquablement un William Pitt (le Premier Ministre britannique durant la guerre de Sept Ans), c’est d’une certaine façon la synthèse de ces deux lignes géostratégiques qui offrira à l’Angleterre sa pleine et entière victoire durant son grand choc maritime avec la France au milieu du XVIIIe siècle. Une victoire qui devait lui offrir – et pour plus d’un siècle, l’Empire du monde…

EN RÉSUMÉ : de ces décennies de guerres civiles parachevée par une révolution, l’Angleterre de la fin du XVIIe siècle émerge comme l’une des puissances les plus modernes du globe sur les plans politique et institutionnel (et bientôt également économique, financier, culturel et maritime, comme nous allons le voir). Bien que toujours divisée politiquement entre plusieurs factions rivales, l’État anglais est désormais solidement organisé autour d’un Parlement.

Pas question évidemment de démocratie à Westminster : les députés font partie d’une oligarchie de grande noblesse et les places s’y achètent. Cette élite parlementaire présente cependant la caractéristique remarquable non seulement de partager des valeurs politiques et religieuses communes, mais d’être également parties prenantes de l’empire commercial, colonial et maritime qui s’organise désormais autour du nouveau grand instrument de la puissance anglaise : sa Royal Navy.

Née dans la douleur des guerres anglo-espagnoles puis anglo-hollandaises, la puissance navale britannique est désormais prête à prendre son essor, portée par le développement commercial et colonial d’une Nation ayant ainsi achevé avec beaucoup d’avance (et de violence) sur ses rivales de résoudre ses profondes contradictions internes.


La Révolution financière britannique : de nouveaux outils qui génèrent un boom économique sans précédent dans l’Histoire moderne

D’une certaine façon, l’événement marque le passage de relais de capitale financière du monde d’Amsterdam à Londres : en effet, au XVIIe siècle, que je vous le raconte dans mon article consacré au Siècle d’Or néerlandais, le pays le plus moderne du monde et probablement le plus avance sur son temps sur les plans économiques et financiers sont indéniablement les Provinces-Unies. Malgré une population d’à peine quelques millions d’habitants, en quelques décennies, ces anciens territoires espagnols se sont érigés en première puissance maritime et commerciale du globe, grâce à des politiques reposant essentiellement sur le développement de nouveaux outils financiers (société par actions, bourse de valeurs, banque publique d’investissement, etc.). Avec l’arrivée de la dynastie hollandaise des Orange-Nassau sur son territoire, l’Angleterre va en quelque sorte bénéficier de ce fabuleux héritage.

En effet, arrivent à Londres dans les « bagages » de Guillaume III (le stadhouder des Provinces-Unies et époux de Marie Stuart devenu pour rappel le nouveau roi d’Angleterre) rien de moins qu’une bonne partie de l’élite économique et financière hollandaise, notamment les anciens Juifs qui s’étaient exilés du Portugal à Amsterdam au XVIe et XVIIe siècles, ainsi que des milliers des huguenots que l’abolition de l’édit de Nantes vient de chasser du royaume de France. Cette dernière y importe et applique alors les mêmes « recettes » économiques et financières qui avaient fait le succès et la prospérité d’Amsterdam un siècle plus tôt (fondation de banques commerciales et de bourses de valeurs, développement de la flotte marchande adossé sur celui des société par actions, soutien à l’innovation technique et aux initiatives économiques et industrielles, essor de la presse et dynamisme culturel,…), et qui avaient transformées en quelques décennies la Hollande en première puissance marchande et navale du globe.


Zoom sur : la communauté judéo-marrane, moteur indéniable du boom économique d’Amsterdam puis de Londres

Nulle part la prospérité [des Juifs de l’époque moderne] n’était si grande qu’en Hollande et en Angleterre. Ils s’étaient établis dans les Pays-Bas en 1593, Marranes fuyant l’Inquisition espagnole, et de là ils avaient détaché une colonie à Hambourg puis, plus tard, sous Cromwell, en Angleterre, d’où depuis des siècles ils étaient chassés, et où Menassé-ben-Israël les ramena. Les Hollandais, comme les Anglais, gens pratiques et avisés, utilisèrent le génie commercial des Juifs et le firent servir à leur propre enrichissement. D’incontestables affinités existaient du reste entre l’esprit de ces nations et l’esprit juif, entre l’Israélite et le Hollandais positif ou l’Anglais, cet Anglais dont le caractère, dit Emerson, peut se ramener à une dualité irréductible qui fait de ce peuple le plus rêveur et le plus pratique du monde, chose que l’on peut également dire des Juifs.

Bernard Lazare, L’Antisémitisme – Son histoire et ses causes, p. 153

Si la communauté judéo-marrane émigrée à Londres va constituer un facteur décisif de la révolution financière britannique, sa présence en Grande-Bretagne précède à vrai dire de plusieurs décennies l’arrivée de Guillaume III sur le trône d’Angleterre. Dès le fameux décret d’expulsion de 1492 puis l’Inquisition et les persécutions structurelles que connaissent la très importante communauté juive d’Espagne et du Portugal au début de l’ère moderne, des milliers de Juifs quittent la péninsule et prennent le chemin de l’exil, qui vers les grandes villes du pourtour du bassin méditerranéen (notamment les grandes cités marchandes italiennes, la côte nord-africaine et la Méditerranée orientale), de nombreux autres vers les grandes villes de l’Europe du Nord, en particulier celles des Flandres et de Hollande, alors très prospères et plus accueillantes que des pays comme la France et l’Angleterre.

L’Inquisition menée contre les marranes espagnols puis portugais fut d’une violence rappelant le traitement réservé aux hérétiques occitans du XIIIe siècle. Sur les 100 000 à 200 000 Juifs de la péninsule ibérique qui optèrent pour la conversion et demeurèrent sur place, plusieurs milliers furent exécutés par l’Inquisition pour marranisme (réel ou supposé). D’autres sources évoquent plus de 30 000 marranes brûlés vifs et 18 000 brûlés en effigie entre 1480 et 1808 à l’échelle de la Péninsule.

Nombre de ces exilés ne sont plus des Juifs à proprement parler (au sens de pratiquant du judaïsme), car dès le XIVe siècle, dans le contexte des persécutions et des pogroms, des milliers de familles judéo-espagnoles se sont converties – au moins en apparence – au catholicisme pour obtenir la tranquillité civile. La situation des Juifs espagnols empire au XVe siècle car à partir de cette époque de fin historique de la Reconquista, les souverains catholiques décident d’appliquer une politique plus répressive à l’égard de ces communautés et entament alors des campagnes de conversions forcées. Cette répression s’alourdit encore avec le développement de l’Inquisition puis culmine avec le décret de l’Alhambra, le 31 mars 1492, qui donne purement et simplement aux Juifs le choix entre la conversion et l’exil (les conditions de l’exil étaient à ce titre telles qu’elles les obligeaient, dans les faits, à abandonner presque tous leurs biens sur place, au profit de l’Inquisition espagnole et des autorités royales…).

Il existait déjà des marranes auparavant : des Juifs qui s’étaient convertis au catholicisme mais qui continuaient néanmoins à pratiquer leur religion en secret (et qui furent d’ailleurs la cible principale de l’Inquisition). Mais à partir du décret de l’Alhambra de 1492 – une date véritablement clé de l’Histoire moderne –, tous les Juifs qui ne peuvent partir sans pour autant abandonner leur religion se voient contraints dans les faits de devenir marranes ou crypto-juifs, c’est-à-dire « officiellement » catholiques mais judaïsants en secret (certains Juifs vont toutefois se convertir volontairement afin de poursuivre leur carrière ou de maintenir leur position sociale).

La plupart des « nouveaux chrétiens » portugais étaient d’origine castillane : on estime qu’environ 100 000 Juifs de Castille se réfugièrent au Portugal après le décret d’expulsion (décret de l’Alhambra) de 1492, venant ainsi rejoindre les Juifs déjà présents dans le pays. La proportion de Juifs dans la population s’avéra particulièrement élevée (au moins 10 %) puisque le royaume de Portugal ne comptait alors guère plus d’un million d’habitants. Dès 1496-1497, la politique royale du Portugal dut s’aligner sur celle de l’Espagne. Le roi donna aux Juifs le choix entre le baptême et l’exil, mais la plupart furent contraints au baptême. Le nombre de nouveaux convertis augmenta alors massivement. Beaucoup se convertirent en apparence mais continuèrent à pratiquer le judaïsme en secret. Soupçonnés de marranisme, quelque 2.000 conversos furent assassinés pendant le massacre de Lisbonne de 1506. Entre le XVIe siècle et le XXe siècle, beaucoup de nouveaux chrétiens portugais conserveront ainsi leurs rites juifs dans la clandestinité. Toutefois, sans contact avec le reste de la communauté juive et privés de rabbinat, leurs pratiques religieuses finiront par se diluer et par mêler éléments juifs et catholiques (à l’exemple de leur calendrier qui s’est christianisé).

Faute de pouvoir exercer librement leur culte (qui dans la religion judaïque, bien davantage que dans le catholicisme, structure très sensiblement l’ensemble des aspects de la vie quotidienne), la « judaïté » de ces communautés s’est en quelque sorte diluée et dissipée avec le temps, de génération en génération, aboutissant à des profils assez singuliers d’individus traversés par plusieurs cultures confessionnelles mais gardant dans leur patrimoine familial un “héritage judaïque”. Lorsque l’Espagne décide en 1492 l’expulsion intégrale des Juifs non-convertis de son territoire (les convertis étaient désignés sous le terme de conversos ou de nouveaux chrétiens), nombre d’entre eux vont trouver refuge dans le Portugal voisin, au point qu’ils constitueront jusqu’à 10% de la population portugaise à la fin du XVe siècle. Lorsque les souverains portugais seront contraints d’aligner leur politique sur celle de leur puissant voisin (alors la première puissance du continent) et procèderont à leur tour à l’expulsion intégrale des Juifs non-convertis de leur territoire, une partie d’entre eux (généralement les plus aisés) quittera la péninsule pour des terres plus accueillantes, le reste – la grande majorité – se convertissant de bonne foi ou seulement en apparence (nombreux se convertiront sous la contrainte mais avec le temps adopteront sincèrement ou pragmatiquement le catholicisme).

