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Il était une fois : la France paysanne d’Ancien Régime face au libéralisme des Lumières

Le sombre tableau que je semble avoir dressé de la condition paysanne sous l’Ancien Régime dans le cadre de ma série sur la Bête du Gévaudan mérite que nous nous y arrêtions un instant. Comme souvent en Histoire, il se doit d’être nuancé par un certain nombre de connaissances peu connues du grand public d’aujourd’hui, mais déterminantes pour comprendre le soutien sur le long terme d’une grande partie de la population de France à la Royauté, ainsi que les racines de ce que nous appelons aujourd’hui la « Révolution française ».

Dans ce petit article extrait de ma grande série sur l’histoire (vraie) de la Bête de la Gévaudan (une histoire extraordinaire, et la plus grande énigme du règne de Louis XV), je vous propose ainsi de revenir sur les grandes caractéristiques de la vie paysanne sous l’Ancien Régime, la façon dont les communautés villageoises s’organisaient et fonctionnaient, car leur condition et leur pouvoir dans la France de l’époque étaient peut-être bien moins caricaturales et « oppressées » que nous pourrions initialement le penser (le point-clé étant surtout de constater combien cette organisation paysanne multiséculaire va être bousculée par le libéralisme économique et les sirènes de l’advenue de l’argent-roi…). Bonne lecture !


Les communautés villageoises sous l’Ancien Régime : des formes de communisme avant l’heure ?

Un petit article de la cartothèque du blog sur l’histoire de la démographie française, à consulter en complément pour les intéressé(e)s !

La France a toujours été un grand pays agricole. Dès l’Antiquité, et avant-même la conquête romaine, la Gaule est déjà un pays très peuplé, riche et prospère, un territoire couvert de villages et de fermes (ceci du fait de son climat tempéré et de sa remarquable proportion de terres fertiles). Durant tout le Moyen-Âge, et jusqu’à la période industrielle, la France reste ce faisant la superpuissance démographique de l’Europe, comptant presque autant d’habitants à elle seule que tous ses grands voisins réunis (Angleterre, Espagne, Italie, Allemagne, Provinces-Unies) ! Une puissance démographique qui a ainsi longtemps été à l’origine de la puissance économique et militaire du royaume de France, qui disposait d’un vaste territoire agricole et d’un réservoir d’hommes bien supérieur à ses voisins (un sacré avantage avant la guerre moderne).

Sous l’Ancien Régime, au tournant du XVIIIe siècle, le royaume de France compte plus de 25 millions d’habitants. Près de 90% d’entre eux sont des paysans. Cette « classe paysanne » (qui constitue alors l’essentiel de la population française) est, contrairement à ce que l’image obscure que nous avons de ces temps nous en dresse, une population relativement organisée et autonome, vivant essentiellement en milieu rural, et fonctionnant globalement sur le principe de la communauté villageoise.

La communauté villageoise fonctionne sur le principe de la solidarité et de la propriété collective. Chaque village disposait ainsi de ce que l’on appelait autrefois les « communaux » : des espaces collectivisés qui permettent de fournir théoriquement à chacun les biens collectifs élémentaires nécessaires à la subsistance : pâturages pour faire paître les bêtes, forêts pour se fournir en bois de chauffage, marais et points d’eau pour permettre au bétail de s’abreuver, etc. La plupart des champs sont également gérés de façon collective. La communauté les cultive, fait collectivement la moisson et partage la récolte. Il existe des champs privés, exploités à titre individuel, mais concernant ces derniers, existe ce que l’on appelait le droit de « vaine pâture », qui autorise les paysans à faire paître leurs bêtes sur ces champs une fois la moisson réalisée (autrement dit, les propriétaires de ces champs n’en ont en pratique qu’un droit d’usage, l’usufruit diront-on dans le langage moderne, mais ceux-ci demeuraient in fine propriété collective du village).

