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Les Parlements d’Ancien Régime : histoire d’un contre-pouvoir croissant envers l’absolutisme royal (et papal)

C’est une institution aujourd’hui assez méconnue, mais qui occupa pourtant une place centrale dans le fonctionnement de la Monarchie française depuis sa constitution au Moyen-Âge jusqu’à la grande Révolution de 1789 et la fondation de la (première) République.

Dans ce petit article extrait de ma grande série sur l’histoire (vraie) de la Bête du Gévaudan (une histoire extraordinaire, et la plus grande énigme du règne de Louis XV), je vous propose ainsi de revenir sur ces fameux Parlements d’Ancien Régime, organes de la justice royale, Journal Officiel et Cour Suprême avant l’heure, et au rôle décisif que joueront ces derniers dans la chute d’une Royauté française millénaire… Bonne lecture !


Les Parlements : une des plus importantes institutions de la France d’Ancien Régime

En guise de préambule à ce développement, commencez par oublier tout ce que vous croyez savoir sur les Parlements dont nous allons parler, car cette ancienne instance de l’Ancien Régime n’a absolument aucun rapport avec la conception moderne que nous en avons.

Dans la France de jadis, les Parlements étaient en effet des entités juridiques et administratives qui contribuaient à la gouvernance du pays par le Roi. Créés vers la fin du Moyen-Âge en liaison avec les premiers développements de l’État central (et l’entreprise d’affirmation de l’autorité monarchique qui l’accompagnait), les Parlements étaient une sorte de chambre d’enregistrement et d’application des décisions royales. Ils avaient pour rôle d’enregistrer et de faire appliquer sur le plan du droit les actes royaux (édits, déclarations), qui correspondaient à autant de mesures fiscales, dispositions de succession, réforme administrative, ou encore attribution de privilège instaurées sous forme législative ou règlementaire.

Sorte de Journal Officiel avant l’heure, ces juridictions (et en premier lieu le Parlement de Paris) avait ainsi pour fonction très importante d’inscrire dans leurs registres toutes les décisions et mesures prises par la Royauté, après avoir vérifié leur compatibilité avec le droit, les usages et les coutumes locales (un ensemble mi-formel, mi-informel que l’on appelait alors les « Lois fondamentales du Royaume »). Ces « lois fondamentales du Royaume » (qui s’apparentaient à une sorte de constitution non-écrite ni véritablement formalisée avant l’heure) occupaient alors le sommet de la pyramide des normes dans le droit de l’Ancienne France. Les lois promulguées par le roi devaient impérativement s’y soumettre, et c’était en particulier le rôle du Parlement de Paris de veiller à ce que cette hiérarchie soit maintenue et respectée (on peut ainsi voir ce dernier comme une sorte de Cour constitutionnelle avant l’heure, bien que les attributions judiciaires du Parlement s’étendaient en pratique bien au-delà) :

En face du Conseil qui incarne la volonté momentanée du prince, les Parlements se disent le dépôt permanent des lois fondamentales. Ils les annoncent quand elles sont faites, et les rappellent quand on les oublie. Forts de ce pouvoir conservateur, ils s’attribuent un droit de regard sur l’administration, la haute police, la police des cultes, les corporations, l’assistance, les approvisionnements, les routes, l’instruction et les impôts. Au reste, nul n’exerce une fonction publique sans avoir fait enregistrer sa nomination par un tribunal. En particulier, les communautés d’arts et métiers ne reçoivent un « maître » que s’il a soumis aux juges ses lettres de maîtrise et prêté serment entre leurs mains. Le maçon, le chaudronnier, le boulanger, le cabaretier et le rôtisseur ne s’établissent, n’ouvrent boutique et n’exercent leur profession qu’après y avoir été dûment autorisés par la justice. Simple formalité, sans doute, mais formalité qui peut devenir contrainte, le jour où les magistrats ont besoin de mobiliser leur clientèle. […] Pour le règne de Louis XV, le monde du Parlement de Paris représente un corps considérable de cinq cent quatre-vingt-dix familles, plus que toute la noblesse de Champagne.

Pierre Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, pp. 319-323

Le Parlement de Paris constituait, sous l’Ancien Régime, l’une des institutions les plus importantes du royaume. Son siège (et notamment sa Grande Chambre, où se tenaient les lits de justice) se situait dans le Palais de l’île de la Cité, autrefois résidence des rois francs avant que ceux-ci ne déménagent au château du Louvre. L’édifice (que nous connaissons aujourd’hui sous le nom de Conciergerie), servira notablement de prison durant la Révolution française (moment où des milliers de prisonniers – dont la reine Marie-Antoinette – y seront incarcérés, jugés et condamnés). De l’ancien palais classé monument national, on peut toujours visiter aujourd’hui la célèbre Sainte-Chapelle, construite par Saint-Louis pour abriter des reliques que ce dernier avait ramené de Terre Sainte (ultérieurement déplacées à Notre-Dame).

Répartis dans tout le Royaume et couvrant tout le territoire, les Parlements occupaient à ce titre également une autre fonction très importante : celle d’exercer la justice au nom du Roi. Pour comprendre leur fonctionnement et leur importance sous l’Ancien Régime, il nous faut toutefois réaliser un petit détour par l’histoire de la formation et du déploiement de la justice royale.

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L’histoire de la formation de la justice royale en France

À partir de la fin du Xe siècle, l’émiettement politique et territorial de la féodalité avait entraîné celui de la justice. Alors qu’en Allemagne subsistaient par exemple les tribunaux de l’Empereur, en France, la justice publique passa presque toute entière à la discrétion des seigneurs (qui mobilisaient souvent le duel judiciaire, comme on peut le voir illustré par exemple dans le récent film The Last Duel de Ridley Scott). À côté de ces justices laïques, existait une justice de l’Église, dont les origines remontaient à l’Empire romain. Cette justice exerçait le monopole de la juridiction des ecclésiastiques, et était également compétente à l’égard des laïques lorsque des questions spirituelles étaient en jeu (crimes d’hérésie, de sorcellerie, mariages, etc.). Paradoxalement, ces officialités attiraient beaucoup les justiciables du fait de leur caractère mieux organisées que les tribunaux laïcs, et parce qu’elles offraient la garantie de juges instruits et de modes de preuve plus rationnels. Mais celles-ci avaient la limite de ne prononcer que des sanctions spirituelles et de ne pas pouvoir, comme les cours laïques, faire respecter leurs sentences par la force.

Le roi, comme les autres seigneurs, avait sa cour féodale (la curia regis). Une partie de cette assemblée, composée à l’origine de seigneurs et de prélats, s’était spécialisée avec le temps dans les affaires judiciaires, qui étaient traitées de plus en plus par des jugeurs professionnels, des légistes (ces derniers furent, vers la fin du XIIIe siècle, la matrice du parlement, qui allait devenir le principal organe judiciaire de la Monarchie française). Dès le Moyen-Âge, les rois de France avaient entrepris d’étendre leur juridiction aux dépens des cours seigneuriales ou ecclésiastiques, s’appuyant sur le principe selon lequel « toute justice émane du roi » et sur la préférence des justiciables eux-mêmes pour la justice royale – plus prestigieuse et mieux organisée que celle des seigneurs. Ces dernières, en déclin, continuèrent à fonctionner, mais soumise à un contrôle toujours plus étroit de l’État, et pour les causes peu importantes.

Vers les débuts de l’époque moderne, le royaume étant enfin sorti de la période noire qu’ont pu constituer pour sa population les XIVe siècle et XVe siècles (avec la Peste noire et la terrible guerre de Cent Ans – qui s’apparente davantage à une guerre civile et dynastique qu’à une guerre d’indépendance), les rois de France de la dynastie des Valois (en particulier Louis XI et François Ier) s’attèlent au renforcement du pouvoir royal et de la centralisation monarchique. Certains historiens caractérisent à ce titre cette période comme la transition d’une « Monarchie féodale » vers une « Monarchie modérée » ainsi mise en place par la dynastie des Valois – « Monarchie modérée » que l’on peut voir comme une forme de prélude et de matrice de la future « Monarchie absolue » qu’incarneront ensuite les Bourbons (à partir d’Henri IV jusqu’à la chute de la Royauté sous le règne de Louis XVI).

En ce début de Renaissance, les rois de France sont traversées par plusieurs grandes dynamiques. D’une part, comme à son habitude, le royaume est endetté, et le roi a grand besoin d’argent. D’autre part, ce dernier souhaite contrecarrer le pouvoir des nobles et des grands féodaux et affirmer son autorité auprès de ces derniers. Rappelons que durant des siècles, le domaine royal (c’est-à-dire les territoires véritablement sous le contrôle du roi de France) ne dépassaient pas la région parisienne et Orléans, et que bien que théoriquement ses « vassaux », les grands seigneurs de province jouissaient d’une autonomie de fait dans les différents duchés et comtés intégrés au Royaume.