En conséquence de ce grand processus méta-historique, l’Europe du début de l’ère moderne va être l’objet d’un flux régulier de marranes fuyant la Péninsule vers le reste du continent. Tout au long du XVIe et du XVIIe siècle, ce sont ainsi des milliers et des milliers de Juifs et de crypto-juifs d’Espagne et du Portugal qui vont émigrer vers l’Ancien et le Nouveau Monde, formant une vaste diaspora qui préfigure celle que les protestants français (huguenots) formeront à leur tour quelques décennies plus tard. Au sein du Vieux Continent, les cités prospères d’Europe du Nord compteront parmi leurs destinations privilégiées. Ce sera d’abord Anvers, alors la première place marchande du Vieux Continent, qui sera ensuite supplantée à la fin du XVIe siècle par Amsterdam, nouvelle capitale du grand commerce maritime et des réseaux financiers internationaux :

Nombre de ceux qui bénéficièrent du Pardon Général de 1605 au Portugal partirent à la première occasion vers cette nouvelle terre d’accueil [les Provinces-Unies]. Après 1630, les rigueurs de la persécution amplifièrent la vague d’immigration. Ceux qui vivaient comme crypto-juifs dans le port d’Anvers, dorénavant voué à la décadence, partirent pour le port rival et, jetant bas les masques, grossirent les rangs de la communauté juive. En 1617, un informateur dénonçait à l’Inquisition de Lisbonne une centaine de chefs de famille marranes, installés à Amsterdam. Vers le milieu du siècle, la communauté comprenait plus de quatre cents familles, et ce chiffre passe à quatre mille âmes vers la fin du siècle.

Le groupe contrôlait une grande partie du commerce maritime avec la Péninsule [ibérique], les Indes orientales et occidentales [Antilles et Amériques]. Ils avaient créé des industries importantes et investi de nombreux capitaux. Plus tard, ils contrôlèrent 25 % des parts de la célèbre compagnie [néerlandaise] des Indes orientales. […] La part de leur contribution à l’essor de la ville est difficile à évaluer. Mais il est un fait que la grande période de la prospérité hollandaise coïncide avec celle de l’immigration et de l’activité marranes. Dans l’entrelacs de communautés marranes, la primauté ainsi que la suprématie commerciale s’étaient sans conteste transférées de la ville des lagunes [Venise] à celle des canaux. Le courant d’immigration comprenait des échantillons de toutes les classes et fonctions sociales : savants, professeurs, prêtres, moines, médecins, artisans, marchands, soldats, poètes, hommes d’État. […] Plus tard, les « ashkénazes » [Juifs originaires d’Europe de l’Est – Allemagne, Pologne, etc.] finirent par dépasser en nombre les « sépharades », descendants des pionniers marranes, mais ces derniers conservèrent pendant un temps leur supériorité économique et sociale. […] Jusqu’à la seconde moitié du XVIIIe siècle, la ville demeura l’un des principaux pôles d’attraction des réfugiés marranes et un îlot de culture ibérique en plein Nord germanique.

Cecil Roth, Histoire des Marranes (chapitre 9 : la Jérusalem hollandaise), pp. 193-198

D’abord destination secondaire, l’Angleterre va au cours du XVIIe siècle peu à peu s’imposer, en lieu et place d’Amsterdam, comme le nouvel eldorado de la communauté marrane d’Europe du Nord, de par le rôle croissant que prend l’île dans la mondialisation économique et maritime, mais aussi du fait d’un changement de politique des dirigeants britanniques à leur égard (en particulier d’Oliver Cromwell, qui mesure l’intérêt stratégique de l’accueil de cette élite économique et culturelle pour son pays alors en pleine mutation). Durant des décennies, cette immigration va cependant se faire au compte-goutte, famille par famille, presque individu par individu, et c’est à l’échelle d’un siècle et demi, à l’aune des bénéfices croissants que tirent l’État anglais de ces étrangers “hérétiques” mais riches en qualifications et en capitaux, que ce dernier va progressivement assouplir ces conditions d’accueil :

La dernière grande communauté d’Europe occidentale formée par les réfugiés marranes est celle de Londres. […] Les juifs avaient été bannis d’Angleterre en 1290 ; à partir de cette date et jusqu’à la fin du moyen âge, ils n’eurent plus le droit de vivre dans le pays. Cependant, on sait qu’après l’expulsion d’Espagne en 1492, quelques réfugiés arrivèrent à Londres, munis de lettres de change pour les marchands espagnols locaux. […] Vers la fin du règne d’Édouard VI (1553), nous trouvons de petites communautés marranes installées non seulement à Londres, mais aussi à Bristol, port qui entretenait d’importants liens commerciaux avec la Péninsule. […] C’était le temps où les marranes se faisaient passer pour des réfugiés calvinistes venus du continent. […] À l’époque de l’expansion anglaise, qui coïncide avec le règne de la reine Elisabeth, la colonie des marchands étrangers de Londres prit aussi de l’importance. Elle comprenait comme toujours un grand nombre de nouveaux chrétiens de la Péninsule, peut-être encouragés par la tolérance annoncée dans la victoire du protestantisme. […]

Cecil Roth, Histoire des Marranes (chapitre 10 : la colonie anglaise), pp. 199-200

En 1493, plus masqués encore qu’à Bordeaux, un petit nombre de conversos s’installent à Londres et à Bristol, où les Juifs sont interdits depuis 1391. Médecins et marchands, on les tolère sans être dupe. On les estime utiles à la diplomatie et à l’espionnage, au double jeu et aux affaires. On sait qu’ils haïssent l’Espagne et on a besoin d’eux comme agents secrets dans la guerre qui s’annonce avec ce pays. En 1536, ils ne sont encore que trente-sept familles médecins et marchands organisant chaque jour, chez l’une d’elles, un service religieux. La police, parfaitement informée, laisse faire, sur ordre d’Henri VIII, qui utilise certains théologiens juifs pour justifier bibliquement son divorce d’avec Catherine d’Aragon et son remariage avec Anne Boleyn.

En même temps, avec le développement du commerce et de l’artisanat, des mines et de la métallurgie, l’investissement et le crédit deviennent de plus en plus nécessaire. En 1545, dans le bouleversement anglican, Henri VIII autorise le prêt à intérêt – décision que le Parlement refuse de promulguer en 1552. En 1571, le crédit est finalement permis et la noblesse s’y résigne, méprisant ceux qui en font commerce. Cette année-là, un certain Thomas Wilson publie un Discours sur l’usure critiquant l’intérêt qui peut faire s’effondrer la société en poussant les gens à emprunter ». Toujours le même reproche depuis quinze siècles… Pas question encore d’admettre ouvertement des Juifs à Londres.

À partir de 1558, Élisabeth I tolère près d’elle quelques conversos venus de Rouen et de Bordeaux. L’un d’eux, Rodrigo Lopez, devient vers 1570 le médecin du comte de Leicester, alors favori de la reine. […] En Angleterre, Joachim Ganz, resté juif en secret, est employé dans les mines de cuivre alors métal stratégique, essentiel à la fabrication du bronze dans lequel on fond les meilleurs canons. Il en révolutionne l’exploitation, réduisant la durée du processus de purification de seize semaines à quatre jours ; il trouve même un usage pour les impuretés dans la teinture des textiles. Ganz assure ainsi à la marine anglaise un avantage considérable sur les simples canons en fer dont dispose l’Armada espagnole. […] En 1588, c’est un autre converso, le docteur Hector Nunes, qui, par les réseaux de marchands conversos, apprend l’arrivée imminente de la flotte espagnole et en informe les monarques anglais, lesquels prennent les dispositions nécessaires à la défense du pays. Deux conversos totalement oubliés par l’Histoire, Nunes et Ganz, permettent ainsi aux Anglais de vaincre celle qu’on appelait l’Invincible Armada…

Jacques Attali, Les Juifs, le monde et l’argent : Histoire économique du peuple juif, pp. 295-296

Les premières et deuxièmes générations de descendants marranes comprenaient Anthony (Moïse) da Costa, financier célèbre, mais non (comme on le pensa pendant longtemps) gouverneur de la Banque d’Angleterre ; son parent, Emmanuel Mendes da Costa, éminent conchyliologue et secrétaire de la Société Royale ; Salomon da Costa Athias, fondateur de la collection hébraïque du British Museum ; sir Salomon de Medina, responsable du ravitaillement pendant les campagnes de Malborough ; Isaac Pereira, intendant général des forces en Irlande, pendant la bataille de la Boyne et un Henriques aurait mis sur pied la Banque d’Angleterre. […] À mesure que l’on avançait dans le XVIIe siècle, l’expansion des activités commerciales internationales entraîna l’arrivée en Angleterre de nouveaux marchands espagnols et portugais. C’étaient pour la plupart des nouveaux chrétiens, que les vagues de persécution au Portugal avaient poussés à s’exiler, surtout après 1630. De plus, la création de communautés dans d’autres centres commerciaux, comme Amsterdam et Hambourg, qui entretenaient des rapports étroits avec Londres, incita les agents, correspondants ou concurrents à s’y installer.