Sur ce passionnant sujet de la condition paysanne et de l’organisation des communautés paysannes sous l’Ancien Régime, je renvoie les intéressé(e)s vers les travaux et recherches de l’historienne Marion Sigaut, et notamment vers ses différentes conférences en ligne telles que celle-ci !

Du point de vue de leur organisation sociale et politique, ces villages fonctionnent dans la pratique dans une forme d’autogestion par leurs habitants. Les décisions concernant la vie du village (organisation des semis, des moissons, etc.) sont prises lors d’une assemblée générale, qui se tient généralement le dimanche à la sortie de la messe. C’est également lors de ces assemblées que la communauté décide la ventilation (répartition) de l’impôt (en particulier de la taille) qui lui émane de l’État. Oui, car contrairement à ce que nous pouvons imaginer sur la base de notre système actuel, ce n’est pas l’État central qui décide alors individuellement qui paye combien. En fait, l’État sous l’Ancien Régime se contente d’établir combien chaque village (paroisse) doit lui verser d’impôt, et c’est ensuite la communauté villageoise qui décide en assemblée de la répartition de l’impôt entre les individus (familles) du village. L’État (le Roi) demande, et le village répond en répartissant la somme due entre ses membres.

Sur l’organisation et le fonctionnement administratifs de la France d’Ancien Régime, je recommande également la lecture de cet autre article (extrait lui aussi de ma série sur la Bête du Gévaudan) !

Hormis en ce qui concerne la guerre, c’est ainsi la communauté villageoise elle-même qui prend toutes les décisions qui concernent la vie du village (ce qui ne veut pas dire qu’il n’existait pas évidemment des rapports de force et des inégalités structurelles au sein même de ces communautés : bien sûr les paysans les plus aisés exerçaient-ils leur influence au détriment des plus modestes, de même que le pouvoir des femmes dans ces assemblées étaient bien moindres que celui des hommes). Mais reprenons. Les conflits se règlent lors d’une assemblée spéciale qui se tient tous les mois, à laquelle participe le seigneur qui joue le rôle de juge et d’arbitre. Le Roi joue quant à lui un rôle de garant et de recours dans ce système : il est parfois appelé pour résoudre un litige à l’intérieur d’un village ou entre plusieurs villages. Le village est aussi une personne morale, qui peut intenter des procès en son nom (notamment contre son seigneur), et qui peut les gagner (sur le principe des class action modernes !). Les villes sont organisées peu ou prou de la même façon : ce sont elles qui décident de leur organisation et de leur fonctionnement. Elles disposent elles-aussi d’une grande autonomie, du moment qu’elles répondent à leurs obligations vis-à-vis de l’ordre royal (versement de telle somme d’impôt, envoi d’un contingent de tant d’hommes pour la guerre, etc.) et qu’elles ne se dressent pas contre son autorité (ce qui était assez courant, en particulier de la part des villes constituant des grands foyers protestants durant les guerres de religion).

Dans ces villages, d’une certaine façon, l’extrême misère est assez rare (ou du moins quand elle est importante du fait de disettes ou de guerre est-elle collectivement partagée). Même s’il ne possède rien, chaque membre du village a accès en théorie aux biens de subsistance élémentaires (champs, pâtures, eau, bois, etc.). Bien sûr, les communautés paysannes sont tributaires des événements extérieurs qui leur échappent et qui impactent leur survie : mauvaises récoltes du fait de catastrophes naturelles, guerres ou phénomènes de banditisme qui ravagent le territoire et se traduisent généralement par destructions, pillages et crimes, etc.


Quand le libéralisme vient bousculer la (sur)vie paysanne

Comme plusieurs des notions qui préoccupent les philosophes des Lumières, l’idée de libéralisme se cristallise sous le règne de Louis XV.

