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Il était une fois : les Stuarts, la France et la rébellion jacobite de 1745

Vous n’en avez probablement jamais entendu parler, et pourtant, il s’agit de l’un des événements les plus importants de l’histoire britannique du XVIIIe siècle (et par extension de celle de la France et même du monde, à cette heure si particulière de l’Histoire où les deux voisins d’outre-Manche se disputent la domination politique, économique et culturelle du globe). En effet, les événements que je me propose de vous raconter dans les lignes qui suivent sont au centre de l’histoire de l’Écosse, de l’Angleterre et de l’Irlande modernes (rien que ça), tout en en disant également long de l’intensité de la rivalité franco-anglaise qui est alors si puissamment à l’œuvre en ce milieu de XVIIIe siècle. Alors, bonne lecture aux intéressé(e)s… 😉


Tout (re)commence avec la destitution des Stuarts…

Essayons de faire simple, et posons les choses assez trivialement : nous sommes au début des années 1740, vous êtes la France, vous êtes engagé dans une guerre continentale de grande envergure, dans laquelle vous avez basiquement face à vous la moitié des plus importantes puissances d’Europe (dont l’Angleterre, votre grande rivale mondiale). Cette Angleterre, précisément, est engagée dans la guerre continentale : elle y finance via ses subsides toutes les forces ennemies mobilisées contre vous tout en y déployant la quasi-totalité des forces terrestres dont elle dispose, entravant considérablement votre conquête des Pays-Bas autrichiens (mais laissant en conséquence son île dangereusement indéfendue…). Qu’êtes-vous tenté de faire ? Eh bien tout simplement la stratégie immuable de tout État en guerre contre un autre : essayer de mettre un bon gros bazar dans son pays pour l’affaiblir (voire si possible le mettre carrément hors-jeu du conflit en cours) !

Si vous disposez d’une bonne connaissance de la situation politique de l’Angleterre du XVIIIe siècle (sinon, je vous invite à la lecture de l’encadré ci-dessous… 😉), vous savez que durant la Glorieuse Révolution de 1688 a eu lieu l’éviction de la dynastie Stuart au profit du hollandais Guillaume III d’Orange-Nassau puis de la lignée royale des Hanovriens. Et bien sachez que les Stuart (exilés en France, puis à Rome) n’ont jamais lâché l’affaire. Appuyés par tout ce que l’Angleterre peut compter comme ennemis (et Dieu sait qu’il y en a quelques-uns, et pas bien loin d’elle d’ailleurs…), les tenants de la monarchie déchue vont impulser toute une série d’insurrections (1708, 1715, 1719,…) visant à les rétablir sur le trône.

Zoom sur : la Glorieuse Révolution de 1688 (ou le grand tournant de l’histoire politique anglaise !)

Sans rentrer dans un travail de thèse sur le sujet, il me semble important de vous dire quelques mots (et même pas mal, à vrai dire) de l’organisation sociale et politique qui structure la Grande-Bretagne du XVIIIe siècle (et avec elle, par extension, le monde colonial, la géopolitique européenne et la rivalité franco-britannique). À la fin du siècle précédent, l’Angleterre est en effet entrée dans une nouvelle ère de son histoire, qui vient de voir son système politique et institutionnel profondément modifié. Pour le comprendre, il nous faut remonter à la « Glorieuse Révolution » intervenue quelques décennies plus tôt, et aux profonds bouleversements que produit celle-ci sur le paysage politique (et économique) britannique.

La Glorieuse Révolution de 1688 et la destitution des Stuarts

Durant la Glorieuse Révolution de 1688-1689, le souverain Stuart Jacques II, dont la dynastie occupe la Monarchie anglaise depuis le début du XVIIe siècle (et dont l’épouse venait de mettre au monde un héritier), est contraint à l’abdication par une coalition de figures du Parlement britannique et des autorités protestantes du pays. Autant d’éminences politiques qui craignent alors en effet le maintien au pouvoir d’une lignée Stuart impopulaire, et surtout récemment convertie au catholicisme, au sein d’un pays désormais majoritairement protestant. Durant les années 1680 en effet, Jacques II entreprend des réformes pour rétablir aux Catholiques du pays une partie de leurs droits (largement brimés par le développement de l’Église anglicane depuis le XVIe siècle). Le souverain a également dans l’optique de davantage les associer au pouvoir (en réouvrant notamment aux Catholiques les fonctions publiques). Une entreprise qui n’est pas du goût des leaders protestants du pays, qui craignent un retour en puissance des catholiques sur l’île britannique…

Pour écarter définitivement du pouvoir les Stuart pro-catholiques (et qui présentent en outre le fâcheux défaut de sembler très favorablement disposés envers le grand voisin français – qui se verrait bien quant à lui verrouiller l’Angleterre dans une position d’allié durable voire dans un rôle d’État-client…), cette même coalition offre le trône d’Angleterre à l’époux de la sœur (protestante) de Jacques II, un certain Guillaume III d’Orange-Nassau, alors dirigeant (stadtholder) des Provinces-Unies (actuels Pays-Bas). En quelques mois seulement, ce grand ennemi de la France de Louis XIV (et au grand désespoir de ce dernier) débarque ainsi en Angleterre à la tête d’une petite armée et, fort de ses soutiens politiques, est rapidement couronné nouveau roi d’Angleterre (presque sans effusion de sang).


Une « opération géopolitique » qui s’inscrit dans le contexte plus large de la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697)

Si la Glorieuse Révolution est de nature dynastique (avec la destitution des Stuarts), elle s’inscrit néanmoins plus largement dans le grand contexte géopolitique de la fin du XVIIe siècle, sur lequel il convient de revenir un instant afin d’en bien saisir la portée. En effet, le débarquement d’un dirigeant hollandais pour prendre possession de la Couronne britannique ne sort pas de nul part, et a étroitement à voir avec l’évolution des rapports de force en Europe induit par les politiques louis-quatorziennes. Depuis le début de son règne en effet, le Roi-Soleil s’active à sécuriser le royaume dont il a hérité de son père, au travers d’une politique relativement agressive envers ses voisins. L’objectif est de rendre la France plus facilement défendable en rationnalisant ses frontières, via la fameuse « politique des réunions ». Mais la méthode employée (qui combine utilisation abusive de moyens légaux, menaces et conquêtes militaires) finit par lui aliéner toute l’Europe, et notamment les deux grandes puissances rivales – et voisines – de Louis XIV que sont les Provinces-Unies et le Saint-Empire, qui voient dans ce dessein l’affirmation des ambitions hégémoniques de la France sur le continent.

Les îles Britanniques au XVIIe siècle
Une belle carte récapitulative de ce grand siècle de troubles politiques qu’est le XVIIe siècle pour la Grande-Bretagne. Ne jamais perdre de mémoire que l’Angleterre a fait sa révolution un siècle avant la France…

La défiance du concert européen contre Louis XIV augmente encore d’un cran en 1685 avec la révocation de l’édit de Nantes. La persécution des huguenots français et leur diaspora massive au sein des grands pays protestants achève en effet de convaincre l’Europe de l’autoritarisme dangereux du Roi-Soleil, lui aliénant tant la bourgeoisie marchande d’Amsterdam que ses anciens alliés du Saint-Empire (notamment les princes allemands protestants que la France soutient depuis des décennies dans leur rivalité contre les Habsbourg d’Autriche). Dans ce contexte de grande montée en tension, c’est le prince Guillaume III d’Orange-Nassau, marié depuis quelques années avec la sœur du roi d’Angleterre (ce qui le place donc en héritier potentiel de la Couronne britannique), qui va s’affirmer en champion de la cause protestante menacée par le tyran de Versailles. Durant les années qui précèdent la Révolution anglaise de 1688, Guillaume III active sa diplomatie et fait le tour des ambassades européennes afin de monter une grande alliance politique et militaire contre la France, projet qui finira par aboutir en 1687 avec la constitution de la Ligue d’Augsbourg (via laquelle s’allient contre la France les Provinces-Unies, les États du Saint-Empire, la Suède, l’Espagne, et même le Pape qui finit par soutenir secrètement la cause des princes protestants).