Ce mouvement prit de l’ampleur en 1632, lorsque la colonie marrane de Rouen fut temporairement dispersée. Quelques-uns cherchèrent apparemment refuge en Angleterre. Parmi eux se trouvait Antonio Fernando Carvajal, originaire de Fundão et qui avait vécu un certain temps dans les îles Canaries. Il se distingua très vite comme l’un des grands marchands de la City. Il possédait ses propres vaisseaux qui importaient de nombreuses denrées des Indes occidentales et orientales, d’Amérique du Sud et du Levant ; l’importation des lingots sur une vaste échelle passait par lui, et pendant la guerre civile, il avait servi de fournisseur de céréales au Parlement. Lorsqu’en 1649, la guerre éclata avec le Portugal, le Conseil d’État le dispensa de la saisie de ses biens et lui accorda même des facilités pour la poursuite de ses activités commerciales. Les renseignements politiques qu’il obtenait de ses nombreux agents commerciaux outre-mer étaient extrêmement utiles au gouvernement qui, en 1655, lui accorda, en même temps qu’à ses deux fils, le statut de sujet anglais. […] D’autres marchands contrôlaient une part importante du commerce de la City. Mais tous vivaient en bons catholiques, assistant régulièrement aux messes organisées dans la chapelle des ambassadeurs de France ou de Sardaigne. Quant à leurs sympathies juives, elles étaient soigneusement cachées. […]

Cecil Roth, Histoire des Marranes (chapitre 9 : la Jérusalem hollandaise), pp. 199-205

L’évolution du rapport au judaïsme dans l’Angleterre de l’ère moderne a probablement autant à voir avec le pragmatisme du développement commercial et des affaires qu’avec l’enracinement local du protestantisme – et notamment de sa composante calviniste. En effet, le mouvement réformateur, dans sa globalité, est marqué par le retour aux fondamentaux du christianisme, en particulier à l’Ancien Testament – dont les Juifs constituent intrinsèquement pour ainsi dire « l’acteur central ». Cette dynamique a pour propriété de faire évoluer positivement le rapport aux Juifs et au judaïsme dans les grands pays où les différents courants du protestantisme s’enracinent (essentiellement les nations d’Europe du Nord – monde germanique, monde scandinave, monde britannique,…).

La liste des prétendants juifs à la Messianité est aussi longue que peu connue. L’un des plus célèbres et à la plus grande portée historique d’entre eux est sans nul doute Sabbataï Tsevi. Né en Méditerranée orientale, grand kabbaliste, Tsevi se proclame Messie en 1648 suite à des révélations qu’il aurait reçues. Après une décennie à prêcher dans le désert (sa messianité est rejetée par la grande majorité des rabbins et lui a même valu l’équivalent juif de l’excommunication chrétienne), l’approche de l’année 1666 – que de nombreux messianistes juifs mais aussi de chrétiens millénaristes attendent comme l’année de l’Apocalypse – lui fait spectaculairement gagner en popularité. Elle entraîne même un schisme au sein du monde juif entre ceux acceptant et ceux refusant la messianité de Tsevi (la communauté juive-marrane d’Amsterdam, en particulier, se démarquera par une grande ferveur envers le sabbatéen). Cette même année 1666, dénoncé comme fauteur de troubles par la communauté juive de Constantinople, Tsevi est finalement arrêté par les autorités ottomanes et mandé de prouver ses aptitudes divines, ce à quoi l’intéressé échappe en se convertissant à l’Islam… (il conservera néanmoins par la suite des pratiques juives et kabbalistes qui lui vaudront son exil). Pour un peuple juif objet d’une diaspora désormais d’envergure mondiale et nourrissant toujours l’espoir d’un retour à sa terre d’origine, l’événement résonne comme une sacrée douche froide. La déception confine même au véritable traumatisme, et dans les années qui suivront, le clergé rabbinique durcira sa position vis-à-vis du messianisme et de la Kabbale (la mystique juive, et la tradition ésotérique du judaïsme). Loin d’avoir disparues, les attentes messianiques de nombreux juifs continueront néanmoins de faire des émules (et ce dès le siècle suivant – et de façon encore plus radicale– avec le cas par exemple de Jacob Frank).

Cette connivence religio-culturelle entre protestants et judaïsants (qui a d’ailleurs amenée certains intellectuels à développer le concept de « judéo-protestantisme ») ne s’arrêtent d’ailleurs pas au seul fait d’avoir en commun un grand texte sacré (ce qui était à vrai dire déjà le cas entre les Juifs et les Catholiques et n’avait pas empêcher l’adversité…). Cela est en effet peu connu, mais au XVIIe siècle, se développe en Grande-Bretagne – tout particulièrement au sein du mouvement puritain (qui est lui-même une branche du calvinisme) – le mouvement dit « millénariste », caractérisé par une véritable fébrilité messianique (en l’occurrence : l’attente du retour du Christ sur Terre – et les temps prospères supposés en résulter – prophétisés à la fin des Évangiles). Or, il faut savoir que le peuple juif – contrairement aux deux grands autres monothéismes (Christianisme et Islam) – est de son côté toujours dans l’attente de son Messie, dont l’arrivée est supposée coïncider avec la Fin des Temps (dans l’eschatologie juive, les Temps Messianiques dans lesquels doit apparaître le Messie (Machia’h) correspondent à une période de guerres et de grand chaos mondial – assimilable à l’Apocalypse chrétienne). Dans ce contexte, le messianisme qui travaille ainsi tant les puritains anglais (dont faisait partie Cromwell) que de nombreux Juifs (en particulier au sein du monde marrane) va jouer de fait un fort rôle de rapprochement et de coagulant entre ces deux communautés, et fortement participer de l’accueil et de l’ascension sociale spectaculaire dont vont bénéficier des milliers de Juifs et de crypto-juifs (marranes) dans l’Angleterre du XVIIe puis du XVIIIe siècle :

La société anglaise est travaillée au XVIIe siècle par le protestantisme et des rivalités internes entraînant des scissions en particulier avec le puritanisme, adepte du retour pur et dur à l’Ancien Testament. La figure de proue de ce mouvement fut l’homme politique Oliver Cromwell (1599-1658) qui, acquis farouchement à cette vision d’une lecture littérale de la Bible, était en communion de pensée avec les Juifs, peuple de l’Ancien Testament. Après la mise à mort de Charles I, le 30 janvier 1649, Cromwell instaure une république dotée d’un parlement croupion, le tout régenté par un puritanisme complet. Cet état d’esprit a eu des répercussions immenses d’un point de vue économique. En effet, l’Angleterre du XVIIe siècle est en rivalité économique permanente avec la puissante Hollande, grand fief du marranisme. Conscient du rôle et de l’influence des marranes espagnols et portugais dans la vie économique de ce pays, Cromwell n’a qu’une idée en tête : rabattre la communauté hollando-marrane en Angleterre. Du fait de ce « déplacement de population », il espère ainsi détourner les flux des capitaux étrangers, non plus vers Amsterdam, mais vers Londres afin d’en faire la capitale mondiale de la finance. […] Comme le reconnaît Cecil Roth [le grand historien juif du phénomène marrane, NDLR], ces nombreux marchands marranes, disposant de nombreux relais commerciaux et d’espionnage en Amérique du Sud ou aux Antilles, épaulaient la politique commerciale anglaise qui ne pouvait plus se passer de ces représentants si présents et si actifs à la City.

Histoire secrète de l’oligarchie anglo-américaine, ouvrage du géopoliticien américain Carroll Quigley préfacé par Pierre Hillard, p. 11

Tel était le projet de renaissance commerciale que Cromwell essayait de promouvoir : attirer les capitaux étrangers vers l’Angleterre et les détourner d’Amsterdam, le plus sérieux rival économique de la couronne anglaise. Dans un certain sens, l’installation des juifs, patronnée par Cromwell, n’est qu’un épisode de la rivalité anglo-hollandaise, trait caractéristique de ce milieu du XVIIe siècle. […] L’aspect équivoque et officieux de l’installation avait une conséquence importante : il était impossible d’adopter des mesures spéciales pour contrôler son évolution, qui même pour Menasseh ben Israël était une affaire de temps. Ainsi, situation presque unique dans toute l’Europe, la communauté anglo-juive fut traitée dès le début sur un pied d’égalité juridique avec le reste de la population. Et sur ce plan, elle n’avait rien à envier à la communauté d’Amsterdam. Les discriminations, quand elles existaient, étaient rares et négligeables. […] Le siècle suivant fut témoin du rapide développement de la communauté : elle était nourrie par un afflux permanent d’immigrés qui arrivaient soit directement de la Péninsule, soit en passant par Bordeaux, Amsterdam ou Livourne. Les registres des synagogues contiennent des mentions fréquentes de remariages de couples vindos do Portugal, « arrivés du Portugal ». Après la révolution de 1688, il y eut un important afflux de Hollande où les riches juifs portugais avaient contribué au financement de l’expédition triomphale de Guillaume d’Orange. […] Comme à Amsterdam et ailleurs, l’espagnol et le portugais demeurèrent pendant longtemps la langue officielle de la communauté, bien après l’arrêt de l’immigration directe de la Péninsule ; et quelques ouvrages importants – philosophiques, liturgiques ou littéraires – furent imprimés à Londres dans ces langues.

Cecil Roth, Histoire des Marranes (chapitre 10 : la colonie anglaise), pp. 205-211

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L’Angleterre, nouvel eldorado des marchands et financiers judéo-marranes

Si les Juifs et crypto-juifs marranes (surtout quand il s’agissait de riches banquiers et marchands) se voyaient ainsi de fait tolérés en Angleterre depuis le milieu du XVIe siècle, c’est véritablement le mandat de Cromwell qui marque le tournant dans l’évolution des relations anglo-juives et dans le partenariat d’ordre méta-historique qui se forge entre l’État britannique d’une part et l’élite judéo-marrane d’autre part – cette dernière commençant à cette même époque à faire de la City de Londres sa plateforme internationale privilégiée :

La leçon du Marchand de Venise est d’ailleurs celle que l’Angleterre de l’époque a besoin d’entendre : il faut savoir accueillir les étrangers, parce que c’est d’eux que dépend la prospérité. D’autres vont bientôt venir le lui dire autrement. Même si, en 1609, quelques marchands portugais sont encore expulsés de Londres parce qu’ils ont trop laissé voir qu’ils étaient juifs, les conversos sont de plus en plus nombreux à se risquer en Angleterre. Pour la plupart, ce sont des intellectuels que Francis Bacon, dans son Utopie de 1627, décrit comme des « savants parfaits ».