Steven L. Kaplan, Le Pain, le Peuple et le Roi – La bataille du libéralisme sous Louis XV, p. 8

Cette organisation pluriséculaire des communautés rurales va être mise à mal dès la Renaissance et surtout durant le XVIIIe siècle par le développement du libéralisme économique. Dès la fin du XVIIe siècle, des gens issus de la bourgeoisie des villes (souvent des magistrats, avocats, notaires) se mettent à acheter massivement des terres à la campagne afin de les faire fructifier. Du fait des années de guerre qui ont marquées en particulier la fin du règne de Louis XIV, de nombreux paysans comme de petits seigneurs locaux sont alors très endettés, et contraints de vendre une partie de leurs communaux (champs, bois, marais) pour survivre. Encouragés par des exemptions fiscales, ces bourgeois engagent notamment des opérations d’assèchement de marais afin d’y cultiver du blé à la place, celui-ci constituant alors un commerce très lucratif (en même temps que le principal aliment de la population). Nous sommes à ce moment en plein triomphe des « Lumières », dont la première liberté promue reste avant tout celle du commerce, de la libre entreprise et des « libertés économiques » (ainsi que son corollaire de la sacro-sainte « propriété individuelle », dont le principe n’existe pas vraiment au sein des communautés villageoises rurales). Au milieu du XVIIIe siècle, l’essor de l’idéologie libérale va trouver un écho particulier au sein de la classe des cultivateurs-marchands, qui ne représentent guère plus de 5 à 8 % de la population mais qui dans les faits contrôlent plus de la moitié de la terre et des revenus associés (en particulier le juteux car incontournable commerce du grain) :

Nous savons rétrospectivement que le XVIIIe siècle, surtout dans sa seconde moitié, est l’âge d’or du propriétaire foncier et, dans une grande mesure, du détenteur de surplus de grains. Les prix des loyers et du grain, entre autres articles, commencent à grimper au cours des années 1730 et continuent à monter en dépit des aléas cycliques pendant tout le siècle. Préoccupée par le présent et le passé immédiat, l’élite commerciale-agricole du milieu du siècle garde un triste souvenir de la situation pénible de ses pères et ancêtres et un goût personnel amer du bas niveau des prix pendant plusieurs années de chacune des décennies du siècle. Aucune plate-forme n’aurait pu être plus apte à gagner leur suffrage que le programme des porte-parole libéraux. Les prix influent non seulement sur l’attitude de cette puissante élite socio-économique à l’égard de la libéralisation, mais aussi sur d’autres problèmes politiques. Par exemple, la stagnation des prix au début des années 1760, qui réduit leurs revenus, accentue leur opposition aux exigences fiscales royales et intensifie leur soutien aux parlements. En même temps, elle stimule leur appétit de liberté. Le lobby tire sa plus grande force de ses nombreuses bases institutionnelles ; domaines provinciaux, parlements, sociétés d’agriculture, chambres de commerce et académies culturelles fournissent les cadres corporatifs et individuels du mouvement. Ils donnent forme et direction à la propagande, haranguent le roi et accablent les intendants de conseils et de mémoires. Ils donnent au lobby un semblant d’organisation ; les sociétés agricoles et les chambres de commerce et peut-être aussi les parlements correspondent les uns avec les autres et coordonnent leur action. Implanté dans tout le royaume, le lobby exerce une influence particulière dans l’Ouest, dans tout le Sud et le Sud-Est. […]

Steven L. Kaplan, Le Pain, le Peuple et le Roi – La bataille du libéralisme sous Louis XV, p. 96

À l’heure de la physiocratie et du « libre commerce » qu’appellent de leurs vœux les libéraux des Lumières, en ce milieu de XVIIIe siècle (et pour dire les choses de façon très triviale) : l’heure est à l’idée et l’envie chez beaucoup de faire de l’argent (pour de l’argent) – entreprise jusqu’ici extrêmement mal vue dans le contexte des mentalités chrétiennes de l’époque. Cette révolution est en particulier le fait de la bourgeoisie des villes, qui n’a effectivement cessée de croître en nombre et en puissance depuis la Renaissance, et qui en plus de s’être formidablement enrichie grâce à l’explosion du commerce colonial, investit depuis un moment dans la terre. Et en particulier dans la culture et le commerce du blé, où commencent à se mettre en place des mécanismes de spéculation sur cette denrée de subsistance absolument fondamentale – à l’époque l’aliment de base de la grande majorité de la population du pays, objet naturel de toutes les attentions et de toutes les inquiétudes :