Quand l’État moderne français se construisait au travers des « offices »

Tout cela change au tournant du XVIe siècle. En effet, la guerre de Cent Ans a été l’occasion de l’émergence d’un sentiment patriotique, et de la fédération des provinces autour du personnage et de la légitimité du roi contre l’ennemi anglais. C’est aussi à cette époque que le roi de France (en l’occurrence Charles VII) met en place la première armée royale permanente, rendant le roi moins dépendant du soutien militaire et logistique de ses vassaux (avec la mobilisation des fameux ost et ban médiévaux). À ce moment précis de l’histoire de France, le Roi cherche ainsi à affermir son autorité au détriment de celles des puissants seigneurs de ses provinces. Et il a également grand besoin d’argent pour renflouer ses caisses creusées par les guerres et le coût de financement d’une administration royale croissante.

Pour résoudre ces deux problèmes d’une seule traite (et pour faire très simple et schématique), le pouvoir royal va allier ses intérêts à ceux de la bourgeoisie des villes (classe sociale qui n’a fait que croître en importance et en richesse depuis le grand développement commercial qu’a connu l’Europe à partir du XIIe siècle – rappelez-vous les foires de Champagne, etc.). Que fait alors le Roi ? C’est très simple : il délègue une grande partie de l’application de la justice royale à des juges issus de la bourgeoisie des villes. Il existait en effet dans ces dernières une classe de légistes (magistrats, avocats, clercs, etc.) qui s’occupaient essentiellement d’affaires locales. Le Roi leur confie désormais l’administration locale de la justice royale, qui vient concurrencer et supplanter localement celle des seigneurs – alors en perte de vitesse. Et pour résoudre ses problèmes de financement, le Roi de France rend ces fonctions achetables. On parlait alors d’offices : le magistrat avait le droit d’officier dans un parlement car il avait acheté sa charge auprès du Roi. Il pouvait en outre transmettre cette charge à ses enfants – ce qui rendait ces offices héréditaires, et allait participer de la constitution en quelques siècles de véritables dynasties de magistrats (qui l’étaient ainsi dans certaines familles de père en fils !) :

Depuis la fin du Moyen Âge, aucun nobliau de province, aucun seigneur, aucun grand féodal ne pouvait plus opposer de résistance au roi : la monarchie féodale était un souvenir. Dans le royaume, il n’y avait plus que des vassaux, chaque seigneur ne tenait plus que du souverain. Et quand l’un d’eux voulait purger un différend avec un voisin, il devait faire appel à la justice royale.
Pour réussir cette unification du royaume, les rois s’étaient appuyés sur une classe en pleine expansion, les légistes du Tiers-État issus de la bourgeoisie. À Paris et dans les provinces les plus récemment rattachées, des parlements, composés de fonctionnaires qu’on appelait des officiers, enregistraient les lois et rendaient la justice au nom du roi en lieu et place des anciens féodaux. La roture prenait la place de la noblesse d’épée.

L’affirmation de l’absolutisme à la française passa par la création, année après année, d’offices de plus en plus nombreux : toute fonction était un office, et tout office était un don du roi. Comme la justice était payante, posséder un office était une excellente affaire et les candidats soudoyaient des courtisans pour tenter d’en obtenir. Plutôt que de s’en offusquer, au XVIe siècle, Louis XII et François Ier avaient pris l’initiative de vendre les offices de fonctions publiques. Qui en avait les moyens pouvait ainsi devenir juge, grâce à un contrat en bonne et due forme passé avec la royauté. Désireux d’arranger les finances royales et de se ménager la même classe montante, Henri IV rendit les offices héréditaires par l’instauration de la Paulette, une sorte de « prime d’assurance sur la vie », qui garantissait la charge à la famille si l’officier avait un fils en âge d’exercer. La Paulette renforçait et augmentait la valeur des offices, mais elle rendait les officiers dépendants, en permettant au roi d’agiter le spectre du refus de renouvellement. La vente d’offices fit rentrer des fonds bienvenus, et les offices se multiplièrent. Il y en avait environ 5 000 au début du XVe siècle, et près de 46 000 cent cinquante ans plus tard. À l’échelle de notre découpage actuel, cela fait près de 500 par département.

Tandis que les gentilshommes, appauvris par leur faste, vendaient leurs biens aux robins (la « Robe » était la magistrature, les robins étaient les juges), par décision royale, ces << vils bourgeois » devenaient comtes ou marquis, s’agrégeaient à la noblesse et prenaient de l’importance. Alors qu’Henri III n’avait que des gentilshommes en son Conseil, Henri IV fit entrer de plus en plus de robins. En quelques générations, ceux-ci devinrent nobles à part entière et se mirent à faire des dynasties.
Inamovibles, propriétaires de leur office, devenus nobles, ils formèrent petit à petit une classe nouvelle, ils devinrent un corps avec un intérêt commun à défendre, une sorte de quatrième État de plus en plus indépendant. Et une nouvelle menace pour la royauté.

Marion Sigaut, De la centralisation monarchique à la révolution bourgeoise, pp. 6-7

Sorte d’« agents » de l’État monarchique (mais dont ils n’étaient pas fonctionnaires ni même salariés), de par leur rôle central dans la mise en musique de la politique royale, ces parlementaires ont occupé une importance juridique (et ce faisant politique) croissante, corrélée à la montée en puissance de l’État en France (en particulier à partir du XVIIe siècle). Une importance qui, au fil des siècles, a eu évidemment pour effet de faire considérablement croître leur poids politique et par conséquent leur capacité à exercer une pression sur les décisions royales. Ainsi, avec le temps, les Parlements ont commencé à développer un nouvel usage coutumier, que l’on appelait le « droit de remontrance ». Celui-ci consistait à formuler des recommandations et préconisations au Roi en amont de l’enregistrement d’une mesure. L’idée assez naturelle et cohérente était au départ d’avertir le Roi que telle ou telle mesure qu’il souhaitait adopter était en contradiction avec une ancienne mesure de ses prédécesseurs, ce qui nécessitait potentiellement de revoir la mesure proposée par le Roi. L’idée était également de proposer ce que nous qualifierions dans notre vocabulaire moderne « d’amendement » : des modifications ou améliorations de la mesure soumise à adoption par le souverain royal au Parlement (adoption mais pas validation, car c’est toujours le Roi qui décide en dernier lieu dans l’Ancien Régime). C’est en particulier le célèbre Parlement de Paris qui avait cette fonction – en plus d’exercer la justice sur l’équivalent du tiers du territoire de la France de l’époque !

Magistrats propriétaires de leurs charges, les parlementaires peuvent difficilement passer pour des représentants du peuple. Or, investis d’un pouvoir de conseil, ils occupent le vide institutionnel laissé par la non-convocation de l’unique instance consultative à l’échelle du royaume : les États généraux. Par les remontrances des parlementaires se ferait entendre la voix d’une France muette depuis 1614. Et cette France parle de plus en plus haut et fort. 

Edmond Dziembowski, « Vers la Révolution : comment la France a basculé », Histoire & Civilisations, janvier 2021

Territoires de ressort des Parlements et Cours souveraines de France sous l'Ancien Régime (© EQH)
Une belle cartographie des périmètres des Parlements et Cours souveraines de France vers le milieu du XVIIIe siècle (réalisée par Damien de la chaîne EnQuête d’Histoire). Accueillir le siège d’un Parlement conférait une importante spécificité aux villes concernées (Toulouse, Rennes, Rouen, Bordeaux, Aix, Nancy, etc.). En effet, l’administration de la justice opérée par ces cités s’y traduisait par la présence locale de centaines voire de milliers de magistrats, notaires, greffiers, etc. Aussi, la population, l’urbanisme et la vie quotidienne de ces villes étaient-ils très marqués par l’activité parlementaire. Cette véritable « classe magistrate », considérant notamment la vénalité des charges, constituaient ainsi localement une conséquente bourgeoisie citadine, qui se développa tout au long de la fin du Moyen-Âge et de l’époque moderne (Renaissance et Ancien Régime), en parallèle de la bourgeoisie marchande.

De façon générale, la France de l’Ancien Régime avait globalement délégué via ce « système des offices » une large partie des missions de service public du royaume (justice donc – ce qui représentait pas mal de monde, mais aussi collecte et gestion des impôts avec l’institution de la Ferme Générale, etc.). Vers le milieu du XVIIIe siècle, il existait ainsi en France plus de 46 000 « offices », autant de charges et de « missions de service public » achetées à l’État et exercées à titre individuel par une classe bourgeoise. Une façon pour l’État de l’époque de faire tourner les « services publics » du royaume tout en percevant des recettes, sur le principe de l’équivalent d’une délégation de service public moderne (mais payante, et ayant donc généré la constitution d’un gigantesque corps « d’officiers », que l’on pourrait comparer à des sortes de fonctionnaires privés, et l’ensemble à un service public privatisé). En période de guerre en particulier, la Royauté française avait tendance à créer de nouvelles offices à vendre (et à la fonction parfois purement honorifique) afin de financer son budget en hausse ; puis en période de paix, à chercher à les racheter ou à les supprimer afin d’éviter l’inflation des privilèges. Sous le règne de Louis XV, toutes ces structures et leurs offices – et en particulier ceux liés à la fiscalité et au système de justice français – en étaient ainsi venus à représenter pas mal de monde :

Au [milieu du XVIIIe siècle], la France comptait treize tribunaux d’appel ou Parlements, quatre Conseils supérieurs, pourvus des mêmes attributions dans les provinces nouvellement réunies (Corse comprise), quatre Cours des Aides qui jugeaient en dernier ressort les réclamations desdits contribuables contre le fisc et inversement punissaient les fraudes des contribuables, douze Chambres des comptes chargées de surveiller les agents du Trésor. […] Les membres des Cours souveraines sont au nombre de trois mille environ, mais ils dominent et entraînent les magistrats des juridictions inférieures, des bureaux de finances, du Châtelet, des présidiaux, des bailliages, des élections, des prévôtés et la foule immense des suppôts de la justice, avocats, procureurs, huissiers, greffiers, porteurs de contraintes, notaires, commis de la basoche, clercs et saute-ruisseau. […] Propriétaires de leurs charges, pouvant les vendre ou les léguer, les magistrats constituent de véritables dynasties, en possession héréditaire de rendre la justice. Les d’Ormesson, les Joly de Fleury, les Lamoignon, les Molé, les Le Peletier, les Pasquier, les d’Aligre sont de grands noms de France. […] En 1690, Louis XIV a accordé la noblesse héréditaire ou transmissible aux magistrats des Cours souveraines.