Un grand État n’a cependant pas rejoint la coalition montée par Guillaume d’Orange : l’Angleterre de Jacques II. Ce dernier, engagée dans une politique pro-catholique dans un pays très majoritairement protestant (et conservant une certaine méfiance envers les Provinces-Unies), ne souhaite pas rompre sa bonne relation avec la France de Louis XIV. D’une certaine façon, les circonstances se chargeront de remplacer le souverain pro-français par celui que Louis XIV désignait lui-même comme son « plus grand ennemi ».

Aussitôt couronné roi d’Angleterre, et au désarroi d’une partie de la population, Guillaume III engagera à plein la Grande-Bretagne dans sa guerre contre Louis XIV. Dès 1689, l’Angleterre rejoindra ainsi la coalition européenne déjà liguée contre la France, coalition dont le Parlement britannique financera au final l’effort de guerre durant près d’une décennie. Comme ne l’a peut-être pas dit une chronique d’époque : « la guerre valait bien une Angleterre ».


Le grand essor économique de la Grande-Bretagne

Parfois décrite ironiquement par les historiens comme « la dernière invasion réussie de la Grande-Bretagne », l’arrivée au pouvoir de Guillaume III d’Orange marquera aussi (et surtout) le début d’une période de stabilité politique inédite dans l’histoire britannique, ainsi qu’un rapprochement étroit entre les Provinces-Unies et la Grande-Bretagne (qui venaient pour rappel de se mener en quelques décennies pas moins de trois guerres navales… !).

Je renvoie ceux qui seraient intéressés d’une histoire plus détaillée de la Glorieuse Révolution anglaise (et de la façon dont celle-ci va générer un prodigieux essor économique en Grande-Bretagne) vers cet excellent épisode de Questions d’Histoire (une des plus remarquables chaînes du Youtubing historique francophone !).

En plus d’installer entre les deux grandes puissances maritimes européennes (et mondiales) une paix propice aux affaires et au commerce (bien qu’elle se traduise aussi par l’engagement de l’Angleterre dans la guerre de Guillaume III contre la France de Louis XIV), ce rapprochement initie en outre à Londres un remarquable développement économique. En effet, sont arrivés dans les bagages de Guillaume III (rebaptisé pour le coup William III) une partie de l’élite économique et financière hollandaise (et notamment les fameux Juifs séfarades venus autrefois du Portugal à Amsterdam). Cette dernière importe et applique alors en Grande-Bretagne la « recette » économique qui avait fait le succès des Provinces-Unies un siècle plus tôt, et transformé ce petit pays d’à peine quelques millions d’habitants en la première puissance marchande et navale du monde. C’est ce que l’on appellera la « Révolution financière britannique » (que nous étudierons en détail dans un prochain chapitre) : en quelques années, les innovations fusent : création de banques publiques et de cercles boursiers, explosion des dépôts de brevets, essor de la presse libre, investissement considérable dans la Royal Navy avec la création d’une importante flotte (qui deviendra en quelques décennies la nouvelle maîtresse des océans… !). Un développement qui réédite et rappelle ainsi la formidable croissance urbaine, financière, intellectuelle et maritime qu’avait pu connaître une certaine Amsterdam près de 80 ans plus tôt (ouvrant par-là même pour rappel le Siècle d’or néerlandais, que nous avons étudié dans le Chapitre I).

Je ne saurais assez conseiller le visionnage de cette remarquable série-documentaire produite par Arte, qui retrace l’histoire croisée de New-York, Londres et Amsterdam, « trois villes parties à la conquête du monde », et ayant historiquement constituées les grandes matrices urbaines de ce que nous appelons aujourd’hui le Capitalisme.

Un pouvoir désormais aux mains du Parlement

La seconde révolution est politique, avec le renforcement inédit du pouvoir du Parlement au détriment de la Couronne anglaise (fruit notamment de l’adoption de la « Déclaration des droits » – la célèbre Bill of Rights – qui dessine alors les bases de la Monarchie parlementaire moderne). Une révolution qui fait écho à l’histoire politique mouvementée de l’Angleterre du XVIIe siècle : depuis le début de la période moderne en effet, la vie politique anglaise avait été structurée par l’alternance et opposition (parfois dramatique) entre les deux grandes forces institutionnelles du pays : celle des Tories (conservateurs, et globalement favorable à un renforcement du pouvoir monarchique), et celle des Whigs (libéraux, et partisans à l’inverse d’un renforcement toujours plus important du pouvoir du Parlement, ainsi que de la tolérance religieuse et des droits politiques individuels – liberté d’expression, d’entreprendre, de culte, etc.).

Alors que les premiers sont majoritairement issus de l’élite aristocratique (et représentent globalement le pouvoir de la noblesse et des grands propriétaires terriens), les seconds incarnent ce grand mouvement intellectuel du libéralisme (économique et politique) au centre de l’idéologie des Lumières. Ils peuvent également être vus comme la représentation politique d’une bourgeoisie marchande et financière britannique alors en pleine croissance – à l’image de ce grand siècle d’explosion de la production et du commerce mondial (dont l’Angleterre est alors l’une des principales bénéficiaires). Dit encore plus concrètement : alors que les Tories représentent le pouvoir de la Monarchie et de la terre, les Whigs constituent a contrario l’émanation politique des villes, de la classe marchande et du Capital. C’est la grande faction de l’industrialisation et de la modernité, le puissant moteur politique qui, plus que n’importe quel autre force, fera entrer l’Angleterre (et avec elle le monde) dans l’ère industrielle.

Depuis la Glorieuse Révolution, le régime politique anglais repose sur des bases sûres et la gentry contrôle le parlement de Westminster, qui est une émanation de la noblesse (noblesse rurale et cadets aux Communes, aristocrates à la Chambre des Lors) et le roi choisit ses ministres parmi la majorité des Communes, même si la corruption permet d’aplanir beaucoup de difficultés. […] [La dynastie hanovrienne] est aussi impliquée plus directement dans les affaires allemandes, car si Georges Ier ne récuse pas sa fidélité de vassal de l’Empereur Charles VI, il cherche également à étendre son État patrimonial et à retenir les duchés de Brême et de Verden enlevés par conquête à la Suède de Charles XII, qui assurent à l’Électorat de Hanovre un accès à la Mer du Nord. Voilà pourquoi la Grande-Bretagne a opéré un rapprochement avec la Russie de Pierre le Grand.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au xviiie siècle, p. 35

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Le XVIIIe siècle ou la domination de l’oligarchie Whig

Si nous devons principalement aux Whigs de l’époque la grande Révolution industrielle qui s’engagera de fait en Grande-Bretagne dès le milieu du XVIIIe siècle (et façonnera ensuite notre monde moderne), celle-ci est loin d’être le fruit d’une aspiration consensuelle. En effet, tout au long du XVIIe siècle, l’opposition (et les visions politiques antagonistes) entre les libéraux des Whigs et les conservateurs Tories se sont traduites par de nombreuses grandes crises politiques, ayant parfois débouché sur des situations à la limite de la guerre civile (notamment entre 1642 et 1646). Les années d’intense crise politique de 1688-1689 mettent néanmoins un terme à ces décennies de dualité politique antagoniste : la « Glorieuse Révolution » (et l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle Monarchie plus « libérale ») voit en effet ressortir un Parlement britannique au pouvoir renforcé comme jamais, et les Whigs devenir la force politique dominante du pays.

Pour vous donner une idée de l’importance (pour ne pas dire hégémonie) politique de la mouvance Whig que va connaître la Grande-Bretagne à l’époque de la grande histoire racontée ici, peut-être pouvons-nous nous en arrêter à cette simple donnée (brillamment mise en image par la chaîne Youtube Historia Civilis) : l’ensemble des premiers ministres britanniques du XVIIIe siècle seront des (nuances de) « Whigs » !