Tout s’accélère en 1649 avec l’arrivée au pouvoir d’Oliver Cromwell. Celui-ci utilise d’abord un certain Antonio Fernandez Carvejal comme espion en Hollande, puis reçoit en septembre 1655 la visite d’un extraordinaire personnage dont on reparlera, le rabbin Menasseh Ben Israël, venu d’Amsterdam lui expliquer que le Messie ne reviendra pas sur terre aussi longtemps que les Juifs n’auront pas été autorisés à vivre en Angleterre. De plus, souligne-t-il en reprenant les arguments employés en 1638 à Venise par le rabbin Luzzato, les Juifs seront fort utiles au développement du pays, puisqu’ils n’ont pas de patrie où envoyer leur argent et qu’ils le dépensent sur place. Enthousiaste, Cromwell convoque une conférence de marchands et de religieux, le 4 décembre 1655, afin de décider du retour des Juifs. Mais les notables anglais s’y opposent. Cromwell suspend alors la conférence dès le 18 décembre et propose à Menasseh une pension annuelle de 100 livres. Sachant Cromwell malade, le rabbi lui dit préférer recevoir 300 livres versées sur-le-champ et en une seule fois. Il n’obtiendra rien du tout et mourra ruiné. Un an et plus tard, en 1657, Cromwell laisse bâtir à Londres une synagogue, la première en Angleterre depuis deux siècles et demi : après trois générations de « contrebande », plus d’un siècle et demi après que leurs ancêtres ont dû quitter l’Espagne, quelques centaines de conversos se déclarent alors ouvertement comme juifs.

La mort de Cromwell en 1658, suivie par la restauration de la monarchie en 1660 et par le mariage de Charles II avec Catherine de Bragance, n’empêche pas l’arrivée à Londres d’autres conversos, voire de Juifs déjà revenus à leur religion, tels les banquiers hollandais Jacob Henriques et Samson Gideon, attirés par le « cœur » du monde. De fait, le vote par le Parlement de Westminster, le 9 octobre 1661, des Navigation Acts réservant le commerce d’importation aux seuls bâtiments britanniques déclenche une guerre avec les Provinces-Unies. Les Hollandais sont vaincus. La mer est désormais anglaise. Charles II rétablit l’Église anglicane et autorise les Juifs d’Angleterre à faire venir un rabbin de Hambourg. En 1684, ils sont acceptés et reconnus par le Parlement sous l’appellation d’« étrangers infidèles ». En 1689, John Locke expose, dans sa Lettre sur la tolérance, que la religion est une affaire privée dans laquelle le pouvoir civil n’a pas à intervenir, sauf pour assurer la liberté de tous. Cette année-là, Guillaume III d’Orange-Nassau, stadhouder de Hollande depuis 1672, devient roi d’Angleterre. Le pouvoir des deux superpuissances maritimes fusionne.

On ne dénombre alors encore que six cents Juifs en Angleterre. La plupart sont marchands ; certains exercent le monopole du commerce du corail ; d’autres sont banquiers, tels Joseph Salvador et Samson Gideon, devenu conseiller du chancelier de l’Échiquier. En 1690, douze Juifs, venus eux aussi d’Amsterdam, sont admis à la Bourse de Londres et y apportent l’expertise hollandaise ; ils traitent bientôt le quart de l’ensemble des emprunts gouvernementaux de l’époque. Artisans ou banquiers, des Juifs ashkénazes, également en provenance d’Amsterdam, construisent leur première synagogue. Un peu plus tard, George II propose au Parlement d’accorder la nationalité britannique à tous les Juifs résidant dans le pays depuis au moins trois ans. Les raisons qu’il avance éclairent bien le rôle qu’ils jouent : « Une grande partie sont des Juifs étrangers ; il importe de les inciter à dépenser leurs revenus dans le royaume […]. Si les Juifs ont les mêmes droits civils que les autres sujets, ils s’attacheront au pays. Enfin, leurs liens avec les principaux banquiers d’Europe seront d’un grand avantage en cas de guerre, puisqu’ils faciliteront les emprunts du gouvernement. ». […] Le pragmatisme anglais, nourri par les arguments avancés un demi-siècle auparavant par Menasseh Ben Israël, triomphe ainsi de trois siècles d’ostracisme : les Anglais ont besoin des Juifs dont ils savent le rôle aux Pays-Bas.

Jacques Attali, Les Juifs, le monde et l’argent : Histoire économique du peuple juif, pp. 298-300

Les célèbres armoiries de la ville de Londres trônent partout dans la City moderne. Cela est peu connu, mais cette « cité dans la cité » possède sa propre administration, sa propre police, et la Reine d’Angleterre doit toujours solennellement demander chaque année l’autorisation au maire de la City de pouvoir “régner” sur cet État dans l’État !

Comme le soulignent les historiens de la City tout comme les historiens juifs eux-mêmes, le déplacement des têtes de réseaux (en particulier judéo-marranes) d’Amsterdam à Londres puis leur enracinement permettront à la cité de s’affirmer dès le milieu du XVIIIe siècle comme le nouveau centre du commerce et de la finance internationale. Cette concentration financière et réticulaire remarquable au cœur névralgique même de l’Empire britannique en devenir jouera à cet égard un grand rôle dans le déploiement de celui-ci, notamment en matière de financement et de développement des infrastructures stratégiques. En effet, durant ses presque deux siècles de règne sans partage sur le monde, il faut bien le relever, Londres n’aura, malgré une dette publique parmi les plus élevées au monde, jamais manqué d’argent ni de prêteurs pour financer ses nombreuses et coûteuses guerres (bien souvent mercantiles au demeurant), à la différence notable de la France.

Voilà peut-être d’ailleurs posée ici l’une des grandes formules de la puissance britannique : le soutien quasi-indéfectible des grands intérêts financiers internationaux et transnationaux envers Londres. Plus encore, même, nous pourrions parler d’une sorte de partenariat implicite, d’une symbiose historique entre la haute banque et finance internationales et l’État britannique. Une osmose entre des réseaux évoluant indépendamment voire au-dessus des États et ce qui deviendra bientôt le plus « moderne » des États qui aura peut-être, dans les faits, autant que la suprématie maritime, constituée pour l’Angleterre la clé de l’Empire du Monde.


Mais au lieu de commencer notre histoire par son dénouement (un fâcheux tropisme de votre serviteur), revenons si vous le voulez bien aux conséquences de notre Glorieuse Révolution de 1688, et aux transformations économiques et institutionnelles de grande envergure qui affectent donc l’Angleterre de la fin du XVIIe siècle. En l’espace de quelques années, nous le disions, suite à l’arrivée de l’élite marchande internationale et des « méthodes » hollandaises sur son propre sol, Londres booste structurellement son économie, au travers du déploiement d’une batterie de nouveaux instruments financiers (mise en place d’une bourse de valeurs, créations de banques commerciales, développement des compagnies d’assurances, politique d’emprunts publics) destinées à favoriser le développement économique et industriel du pays. La première grande étape de ces réformes économiques de profondeur est accomplie avec la création, en 1694, de la Banque d’Angleterre. Première véritable banque centrale au monde, celle-ci permet à l’État britannique de financer sa politique de développement économique par le biais d’emprunts à des taux d’intérêts peu élevés et contrôlé par le Parlement (qui devient à partir de la même période l’organe principal de la conduite de la politique du pays en lieu et place de la Royauté).

Adossée à un nouveau réseau de banques commerciales et d’assureurs, la Banque d’Angleterre permet au Parlement de multiplier ses sources de financement, et ce faisant de mettre en place une ambitieuse « politique développeuse » financée par les emprunts publics. Cette utilisation stratégique de la dette publique comme outil de financement de la politique économique du pays va ainsi permettre à l’Angleterre d’investir de façon substantielle dans l’aménagement de son territoire, ainsi que dans l’expansion de son empire maritime et colonial via le développement considérable de sa Marine de guerre et marchande (l’essor de l’une accompagnant celui de l’autre). Elle aura néanmoins pour corollaire de creuser spectaculairement l’endettement de l’État britannique, faisant de ce dernier probablement le plus grand débiteur au monde, et rendant ce même État moderne formidablement dépendant de ces créanciers (essentiellement des banquiers et financiers de la City) – qui y acquièrent au passage un pouvoir d’orientation de la politique du gouvernement britannique sans précédent dans l’Histoire (et c’est peu dire que cet état de fait aura des conséquences dans la marche du monde…).

Entre 1688 (la Glorieuse Révolution) et les années 1730-1740, l’Angleterre réussit à se doter d’une capacité d’endettement considérable. Cette révolution financière fut le nerf des guerres qui se succèdent jusqu’en 1815. Elle anticipe et prépare la révolution industrielle, l’expansion capitaliste et la domination britannique. La dette et le rapport « dette/PIB » vont pouvoir exploser au XVIIIe siècle, ce dernier dépassant 250 % en 1815.

Pierre Dockès, « Crises et capacité d’endettement public : la révolution financière anglaise aux XVIIe et XVIIIe siècles », article paru dans le n°146 de la Revue d’Économie financière

Zoom sur : la Banque d’Angleterre et la dette, arme secrète de Londres, et épicentre du mondialisme et de l’internationalisme financier naissants

Comme nous l’avons vu plus haut, pour financer son énorme marine (surtout en temps de guerre), Londres emprunte et creuse donc la dette publique depuis le début du XVIIIe siècle, avec beaucoup d’efficacité. C’est que depuis la création notamment de la Banque d’Angleterre (Bank of England) en 1694, la Grande-Bretagne dispose d’une avance considérable dans l’ingénierie financière, une avance qui donne à ses gouvernements successifs une meilleure maîtrise de cette technique de gouvernement que ses rivaux. Le circuit économique est aussi simple qu’opérant lorsque correctement et intelligemment mené : l’argent du commerce florissant qui converge vers Londres confère à l’État britannique les ressources nécessaires pour alimenter la construction et l’entretien d’une vaste flotte – et ce sans réel dommage pour l’économie, bien au contraire ! En effet, les lourds investissements publics réalisés dans la marine de guerre sont en réalité rentabilisés par le développement industriel qu’ils engendrent et par les intermédiaires et sous-traitants qu’ils enrichissent, et dont une partie de l’argent investi revient en impôts dans les caisses de l’État ! Solvable, fiable – sauf bien sûr en cas de défaite de la Navy ! – l’investissement dans la dette de l’État s’avère ainsi un placement rentable. L’Angleterre a en fait expérimenté avec brio dès le XVIIIe siècle certains des principes du keynésianisme…

Le bâtiment du Royal Exchange, première bourse de commerce de la ville de Londres, fondée en 1565 au cœur de la City. Le siège historique de la Banque d’Angleterre se situe juste en face.