Pierre Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, pp. 318-321

Oui : bien que payants, les offices (notamment de magistrature) attiraient du monde, car avec cette charge (office) de magistrat en particulier, venait effectivement quelque chose de très recherché et prestigieux dans l’ancienne société d’ordres : un anoblissement. En d’autres termes, les personnes qui officiaient pour la justice royale étaient anoblies depuis Louis XIV. Cette mesure allait avoir des conséquences extrêmement importantes dans la société de l’époque, car elle allait se traduire par l’émergence d’une nouvelle noblesse, dite « noblesse de robe », qui allait se développer en parallèle de la noblesse dite « d’épée » (la noblesse « classique », de titre, et qui se transmettait par le sang). Au tournant du XVIIIe siècle, on assiste même à un nouveau phénomène : celui d’une aristocratie parlementaire qui, après avoir longtemps concurrencée la noblesse traditionnelle (et étant désormais devenue elle aussi une noblesse), commence à fusionner avec elle :

Cette transformation, qui passa presque inaperçue, est de la première importance. Bourgeois ou fraîchement sortis de la bourgeoisie, les magistrats étaient les adversaires-nés de la noblesse. Que de fois a-t-on décrit ces légistes austères reconquérant le royaume sur les féodaux, renversant les justices seigneuriales, rasant les donjons, réduisant les grands à l’obéissance et faisant triompher partout la justice du Roi, parce que le Roi c’était l’unité, le droit, la nation, l’État ! Au XVIIIe siècle, voici les légistes devenus à leur tour des seigneurs. Ils achètent des fiefs et ils ont des vassaux. En Franche-Comté, la seule province où le servage se soit conservé, les biens de mainmorte appartiennent soit à des gens d’Église, soit à des magistrats de Besançon. Le mélange est fait entre la noblesse d’épée et la noblesse de robe : parentés, mariages, relations, manière de vivre, tout les confond. Des familles parlementaires sortent des colonels, des chevaliers de Malte, des lieutenants généraux. […] C’est avec beaucoup de raison, que, dans sa thèse Les Magistrats du Parlement de Paris au XVIIIe siècle, M. Bluche a insisté sur l’unité de la noblesse. Constituée et cimentée par les privilèges fiscaux, définie par une législation et une jurisprudence abondantes, cette unité ne laisse entre ceux qui composent le second ordre du royaume d’autre différence que l’ancienneté de l’anoblissement. Encore, au XVIIIe siècle, le prestige de l’ancienneté s’efface-t-il au profit de la situation publique, des honneurs officiels, du rôle dans l’État, de la réputation, des alliances… […] Au surplus, « c’est souvent par les sentiments, les idées et les actes, plus encore que par la naissance et les privilèges, que l’on marque le mieux son appartenance à un ordre ou à une classe ». Les hommes nouveaux, quand il s’en trouve, calquent leurs idées et leurs manières sur celles des familles anciennes. Correspondances et mémoires nous montrent les nobles des deux origines absolument mêlés dans les salons et dans les fêtes. Le petit-maître de robe est aussi pressé de déposer sa toque et son rabat que le petit-maître d’épée d’enlever son uniforme de chevau-léger ou de mousquetaire. Ils ont les mêmes goûts, le même cousinage, les mêmes maîtresses, les mêmes chevaux, les mêmes hôtels. Surtout ils ont les mêmes intérêts et les mêmes préjugés. Certes, comme nul ne peut entrer dans une des cours sans l’aveu des membres qui la composent, on constate de l’une à l’autre certaines différences de recrutement. On est moins entiché de noblesse à Dijon qu’à Rennes. Mais ces nuances sont peu de chose. À Paris, en 1771, la composition du Parlement est la suivante : 233 nobles, 26 fils de privilégiés, 29 roturiers, contre 26 en 1715. Si « une évolution imperceptible tend à augmenter la proportion relative des magistrats d’origine bourgeoise, ce phénomène joue sur de si petits nombres que son importance sociale est négligeable ».

Pierre Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, pp. 321-323

Il est important de rappeler ici que la noblesse était alors exemptée d’impôt. Imaginez donc l’intérêt matériel qu’il pouvait y avoir à être anobli, au-delà de tout le prestige que pouvait conférer le titre. En deux ou trois siècles, la haute administration de la justice, en plus d’avoir fusionnée avec l’ancienne noblesse terrienne et féodale, était ainsi devenue une vaste entreprise institutionnelle, mobilisant sur l’ensemble du territoire des milliers de légistes. Autant de familles anoblies, riches et puissantes, qui participaient de beaucoup de l’économie des villes où siégeaient un parlement ou une antenne de la justice royale, et qui allaient finir par constituer une véritable classe (caste) sociale à l’intérieur du pays, organisée, structurée, consciente de ses intérêts, et bientôt prête à tout pour les défendre :

Les magistrats tirent leur importance, non seulement des fonctions qu’ils exercent, mais encore de leur fortune. Au vrai, ils ne s’enrichissent pas à rendre la justice, mais c’est parce qu’ils sont riches qu’ils peuvent être juges. Une charge de conseiller qui, à la mort de Louis XIV, vaut cent mille livres à Paris et soixante-dix mille en province, ne rapporte même pas l’intérêt du capital. A Rennes par exemple, gages, épices et vacations se montent difficilement à deux ou trois mille livres par an. Beaucoup moins à Grenoble. La plupart des magistrats sont de grands propriétaires terriens, propriétaires parfois très avides, acharnés à faire revivre des droits tombés en désuétude, à mettre la main sur les communaux, à restreindre les droits d’usage qu’une longue pratique a rendu légitimes. A Paris, ils sont très souvent propriétaires de terrains à bâtir, de maisons louées. Le président Olivier de Senozan, qui passait pour un des Parisiens les plus riches, possédait l’année de sa mort, rien qu’en immeubles et en terres, une fortune de quatre millions six cent soixante-seize mille francs. Beaucoup ont un portefeuille composé presque toujours de rentes sur les aides et gabelles, sur le clergé, sur les États de Languedoc et de Bretagne. […] Les magistrats de Rennes, de Dijon, de Besançon, de Grenoble ont des fermes, des forêts, des pâturages, des chasses, des maisons de campagne. Une des plus belles propriétés du Dauphiné, à La Tronche, dominant l’Isère, appartient au conseiller de Barral de Rochechinard. Le labyrinthe en est célèbre parmi les amateurs de jardins anglais. La richesse des parlementaires n’est pas uniquement immobilière ou composée de valeurs à revenu fixe. Ils épousent des filles de finance, s’intéressent à des affaires industrielles, commanditent des maîtres de forges et des armateurs. Sur les cinquante forges qui existent en Bourgogne à la veille de la Révolution, dix appartiennent à des parlementaires dijonnais. […] Un certain nombre de magistrats parisiens ont des actions de Saint-Gobain, de la Compagnie des Indes, du canal de Briare, des parts dans l’entreprise des carrosses. Certains prêtent sur hypothèques. À la Révolution, le président Bouhier de Lantenay (Dijon) avait cent soixante-six mille francs de créances sur des boulangers, des drapiers, des procureurs et sur diverses abbayes.

Pierre Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, pp. 319-320

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EN RÉSUMÉ : au début de ce que nous appelons en Histoire l’Ancien Régime (tournant du XVIIe siècle), la justice royale était ainsi devenue une vaste organisation hiérarchique, une pyramide administrative et judiciaire au sommet de laquelle se trouvaient les « cours souveraines » : les conseils souverains et les fameux Parlements (il y avait celui de Paris, celui de Rennes, celui de Toulouse, etc.). Ces derniers rendaient la justice sur un territoire délimité, et constituaient en quelque sorte les instances supérieures du droit dans le Royaume, les « Cours de dernier ressort » mobilisées par toute personne qui souhaitait faire appel d’une décision. Leur justice et les arrêts sur lesquels ces tribunaux statuaient étaient prononcés au nom du Roi, et seul ce dernier avait le pouvoir de dessaisir un Parlement d’une affaire ou de casser une décision prise par l’un d’eux (événements qui demeuraient toutefois relativement rares).