Je renvoie les intéressés de l’histoire des Whigs britanniques du XVIIIe siècle (et de leur considérable influence dans l’écriture de l’histoire de notre monde moderne) vers ce passionnant épisode de la remarquable chaîne Historia Civilis – de loin l’une des meilleures chaînes d’Histoire du YouTube anglophone (et c’est beaucoup dire) !

Dans ce nouveau système (où le pouvoir est désormais au main du Premier ministre et du Gouvernement issus du Parlement, et sous le contrôle de ce dernier), les choses ne peuvent pas, toutefois, se réduire à l’idée binaire d’un Parlement opposant des factions de Whigs libéraux et libre-échangistes à de simples conservateurs Tories. Car bien que représentant le pouvoir de « l’Ancien Monde », nombre de parlementaires Tories ont en effet des intérêts dans le formidable développement économique et commercial que connaît l’Angleterre du XVIIIe siècle. Parallèlement, les Whigs sont loin de constituer une unité politique homogène. Plus exactement, rapidement hégémonique, la tendance whig va en fait se scinder en un ensemble de factions (et même en faction de faction (de faction)), allant ainsi des Whigs les plus libéraux à des composantes plus « patriotes » et proches des Tories (ou ce qu’il en reste… !).

Une dualité politique désormais structurée entre libéraux et conservateurs

Retenons donc, pour faire simple, l’idée d’un système politique britannique structuré autour de deux grands pôles (tous deux libéraux et mercantilistes au demeurant) : un premier davantage pacifique et libre-échangiste, soucieux du maintien d’un contexte de paix propice au développement du commerce (rappelons en effet combien la capture d’un unique convoi des Amériques pouvait générer de pertes financières pour les parties engagées, à une époque où la guerre impacte systématiquement les liaisons maritimes et les marines marchandes des différents protagonistes). Correspondant globalement à l’aile gauche et aux centristes des Whigs, ce pôle politique (au pouvoir depuis les années 1720) a ainsi tendance à privilégier la diplomatie et les bonnes relations extérieures avec les grands partenaires commerciaux (qui sont en même temps des rivaux coloniaux) de la Grande-Bretagne. Une politique qui implique, de facto, un certain engagement de cette dernière sur le terrain continental européen afin d’y préserver « l’équilibre des puissances » (et un engagement qui s’y traduit par un important rôle de médiation et d’arbitre – voire par un déploiement militaire britannique sur le continent et/ou le soutien financier des forces militaires alliées).

À ce sujet, il est d’ailleurs important de souligner combien l’engagement continental britannique est loin d’être désintéressé. En effet, au nom du souci de l’impératif de maintien de « l’équilibre européen », il s’agit pour l’Angleterre d’y empêcher toute entreprise d’hégémonie continentale de la France, voire même plus sournoisement d’inciter cette dernière à la division de ses forces sur deux fronts (terrestre et maritime). Le calcul est aussi simple qu’efficace : les sommes gigantesques englouties par la France pour financer ses armées terrestres en Europe constitueront autant de budgets qui n’iront pas au renforcement de sa marine de guerre (et donc à la défense de ses colonies et de son empire commercial).

De cette rivalité [franco-britannique aux quatre coin du globe] nait la stratégie anglaise : le gouvernement de la Grande-Bretagne a besoin d’alliés sur le continent pour obliger la France, en cas de besoin, à disperser ses forces et à faire la guerre sur deux fronts, c’est-à-dire à diminuer les ressources et les capacités de la marine de guerre français, car la guerre sur mer est extrêmement coûteuse. L’application de ce principe a en particulier fonctionné admirablement pendant la guerre de Sept Ans et assuré la victoire à la Grande-Bretagne.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au xviiie siècle, p. 35

L’autre « pôle » de l’élite politique (et économique) britannique peut être considérée (à gros traits) comme beaucoup plus « patriote » et « belliciste ». Défendant les intérêts du lobby industriel (textile, armement,…) et colonial (notamment les juteux et concurrentiels marchés et commerces liés à l’Amérique du Nord – pêche, fourrure, coton, tabac, sucre des Antilles, etc.), ces factions parlementaires présentent en effet un souci de la paix globale pragmatiquement ajusté sur celui des intérêts économiques qu’ils défendent. Or, force est de constater que dans le contexte de l’époque, c’est davantage la guerre qui semble le plus servir leur agenda économique et financier (guerre contre une France dont il s’agit de briser les influences et monopoles commerciaux et coloniaux et de rafler les possessions convoitées en Amérique du Nord et en Inde ; guerre contre une Espagne dont il s’agit de briser le monopole économique dans les Caraïbes et en Amérique du Sud et d’ouvrir leurs marchés aux produits britanniques…).

Le grand commerce maritime et la prospérité des colonies représentent une des grandes forces mais aussi l’un des points sensibles de la politique britannique, en particulier lorsque les whigs, plus liés aux capitalistes de la City de Londres, sont au pouvoir.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au xviiie siècle, p. 35

Aussi, cette faction se montre-t-elle tendanciellement bien plus désintéressée et désengagée du terrain continental que sa faction rivale (continent où elle n’a en effet tendance qu’à voir – pas forcément à tort d’ailleurs – que de volumineuses dépenses ne se traduisant souvent que par peu de bénéfices sonnants et trébuchants). Et aussi cette mouvance préfère-t-elle que l’investissement et les efforts nationaux se concentrent sur l’outremer et le monde colonial, où il y a en effet tant à gagner pour un pays disposant d’une si considérable suprématie maritime (suprématie qui coûte par ailleurs extrêmement cher aux finances publiques – avec une flotte de pas moins de 120 vaisseaux de ligne à entretenir ! – et qu’il y a ainsi lieu de « rentabiliser » un maximum…). Comme vous l’aurez compris, ce sont bien les intérêts de ce second pôle du paysage politique britannique qui sont le plus étroitement à l’œuvre en arrière-plan du déclenchement de la guerre anglo-espagnole de 1739 – lesquels s’apprêtent à faire infléchir la politique extérieure puis tomber le gouvernement des premiers… (mais comme le montrera aussi bientôt un remarquable William Pitt, c’est la synthèse de ces deux lignes géostratégiques qui offrira néanmoins à l’Angleterre sa grande victoire de la guerre de Sept Ans sur la France, et avec elle, l’empire du monde…)

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EN RÉSUMÉ, de ces décennies de guerres civiles parachevée par une révolution, l’Angleterre de la fin du XVIIe siècle émerge comme l’une des puissances les plus modernes du globe sur les plans politique et institutionnel (et bientôt également économique, financier, culturel et maritime). Bien que toujours divisée politiquement entre plusieurs factions rivales, l’État anglais est désormais solidement organisé autour d’un Parlement. Pas question évidemment de démocratie à Westminster : les députés font partie d’une oligarchie de grande noblesse et les places s’y achètent. Malgré ce que l’imaginaire parlementaire contemporain a tendance à nous suggérer, le Parlement britannique n’est ainsi rien de moins qu’un organe aristocratique au service d’une double clientèle : nobiliaire et bourgeoise. C’est peut-être toute l’originalité d’ailleurs du système politique britannique qui émerge de la Glorieuse Révolution : celui de représenter à la fois les intérêts de la noblesse et de la bourgeoisie, de la Terre et du Capital (ceci à la différence notoire de la France, où la classe bourgeoise, malgré son pouvoir économique de plus en plus prégnant, demeure encore techniquement exclue de l’appareil décisionnel étatique, et donc du pouvoir politique). Et c’est peu dire que les forces capitalistes anglaises investiront le terrain parlementaire et y avanceront leurs pions, défendant bec et ongles leurs intérêts économiques et financiers au prix de nombreuses guerres d’agression…

Les pays qui accèdent à la liberté politique [à l’époque moderne] ne font que mettre entre les mains d’un groupe puissant de privilégiés les responsabilités de l’État : c’est le cas des provinces-Unies et de leur bourgeoisie d’affaires ; le cas de l’Angleterre, au lendemain de la Révolution de 1688. Son Parlement représente une double aristocratie, whig et tory, bourgeoisie et noblesse, certes pas l’ensemble du pays.

Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, p. 442

De nature double (et véritable hydre à deux têtes), cette élite parlementaire présente une autre caractéristique remarquable : celle de partager non seulement des valeurs politiques et religieuses communes, mais aussi d’être partie prenante de l’empire commercial, colonial et maritime qui s’organise désormais autour du nouveau grand instrument de la puissance anglaise : sa Royal Navy. Née dans la douleur des guerres anglo-espagnoles puis anglo-hollandaises, la puissance navale britannique est désormais prête à prendre son essor, portée par le développement commercial et colonial d’une Nation ayant ainsi achevé avec beaucoup d’avance (et de violence) sur ses rivales de résoudre ses profondes contradictions internes. Une remarquable modernité et suprématie maritime qui permettra notamment à l’Angleterre du XVIIIe siècle de donner un coup d’arrêt à l’expansion coloniale et commerciale que la France enregistre elle aussi à la même époque, et bientôt de briser à jamais l’hégémonie mondiale que cette dernière lui dispute (en particulier lors du grand choc franco-britannique de la guerre de Sept Ans). Mais ceci est une autre histoire… 😉 (voir lien en bas d’article !)


La « cause jacobite » au XVIIIe siècle

Ces révoltes armées (que l’histoire retiendra sous le nom de « rébellions jacobites » – du nom donné au mouvement politique visant à restaurer la monarchie Stuart), se solderont toutes par de cuisants échecs, bien que soutenus par de larges segments de la population écossaise et galloise. En effet, les Écossais de l’époque (et particulièrement la population des Highlands) vivent assez mal l’unification de leur royaume avec celui d’Angleterre, scellé au travers du célèbre acte d’Union de 1707 (qui fonde alors le « Royaume-Uni de Grande-Bretagne »). Pour beaucoup d’Écossais (très attachés historiquement à leur souveraineté), la perte de pouvoir politique induite par l’unification (avec notamment la suppression du Parlement écossais) ne se traduit pas par suffisamment de bénéfices économiques tangibles.

La réponse à ces aspirations autonomistes croissantes, c’est précisément ce que promet aux Écossais (via ses agents de liaison) un certain Charles Édouard Stuart, petit-fils du fameux Jacques II, le dernier monarque Stuart (destitué donc par le Parlement britannique de 1688). Depuis Rome (où il vit depuis deux décennies), ce même Charles Stuart est aussi en contact avec des exilés irlandais (dont certains engagés – et même officiers ! – au sein de l’armée royale française). Autonomistes irlandais à qui Charles promet, en échange du soutien armé à sa cause, le retour des terres confisquées par les Britanniques (et plus globalement la perspective d’une Irlande catholique indépendante).

Et puis la « cause jacobite » a aussi encore quelques sympathisants au sein même des terres d’Angleterre. Dans la population (tout particulièrement catholique – qui reste toutefois largement minoritaire), mais aussi et surtout dans la classe politique, en la personne d’un certain nombre de Tories. Exclus du pouvoir depuis 1714, les Conservateurs britanniques voient en effet dans la restauration des Stuart l’opportunité bienvenue de reprendre les rênes du pays aux Whigs et à la monarchie Hanovrienne, avec qui ils entretiennent de profonds différents politiques, notamment en matière de politique étrangère (en effet, les Tories considèrent le lien familial existant désormais entre le Hanovre et l’Angleterre comme un sérieux handicap géopolitique, handicap qui tend ainsi à impliquer toujours plus la Grande-Bretagne dans de coûteuses guerres continentales, guerres qui se soldent in fine par des gains politiques et économiques bien trop minimes de leur point de vue pour le pays).

Le Prétendant Stuart […] regroupe autour de lui des tories anglais, les catholiques irlandais et anglais, l’opposition écossaise et de nombreux fidèles exilés et réfugiés sur le Continent, une véritable diaspora, prête à fournir des troupes et à débarquer dans les Îles britanniques pour libérer l’Écosse et renverser la dynastie hanovrienne.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, p. 35

Et puis dans cette grandiose intrigue, il y a évidemment la France. Une France qui, comme vous n’en sauriez douter, joue un rôle de premier plan dans cette affaire de guerre dynastique à haut potentiel de nuisance pour le gouvernement rival britannique… Au début du XVIIIe siècle, la France avait pourtant complètement abandonné son soutien aux Stuarts (et les avaient même expulsé de son territoire en 1716 sur demande de Londres). Il faut dire qu’après plus d’une décennie de guerre de Succession d’Espagne, l’heure était à l’apaisement et à l’entente avec une Angleterre elle aussi épuisée par le conflit…

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Une rébellion poussée par la France…

Depuis la Glorieuse Révolution de 1688 et leur éviction du trône d’Angleterre, les membres de la dynastie déchue des Stuarts tentent donc désespérément de récupérer leur Couronne perdue. Tout au long de la première moitié du XVIIIe siècle, « l’ancien Prétendant » (the Old Pretender) James Stuart a mené des soulèvements en Angleterre, en Écosse et en Irlande avec ses partisans pour tenter de regagner son trône. Tous se sont soldés par de cuisants échecs.

La France de la Régence puis du ministère du cardinal de Fleury n’ont guère soutenu ces initiatives de reconquête des Stuarts – qui avaient pourtant pour vertu de considérablement déstabiliser la Grande-Bretagne. Il est vraiment important de rappeler ici l’importance des réalités géopolitiques mouvantes et du maniement de l’art subtil de la Realpolitik, les grandes puissances n’ayant pas en effet attendu le XXe siècle pour implémenter à leur façon la guerre des trônes, le poker menteur, le bluff, l’attentat sous faux drapeau, et plus généralement les mille et une intrigues et manœuvres de l’art machiavélique de la (géo)politique.

Suite à la disparition de Louis XIV, après que les guerres de la fin de son règne aient laissé le pays exsangue (et aient dressé toute l’Europe contre lui), le Régent Philippe d’Orléans engage la France dans une politique extérieure pacifique et privilégiant la stabilité européenne, en faisant notamment la paix avec l’Angleterre (avec laquelle la France s’allie même pour rappel dans les années 1720 dans le cadre d’une courte guerre contre l’Espagne dirigée par l’oncle du roi de France !). Cette politique anglophile (ou plus exactement anglo-compatible) – et partagée des deux côtés de la Manche – est poursuivie par le cardinal de Fleury, qui prend la tête du gouvernement français en 1726. Habile et sage politicien, celui-ci parvient à désamorcer la plupart des conflits intérieurs (opposition janséniste et parlementaire, intrigues des grands seigneurs et des princes du sang,…), tout en maintenant une politique de paix qui a l’intérêt de favoriser l’activité économique et le commerce extérieur et de faire dans le même temps de sérieuses économies (Dieu sait en effet que la guerre est ruineuse !). Sur les plans économique et fiscal, cette politique porte remarquablement ses fruits puisque la France va connaître sous la période « bénie » de Fleury l’un des plus remarquables développement économique de son Histoire. Toute la population française enregistre alors une amélioration de ses conditions de vie, et pour l’une des (rares) fois de son Histoire, les impôts vont même baisser sous Fleury !