Fondée en 1694 sur le modèle éprouvé des banques publiques et commerciales hollandaises, la Banque d’Angleterre aura donc joué ainsi le rôle de « pompe d’amorçage » de la dette publique, elle-même finançant le développement de la Marine anglaise (Royal Navy) via les fameux Navy Bills. Néanmoins, comme le rappelle avec lucidité le géopoliticien Jean-Maxime Corneille dans l’une de ses conférences en ligne, il ne faut pas s’y tromper : sous une apparence étatique, la Banque d’Angleterre n’en demeure pas moins dans les faits un cartel de financiers privés. Les titres de dettes publiques que la banque émet font l’objet de taux d’intérêts élevés, à hauteur de 8% en moyenne. Cette « politique développeuse » basée sur l’emprunt public (lui-même donc alimenté par des fonds issus de banques privées) assure l’enrichissement de la nouvelle classe de financiers-créanciers qui émergent alors en Grande-Bretagne (une classe alors largement composée de bourgeois et de financiers d’origine huguenote et juive-marrane dont le clergé autorise l’usure, et qui est marquée par les liens étroits qu’elle entretient avec le pouvoir parlementaire). Le rôle des financiers marranes passés par les Pays-Bas va, en particulier, s’avérer remarquablement prégnant dans la structuration du nouveau modèle financier de l’État britannique – dont ils deviennent également les premiers et principaux prêteurs :

Dès le début du XVIIIe siècle, le judaïsme anglais est tout entier tourné vers la mise en place des finances publiques. Comme à chaque montée en puissance d’une nation, il n’est pas de prospérité privée qui ne soit précédée par l’instauration d’un État fort. Et il n’est pas d’État fort sans finances saines, donc sans financiers de confiance pour prêter à long terme. Tel va être, une fois de plus, comme si souvent dans l’histoire, le rôle des Juifs : bâtir les fondements financiers de la nouvelle puissance. La création de l’office de Lord Treasurer et la mise en place du Board of Treasury permettent d’organiser les finances publiques et de débarrasser l’État des intermédiaires féodaux qui le parasitent, cette kyrielle d’« officiers » ayant acheté leurs charges et incapables de financer l’État. S’amorce une sorte de nationalisation des finances publiques avec des Juifs aux commandes, apportant de l’extérieur les ressources nécessaires et aidant à les organiser. […]

D’autres marchands arrivent d’Amsterdam avec des marchandises venues du continent, qu’on échange encore contre des textiles de Manchester. The Spectator du 27 septembre 1712 découvre ce réseau qui n’a, en fait, pas cessé de fonctionner depuis plus de mille ans : « Les Juifs sont si disséminés à travers les ports commerciaux du monde qu’ils sont devenus les instruments par lesquels les nations les plus éloignées dialoguent les unes avec les autres et par lesquels l’humanité est maintenue en relation. Ils sont comme les chevilles et les clous d’un grand bâtiment, qui sont absolument indispensables pour que l’ensemble ne se disperse pas, bien que peu considérés. ». Et en effet, en Angleterre, malgré leur rôle essentiel dans l’éveil économique du pays, les Juifs sont encore « peu considérés ».

En 1753, un projet de Jewish Naturalization Bill, attribuant aux Juifs nés à l’étranger les mêmes droits qu’aux Juifs anglais, est rejeté. Cela n’empêche nullement nombre de Juifs d’Allemagne et de Pologne d’affluer en Angleterre. Beaucoup sont courtiers en marchandises (blé, colorants, épices, chanvre, soie) et en devises. D’autres, orfèvres ou banquiers ; certains se spécialisent dans le lancement d’emprunts d’État, mettant d’énormes sommes à la disposition de la Couronne. Parmi eux, un marchand venu d’Allemagne, Isaac Ricardo. La stabilité financière et politique du pays, à laquelle ils participent, donne confiance aux prêteurs. Isaac de Pinto écrit en 1771 depuis Amsterdam, comme avec envie : « L’exactitude scrupuleuse et inviolable avec laquelle ces intérêts ont été payés et l’idée qu’on a de l’assurance parlementaire ont établi le crédit de l’Angleterre au point de faire des emprunts qui ont surpris et étonné l’Europe. » Il ajoute qu’en Angleterre « personne ne thésaurise plus dans des coffres-forts » et que « l’avare lui-même a découvert que faire circuler son bien, acheter des fonds d’État, des actions des grandes compagnies ou de la Banque d’Angleterre, vaut mieux que l’immobiliser ». La confiance est telle qu’en avril 1782, dans une situation financière difficile, le gouvernement anglais, qui cherche à emprunter trois millions de livres sterling, s’en voit offrir cinq ! Il a suffi d’un mot aux quatre ou cinq grosses firmes de la place de Londres. » […]

L’Angleterre devient le cœur de l’économie-monde. Quelques Juifs y jouent un rôle très important : banquiers, courtiers, financiers de la dette publique, acteurs (parmi d’autres) de la révolution financière préalable nécessaire à la révolution industrielle. Là encore, ils apportent du neuf – ici, de l’argent — au pays qui les accueille. Et pas question d’être bien accueilli si on ne démontre pas en quoi on peut aider ses hôtes. Les émigrants affluent : le nombre de Juifs anglais passe de six cents en 1700 à vingt mille à la fin du siècle. David Ricardo, un fils d’Isaac, né en Angleterre en 1772, fait fortune en Bourse à vingt ans puis se consacre à la théorie économique pour la révolutionner.

Jacques Attali, Les Juifs, le monde et l’argent : Histoire économique du peuple juif, pp. 338-340

Ayant supplanté en quelques décennies Amsterdam comme épicentre européen (et déjà mondial) de la finance internationaliste, Londres devient ainsi au tournant du XVIIIe siècle le principal centre de diffusion d’une certaine pensée et politique « mondialiste ». Une politique qui sous l’apparence du libéralisme, ne va pas sans s’accompagner d’un fervent protectionnisme et de pratiques monopolistiques, tout particulièrement en ce qui concerne la finance et l’économie maritime et coloniale (les grandes compagnies de la traite négrière et d’importation-réexportation des denrées coloniales – tabac, coton, café, sucre, etc. – sont en effet toutes bâties sur le principe du monopole exclusif ; « le mondialisme n’allant pas sans monopolisme », comme le rappelle justement le même Jean-Maxime Corneille).

Un autre article du blog à consulter sur les tenants et racines de la rivalité profonde et intégrale qui oppose la France et l’Angleterre du XVIIIe siècle !

De façon générale, au moment où la Grande-Bretagne réalise sa révolution politique et économique, la France et la Grande-Bretagne enregistrent plus globalement toutes deux une formidable expansion de leurs empires coloniaux et maritimes (en particulier dans les Antilles, en Amérique du Nord et aux Indes, où leurs intérêts respectifs sont en friction croissante). Et c’est précisément le désir subséquent de domination et d’hégémonie du commerce international (qui constitue alors plus que toute autre la première source de richesses et surtout de développement économique des Nations) – désir qui anime en particulier les forces marchandes et capitalistes de Londres – qui constituera la raison fondamentale de l’adversité entre la France et l’Angleterre tout au long du XVIIIe siècle (un conflit global et planétaire d’allure semi-holistique que certains historiens ont d’ailleurs qualifié de « Seconde guerre de Cent Ans ») :

Au début du XVIIIe siècle, l’Angleterre n’a pas encore accompli sa révolution industrielle et protège la production des draps des toiles de lin par de hauts tarifs douaniers pour lutter contre la concurrence française. C’est en revanche un pays agricole dont les rendements sont déjà supérieurs à ceux des concurrents continentaux et une meilleure gestion des domaines assure aux grands propriétaires nobles (landlords) de substantiels revenus et une puissance économique encore incontestée. L’autre source de richesse de l’Angleterre réside dans ses colonies de peuplement d’Amérique, qu’il s’agisse des Antilles (les West Indies, en particulier la Jamaïque) ou de la Virginie et de la Caroline, qui fournissent des « produits coloniaux » (tabac, sucre, rhum, café, indigo) et alimentent un substantiel commerce transatlantique, mettant en relation métropole, comptoirs africains, Antilles et colonies de peuplement d’Amérique dans un système appelé parfois « commerce triangulaire ». La revente des produits coloniaux, bruts ou transformés alimente à son tour le commerce avec les Provinces-Unies et plus généralement avec l’ensemble de l’Europe continentale, mais le commerce maritime anglais se heurte à la concurrence d’un empire colonial français en pleine croissance, ainsi que d’une marine de commerce française également en plein essor à partir de 1715. Enfin la compagnie des Indes orientales n’a pas abandonné le commerce à la Chine générateur de gros profits et la compagnie du levant continue ses activités dans l’empire ottoman où elle se heurte à la concurrence active des négociants français. […]

L’enjeu de l’affrontement [mondial franco-britannique] est avant tout économique ; en un temps où le grand commerce maritime et colonial assure des énormes plus-values, la possession et l’exploitation de colonies est essentielle, dans la mesure où celles-ci fournissent des produits exotiques dont la consommation s’accroît en Europe continentale (sucre, tabac, café puis thé). […] De même les compagnies des Indes orientales sont en concurrence et bientôt en conflit pour le commerce dans le sous-continent indien. […] De la même manière, Français et Anglais sont rivaux pour obtenir l’accès au marché de l’Amérique latine, qui demeure un prodigieux débouché pour les produits manufacturés et les esclaves. […] À cette rivalité purement économique il faut ajouter des raisons stratégiques, basées sur les craintes anglaises. […] Les autorités de Whitehall sont poussées par les colons anglo-américains qui redoutent que les Français ne les coincent définitivement entre les Appalaches et la côte atlantique, en s’emparant de la vallée de l’Ohio et du bassin du Mississippi, reliant solidement la vallée du Saint-Laurent à la Louisiane.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, pp. 34-35