Sur cet autre important sujet de l’organisation et du fonctionnement administratifs de la France d’Ancien Régime, je recommande également la lecture de cet article du blog (extrait lui aussi de ma série sur la Bête du Gévaudan) !

Les instances des Parlements étaient occupées par des magistrats, et ces fonctions n’étaient donc pas attribuées sur compétence ou sur concours mais étaient nous l’avons vu monnayables. Autrement dit, à l’image du fonctionnement du notariat d’aujourd’hui, la charge de parlementaire s’achetait, et l’on pouvait se la transmettre de père en fils (l’histoire judiciaire de la Monarchie regorge ainsi de véritables dynasties de magistrats, dont de nombreuses s’étaient illustrées par leurs compétences et leurs valeurs morales).

Comme vous l’avez bien sûr compris au vu d’un tel mode de fonctionnement, avec les siècles, les parlementaires se sont érigés dans le Royaume en une véritable classe (caste) sociale, très riche (et parlementaires parce que riches), et disposant de nombreux privilèges, qui se transmettaient donc de génération en génération. La possession d’une charge de magistrat valait au concerné d’être anobli, et les membres des parlements étaient appelés dans l’Ancien Régime la noblesse « de robe » (en distinction de la noblesse « d’épée » qui correspondait elle à la noblesse « classique », et qui se transmettait par le sang). Bien que techniquement « nobles », ces magistrats étaient avant tout ce que nous pourrions qualifier de classe « bourgeoise ». Ils composaient à ce titre une part importante de la bourgeoisie des villes, aux côtés notamment des marchands dont ils étaient généralement assez proches (quand ils n’évoluaient pas directement dans le monde des affaires eux-mêmes !).

Mais au-delà de son appartenance à l’aristocratie financière et marchande, la classe magistrate était aussi et surtout devenue au XVIIIe siècle une puissance terrienne, propriétaire d’un grand nombre de domaines et de placements immobiliers. Plus encore, elle avait même fusionnée en partie avec la noblesse traditionnelle, et ainsi les familles « de robe » et « d’épée » étaient-elles désormais souvent unies par les liens du sang et de l’argent. Bientôt, cette haute société n’en forma plus qu’une, partageant la même culture, le même mode de vie, et les mêmes intérêts. À l’époque de Louis XV, la noblesse s’était ainsi « embourgeoisée » et la bourgeoisie s’était anoblie. Puissante et contrôlant en partie le fonctionnement de l’État, cette classe de privilégiés allait bientôt faire front contre les volontés réformistes de la Royauté.


Au XVIIIe siècle, la fronde des Parlements contre le pouvoir royal

La rébellion de la magistrature est, sans contredit, l’événement politique le plus important du règne [de Louis XV]. Il ne faut point y voir une simple manifestation d’indiscipline ou d’anarchie. Elle représente le furieux effort d’une nouvelle classe de privilégiés pour s’emparer de la puissance publique et transformer la constitution du royaume en abaissant la couronne : avant d’être abattue par une révolution populaire, la monarchie faillit être démembrée par une révolution aristocratique, féodale, et celle-ci prépara celle-là.

Pierre Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, p. 318

Bon, et alors, où était donc le caractère hautement problématique pour la Royauté de ces parlements d’Ancien Régime ? Le problème a donc commencé à devenir le suivant (et implique de se projeter dans la conception de la France monarchique de l’époque) : dans le royaume de France, il y a qu’un seul décideur, c’est le Roi. C’est lui qui décide, et personne d’autre. Dans le fonctionnement d’Ancien Régime, le Roi est conçu comme le gardien des lois fondamentales du Royaume, ainsi que le garant du bien collectif. Le Roi a des droits, mais aussi beaucoup de devoirs, et en premier lieu, celui d’assurer la prospérité du Royaume et le bien-être de sa population (on peut bien sûr critiquer cette vision et souligner combien cela fut effectivement loin d’être la priorité de tous nos rois de France, mais néanmoins là était bien l’état d’esprit et la philosophie d’ensemble, et c’est cela qui est important à retenir ici). Poursuivons. Le Roi a également un rôle d’arbitre des conflits, et c’est lui qui est mobilisé et qui intervient pour trancher en cas de litiges (ou quelqu’un mandaté pour arbitrer en son nom). Au-dessus du Roi, il n’y a que Dieu, et c’est le Roi qui décide et qui a le dernier mot. Point.

Un entretien très intéressant de l’historien Joël Cornette réalisé par le podcast Storia Voce sur l’histoire du « phénomène absolutiste » français !

Or, au fil du temps, les Parlements (et en particulier le Parlement de Paris) se sont mis à considérer comme un droit – et un même un devoir – de leur part d’amender voire de s’opposer aux décisions royales. Lorsqu’ils ne sont globalement pas d’accord avec une mesure que le Roi leur soumet à adoption juridique (et ce faisant politique), les Parlementaires prennent ainsi de plus en plus l’habitude au XVIe puis XVIIe siècles de refuser de procéder à l’enregistrement de la mesure, voire de se mettre en grève. Sous le règne de Louis XIII et sous la régence de Louis XIV en particulier, les parlementaires parisiens exercent ainsi de plus en plus souvent un véritable blocus politique à la mise en droit (et donc en application) des décisions royales. Certes, en cas de blocage, le Roi (ou son représentant) a bien la possibilité de se déplacer en personne au Parlement de Paris pour faire enregistrer autoritairement la mesure (on appelait donc cela un « lit de justice »), mais la Royauté n’a évidemment ni le temps ni le souhait de passer son temps à faire cela (la démarche étant d’ailleurs assez rationnellement vécue par les souverains comme une contestation et un affaiblissement de leur pouvoir).

Comme Louis XIII et Richelieu, Anne [d’Autriche] considère que lever l’impôt sur les peuples, même sans leur consentement, est l’expression même de la souveraineté des rois. Aussi, voir le parlement de Paris protester contre une crue d’impôts, une taxe nouvelle, ou contre un emprunt forcé, le voir refuser d’enregistrer les édits fiscaux pour financer la guerre est assimilé à une sorte de trahison.

Jean-François Solnon, « Anne d’Autriche : comment la mère de Louis XIV a sauvé la monarchie française », Histoire & Civilisations, mars 2022

Une fois bien établi au pouvoir, traumatisé qu’il l’a été par la Fronde (notamment celle impulsée initialement par les Parlementaires), Louis XIV frappe un grand coup afin de briser ce contre-pouvoir grandissant (et de plus en plus contraignant) exercé par les magistrats. D’une part, le souverain généralise les intendants de province, qui avaient été mis en place sous Richelieu. Ces derniers, qui étaient des fonctionnaires nommés par le Roi, jouaient le rôle de courroie de transmission de l’État central et de l’autorité du roi sur l’ensemble du territoire. Dans une logique que l’on qualifierait aujourd’hui de « bottom/up » (c’est-à-dire ascendante et descendante), les intendants faisaient appliquer les décisions royales dans les provinces, et remonter au gouvernement les différents besoins et problèmes qui concernaient localement les sujets du roi de France. On peut les voir comme des sortes de Préfets, qui avaient de plus comme propriété évidente de constituer dans les provinces une forme de concurrence au pouvoir des Parlements et des magistrats, les intendants pouvant en effet (et ayant même la responsabilité) de se saisir des problématiques et affaires locales et d’y prendre des décisions et mesures au nom du Roi.

Sur l’histoire de la Fronde et les répercussions fondamentales qu’auront ces cinq années de guerre civile sur la politique louis-quatorzienne, je renvoie els intéressé(e)s vers cet autre article du blog !

D’autre part, n’ayant pas oublié le rôle majeur des parlementaires dans le déclenchement de la Fronde (cf. chapitre du début de l’article sur le sujet), et considérant qu’il dispose déjà de conseillers très compétents et bien avisés, le souverain décide en 1673 de supprimer purement et simplement le droit de remontrance des Parlements. Jusqu’à la fin de son règne (qui durera quand même encore près de 42 années au moment où Louis XIV prend cette décision !), il ne saura ainsi être question de remises en cause des décisions royales par les Cours souveraines du Royaume (qui auraient peut-être d’ailleurs permis d’éviter quelques désastres au souverain durant la fin de son règne, mais c’est un autre sujet…).