Fleury fut, sans titre, un Premier Ministre plus absolu et plus assuré qu’aucun de ceux qui l’avaient précédé dans cette place. […] Son gouvernement est une période de stabilité, de bon sens, de prudence et d’ordre.

pierre Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, pp. 110-112

Bien qu’extrêmement favorable à la prospérité économique du pays, cette politique pacifique aura néanmoins son revers de la médaille. Au sortir de trente années de paix, la France a considérablement rogné sur ses dépenses militaires. La Marine de guerre a été négligée, et les crédits qui lui sont consacrés semblent ridicules au regard de ce que l’Angleterre investit pour sa part dans sa Royal Navy, mais aussi et surtout considérant le prospère empire maritime que ces décennies de paix ont permis à la France de développer ! Un empire qui entre toujours plus en friction avec celui de la Grande-Bretagne, rendant en ce tournant des années 1740 la recherche de la paix avec cette dernière, au mieux naïve, au pire complètement aveugle…

À la fin des années 1730, la donne géopolitique change donc à nouveau. Malgré la politique pacifique menée par le vieux cardinal de Fleury (premier ministre de 1723 à 1743) au nom du jeune Louis XV, dans les ministères et au sein de l’élite économique et politique du pays, l’on s’inquiète de la formidable expansion commerciale que connaît le voisin britannique, de même que de la puissante flotte que ce dernier entretient méthodiquement, malgré un contexte de presque trois décennies de paix… (que l’Histoire retiendra d’ailleurs sous le nom de « Première Entente cordiale »). Et l’inquiétude n’est pas moins élevée de l’autre côté de la Manche, où l’on n’a pas manqué d’observer (jalousement et anxieusement) la formidable expansion de l’empire colonial français, de même que son trafic commercial en pleine croissance, et qui en vient presque à rattraper (et concurrencer) le commerce anglais…

Dans les bureaux de Versailles, alors même qu’on entretient la paix avec le gouvernement modéré de Robert Walpole, l’on sait la guerre inéluctable avec l’Angleterre, et l’on engage les manœuvres souterraines. Des contacts sont réétablis avec le fils Stuart, qui vit alors des jours paisibles à Rome (grâce à une confortable pension fournie par la Papauté). D’abord simple hypothèse, l’intrigue devient sérieuse au début des années 1740. Des deux côtés de la Manche en effet, la situation a changé : côté britannique, une coalition de « patriotes » Whigs et des Tories ont fait tombé le gouvernement Walpole (avant que les premiers n’excluent les seconds du nouveau gouvernement…) ; alors que côté français, la mort du cardinal de Fleury et l’engagement de plus en plus intense dans la guerre de succession de la Maison d’Autriche (1740-1748) ont rebattu les cartes.

Pour celles et ceux qui souhaiteraient découvrir le grand contexte dans lequel s’inscrit le soulèvement jacobite de 1745-1746 et la tentative française de débarquement en Angleterre, je les renvoie vers ce gros chapitre de l’une des grandes séries du blog dédié au théâtre européen de la guerre de Succession d’Autriche !

C’est dans ce contexte d’impasse de la guerre continentale et en même temps de plus en plus tendu dans le monde colonial que la France du début de la décennie 1740 commence à revoir sa stratégie géopolitique (officielle et officieuse) vis-à-vis de l’Angleterre. L’heure n’est plus en effet à expulser les activistes jacobites de son territoire pour faire plaisir à Londres, ni de raser les travaux de fortification des habitants de Dunkerque pour éviter d’inquiéter Albion. Avec l’éclatement des conflits de l’oreille de Jenkins puis de la Succession d’Autriche, la flotte est obligée d’être mise sur le pied de guerre par Fleury et Maurepas, tandis que dès l’ouverture des hostilités, à Brest, « on ressort des cartons les projets d’invasion de la Grande-Bretagne et on y consacre d’importants moyens » :

Dans un billet adressé au secrétaire d’État Amelot, en août 1740, Fleury a exposé lui-même le détail de ses intentions. D’abord, maintenir la paix sur le continent [raté !], avertir la Prusse [raté aussi !], rassurer la Hollande, ne point prendre d’engagements supplémentaires avec l’Espagne en vue de remaniements territoriaux en Italie [raté encore !]. En second lieu, « augmenter notre marine du plus de vaisseaux que nous pouvons d’ici au printemps prochain […], encourager les armateurs, se mettre en état d’en avoir au printemps prochain ». Aux Indes et en Louisiane, on se tiendra sur la défensive […]. Par contre, on prendra l’offensive au Canada […] et sur tous les marchés financiers.

Pierre Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, p. 208

Malgré la lucidité du premier ministre français sur l’impasse (et le déficit total d’intérêts) pour Louis XV d’un engagement guerrier sur le continent dans le cadre de la crise de succession autrichienne, bientôt, la France se retrouve complètement engagée dans la guerre continentale, et celle avec l’Angleterre, également partie prenante du conflit dans le camp opposé, semble inévitable. Déjà, en 1743, à Dettingen, des troupes françaises ont combattu des troupes britanniques, plaçant les deux pays dans une situation de guerre de fait. Plus que de la pressentir, cette guerre contre l’Angleterre, la France de l’année 1743 (qui vient de perdre son grand premier ministre en janvier) semble donc finir par s’y résoudre. Et à défaut d’avoir pensé une stratégie de fond sur le temps long contre le grand rival anglais faute de moyens (et peut-être aussi de vision…), on s’en remet donc à la politique de la petite semaine, avec un bon vieux plan de débarquement en Angleterre pour mettre un bon gros bazar dans l’île britannique et mettre ainsi Londres hors-jeu du conflit :

Fleury, jusqu’à sa mort, avait refusé d’envisager un débarquement en Angleterre et devant les risques de reprise des hostilités franco-anglaises, avait seulement donné son accord à un projet d’insurrection en Écosse […]. La mort de Fleury parut redonner une nouvelle chance aux Jacobites puisque le Cardinal de Tencin, le confident de Jacques III [le père de Charles-Édouard Stuart, NDLR] faillit être le successeur de Fleury ; lorsque Louis XV déclara qu’il serait son propre premier ministre, les chances des Stuarts s’évanouirent à nouveau jusqu’à ce que les échecs de la guerre en Allemagne, l’isolement diplomatique de la France et la menace d’une invasion autrichienne aient rendu nécessaire l’aide jacobite. En 1743, Louis XV, pensant que la meilleure forme de défense était l’offensive, envisagea un débarquement en Angleterre sans avertissement et sans déclaration de guerre officielle. Il s’adressa alors à la cour des Stuarts, à Rome, et pour donner une apparence de légitimité, demanda que Charles-Édouard, le fils aîné du prétendant [Jacques III] accompagnât l’expédition. […]

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, p. 177

Sur le papier, l’idée n’est pas si déconnante : malgré le peu de troupes qu’elle déploie dans l’absolu dans la guerre continentale relativement aux autres puissances, la Grande-Bretagne y joue néanmoins un rôle tout à fait substantiel, en arrosant de subsides ses différents alliés continentaux (c’est-à-dire donc les adversaires continentaux de la France). La remarquable puissance financière britannique y permet ainsi de maintenir ses derniers à flots, les autorisant à continuer de mobiliser des masses de troupes importantes dans le théâtre d’Europe centrale contre la France et ses alliées (Bavière, Prusse,…). Ce faisant, la Grande-Bretagne ne dispose presque d’aucunes troupes pour défendre son île, la maigre armée régulière dont elle dispose (comparée à la France) étant presque intégralement engagée en Allemagne. Une situation potentiellement dangereuse qui n’a évidemment pas échappée à la France…