Au-delà de sa finalité économique, il convient de relever que cette stratégie de développement maritime et industriel axée sur l’accroissement de la dette publique intégrait également une visée éminemment politique. À savoir : affaiblir le parti jacobite en liant les intérêts (et donc le pouvoir) des financiers-créanciers à ceux du gouvernement britannique :

La manœuvre la plus astucieuse de la part des Whigs fut la création de la dette publique, qui lia la fortune des créanciers de l’État à celle du nouveau régime ; non que les possesseurs de rente fussent automatiquement des Whigs, mais les Jacobites avaient à rassurer les rentiers sur leurs bonnes intentions à l’égard de la Dette publique. Les Whigs avaient dorénavant trois arguments pour lutter contre la restauration jacobite : le sort des propriétés de l’Église confisquées après la Glorieuse Révolution ; la liaison étroite entre les Stuarts et la France, qui demeurait l’adversaire principal des intérêts anglais ; le sort qui serait réservé aux créanciers de l’État en cas de restauration.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, p. 107

Au-delà de la Banque d’Angleterre et de la grande politique d’investissements publics qu’elle permet (stimulant du même coup le secteur privé par l’augmentation de la commande publique), la récupération générale des « recettes » qui avaient fait le succès et la prospérité des Provinces-Unies entraînent un vrai boom des compagnies privées, qui tirent également l’économie du pays. Celle-ci est particulièrement alimentée par l’essor des sociétés anonymes par action, qui avaient fait la richesse des Hollandais au siècle précédent (au détriment notamment des compagnies à chartes détentrices d’un monopole d’État – fonctionnement caractéristique de la France de la même époque). Dans la dernière décennie du XVIIe siècle, ces sociétés se multiplient ainsi à tel point qu’en 1700, il s’en trouve 140 dûment recensées sur la place de Londres (alors même qu’elles n’étaient que 24 en 1688 – soit un sextuplement des entreprises cotées anglaises en une décennie !). Si la démultiplication de ces sociétés participera pour beaucoup de l’essor d’un certain capitalisme financier marqué par l’opacité pour ne pas dire l’immoralité de ses investissements – commerce des esclaves, spéculation sur les matières premières,… (préfigurant indéniablement en ce sens les grands trusts internationaux et nos fonds d’investissements modernes) – leur prospérité tire à l’époque toute l’économie du pays, drainant les capitaux anglais et étrangers (en particulier hollandais).

De façon générale, en plus des transfuges déjà installés à la City, les financiers hollandais investissent considérablement à partir de cette période dans l’économie britannique. Ils constituent d’ailleurs rapidement parmi les principaux créanciers de la dette publique britannique croissante, dont ils n’hésitent pas acheter les titres, étant rassurés par la solidité du système fiscal anglais et la garantie que constitue la Banque centrale d’Angleterre (qui devient l’un des premiers créanciers de l’État, et dont le budget est peu à peu placé sous le contrôle du Parlement). Durant cette même période, la Grande-Bretagne a en effet progressivement et structurellement réformé sa fiscalité, renforçant la contribution des propriétaires fonciers et développant une politique intérieure et extérieure protectionniste, dont les taxes sur les marchandises alimentent de façon croissante les caisses de l’État. Une politique fiscale efficace et efficiente qui permet ainsi à la Grande-Bretagne en 1720 (comme le relève le célèbre historien Fernand Braudel) de lever en proportion de son PIB deux fois plus d’impôts que la France de la même époque (où il est vrai la noblesse et la bourgeoisie sont collectivement virtuellement exemptées d’impôts, et où la fiscalité allant à l’Église est aussi bien plus élevée).

Avec le rapide décollage économique et l’essor du capitalisme financier, la banque d’Angleterre, la Compagnie de la Mer du Sud et la Compagnie des Indes devinrent des institutions plus importantes qu’un Parlement réélu seulement tous les sept ans.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, p. 107

* * *

Aménagement du territoire, développement industriel et innovations techniques tous azimuts

En plus de permettre de financer directement les investissements publics, cet ensemble de nouveaux outils économiques et financiers ont l’intérêt de stimuler l’initiative privée, entraînant la démultiplication des projets industriels et d’aménagement. À l’image du boom du chemin de fer que connaîtra l’Angleterre un siècle plus tard à l’initiative de l’entreprise privée, la révolution financière des années 1690 suscite des aménagements de rivière en rafale, qui alimentent l’éclosion de nombreuses petites industries locales. Rapidement pris en main par la puissance publique, cet aménagement des rivières permet de développer le cabotage et incite les entrepreneurs à les relier par un réseau de canaux, dont la construction est souvent financée à crédit. Ces aménagements se font toujours sous le contrôle du Parlement, qui vote une loi à chaque projet afin de minorer les querelles et les privilèges locaux.

Dans le même temps, l’État intervient également dans le développement des transports terrestres, finançant les travaux d’amélioration les routes afin d’encourager l’essor du trafic routier en parallèle des voies navigables. Grâce à cette politique publique, et malgré l’absence de grands fleuves, l’Angleterre sera dès 1830 le seul pays européen à bénéficier de 6 000 kilomètres de voies navigables, dont un tiers de rivières aménagées et un tiers de canaux ! L’importance de la navigation fluviale aux XVIIe et XVIIIe siècles (et sa complémentarité avec le cabotage puis avec la circulation sur les canaux) jouera à cet égard un rôle-clé dans la Révolution industrielle que connaîtra bientôt la Grande-Bretagne.

C’est grâce à la simple diffusion dans la presse d’un croquis simplifié de son invention que l’ingénieur Thomas Savery est à même de faire repérer puis développer son projet de machine à vapeur pour l’exploitation des mines. En plus de tout le reste, l’époque connait en effet un véritable boom de la presse écrite, avec l’apparition de dizaines de nouvelles publications, largement tournées vers l’étranger (et dont les milieux d’affaires d’une City en plein essor sont d’ailleurs les premiers lecteurs !).

Ces premiers aménagements de rivière en Angleterre profitent immédiatement aux premiers entrepreneurs du charbon britannique, à la même époque où explosent les dépôts de nouveaux brevets en lien avec le secteur industriel. L’Angleterre dépose en effet deux fois plus de brevets en 1690-1699 que dans chaque décennie de 1660 à 1690, tandis que le Parlement a l’intelligence de multiplier les prix et les récompenses financières promises aux ingénieurs et aux inventeurs. Le 2 juillet 1698, est ainsi par exemple déposé le brevet de la machine à vapeur de l’ingénieur Thomas Savery, qui autorise désormais le pompage de l’eau dans les mines de charbon. Repérée grâce à la diffusion dans la presse d’un croquis simplifié, l’invention de Savery sera perfectionnée grâce à son association avec un certain Thomas Newcomen en 1705, avant d’être produite à grande échelle grâce aux premiers entrepreneurs de la fonte britannique. Découverte en 1709, cette dernière est encore une innovation de l’Angleterre post-1688, suscitée par les négociants dynamiques de la City de Londres qui permettent de faire désormais converger en Angleterre 60 % des exportations de fer suédois. Favorisés par cet afflux de matières premières, le nombre de forges triple en 25 ans et en 1709, l’Angleterre réalise sa première fonte au coke et fond les pièces des premières pompes à vapeur pour ses mines.

L’essor de la presse d’information est un fait remarquable de l’Angleterre du XVIIe siècle, sans équivalent en Europe.

Stéphane Haffemayer, dans un entretien donné au magazine Historia pour son numéro spécial « Cromwell, la république anglaise », p. 39

Et ce n’est pas fini, car ces innovations techniques couplées aux nouvelles infrastructures entrainent en particulier l’explosion de l’industrie textile. Celle-ci a toujours constitué l’un des piliers de l’économie anglaise : depuis des siècles, la laine constitue en effet le principal produit d’exportation du pays, dont la production a longtemps alimenté en matière première les riches corporations de tisserands des Flandres (d’où la relation et l’interdépendance économique et stratégique multiséculaire entre ces deux territoires, les Flandres demeurant dépendante pour leur florissante industrie textile des approvisionnements en laine anglaise depuis le Moyen-Âge, tout en constituant le premier débouché des exportations britanniques, dont les dirigeant ont quant à eux toujours jalousement veillé à l’autonomie politique de ce territoire européen et à son maintien hors du giron des grandes puissances continentales – en particulier du grand voisin français). La révocation de l’édit de Nantes donne toutefois un nouvel élan à cette industrie, avec l’arrivée à Londres et à Dublin de dizaines de milliers de protestants français (les fameux huguenots), pour la plupart des artisans et commerçants. Ces derniers y apportent leur connaissance de la soie, de la joaillerie, du travail des métaux et des rubans (ils sont alors les fournisseurs de la plupart des grandes cours d’Europe), tout en suscitant la création de toutes pièces de quartiers entiers ! Cet import massif de compétences et de main d’œuvre qualifiée donne un nouvel élan à l’industrie textile anglaise, qui désormais se développe donc considérablement sur son propre sol et devient le secteur industriel prédominant. Ainsi, en 1700, le textile lainier représente à lui seul 85 % des exportations de produits manufacturés de l’Angleterre !

À la fin du XVIIe siècle, l’Angleterre est incontestablement l’une des nations techniquement les plus avancées d’Europe.

Stéphane Haffemayer, dans un entretien donné au magazine Historia pour son numéro spécial « Cromwell, la république anglaise », p. 37

Durant les décennies qui suivent, l’industrie textile britannique mute progressivement de la laine au coton, dont la production mondiale explose. Grâce à une nouvelle génération d’entrepreneurs dopées par la vitalité économique et la liberté d’initiative britanniques, les innovations techniques s’enchainent, permettant des gains spectaculaires de productivité. Après avoir divisé par cinq ses prix de vente en 50 ans seulement, l’industrie cotonnière britannique multiplie ses volumes de production par 50 sur la même période, jusqu’à représenter la moitié des exportations britanniques en 1850. Premier moteur de la révolution industrielle anglaise, l’industrie cotonnière dégage alors des profits remarquables, qui vont pouvoir irriguer l’ère naissante du train, du charbon et de l’acier (secteurs industriels d’autant plus stimulés que le coton est gourmand en machine à vapeur).