Cependant, à sa mort, Philippe d’Orléans (le neveu de Louis XIV et futur Régent) est contraint comme nous l’avons vu également de revenir sur cette disposition car il a besoin des magistrats parisiens pour faire casser le testament du Roi-Soleil (qui confiait l’éducation du jeune Louis XV au bâtard légitimé de Louis XIV, le duc du Maine ; une disposition inacceptable pour la Cour et qui s’oppose plus globalement aux lois fondamentales du Royaume). En contrepartie de leur soutien, Philippe d’Orléans rétablit ainsi aux Parlements leur droit de remontrance. D’une certaine façon, on peut dire que pour obtenir le pouvoir absolu, le Régent redonna structurellement à ses ennemis le meilleur moyen de lui contester ce même pouvoir à l’avenir, ce que ces derniers ne manqueront pas de faire…

À l’heure des Lumières et de la défiante croissante contre l’absolutisme (qui fédère contre lui des opposants a priori aussi antonymiques que les protestants, les jansénistes et les philosophes… !), le règne de Louis XV sera ainsi marqué comme jamais par une « guérilla juridique » constante des Parlements envers le pouvoir royal. Inspiré par le modèle politique qui préside chez le voisin d’Outre-Manche (la Monarchie parlementaire), de nombreux membres des différents parlements de France appellent en effet de leurs vœux à une fusion de toutes leurs instances en un Parlement national unique, à l’image de ce qui existe alors en Grande-Bretagne. Revendiquant un pouvoir législatif qui se serait exercé au nom de la Nation française, ces parlementaires exercent une intense pression sur le pouvoir royal, en utilisant leurs remontrances comme une tribune adressée à l’opinion publique et en multipliant les coups d’éclats. Ce mouvement politique puissant, et qui ira croissant de la fin du règne de Louis XIV à celui de Louis XV, l’Histoire le retiendra sous l’appellation de « fronde parlementaire » ou de « jansénisme parlementaire » (sur ce sujet, voir un peu plus bas mon encadré consacré au jansénisme) :

Décidée à faire appliquer la mesure, l’autorité entre en conflit avec le Parlement, qui compte de nombreux jansénistes, mais aussi avec le peuple de Paris, dont le jansénisme ardent s’exprime dans les années 1730 à travers le mouvement convulsionnaire des faubourgs Saint-Marcel et Saint-Antoine, futurs foyers sans-culottes. […] Dans leur bras de fer contre ce qu’ils nomment le « despotisme ministériel », les parlementaires s’adressent directement aux Français. Imprimées clandestinement et circulant dans le royaume, les remontrances se sont transformées en traités politiques qui exposent les prétentions des magistrats à borner l’autorité royale. Principal théoricien de l’opposition des « robes rouges », l’avocat Le Paige a compris que le combat des robins – les membres de la noblesse de robe – aurait pour cadre principal l’espace public. Et c’est à la conquête de cette opinion que se lancent les magistrats.

Edmond Dziembowski, « Vers la Révolution : comment la France a basculé », article initialement paru dans le magazine Histoire & Civilisations de janvier 2021

Une intéressante conférence de l’École des Chartes sur la réalité complexe du monde parlementaire sous l’Ancien Régime.

En effet, comme vous le constaterez plus bas, l’opposition des magistrats au pouvoir royal (mais aussi au pouvoir papal et ecclésiastique) a beaucoup à voir avec la pensée janséniste et avec le puissant mouvement politique que cette dernière incarnera et vice-versa – les jansénistes étant très implantés dans le milieu parlementaire et de la magistrature, et les parlementaires étant eux-mêmes très souvent jansénistes ! Ainsi, lors de la grande dynamique de renforcement de la centralisation du pouvoir à laquelle présidera en particulier Louis XIV (avec notamment la généralisation des intendants de province), les parlementaires s’engouffreront en masse dans la doctrine janséniste, et participeront pour beaucoup à la montée en puissance du jansénisme et de son opposition croissante au pouvoir central (grand phénomène politique de l’Ancien Régime que nous allons étudier en détail ci-après !). Mais encore davantage que dans le jansénisme, la fronde permanente des magistrats contre l’autorité royale s’inscrit plus profondément dans un autre grand phénomène caractéristique du XVIIIe siècle : celui dit de la « réaction aristocratique ». Exclue du pouvoir depuis Louis XIV, la noblesse française (qui comprend désormais la classe magistrate, aussi riche qu’indispensable au fonctionnement quotidien de l’État) ne supporte plus en effet cette situation jugée indigne de son rang, elle qui se conçoit encore largement comme une « race supérieure ». C’est dans ce contexte que l’on va assister durant le règne de Louis XV (puis après lui de Louis XVI) à un véritable « sursaut féodal », à l’heure où précisément la Monarchie des Bourbons s’emploie à réformer le Royaume des lourds dysfonctionnements qui grèvent son bon fonctionnement (et en particulier une fiscalité inéquitable et injuste devenue littéralement intolérable pour la grande masse de la population) :

Il y a eu, sous Louis XV et sous Louis XVI, une véritable tentative pour reconstituer le régime féodal. Depuis un siècle, par négligence ou par lassitude, un grand nombre de seigneurs avaient laissé se prescrire certains de leurs droits. La plupart évitaient de les exercer à la rigueur. Tout, d’ailleurs, y était motif à contestation et à procès : l’obscurité des coutumes, l’imprécision des termes, l’absence de titres primitifs, la difficulté de trouver des équivalents aux anciennes mesures, la légitimité des mutations et des rachats… Mais, ne se sentant plus en possession de documents irréfutables à une époque où leurs prétentions étaient chaque jour plus attaquées, des seigneurs entreprirent de faire renouveler, vérifier et compléter leurs terriers par des juristes spécialisés ou feudistes à qui ils accordaient un pourcentage sur les rentes récupérées. Les paysans se défendirent ; les seigneurs en appelèrent aux tribunaux qui, contrairement à leur ancienne jurisprudence, leur donnèrent presque toujours raison. On vit renaître des taxes oubliées et des usages perdus. Des portions du Moyen-Âge ressuscitèrent par arrêt de justice. L’institution des conseils sous la Régence n’a pas été le dernier effort de la noblesse pour s’emparer du gouvernement. L’esprit féodal a subsisté bien au-delà et, trouvant pour interprète la magistrature noble, il est devenu plus audacieux.

Pierre Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, p. 323

Contrairement à une idée reçue (ou intuitive), certains philosophes « des Lumières » participeront étroitement à légitimer ce grand mouvement de réaction aristocratique. Loin des idées de démocratie libérale telles que nous les connaissons et des principes de limitation du pouvoir des puissants contre les faibles, on assiste en effet au milieu du XVIIIe siècle, au détour de lignes d’ouvrages très connus, à rien de moins qu’un appel des philosophes au rétablissement du pouvoir nobiliaire, jugé avoir été trop évincé du pouvoir, alors que bénéficiant pourtant d’un « droit naturel » à l’exercer :

En plein règne de Louis XV, tandis que l’on réimprime, à peine rajeunis, des pamphlets nobiliaires qui datent de la Fronde et dont on retrouve des phrases entières dans les remontrances des Parlements, paraissent deux grands livres qui se rattachent l’un et l’autre, par filiation directe, aux écrits de Fénelon, de Saint-Simon et de l’abbé de Saint-Pierre : Histoire de l’Ancien gouvernement de la France de Boulainvilliers en 1727, l’Esprit des Lois de Montesquieu en 1748. La pire erreur que pourrait commettre un historien de Louis XV serait de croire que la pensée du siècle évolue toute dans le même sens et que chaque écrivain reprend la critique de la monarchie absolue au point où l’a laissée son prédécesseur, Voltaire étant plus radical que Montesquieu et Rousseau plus radical que Voltaire. Rien de plus faux : par rapport à leur temps, Boulainvilliers et Montesquieu sont, comme Fénélon, des réactionnaires. Boulainvilliers soutient non seulement que la France est divisée en classes, mais que ces classes sont des races, que les nobles descendent des conquérants francs et le tiers état des Gaulois asservis, que les nobles possèdent donc la France par droit de conquête, qu’à l’origine la monarchie était élective et limitée, que les rois étaient obligés d’assembler leurs vassaux et de déférer à leur avis et que si, depuis lors, ils ont rogné les prérogatives des seigneurs, c’est par abus et par usurpation. Avec l’apparence du détachement, Montesquieu reprend, contre l’abbé Dubos, l’essentiel de ces thèses. Pour lui, le gouvernement « gothique », c’est-à-dire féodal, est « la meilleure espèce de gouvernement que les hommes aient pu imaginer ». Déjà, dans la centième Lettre persane, il allait ressuscité les prétendues « assemblées mérovingiennes », légiférant comme « assemblées de la nation ». Cette fois, il déplore la décadence des justices seigneuriales, laisse entendre que les nobles n’ont été soumis à l’impôt que par un acte de despotisme et souhaite la renaissance des anciennes autorités qu’il appelle des corps intermédiaires. Surtout il revendique pour la noblesse, le pouvoir intermédiaire « le plus naturel », une place plus importante dans l’État : « La noblesse entre dans l’essence de la monarchie. Point de monarque, point de noblesse ; point de noblesse, point de monarque […]. Le gouvernement monarchique suppose des prééminences, des rangs et même une noblesse d’origine. »

Pierre Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, pp. 323-324

On le voit, des philosophes comme Montesquieu, au-delà de leur manifeste pour la séparation des pouvoirs (c’est en effet ce dernier qui théorise la séparation des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire – principe qui sera appliqué pour la première fois dans la Constitution des jeunes États-Unis d’Amérique), dégageaient aussi l’idée d’une certaine immuabilité de la division de la société en ordres inégaux en droit – principe qui définissait la structure même de la société d’Ancien Régime. Ce seront ces principes, de même que celui selon lequel le roi ne fait qu’un avec la nation et que tout pouvoir émane de sa personne, que les députés du Tiers État balayeront le fameux jour du 17 juin 1789, journée où ils se proclameront « Assemblée nationale » puis feront le serment de donner une Constitution à la France (ce qui constituera une véritable renversement de souveraineté et le coup d’envoi définitif de la Révolution).