Quelque part vers la fin de l’année 1743, l’opération est décidée. Maurepas affecte à l’organisation du projet l’un de ses plus brillants seconds, Joseph Pellerin (entré à la postérité pour sa remarquable collection de pièces anciennes et ses travaux qui feront de lui l’un des pionniers de la numismatique !). Sous sa direction, tous les grands ports de la Manche s’active à la construction d’une flotte de navires de transports, qui se réunit progressivement à Dunkerque, où se concentre également un corps expéditionnaire de près de 15 000 hommes commandé par le maréchal de Saxe (le futur vainqueur de la campagne des Pays-Bas). Approché depuis des années et après des mois de tractations secrètes, le prétendant jacobite est de la partie : James étant désormais trop vieux pour participer à une expédition militaire, c’est son fils Charles Edouard Stuart (que normalement maintenant vous connaissez bien) qui rejoint la France et bientôt Dunkerque pour se tenir prêt à traverser la Manche avec l’armée d’invasion. L’Espagne suit également les préparatifs de près : à la fin de l’année, elle a signé avec la France de Louis XV un nouveau « Pacte de Famille », par lequel les deux Monarchies bourbonnes se promettent d’unir leurs forces contre les visées impérialistes croissantes de l’Angleterre de George II (dont l’énorme marine de guerre fait plus qu’inquiéter des deux côtés des Pyrénées). Il semble temps de porter un coup décisif à la Couronne anglaise, et avec elle, la bien trop grande force navale qu’elle entretient à grand frais – et qui fait peser de tels risques sur les colonies et le commerce espagnol et français outremers…

Le plan est le suivant : l’escadre du Ponant (la flotte de l’Atlantique) doit sortir de Brest et prendre quelques jours le contrôle de la Manche (ou du moins s’y assurer que la voie est libre), ce qui permettra à la flotte de transport de traverser le détroit et de débarquer le corps expéditionnaire sur la côte anglaise à hauteur de Maldon, dans l’Essex, et ce faisant de menacer la capitale du régime hanovrien. En théorie, ça peut fonctionner, en théorie… Mais en pratique, cela va se révéler, une fois n’est pas coutume, une sacrée galère…

Comme d’habitude, le plan était admirable sur le papier : d’une part une diversion dans les Highlands (3 000 hommes sous les ordres de Earl Marischal Keith) et d’autre part un corps expéditionnaire de 10 000 hommes, sous les ordres de Maurice de Saxe, qui venait de recevoir son bâton de maréchal ; la mission qui lui était assignée était d’opérer un débarquement dans le Kent, afin de menacer Londres. Pendant ce temps l’amiral de Roquefeuil quitterait Brest avec une escadre de 22 vaisseaux et attirerait la Navy au large de l’île de Wight, pour permettre au comte de Saxe de traverser tranquillement le Pas-de-Calais.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, pp. 177-178

Zoom sur : le projet de débarquement en l’Angleterre de 1743-1744

26 janvier 1744. Une importante escadre sous le commandement du comte de Roquefeuil (un vétéran de la Marine de Louis XIV) vient d’appareiller de Brest et fait voile vers la Manche. La trouvant vide, et croyant la flotte britannique chargée de la défense de la Manche abritée à Portsmouth (c’est-à-dire sur ses arrières), Roquefeuil fait informer Dunkerque et le comte de Saxe que la voie est libre et ordonne le déclenchement de l’opération, tandis que lui-même et son escadre continuent de s’avancer vers le détroit du Pas-de-Calais. C’est là que la « malédiction qui semble peser sur toutes les tentatives de débarquement en Angleterre » (dixit l’historien de la marine française André Zysberg) entre en jeu…

Arrivé à hauteur des Downs (la pointe sud-est de l’Angleterre), Roquefeuil tombe nez à nez avec la flotte anglaise de l’amiral Norris – qui n’était donc pas à Portsmouth. Face à cette escadre bien supérieure en nombre que la sienne, Roquefeuil fait demi-tour, seulement pour être pris dans une violente tempête comme l’hiver atlantique sait les organiser. Si le déchainement des forces naturelles sauve à vrai dire l’escadre de Roquefeuil en empêchant Norris de lui donner la poursuite, elle règle définitivement son compte à la flotte de transports partie entretemps de Dunkerque (dont 12 navires sont coulés corps et biens et des dizaines d’autres jetés aux rivages par la violence des éléments). Moins de trois semaines après son déclenchement, le désastre est consommé : le corps expéditionnaire et sa flotte de transports sont décimés, tandis que l’escadre de Roquefeuil est rentrée à Brest sévèrement bousculée par les tempêtes, et sans son commandant… (Roquefeuil est en effet mort subitement en mer sur son navire-amiral le 29 février, dans le dur des événements) Face à cette catastrophe navale, et à défaut de plan alternatif, le gouvernement français décide l’annulation générale du projet d’invasion, et le Maréchal de Saxe et ses troupes sont redéployés au Pays-Bas, où ils mèneront d’ailleurs une campagne terrestre brillante…

Le Royaume-Uni se défend tout seul. Son isolement le met à l’abri des surprises et des invasions. Les changements qui bouleversent le continent, guerres, conquêtes, révolutions, ne l’affectent pas de façon directe. Il n’en subit que le contrecoup lointain, amorti et retardé. L’ennemi n’est pas aux portes de Londres comme il est aux portes de Paris. Depuis le XIe siècle, toutes les tentatives de débarquement ont mal tourné. Des corsaires, des brûlots, des navires légers armés à la hâte suffirent pour arrêter la redoutable Armada de Philippe II. Les vents, les vagues et les orages firent le reste. À l’abri derrière ses escadres, l’Angleterre peut, s’il lui plaît, ignorer le continent. Que la France se trompe sur ses intérêts, relâche son effort, désarme, se laisse égarer par des rêves chimériques, elle met aussitôt son existence en danger. Sûre de l’intégrité de son territoire, retranchée dans ses îles inviolables, l’Angleterre ne ressent de ses fautes qu’une diminution temporaire de puissance. Elle joue son prestige où la France risque sa vie. Une défaite qui tuerait la France ne la condamne qu’au recueillement.

Pierre Gaxotte, Le siècle de Louis XV, pp. 193-194

Aussi vite réenvisagé que réenterré en 1745 suite aux victoires initiales de Charles Edouard Stuart en Écosse, le projet de débarquement en Angleterre retournera dans les cartons jusqu’à la fin de la guerre de Succession d’Autriche. Pour n’en être que mieux ressorti dès 1759 par un certain duc de Choiseul, alors empêtré dans une nouvelle guerre avec la Grande-Bretagne, celle-là d’encore plus grande envergure (notre fameuse guerre de Sept Ans). Mais ceci est une autre histoire… 😉

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Débarquement en Écosse et petite virée en Angleterre

Espionnage, diversions manquées, tempêtes d’hiver, incompétences de commandement,… : début 1744, la flottille de transport n’aura donc été plus que l’ombre d’elle-même, et l’invasion est officiellement annulée par Louis – en même temps que ce dernier profite aussi de l’occasion pour déclarer encore plus officiellement la guerre à la Grande-Bretagne. Redescendu entretemps sur Paris, Charles négocie un débarquement alternatif en Écosse, lieu du plus solide soutien à la cause jacobite sur l’île. La France traîne des pieds, tandis que du côté des jacobites anglais (en liaison étroite avec Charles), on refuse de s’engager dans un soulèvement ouvert sans un substantiel soutien militaire des voisins français…

En avril 1745, la victoire de Fontenoy rechange néanmoins (à nouveau) la donne. Encouragés par leur grand succès contre les armées anglo-hollandaises, les autorités françaises acceptent finalement de fournir à Charles et ses conseillers deux navires de transport pour rejoindre l’Écosse, accompagnés d’une cargaison d’armes et même d’un corps de volontaires français (tous issus de la « Brigade irlandaise » : un régiment d’exilés jacobites intégrés à l’Armée française depuis Louis XIV). Début juillet, Charles et sa petite troupe lèvent l’ancre depuis Saint-Nazaire et font voile vers les Hébrides Extérieures, où les attendent les supporters jacobites écossais, avec qui ils envisagent une invasion de l’Angleterre par le nord.