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L’outil de la dette publique au service du développement naval

L’Angleterre devint une nation de plus en plus guerrière à mesure qu’elle devint une nation de plus en plus commerçante.

L’historien anglais Seeley, cité par Pierre Gaxotte dans son Siècle de Louis XV (p. 196)

L’aspect le plus remarquable de la « Révolution financière » britannique est probablement le développement considérable de la Royal Navy, permis par une politique volontariste reposant sur l’accroissement et la maîtrise de la dette publique. Grâce en particulier à la création de la Banque d’Angleterre, le Parlement est en capacité d’investir massivement dans la construction navale, dotant en quelques décennies le pays de la plus puissante marine du monde.

Il faudra attendre le début du XVIIIe siècle pour voir la Grande-Bretagne partir véritablement à l’assaut de l’océan Indien et de l’Asie. Là, en quelques décennies, sa nouvelle marine de guerre et marchande lui permettra de supplanter la puissante Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC), puis de développer ensuite à partir des années 1750 de vraies colonies sur le sous-continent indien (et bientôt en Chine et en Océanie puis en Australie et en Afrique du Sud et de l’Est au tournant du XIXe siècle).

Il faut souligner à quoi point la transmutation de cette Angleterre en puissance maritime de premier ordre est remarquable. En 1688 en effet, la Grande-Bretagne est encore trois fois moins peuplée que la France, et le Parlement sorti vainqueur de la Glorieuse Révolution se méfie toujours de ces colonies qui avaient financé le pouvoir royaliste et soutenu les différentes rébellions jacobites. À l’aube du XVIIIe siècle, les colonies britanniques sont rares ou encore balbutiantes : Barbade, Jamaïque, Caroline, ainsi que Maryland et Virginie – encore peu peuplées (même si des plantations de tabac y ont fleuri depuis 1675). Au Nord-Est des États-Unis, vivent des communautés de dissidents religieux, plus nombreux mais quasi-autonomes (la création en 1681 de la Pennsylvanie, porte d’entrée d’une nouvelle vague de minorités religieuses, est en effet freinée par les droits accordés par le Bill of rights de 1689). La présence sur le continent africain, elle, se limite à quelques forts de la Compagnie royale d’Afrique sur la côte.

C’est là que les nouveaux instruments financiers importés depuis les Provinces-Unies (et où ils sont expérimentés avec succès depuis trois-quarts de siècle) vont peser de tout leur poids. Grâce en particulier aux fameux Navy Bills (des obligations émises en grande quantité par la Royal Navy), l’État britannique finance sa Marine par l’emprunt public. Bien que croissante, la dette demeure maîtrisée, et remboursée sans véritable difficulté à mesure que croissent les recettes fiscales de l’État britannique générées par le développement économique. Ce cercle vertueux est d’ailleurs bien connue des économistes (et peut s’apparenter à une forme de « proto-keynésianisme »). Il repose sur le principe d’un État-dirigiste, interventionniste et protectionniste. Maîtrisant les circuits de sa dette publique (adossée sur des fonds privés dans le cas anglais), celui-ci réalise des investissements publics massifs qui permettent de développer un ensemble de secteurs jugés stratégiques. Le développement économique induit engendre une hausse des recettes fiscales qui permettent de rembourser et de refinancer la dette souscrite, qui peut être à nouveau réinjectée dans le circuit.

Dans le cas de l’Angleterre du début du XVIIIe siècle, la recette consiste à favoriser et à soutenir l’initiative privée et l’essor du commerce, tout en investissant massivement dans l’infrastructure navale et maritime (la Royal Navy, les ports et les chantiers navals, les voies navigables, l’industrie de l’armement, la métallurgie, etc.). La suprématie maritime croissante apportée par cette Marine de guerre favorise à son tour la croissance commerciale et coloniale (notamment en matière de production de matières premières), laquelle enrichit l’État par les taxes perçues sur le trafic de marchandises, tout en boostant et stimulant l’essor des industries nationales alimentées par ces matières premières (textile cotonnier en Angleterre, distilleries de rhum en Nouvelle-Angleterre, etc.). La recette mi-mercantiliste/mi-keynésianiste est vieille comme le monde, mais très efficace et efficiente lorsque tous ses ingrédients de réussite sont réunis et correctement menés.

Ce circuit faisant, grâce notamment au Navy Bills, la taille de la Royal Navy augmente très rapidement : en 1702, la Navy compte déjà 272 vaisseaux, soit 77 % de plus que sous Cromwell. Ils seront plus de 500 dans les années 1740, et 919 en 1815. Le développement naval ne s’arrête pas au seul lancement de navires, mais suscite également le développement de toute une infrastructure maritime et portuaire. Les arsenaux sont plus nombreux, plus vastes, pour accueillir des bateaux plus nombreux. On développe également les structures spécifiques comme les chantiers navals de cale sèche (bassin asséché dans lequel on peut effectuer des réparations), qui répondent aux besoins de vaisseaux toujours plus grands et plus nombreux, et qu’il convient d’entretenir. Dès 1741, la flotte anglaise est ainsi de trois fois la taille de celle de la France. Encore un demi-siècle plus tard, elle dominera sans partage les mers du monde.

Les Anglais accordèrent tous leurs soins à la Royal Navy, qu’ils souhaitaient être la première marine de guerre du monde et capable de surclasser les deux plus puissantes flottes de guerre européennes, la française et l’espagnole.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, pp. 30-31

La suprématie maritime comme clé de l’empire du monde : voici la formule de la puissance britannique. Une formule d’une simplicité seulement apparente, car elle a nécessité la mise en place d’un système militaire, mais aussi diplomatique, financier, commercial et industriel global. La Royal Navy, son fer de lance, en est aussi l’origine : c’est pour la mettre sur pied et lui donner les moyens de maîtriser les océans que ce système a d’abord été créé. Dominant ses rivales à partir du XVIIIe siècle, sans égale après 1815, la marine de guerre britannique reste la plus puissante jusqu’au milieu de la Seconde Guerre mondiale, avant de passer pacifiquement le relais à son alliée américaine. […] Une longévité inédite depuis l’Antiquité, qui fait du Royaume-Uni le mètre étalon de toute puissance maritime.

Benoist Bihan, « La Royal Navy : deux siècles d’hégémonie planétaire », article extrait du hors-série n°7 (« Les 10 meilleures armées de l’Histoire ») du Magazine Guerres & Histoire (juillet 2019)

Loin de ne servir qu’à la défense de ses îles et à la protection de la marine marchande, le développement de cette formidable flotte de guerre constitue au contraire pour la Grande-Bretagne du XVIIIe siècle un précieux outil de conquête et de domination des mers. Parce que le Royaume-Uni se pense comme un empire maritime et commercial, Londres confie en effet à sa marine la mission de prendre et de conserver la maîtrise des mers. Bien sûr, le contrôle qu’exercent les bâtiments anglais, à une époque où l’espace surveillé par une escadre ne dépasse pas de beaucoup l’horizon visible du haut de ses mâts, ne peut être total. Mais il s’agit de le rendre le meilleur possible. Pour cela, il faut maintenir des navires de guerre en grand nombre à la mer, en permanence, y compris en temps de paix, sous peine de voir vite apparaître une criminalité maritime également menaçante pour les affaires. La Royal Navy est donc toute entière « consacrée à la guerre perpétuelle en mer », selon l’expression de l’historien Daniel Baugh.

De façon générale, alors que la prospérité commerciale est souvent associée à l’entretien d’une politique pacifique (comme ce fut le cas par exemple des Provinces-Unies du XVIIe siècle), on semble assister au paradoxe (seulement apparent) d’une Angleterre émergeant à la fois comme une remarquable nation marchande et comme une redoutable puissance guerrière (et ce seront l’Espagne puis la France, principaux concurrents économiques et coloniaux de la Grande-Bretagne du XVIIIe siècle, qui en feront le plus remarquablement les frais) :

Il me semble que le trait caractéristique de cette époque, c’est que l’Angleterre est à la fois commerçante et guerrière. Il y a un lieu commun qui affirme l’affinité naturelle du commerce et de la paix et d’où l’on a inféré que les guerres de l’Angleterre moderne devaient être attribuées à l’influence d’une aristocratie féodale. Les aristocraties, a-t-on dit, aiment naturellement la guerre parce qu’elles sont d’origine guerrière, tandis que le commerçant tout aussi naturellement désire la paix qui lui permet de continuer son trafic sans interruption. C’est là un beau spécimen de la méthode de raisonnement a priori en politique. Voyons ! Comment en sommes-nous venus à conquérir l’Inde ? N’est-ce pas une conséquence directe du commerce avec l’Inde ? Et ce n’est là que l’exemple le plus éclatant d’une loi qui domine l’histoire anglaise pendant le XVIIe et le XVIIIe siècle, la loi de dépendance intime entre le commerce et la guerre, loi qui fait que pendant toute cette période le commerce conduit naturellement à la guerre et que la guerre nourrit le commerce […] L’Angleterre devint une nation de plus en plus guerrière à mesure qu’elle devint une nation de plus en plus commerçante.

L’historien anglais Seeley, cité par Pierre Gaxotte dans son Siècle de Louis XV (pp. 195-196)

Ayant sacrifié son agriculture à son industrie, équipé ses fabriques pour une production qu’elle ne peut absorber, construit des vaisseaux pour un trafic qu’elle ne pourrait soutenir, l’Angleterre est contrainte de chercher des terres nouvelles et des populations fraîches. Si d’autres puissances entendent lui disputer les océans et fermer à ses courtiers leurs propres colonies, elle n’aura plus qu’un but : enfoncer les barrières à coup de canon et s’emparer par la guerre des possessions d’autrui.

Pierre Gaxotte, Le siècle de Louis XV, p. 195

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Une dette britannique qui s’envole mais qui demeure maîtrisée

Une alliance étroite fut scellée entre la Couronne britannique et ceux qui finançaient ses guerres, des guerres qui viseront invariablement à sécuriser toutes les voies commerciales et les sources de richesses du monde.