* * *

Bien trop méconnue, cette fronde permanente de l’aristocratie française contre le pouvoir de la Royauté (mais aussi de l’Église, comme nous le verrons plus bas avec l’étude du mouvement janséniste), vous l’avez compris, jouera ainsi un rôle fondamental dans les dynamiques politiques françaises du XVIIIe siècle. Sabotant peu ou prou toutes les réformes progressistes entreprises successivement par Louis XV et Louis XVI (qui auront essayé de rendre la fiscalité plus équitable, la justice gratuite et plus juste, et même tenter d’abolir un certain nombre de privilèges….), ce mouvement de « réaction aristocratique » alimentera substantiellement le sentiment d’inégalité et d’impuissance du peuple qui, crise de l’endettement et impasse politique aidant, mènera directement à l’explosion de 1788-1789, et à la Révolution que l’on connaît…

Ce n’est pas nouveau mais c’est bougrement ancien : la France a toujours connu de lourds problèmes de dettes, la Royauté ne parvenant jamais à générer suffisamment de revenus pour couvrir les dépenses de l’État (ruineuses en cas de guerres qui, à l’époque, sont semi-permanentes). Les emprunts auxquels l’État français est en permanence contraint de souscrire font alors la fortune d’un certain nombre de financiers, néanmoins limitée durant un temps par l’absence de taux d’intérêt usuriers (interdits en effet par l’Église). Cependant, vers la fin des années 1760, et après le désastre de la guerre de Sept Ans (une guerre ruineuse et qui plus est perdue – on ne peut donc pas se servir chez les vaincus… !), la France est confrontée à une problème de dette plus critique que jamais, et deux décennies avant la Révolution, est au bord de la banqueroute. Le Roi souhaiterait bien réformer la fiscalité en imposant davantage la bourgeoisie (et notamment les parlementaires qui ne payent basiquement pas d’impôt), mais ce sont précisément ces derniers qui ont la charge d’adopter la mesure, et évidemment, ils s’y refusent !

De 1751, date à laquelle le clergé échappe à l’impôt, jusqu’au projet de Calonne de 1786, aucune réforme d’envergure n’a pu être lancée sans susciter presque aussitôt une tempête de protestations, forçant la plupart du temps le pouvoir à renoncer à son projet. Dans ce jeu de stop-and-go réformateur, l’action des Parlements de France s’est montrée déterminante.

Edmond Dziembowski, « Vers la Révolution : comment la France a basculé », Histoire & Civilisations, janvier 2021

Ce conflit va durer des années, et même littéralement des décennies. Ce, jusqu’à ce que Louis XV, après un énième blocage institutionnel de la part du Parlement de Paris (qui a entamé une grève inédite contre un édit royal qui doit notamment les soumettre à l’impôt), sorte ses couilles entame une réforme radicale sur l’initiative de son Garde des Sceaux (un ancien responsable du Parlement du Paris, et qui en maîtrise donc parfaitement les ficelles). Cette réforme consiste en rien de moins que de destituer les Parlementaires de leur charge en cas d’absence (tout en la leur rachetant) et de remplacer ces derniers par des fonctionnaires choisis sur des critères de compétences. Et ce n’est pas tout : la réforme supprime la transmission héréditaire des charges des magistrats, et surtout, établit rien de moins que la gratuité de la justice française (qui était jusqu’ici payante) !

Mettant fin à deux décennies d’atermoiements, la réponse du chancelier Maupeou est terriblement musclée : arrestation et exil des parlementaires parisiens, création de six conseils supérieurs exclusivement chargés de rendre la justice, limitation du droit de remontrances, abolition de la vénalité des offices et de leur transmission héréditaire. Ce n’est pas une réforme, mais une révolution. En s’attaquant à l’hérédité des charges, la monarchie a porté le premier coup aux fondements de la société d’Ancien Régime : le mérite se substitue à la naissance.

Edmond Dziembowski, « Vers la Révolution : comment la France a basculé », Histoire & Civilisations, janvier 2021

Malheureusement, le souverain meurt moins de trois ans après (alors que la réforme – déjà objet d’un féroce tir de barrage pamphlétaire – est encore en cours de mise en application). Son successeur Louis XVI, mal préparé au pouvoir et mal conseillé, décide peu judicieusement de tout annuler et de revenir à l’ancien système… Alors que Louis XV, après deux siècles de conflits incessants, venait ainsi de réformer en profondeur l’outil institutionnel, le jeune souverain vient de volatiliser dans la stratosphère la réforme la plus importante de son prédécesseur ! Ce faisant, il semait à son insu les graines d’une Révolution qui allait, à peine une décennie plus tard, lui coûter sa tête. Mais c’est une autre histoire…

Clôturons sur ces paroles pleines d’amertume attribuées à René-Nicolas de Maupeou, le garde des Sceaux de Louis XV, et grand artisan de la réforme parlementaire annulée par son successeur Louis XVI :

J’ai fait gagner au Roi un procès qui durait depuis trois cents ans. Il veut le reperdre ; il en est le maître.

* * *

EN RÉSUMÉ : Cette confrontation permanente entre les deux entités politiques fondamentales de la France de l’Ancien Régime (et dont l’idéologie divergent toujours davantage entre absolutisme d’un côté et libéralisme de l’autre) est absolument fondamentale à comprendre, car elle occupera une place centrale dans la politique du XVIIIe siècle, et participera au plus haut point des grandes racines de la Révolution française. En effet, il faut bien comprendre que si les Parlements n’étaient pas élus (et n’exerçaient ainsi aucune forme de représentativité de la population nationale), les parlementaires se considéraient de fait (ce qu’ils n’étaient cependant pas de droit) comme une opposition légitime au pouvoir royal, et représentant les intérêts de la population (ou d’une moins d’une partie d’entre elle). En pratique, comme vous l’aurez bien compris, les Parlements étaient l’outil d’une classe de magistrats constituant partie intégrante (pour ne pas dire partie centrale) de l’aristocratie du Royaume, où noblesse et bourgeoisie ont en partie fusionné. Une aristocratie qui, au XVIIIe siècle, baigne dans l’idéologie libérale des Lumières (qui a beaucoup moins pénétrée a contrario la grande masse de la population), et qui n’aura en pratique de cesse de s’opposer aux décisions royales n’allant pas dans le sens de davantage de libéralisme économique et commercial (voir sur ce sujet en particulier les remarquables travaux de l’historienne Marion Cigaut).

Un autre point central à rappeler ici est que ces parlementaires étaient donc exemptés d’impôt, comme tous les nobles, à la différence que ceux-ci ne payaient pas « l’impôt du sang » qui consistait pour la noblesse d’épée à faire carrière militaire et à se trouver ainsi potentiellement (bien que de plus en plus rarement) en première ligne dans toutes les guerres et batailles menées par le Royaume. Tout le problème étant que c’est cette même classe magistrate riche et ne payant virtuellement pas d’impôt qui a le pouvoir de valider ou non toute réforme de la fiscalité impulsée par la Royauté qui aurait précisément pour projet de l’imposer. Acharnée à défendre ses privilèges (et encore plus fondamentalement sa richesse et son statut social), cette puissante classe aristocratique fusionnant magistrature, bourgeoisie marchande et financière et tout ou partie partie de la vieille noblesse féodale, constituera tout au long du XVIIIe siècle le plus fervent et constant opposant à la politique réformiste de la Royauté française. Corrélée au mouvement janséniste avec lequel elle est grandement liée et imbriquée, cette aristocratie réactionnaire (et le blocage de toutes les grandes réformes fiscales – qu’elle s’emploiera et parviendra avec succès à saborder) peuvent à ce titre être considérés comme l’une des principales causes de la Révolution française.

En France, l’État absolutiste, de la mort de Colbert (1683) à la Révolution, perd progressivement de son efficacité et la bourgeoisie qui achète des « offices » se saisit d’une part considérable de l’autorité politique. C’est contre le roi que se dressent des libertés provinciales. Les privilèges sociaux (clergé, noblesse et tiers-état) sont comme incrustés dans la structure de l’État français qui n’arrive pas à s’en débarrasser, et ratera à cause d’eux les réformes « éclairées » du XVIIIe siècle.

Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, p. 442

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Le Jansénisme : petite histoire du plus important mouvement d’opposition à la Royauté de l’Ancien Régime

Rien ne paraissait destiner le jansénisme, rameau augustinien du catholicisme postérieur au concile de Trente, à devenir une ligne de clivage politique majeure dans la France de Louis XV.

Edmond Dziembowski, « Vers la Révolution : comment la France a basculé », Histoire & Civilisations, janvier 2021

Arf, définir ce qu’était le Jansénisme. C’est un peu comme devoir expliquer en quelques mots ce qu’était le Saint-Empire romain germanique : une sacrée punition ! Bon, pour commencer, je pourrais reprendre les termes de l’historienne Marion Sigaut en vous expliquant que le jansénisme est un « protestantisme non-schismatique » … Car oui, c’est tout de suite plus clair, non ? 🙂

Un autre article du blog revenant sur l’histoire de la Réforme et le grand tournant de l’Histoire de l’Europe qu’elle constitue sur le long terme.