Comme jusqu’ici, tout se passait encore trop bien, les deux vaisseaux se font évidemment intercepter par un navire de guerre de la Royal Navy. Un certain HMS Lion qui, après 4 heures de combat, contraint le navire transportant les armes et les volontaires à rentrer à port, voyant ainsi un comité d’accueil écossais quelques peu désemparé lorsqu’il voit arriver un Charles seulement accompagné de sa petite équipe de conseillers, le 23 juillet, à Eriskay…

Bataille entre le HMS Lion et l'Elisabeth (soulèvement jacobite de 1745)
La bataille avec le HMS Lion oblige l’Elisabeth (l’un des deux navires d’utilisation corsaire affrétés par la France) à regagner Saint-Nazaire, avec lui la plupart des volontaires et des armes destinés à soutenir le soulèvement..

Sur l’histoire des terrible guerres de religion qui déchirent la France de la seconde moitié du XVIe siècle (et sur les puissants mouvements de « réaction » catholique que suscite la diffusion du protestantisme en France sur le temps long), je renvoie les intéressé(e)s vers cet autre riche article du blog consacré à ces sujets !

Débarquées par l’Ouest, les forces jacobites font rapidement la jonction avec les rebelles Highlanders et prennent Édimbourg.

La suite de l’histoire (que je ne développerais pas en détail ici), est ce que l’historien écossais du XXe siècle Winifred Duke résumera comme « la combinaison brumeuse et pittoresque d’une croisade et d’un pique-nique » (sic) … Malgré des sympathisants jacobites lui conseillant majoritairement de retourner en France, Charles parvient à convaincre (au prix de moultes promesses politiques qui n’engagent que ceux qui y croient) ses soutiens écossais et irlandais de maintenir l’invasion. Un engagement qui coûtera très cher aux concernés…

Le 19 août, la rébellion est engagée avec le soulèvement d’un régiment écossais de l’Armée britannique stationné près d’Édimbourg, rejoints par une troupe d’Highlanders. En quelques semaines, la petite armée jacobite capture Édimbourg, où Charles fait proclamer son père roi d’Écosse. Puis, après avoir défait une petite armée anglaise stationnée localement, les Jacobites franchissent la frontière et s’enfoncent en territoire anglais jusqu’à Carlisle, puis Manchester. Là, on hésite sur la démarche à suivre, entre marcher sur Londres ou rebrousser chemin et remonter vers l’Écosse.

Soldats britanniques rassemblés pour défendre Londres (rébellion jacobite de 1745)
Autour de Londres, des soldats sont rassemblés à la hâte pour contrer la menace jacobite. De nombreux historiens contemporains considèrent que la prise de la capitale par les Jacobites (complètement inéquipés pour soutenir un siège au demeurant) n’aurait pas été à même de faire chuter le gouvernement britannique et le régime Hanovrien.

Le périple des forces jacobites à travers l’Écosse, l’Angleterre puis à nouveau l’Écosse, jusqu’à la défaite finale…

Il faut dire que la situation commence à devenir (très) compliquée. D’une part, les renforts français promis par Charles (et conditions de l’engagement des écossais et supporters anglais) ne sont toujours pas arrivés (ce qui s’explique facilement par le fait qu’ils ne sont jamais partis et qu’il n’était à vrai dire jamais vraiment prévu qu’ils viennent…). D’autre part, le soutien de la population à la cause jacobite dans ces régions du nord de l’Angleterre (autrefois très favorables aux Stuarts) est bien moins important qu’espéré (ce qui peut s’expliquer par le fait que Charles est complètement étranger au pays, ainsi que par le souhait des Stuarts de rétablir une monarchie absolue de droit divin à la française, alors même que cette dernière est majoritairement rejetée par la population insulaire depuis la Glorieuse Révolution… !). Enfin, et non des moindres : le rapatriement du corps expéditionnaire britannique des Pays-Bas pour faire face à la rébellion (encore un des remarquables avantages de la domination navale anglaise), accompagnés de 6 000 soldats hollandais envoyés en renfort car ayant de toute façon l’interdiction de se battre contre les Français après leur reddition à Tournai…

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Le désastre de Culloden

Ayant encore une autre armée anglaise sur leurs arrières, les Jacobites reprennent la route de l’Écosse, puis sont contraints de se réfugier dans les Highlands, où l’armée loyaliste britannique désormais réunie les serrent de près. Acculée, l’armée jacobite finit par choisir de livrer bataille, le 17 avril 1745, à Culloden. Malgré une charge héroïque des Highlanders, les 7 000 Jacobites y sont écrasés par 9 000 soldats professionnels britanniques. Si Charles et ses conseillers parviennent à s’échapper grâce aux exilés irlandais (et parviendront après des mois de course poursuite à atteindre la côte Atlantique puis rentrer en France), les rebelles écossais (qui constituent la majorité de l’armée jacobite) sont traqués durant des semaines par les forces gouvernementales, qui opèrent alors une répression brutale contre toute la région. Des établissements catholiques sont incendiés, des troupeaux de bétail confisqués, des propriétaires terriens soupçonnés d’avoir soutenu la cause jacobite expropriés.

Durant les mois qui suivent la défaite décisive de Culloden, alors que les soldats des régiments français (bien qu’irlandais) sont traités comme des prisonniers de guerre, 3 500 prisonniers jacobites sont inculpés pour trahison. Une centaine d’entre eux (principalement les officiers et déserteurs de l’armée gouvernementale) seront exécutés. Cette rébellion marquera la fin de la menace jacobite pour le Gouvernement britannique. Après la paix de 1748, Charles sera expulsé de France, et finira ses jours à Rome dans l’indifférence générale, ayant sombré dans l’alcoolisme. Du côté français, on produit un rapport hautement critique sur le commandement de cette rébellion, si négatif à propos de Charles Stuart que l’on y conclut que la France serait désormais mieux avisée de soutenir directement le projet d’une « République écossaise » …

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Un moment charnière de l’histoire britannique moderne

L’Écosse, enfin, est la plus grande victime de cette rébellion manquée. Trahie par Charles et ses fausses promesses, les soutiens écossais (dont l’objectif final était la sortie de l’Union et le retour à l’autonomie de leur pays) n’ont obtenu qu’un approfondissement de la tutelle britannique sur leurs territoires. Dans les décennies qui suivent le soulèvement, le démantèlement du système clanique écossais est accéléré, des routes militaires et de nouveaux forts sont construits dans les Highlands, l’engagement militaire à l’étranger (que pratiquait de nombreux Écossais) est définitivement interdit, le recrutement au sein de l’Armée britannique est renforcé, et le Gouvernement va même jusqu’à interdire aux Highlanders le port de leur vêtement traditionnel (le tartan, ancêtre du kilt), excepté au sein des régiments royaux.

Le Prétendant dut se cacher pendant plusieurs mois avant de pouvoir se rembarquer pour la France et une impitoyable répression s’abattit sur l’Écosse, à la mesure de la peur qu’avait inspirée aux Whigs l’armée jacobite à l’automne 1745. Haendel composa son célèbre oratorio “le Messie” pour célébrer la victoire de Culloden, qui fut une journée noire dans l’histoire de l’Écosse et en marque encore la conscience collective. De nombreux partisans des Stuarts furent exécutés, l’Écosse traitée en pays vaincu, le système social des clans abolis et le port du costume national interdit. Les Stuarts cessèrent d’être une menace sérieuse pour les Hanovre.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, p. 190

Un paysage écossais de la fin du XVIIIe siècle reconstitué par la BD Les Pionniers du Nouveau Monde (tome 7). Le lieu n’est pas sans rappeler Eilean Castle, célèbre château écossais situé à proximité de l’île de Skye…

Charles Stuart, romantic icon (from A History of Scotland for Boys and Girls,1906)
L’ultime soulèvement jacobite de 1745 entrera également dans la légende comme le dernier grand combat armé des Écossais contre la tutelle britannique (et qui n’aura comme conséquence que de renforcer l’emprise de cette dernière sur le pays). Autant d’éléments qui nourriront une représentation très romantique et « gaëlique » de l’armée de Charles Stuart, à la réalité bien plus hétéroclite.