Jean-Maxime Corneille, « Cinq siècles de subversion internationaliste », article paru dans la REVUE n°9 (Décembre 2023) du magazine Géopolitique profonde, p. 9

Bien sûr, ce formidable développement de la puissance navale anglaise a un coût, et se traduit par une augmentation phénoménale de la dette de l’État. Entre 1688 et 1702, la dette publique britannique passe ainsi de 1 à 16,4 millions de livres, puis triple entre 1702 et 1714 pour atteindre 48 millions de livres sterling (dont la majeure partie correspond aux dettes de la Marine !). En 1766, à l’issue de la guerre de la Sept Ans, la dette nationale atteindra même 133 millions de sterling, soit plus de 100% du PIB britannique !

Globalement, cette explosion de la dette ne pose pas de souci majeur à l’État britannique dans la mesure où celle-ci est maîtrisée et où les résultats géopolitiques et les victoires navales offertes par la Royal Navy offrent un contexte favorable à la poursuite de la prospérité britannique. En parallèle de la Banque d’Angleterre (premier créancier de l’État), le Parlement joue le rôle de garant de ce système financier. Le budget de la Nation est en effet placé sous (son) contrôle, ce qui lui permet de garantir les emprunts publics et donc d’entretenir la confiance des investisseurs et créanciers de la dette britannique (notamment hollandais). Cette aisance financière permet en outre à Londres de financer des guerres longues, et notamment d’arroser de subsides ses précieux alliés continentaux dans leur guerre contre une France qui, elle, ne peut guère se flatter de bénéficier d’un semblable confort financier…

La force de la Grande-Bretagne repose essentiellement dans sa puissance économique, qui permet à son gouvernement de lever de lourds impôts et surtout de trouver du crédit à bon marché en cas de conflit, à condition que le Parlement et l’opinion approuvent l’engagement du pays.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, p. 34

Selon l’historien Patrick O’Brien, l’essor de la Royal Navy constitua d’ailleurs l’un des facteurs-clés de la révolution industrielle britannique, en ce sens qu’elle a favorisé l’innovation technique, protégé le commerce anglais et affaibli celui d’une partie de ses concurrents tout au long du XVIIIe siècle (même si comme le montre un autre de mes articles consacré à l’histoire de la colonie française de Saint-Domingue, la France a toutefois profité de ces taxes élevées dans l’Empire britannique pour devenir le premier producteur mondial de sucre dès 1720… !).

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Une révolution économique qui profite surtout à la bourgeoisie marchande et financière

Soulignons enfin un dernier point : le boom économique que connaît l’Angleterre du XVIIIe siècle ne signifie pas que celle-ci devient un véritable paradis sur terre – bien au contraire… L’essor commercial et industriel du pays y profite à vrai dire essentiellement à une oligarchie économique et financière, parfaitement incarnée par le Parlement (où sont représentés à la fois l’ancien pouvoir de la TERRE – l’élite aristocratique et les grands propriétaires fonciers – et le nouveau pouvoir du CAPITAL – grande bourgeoisie financière et marchande ainsi qu’un lobby colonial et industriel en pleine croissance). Si le pays connait un enrichissement général, celui-ci ne se traduit donc pas par une nette amélioration du niveau de vie des populations, mais davantage par une mutation de la société active, avec une part croissante des emplois occupés par les secteurs de l’artisanat, du commerce et de l’industrie au détriment du secteur agricole :

Le machinisme naît en Angleterre en avance sur toute l’Europe. Stimulés par les exportateurs, les industriels forcent leur production et soutiennent à leur tour les exportateurs dans la conquête des débouchés. La yeomanry, la classe moyenne agricole, celle des paysans libres, disparaît, dévorée par les villes. Les grandes propriétés s’annexent, un à un, les petits domaines ruraux morcelés. Lords, nababs coloniaux, parvenus du commerce et de l’industrie mènent avec ardeur ce travail de dépossession. Devenues des usines à pain et à viande, pourvoyeuses des centres manufacturiers, les campagnes ne sont plus capables de faire contrepoids aux ambitions impérialistes de la Cité. Tandis que l’évolution économique se fait en France dans le sens de la complexité, elle pousse l’Angleterre à l’unification des intérêts. La vie du pays tout entier est suspendue désormais à sa prospérité maritime. Comme l’a dit Albert Sorel, sa politique est inscrite dans le livre de ses marchands. Elle s’impose à tous avec une évidence massive qui ne laisse plus place à l’hésitation, ni au scrupule.

Pierre Gaxotte, Le siècle de Louis XV, pp. 194-195

Dit autrement, et pour résumer, le travailleur britannique du XVIIIe siècle n’est guère mieux loti que le paysan du XVIe siècle. Le seul bénéfice indéniable que l’on peut accorder au premier est qu’il dispose dans une certaine mesure d’une possibilité de mobilité et d’ascension sociales, dans une Angleterre tout de même bien plus méritocratique que sa voisine française (en particulier par exemple dans la Royal Navy, où l’on peut commencer simple matelot et terminer lieutenant de vaisseau – ascension parfaitement impossible dans la France aristocratique vermoulue de l’Ancien Régime !). Pour autant, dans sa globalité, la transformation économique de l’Angleterre se caractérise surtout par une spectaculaire croissance des inégalités, se matérialisant par la paupérisation massive du peuple anglais au profit d’une oligarchie marchande et financière (expropriée massivement de ses terres par le processus historique de l’enclosure, la paysannerie libre – qui avait formée jusque-là une sorte de « classe moyenne rurale » assez unique en Europe – n’a eu en effet d’autres choix qu’entre l’exil au Nouveau Monde et l’exploitation ouvrière dans les premières factories britanniques…).

De fait, loin de la qualité qui constitue notamment la marque de fabrique des manufactures françaises de la même époque (et plus globalement l’une des valeurs centrales du système corporatif et ouvrier hérité des temps médiévaux), c’est la production quantitative et la capacité à concurrencer à moindre prix (mais moindre qualité) et à inonder les marchés de ses concurrents qui constitue le véritable socle du modèle économique anglais, basé tout entier sur le dumping généralisé – ainsi que sur la mobilisation des canons de la Navy envoyés contre tous les cas de résistance excessive. Les victoires retentissantes de cette dernière aux quatre coins des mers du monde, couplées à l’essor des gazettes, permettront en outre de stimuler au sein d’une population violentée par le libéralisme économique de leur gouvernement un nationalisme d’une rare intensité pour l’époque, et bien pratique à canaliser utilement l’énergie populaire :

La fraude à la qualité devient partie intégrante de ce modèle économique, soi-disant « anglais ». La suppression de toute notion du juste prix, les entraves apportées par les règlements corporatifs, les confréries, fraternités et compagnonnages protégeant les travailleurs qui sont écartés de la gestion des villes, rend possible la réduction du peuple à un amas de prolétaires exploités. La paupérisation massive du peuple anglais sera systématiquement compensée par un surcroît de patriotisme militant nourri de nombreuses victoires, ceci étant toujours identifiable jusque chez les hooligans britanniques d’aujourd’hui…

Jean-Maxime Corneille, « Cinq siècles de subversion internationaliste », article paru dans la revue n°9 (décembre 2023) du magazine Géopolitique profonde, p. 10

La recette industrielle britannique consistant à produire massivement à moindre prix (mais aussi donc à moindre qualité) sera longuement dénoncée par ses alter-egos français tout au long du XVIIIe siècle, en particulier suite à l’accord de libre-échange de 1786 (traité Eden-Rayneval). Cet autre événement méconnu aura en effet pour conséquence d’ouvrir grand le marché français au textile britannique, aboutissant à la faillite des manufactures parisiennes, lyonnaises et rouennaises, et à la mise au chômage de dizaines de milliers d’ouvriers qualifiés (le mécanisme doit vous sembler quelques peu familier…). Ces derniers, que l’on retrouvait également en nombre dans le faubourg Saint-Antoine, compteront parmi les foules de la Révolution française… Mais ceci est une autre histoire…

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Pour aller plus loin… 🔎🌎

Ce petit épisode de la série des « Il était une fois… » du blog est en fait extrait de ma grande série consacrée aux origines de la guerre de Sept Ans (1756-1763). Si les sujets de l’histoire britannique et plus globalement des empires coloniaux et du « grand XVIIIe siècle » vous intéressent (ce fut en effet une période charnière de l’histoire moderne), je vous oriente ainsi vers la découverte de cette riche série documentaire traitant de cet immense conflit, considéré par de nombreux historiens comme l’une si ce n’est “la” première véritable « guerre mondiale » de l’Histoire. Un conflit qui débutera (et se propagera) en effet dans l’ensemble des empires coloniaux du monde, lui conférant ainsi une dimension planétaire et maritime inédite.

Une guerre constituant en outre le plus grand choc de l’intense conflit global qui opposera tout au long du XVIIIe siècle la France et la Grande-Bretagne pour la domination (de la mondialisation) du monde ; une suite ininterrompue de conflits, de Louis XIV à Waterloo, d’ailleurs qualifiée de « Seconde guerre de Cent Ans » par certains historiens. Une passionnante série d’articles en forme de grande fresque historique, qui vous portera ainsi des Grandes Découvertes à la chute du Canada et des Indes françaises, et de la fondation des grandes empires coloniaux européens outremers et de la naissance de la mondialisation maritime à l’émergence d’un nouvel ordre mondial caractérisé par l’hégémonie planétaire britannique (sur les plans maritime, colonial, économique,…). Une grande série qui vous amènera aussi à mieux comprendre tant les racines de la guerre d’Indépendance américaine que celles de la Révolution française et des guerres napoléoniennes ; autant d’événements qui structureront décisivement notre monde contemporain !

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Et sinon, pour les intéressés et autres curieux, vous pouvez prendre connaissance de tous mes articles, (photo)reportages, récits de voyage, documentations et cartes liés à l’histoire et à la géographie de la Grande-Bretagne, ainsi que plus globalement à celle de l’Europe, en consultant les rubriques du site spécifiquement dédiées à ces domaines (accessibles ici : catégorie « Angleterre | Grande-Bretagne | Royaume-Uni » et catégorie « Europe »).

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