Okay, bon, essayons de faire simple. Vous vous souvenez qu’au XVIe siècle naît le protestantisme, une nouvelle doctrine chrétienne en rupture avec le catholicisme, fondée sur la pensée du pasteur allemand Luther (ainsi que du français Calvin). Ceux qui sont devenus protestants s’étant séparés de Rome et ayant cessé d’obéir au Pape sur le plan du dogme, la diffusion et la propagation du protestantisme au XVIe siècle s’accompagne d’un schisme au sein de l’Église chrétienne (et par voie de conséquence à l’échelle des sociétés européennes), avec un continent qui se divise désormais globalement entre une Europe (du Sud) catholique et une Europe (du Nord) protestante.

Qu’était le jansénisme et en quoi consistait-il ?

Un passionnant entretien de Storia Voce avec l’historienne Monique Cottret sur le jansénisme, dont je recommande l’écoute pour une bonne entrée en matière sur ce sujet assez complexe… !

Le jansénisme est une doctrine théologique (qui prendra ensuite la forme d’un mouvement religieux et philosophique puis politique) né au XVIIe siècle dans la foulée de la montée du protestantisme en Europe, ainsi que de la « Contre-Réforme » catholique qui se met en place en réaction à ce premier (et qui se situe aussi dans la lignée de nombreux autres mouvements de « réaction » catholiques comme la Sainte-Ligue ou la Compagnie du Saint-Sacrement – dont nous avons d’ailleurs parlé dans un encadré plus haut). S’il serait fastidieux d’expliciter ici le détail de la pensée janséniste, il est important de comprendre sa philosophie, puisque celle-ci sera au centre de la politique française des XVIIe et XVIIIe siècles (en effet, si le jansénisme est en premier lieu une doctrine religieuse proposant sa propre interprétation et vision du salut de l’âme – principe au centre de la théologie chrétienne, il s’agit bien également d’une forme de philosophie, au sens où celui-ci pense la nature de l’Homme).

L’une des nombreuses conférences données par Marion Cigaut sur le jansénisme et son influence dans la société française des XVIIe et XVIIIe siècles.

Si Marion Sigaut présente les jansénistes comme des sortes de protestants qui n’auraient pas rompu avec Rome, c’est parce que ceux-ci (qui ne se sont eux-mêmes d’ailleurs jamais appelés « jansénistes ») se considèrent catholiques ! En effet, les jansénistes continuent de dire qu’ils obéissent au Pape, et continuent de se considérer partie du royaume de France catholique. Néanmoins, ils partagent avec les protestants une idée que les distinguent fondamentalement du catholicisme, et qui a trait à la question de la grâce (on avait prévenu que c’était théologique !). La grâce, dans la théologie chrétienne, c’est le « souffle divin » ; en d’autres termes : le souffle que Dieu donne ou ne donne pas aux Hommes. Pour les catholiques, grosso modo (ce n’est pas une science exacte hein), Dieu donne la grâce à tout le monde, et les Hommes sont ensuite libres d’en faire ce qu’ils veulent, de faire le bien ou de faire le mal. Pour les protestants et pour les jansénistes, les choses sont assez différentes : pour eux, Dieu donne la grâce à qui il veut. Autrement dit : il y a les élus, et il y a les autres. Si cette distinction peut nous sembler triviale et l’affaire des théologiens, elle est fondamentale car lourde de conséquence dans la société profondément chrétienne qu’est la France de l’époque.

En effet, pour le protestantisme comme pour le jansénisme, il y a une sorte d’impossibilité de faire le bien si Dieu a choisit que vous faisiez le mal. Dit autrement, pour ces derniers, il n’y a pas de rédemption possible, ce qui implique énormément de choses. En effet, s’il n’y a pas de rédemption, l’homme (ou la femme) est en quelque sorte « damné à la naissance » ; il n’y a pas de progrès social et d’amélioration humaine possible. Avec leur vision d’une population « élue » qui se distingue par sa « pureté » et sa rigueur quotidienne, les jansénistes se caractérisent à cet égard par leur grand rigorisme moral, et rejettent globalement tout ce que nous pourrions qualifier de « plaisirs de la vie ». De plus (et c’est très important), les jansénistes, même si laïcs, se donnent le droit de juger de questions religieuses (qui obtiendra la grâce ou pas), qui appartiennent normalement aux seuls représentants officiels de l’Église catholique (évêques, abbés, etc.), court-circuitant ainsi l’appareil ecclésiastique. Une doctrine « lugubre » et un interventionnisme politique et religieux qui, vous l’imaginez bien, n’en a pas fait des amis de toute la population (et en particulier pas des rois de France, généralement connus pour leur caractère bon vivant et amateur de belles femmes ; rois et territoires d’une France à laquelle les jansénistes ont eu néanmoins immédiatement pour prétention d’imposer leur idéologie…).


De Louis XIV à Louis XV : des Jansénistes dressés contre le pouvoir royal

Si le jansénisme est né au XVIIe siècle (il doit son nom au hollandais Cornelius Jansen, auteur de son texte fondateur l’Augustinus) et apparaît en France sous Louis XIII, c’est surtout au tournant du XVIIIe siècle qu’il se développera et connaitra son apogée, en parallèle et corollaire de la montée de l’absolutisme royal. Et c’est là que les ennuis vont commencer pour les jansénistes, car Louis XIV les déteste et va finir par prendre contre eux des mesures radicales. Les considérant comme des ennemis de la Monarchie (il est vrai que ce sont de fervents opposants à son absolutisme), le Monarque fait mettre de nombreux jansénistes en prison, et finit même par faire raser leur grand lieu de rassemblement et centre politique et intellectuel : l’abbaye de Port-Royal des Champs, située dans la vallée de Chevreuse (je connais plutôt bien l’endroit, c’est à 5 km de chez moi !).

Néanmoins, à la mort du Roi-Soleil (et ne souhaitant plus se mêler de ce qu’il considère comme des affaires religieuses), le Régent fait libérer tous les jansénistes emprisonnés. Ces derniers entrent alors à nouveau dans l’opposition politique au nouveau souverain (le futur Louis XV), et se remettent à critiquer (voire à conspirer) contre le pouvoir royal. L’hostilité que les jansénistes manifestent envers l’absolutisme n’a toutefois pas d’égale avec celle que ces derniers dirigent envers la compagnie de Jésus (les Jésuites), des rivaux directs qu’ils jugent trop laxistes (presque trop « gentils » pourrait-on dire), et qu’ils souhaitent voir ni plus ni moins que chassés du royaume de France. Une posture qui les conduit à entrer toujours davantage en conflit frontal avec les Papes et l’Église romaine, qui n’ont d’autres choix que de faire preuve d’une sévérité grandissante à leur égard…

Après avoir fait détruire leur haut-lieu de rencontre sur le territoire, Louis XIV n’en a pas pour autant fini avec les jansénistes. À la suite d’une demande que le vieux souverain avait effectuée peu avant sa mort, les grands théologiens de la Papauté ont en effet procédé à l’examen de la « compatibilité » du jansénisme avec la doctrine catholique. Et en 1713, le verdict tombe : une bulle papale (la célèbre bulle Unigenitus) déclare un certain nombre de grands principes jansénistes comme hérétiques, et les condamne comme tel. À partir de ce moment, le jansénisme est désormais officiellement considéré comme une « hérésie » (comme le fut le catharisme en son temps). Néanmoins, si l’Église catholique validera globalement la bulle papale, une partie de sa représentation rejettera la décision de Rome (nombre d’évêques et d’abbés du royaume sont en effet d’éminents jansénistes…). De façon générale, la fin du XVIIe siècle et la première moitié du XVIIIe siècle sont le théâtre de querelles théologiques et politiques sans fin. Des querelles qui, si elles peuvent nous sembler accessoires voire triviales vu d’aujourd’hui, furent littéralement au centre des questions de pouvoir et de la conduite de la politique du Royaume tout le long des règnes de Louis XIV et de Louis XV en particulier.