Ces événements – qui consolident l’acte d’Union et étouffent les velléités indépendantistes des Écossais pour au moins deux siècles, marquent parallèlement la naissance de l’imaginaire romantique du Highlander et plus globalement le développement d’une culture et identité écossaises spécifiques, cherchant à se démarquer du présent unioniste. Un mouvement encouragé par le pouvoir gouvernemental jusqu’à l’ère victorienne, qui initiera ainsi de nombreuses pratiques et événements traditionnels (perçus comme autant de vecteurs de canalisation pacifique de l’appétit identitaire écossais), tout en louant parallèlement la « vertu militaire » (« martial races ») du Highlander, qu’elle recrutera en masse et regroupera dans des régiments d’élite, reconnus pour leur « talent guerrier ». Autant de sujets, encore aujourd’hui, au cœur des débats autour de l’histoire écossaise..

Au-delà du drame écossais, l’échec cuisant de la rébellion jacobite de 1745 eut de lourdes répercussions sur les relations entre la France et le « parti jacobite ». Bien que ce dernier constitue une « cinquième colonne » toujours bienvenue pour sa capacité à potentiellement grandement déstabiliser et affaiblir le pouvoir britannique, les dirigeants français finiront par s’irriter et se lasser des incohérences stratégiques et contradictions politiques qui traversent le parti de James et Charles Stuart (qui considèrera pour sa part avoir été abandonné et trahi par le gouvernement français). Durant le soulèvement et l’expédition de 1745-1746, ce dernier a en effet systématiquement occulté la réalité du soutien des populations britanniques à la cause jacobite, tout en changeant continuellement de stratégies et en exigeant de la France des moyens considérables que celle-ci ne peut forcément se permettre en plein conflit autrichien. En pratique, le pouvoir français ressort de cette expérience en faisant le constat que le Prétendant est un cheval sur lequel on ne peut guère compter, et sur lequel il convient de miser avec grande prudence. Cette perte de confiance dans « l’hypothèse Stuart » forgera d’ailleurs la pensée stratégique qui guidera le nouveau projet d’invasion de la Grande-Bretagne de 1759 : on gardera alors sous la main et en réserve l’option d’engagement des Jacobites, mais sans placer ces derniers au centre de l’opération française comme en 1745.

De façon plus générale, l’échec du soulèvement de 1745 trahit la réalité de ce dont le phénomène jacobite est véritablement le nom : une simple opportunité politique pour les Tories de revenir au pouvoir via le rétablissement des Stuarts. Dans les faits, militants et sympathisants de la « cause jacobite » (que ce soit dans et en dehors des îles Britanniques) partagent souvent peu de points communs, si ce n’est de compter parmi les déçus et les opposants au régime hanovrien. Au-delà du camp « légitimiste » (composé essentiellement des Écossais dont les Stuarts constituaient la dynastie régnante depuis le XIVe siècle), la bannière jacobite a surtout pour propriété d’unir tous les mécontents du royaume, des paysans pauvres malmenés par la privatisation des communaux dans les campagnes (politique de l’enclosure) aux catholiques et à l’aristocratie tories persécutés par le régime. Comme l’ont bien montré les historiens, la vitalité politique du courant jacobite durant la première moitié du XVIIIe siècle fut ainsi bien davantage alimentée par l’acharnement de l’oligarchie Whig contre le parti Tories (ainsi que par l’action et la propagande anticatholiques des Whigs – qui agitaient en permanence la menace du « complot catholique » amalgamé alors au jacobisme) que par un réel mouvement d’adhésion des Tories et des catholiques britanniques au projet de rétablissement de la dynastie Stuart :

Ce qui fit la force réelle des Jacobites de 1715 à 1745 fut, beaucoup plus que des similitudes entre l’idéologie tory et l’idéologie jacobite, une erreur tactique de la part des Whigs au pouvoir depuis l’avènement de George Ier : la mise à l’écart systématique des tories durant les règnes des deux premiers Hanovre. Après 1715, le gouvernement empêcha la gentry tory de placer des cadets dans l’église, l’armée ou l’administration ; les officiers tories perdirent leurs commissions dans l’armée, les avocats tories furent écartés de la magistrature. Les pasteurs tories ne purent accéder à l’épiscopat, les négociants tories furent écartés de la Banque d’Angleterre, les gentilshommes tories éloignés de l’administration des comtés, les officiers tories chassés de l’armée ce que résuma Bolingbroke : « Si des mesures plus douces avaient été prises, il est certain que les Tories n’auraient jamais, dans leur ensemble, embrassé la cause jacobite. La violence des Whigs les a jetés dans les bras du Prétendant. ».

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, pp. 109-110

Constituant ainsi un grand parti « attrape-tout » agglomérant les différents mécontentements que cristallise la politique du gouvernement whig, le jacobisme du XVIIIe siècle ne parviendra jamais à combiner stratégiquement (et victorieusement) les deux tendances structurelles qui l’alimentent : un mouvement légitimiste de restauration d’une dynastie déchue (dont bien peu d’Anglais étaient véritablement partisans) et une forme idéologique de contestation sociale. Le condamnant ainsi, malgré la perfusion française, à une inévitable extinction. Mais ceci est une autre histoire… 😉

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Pour aller plus loin… 🔎🌎

Ce petit épisode de la série des « Il était une fois… » du blog est en fait extrait du chapitre III de ma grande série consacrée aux origines de la guerre de Sept Ans (1756-1763). Si les sujets de l’histoire britannique et plus globalement des empires coloniaux et du « grand XVIIIe siècle » vous intéressent (ce fut en effet une période charnière de l’histoire moderne), je vous oriente ainsi vers la découverte de cette riche série documentaire traitant de cet immense conflit, considéré par de nombreux historiens comme la première véritable « guerre mondiale » de l’Histoire. Un conflit qui débutera (et se propagera) en effet dans l’ensemble des empires coloniaux du monde, lui conférant ainsi une dimension planétaire et maritime inédite.

Une guerre constituant en outre le plus grand choc de l’intense conflit global qui opposera tout au long du XVIIIe siècle la France et la Grande-Bretagne pour la domination (de la mondialisation) du monde ; une suite ininterrompue de conflits, de Louis XIV à Waterloo, d’ailleurs qualifié de « Seconde guerre de Cent Ans » par certains historiens. Une passionnante série d’articles en forme de grande fresque historique, qui vous portera ainsi des Grandes Découvertes à la chute du Canada et des Indes françaises, et de la fondation des grandes empires coloniaux européens outremers et de la naissance de la mondialisation maritime et de la globalisation économique à l’émergence du capitalisme, du libéralisme et plus globalement d’un nouvel ordre mondial caractérisé par l’hégémonie planétaire britannique (sur les plans maritime, colonial, économique, culturel, géopolitique, etc.). Une grande série qui vous amènera aussi à mieux comprendre tant les racines de la guerre d’Indépendance américaine que celles de la Révolution française et des guerres napoléoniennes ; autant d’événements qui structureront décisivement notre monde contemporain !

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Et sinon, pour les intéressés et autres curieux, vous pouvez prendre connaissance de tous mes articles, (photo)reportages, récits de voyage, documentations et cartes liés à l’histoire et à la géographie de la Grande-Bretagne, ainsi que plus globalement à celle de l’Europe, en consultant les rubriques du site spécifiquement dédiées à ces domaines (accessibles ici : catégorie « Angleterre | Grande-Bretagne | Royaume-Uni » et catégorie « Europe »).

Et si d’autres sujets et thématiques vous intéressent, n’hésitez pas également à parcourir ci-dessous le détail général des grandes catégories et rubriques du site, dans lesquels vous retrouverez l’ensemble de mes articles et cartes classés par thématique. Bonne visite et à bientôt !

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