Désavoués et mêmes condamnés par le Roi de France comme par l’Église, les Jansénistes entrent alors dans l’opposition unilatérale à Versailles et Rome au tournant du siècle des Lumières, et leur action politique se confondra dès lors durant toute la fin de l’Ancien Régime avec la lutte contre l’absolutisme royal et papal. L’ennemi de mon ennemi étant mon ami, les Jansénistes seront souvent politiquement alliés aux autres opposants structurels de la Monarchie absolue des Bourbons que constituent notamment les protestants du Royaume ainsi que les Parlements d’Ancien Régime (dont les magistrats étaient d’ailleurs très largement jansénistes… !). Durant le règne de Louis XVI, les Jansénistes obtiendront d’ailleurs même de la Royauté l’éviction du royaume de leurs grands ennemis jésuites de toujours ; courant théologique rival qui avait jusque-là la propriété de fournir au Roi notamment tous ses confesseurs ainsi qu’un certain nombre de ses conseillers. De fait, cette décision royale aura de grandes conséquences politiques à moyen terme, car la perte des conseillers jésuites (qui assuraient notamment au Roi une certaine remontée de terrain du quotidien des campagnes et de ses sujets) entraînera une relative méconnaissance du Monarque de la réalité de la situation de son Royaume. Ce défaut de connaissance et d’informations du Roi concernant les problématiques et les attentes réelles du peuple dans ses provinces sera particulièrement critique durant les troubles et soulèvements des années 1780, qui mèneront directement à la Révolution française. Mais ceci est une autre histoire… 😉

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EN RÉSUMÉ : Si le jansénisme demeure relativement oublié et méconnu aujourd’hui, il fut ainsi un grand mouvement politique, qui exerça une très importante influence sur la société française de la fin de l’Ancien Régime. D’illustres personnages de l’histoire de France comme Blaise Pascal ou Jean Racine étaient d’éminents jansénistes, tandis que sur le plan de l’idéologie et de la philosophie politiques, les Jansénistes entretenaient une forte proximité avec la pensée des Lumières, étant comme ces dernières très favorables au libéralisme politique et économique.

Les Jansénistes sont également connus (de façon tendancielle bien entendu, cette généralité pouvant être contredite à titre individuel) pour leur vision assez « sévère » de la pauvreté. En effet, les Jansénistes avaient tendance à considérer les pauvres comme responsables de leur sort, et à vouloir gérer la misère de façon paternaliste voire autoritaire (j’invite sur ce sujet les curieux à se renseigner en particulier sur les nombreux scandales qui concerneront l’Hôpital Général de Paris, une sorte de « camp de concentration pour pauvres » fondé et géré par les parlementaires, qui avaient la caractéristique d’être très souvent des jansénistes). Une vision misérabiliste qui s’oppose notamment à un certain courant de l’humanisme chrétien également très présent dans la France de l’époque, et qui considère la pauvreté non comme une vertu mais un mal qui doit être soulagé par la charité, l’entraide et la solidarité (je procède ici bien sûr à un résumé très simpliste de phénomènes historiques à la réalité évidemment bien plus complexes, mais l’analyse montre qu’il y avait tout de même quelque chose de cet ordre) :

Le XVIIe siècle entreprend une « mise en condition » sévère non seulement des pauvres, mais de tous les éléments « inutiles » de la société, de tous ceux qui ne travaillent pas. Il est vrai que la montée inquiétante du nombre des pauvres (liée à la montée démographique tout au long du XVIe siècle et à la crise économique qui commence à la fin de ce même siècle et s’aggravera au XVIIe), cette montée des pauvres qui se traduit par la mendicité, le vagabondage, les vols, a poussé à une répression nécessaire. […] Pendant tout le Moyen-Âge, le misérable, le vagabond, le fou avaient été protégés par ce droit à l’hospitalité et à la part du pauvre qu’on leur reconnaît au nom de Dieu, parce que le Christ a sanctifié la misère en prenant un jour l’habit du pauvre et que le pauvre peut toujours être un envoyé de Dieu. […]

Tout ce monde protégé jusque-là par l’ombre de Dieu, va devenir, au XVIIe siècle, l’ennemi d’une société urbaine, capitaliste déjà, éprise d’ordre et de rendement et qui construit l’État dans cet esprit et à cet effet. Dans toute l’Europe (la protestante comme la catholique), les pauvres, les malades, les chômeurs, les fous sont impitoyablement enfermés (parfois avec leur famille) aux côtés des délinquants de toute origine. C’est ce que Michel Foucault (qui a étudié le phénomène à propos de la folie à l’époque classique) appelle le « grand renfermement » des pauvres, une séquestration légalisée, organisée par une administration minutieuse, qui permettra d’ailleurs aussi bien d’enfermer, sur la demande des familles, le fils débauché ou prodigue, ou le « père dissipateur », que, sur lettre du cachet du roi, l’adversaire politique. Un très grand nombre d’établissement se créent à cet usage : hôpitaux, ateliers de charité, workhouses, Zuchhäuser. Quels que soient leurs noms, ils sont autant de casernes rigoureuses, ateliers de travail forcé par surcroît.

En France, après le décret de 1656 qui crée l’Hôpital Général et, en même temps, organise en grand toute cette nouvelle politique sociale, une personne sur cent, ou peu s’en faut, se trouvera enfermée dans la ville de Paris ! La dureté de cette répression ne s’atténuera qu’avec le XVIIIe siècle. Dans un monde où déjà la liberté n’existait que pour des privilégiés, le XVIIe siècle a donc contribué à restreindre sûrement cette liberté élémentaire qui est celle de la fuite, ou de l’errance, la seule qui jusque-là avait été permise aux pauvres. Il y a en même temps, nous l’avons dit, régression des libertés paysannes. Au début des « Lumières », l’Europe touche le fond de sa misère. À ce pessimisme, un seul correctif : cette liberté qui échappe à la majorité des hommes, elle reste, en Europe, l’idéal vers quoi la pensée, mais aussi l’histoire progressent lentement.

Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, pp. 444-446

À la lumière de ce développement, et pour revenir à l’histoire de la Bête, je vous invite à relire le célèbre mandement de l’évêque de Mende adressé aux populations du Gévaudan pour la Noël 1764. L’accent très particulier mis sur la « punition divine » que constituerait la Bête et la culpabilisation de la population qui l’accompagne transpire en effet la pensée janséniste, dont Mgr de Choiseul-Beaupré était connu pour être un membre notoire (comme toute la puissante famille de Choiseul au demeurant). Et puisque nous en sommes à évoquer des jansénistes notoires dans l’affaire de la Bête, un éminent n’est autre qu’un certain abbé Pourcher, le fameux curé auquel nous devons la première historiographie détaillée de la Bête. Abbé dont le récit des événements est en effet jalonné de commentaires de la plus pure philosophie janséniste, celui-ci répétant non-stop que la Bête était un « fléau divin » envoyé par Dieu en conséquence de la perte de foi et de la pratique du culte chrétien par la population (et même plus spécifiquement en réponse à la suppression de la liturgie romaine dans les églises du Gévaudan !).

Tout ceci étant dit, vous comprenez maintenant mieux pourquoi il m’était impossible de m’essayer à une analyse exhaustive de l’affaire de la Bête sans vous parler du mystérieux jansénisme, et de sa place centrale dans l’histoire de la société française d’Ancien Régime…


Pour aller plus loin… 🔎🌎

Ce petit épisode de la série des « Il était une fois… » du blog sur le fonctionnement des Parlements d’Ancien Régime et l’histoire de leur opposition au pouvoir royal est en fait extrait de ma grande série consacrée à l’affaire de la Bête du Gévaudan. Je renvoie ainsi les passionné(e)s de grandes énigmes historiques vers cette vaste fresque documentaire sur l’histoire incroyable (mais vraie) de cette célèbre « Bête dévorante » de l’histoire de France. Une histoire extraordinaire qui, loin d’une simple légende, a fait plus d’une centaine de morts dans le territoire correspondant à l’actuel département de la Lozère, et a profondément marqué les mémoires des paysans de ces hautes et rudes terres du Massif central à la croisée du Languedoc et de l’Auvergne (affaire où la question de l’ancienne organisation territoriale et administrative de la France d’Ancien Régime fut d’ailleurs centrale !).

L’histoire extraordinaire d’un fait divers devenu haute affaire d’État, et qui aboutira notamment à l’organisation des plus grandes battues de l’histoire du Monde jamais réalisées contre un animal féroce.

L’histoire extraordinaire de trois années de terreur paysanne et de cauchemar grandiose constituant la plus grande énigme du règne de Louis XV, et qui a traumatisé tout un territoire comptant alors parmi les provinces les plus pauvres et les plus reculées du royaume de France (et dont la Bête est devenue l’emblème).

Une histoire extraordinaire qui, au-delà de la résolution du mystère, a également beaucoup à nous apprendre sur la société et la France de l’Ancien Régime, entre crépuscule de la Royauté et montée en puissance des Lumières, entre condition et vie paysannes dans les hautes terres et quotidien de Cour, ainsi que sur l’histoire et la géographie d’une région d’une sauvage beauté, et qui correspond aujourd’hui globalement au département de la belle et secrète Lozère…

En outre, si le sujet de l’histoire de la formation et de l’organisation territoriale de la France vous intéresse, n’hésitez pas également à consulter notamment les deux articles suivants – en particulier le premier qui s’apparente à un véritable cours sur l’organisation et le fonctionnement administratif (justice, religion, fiscalité, etc.) de la France d’Ancien Régime, qui nous a en effet léguée beaucoup plus de choses que l’on ne pourrait le soupçonner !

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Et sinon, pour les intéressés et autres curieux, vous pouvez prendre connaissance de tous mes articles, (photo)reportages, récits de voyage, documentations et cartes liés à plus globalement à l’histoire, à la géographie ainsi qu’au patrimoine (naturel, architectural, culturel) de la France (de l’Antiquité à nos jours), en consultant mes rubriques respectivement dédiées à ces domaines – notamment sa riche cartothèque (accessibles ici : catégorie « Histoire de France » et catégorie « Géographie de France »).

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