Le problème des subsistances domine toute la vie dans l’Europe de l’Ancien Régime de manière incessante et impitoyable. Aucun problème n’est plus urgent, plus universellement ressenti et plus difficile à résoudre que celui de l’approvisionnement des céréales. La tyrannie du grain conditionne toutes les phases de la vie sociale ; le grain est le secteur pilote de l’économie. Outre son rôle primordial en agriculture, il détermine directement et indirectement le développement du commerce et de l’industrie, règle l’emploi et constitue une source majeure de revenus pour l’Etat, pour l’Eglise et pour d’importantes fractions du tiers état. Le besoin en subsistances donne à la dépendance frumentaire son expression la plus révélatrice. Jamais le vieux proverbe : « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es » ne s’est révélé plus vrai. Comme la plupart des gens sont pauvres, la quête de la subsistance ne leur laisse aucun répit. En étudiant la façon dont ils traitent ce problème permanent, nous pouvons nous faire une idée de leur nature et de leur personnalité.

Au XVIIIe siècle, la population vit essentiellement de blé, et cette dépendance est une obsession autant qu’une servitude car l’économie des céréales est une économie de disette et d’incertitude. La crainte de la pénurie et de la faim hante la société de l’époque. La marge qui sépare les périodes critiques des périodes normales est dangereusement étroite et variable. La menace de crise est toujours présente car il est impossible de prévoir, d’assurer, de répartir les récoltes, d’échapper aux conséquences des caprices de la nature ou de l’erreur humaine… La dépendance frumentaire produit un sentiment d’insécurité chronique qui incite les contemporains à considérer leur monde en termes qui peuvent nous paraître exagérément tragiques. Cette dépendance fait naître des craintes et des comportements qui ont une réalité spécifique indépendamment de la réalité « objective » des récoltes. […]

Les doutes concernant l’approvisionnement ne sont jamais complètement apaisés car, même si la moisson est « bonne », le grain n’est pas forcément de bonne qualité. Le blé fraîchement coupé (et, à un moindre degré, la farine nouvelle) ne peut être utilisé immédiatement car la santé des consommateurs risque d’en souffrir et le pain peut être immangeable provocation terrible. En certaines saisons, les conditions atmosphériques inondations, gel ou baisse des eaux entraînent une forme secondaire de crise alimentaire – une crise des farines car les moulins ne fonctionnent pas et ne peuvent donc convertir le grain, aussi abondant soit-il, en nourriture comestible.

Il serait faux d’imaginer que la crise des subsistances est simplement l’effet d’accidents météorologiques avant ou après la moisson. Un temps idéal, une bonne récolte ne sont pas en soi une garantie d’abondance. La distance est encore longue entre les champs et les tables des consommateurs. C’est l’espace (et le temps) couvert par le processus de distribution. La distribution est une affaire plus délicate et plus complexe encore que la production car elle est fonction d’un plus grand nombre de variables d’ordre économique, administratif, légal, géographique, historique, technologique, social, psychologique, politique. Elle dépend des modes de transport et des voies de communication, des techniques de conservation, des systèmes de marché, de l’organisation des commerces du grain et de la farine, du degré d’intégration et de commercialisation des industries de meunerie et de boulangerie, du courtage, du développement des institutions de crédit, des habitudes alimentaires locales, de la disponibilité de succédanés alimentaires, de la structure locale de la société et de l’emploi, des relations entre ville et campagne, de la concurrence pour l’arrière-pays,… […].

Steven L. Kaplan, Le Pain, le Peuple et le Roi – La bataille du libéralisme sous Louis XV, pp. 10-11

Or pour rappel, jusqu’ici (et depuis peu ou prou le temps de Charlemagne), la vente du grain (du blé) était extrêmement réglementée (et surveillée de près par le pouvoir royal). L’organisation du commerce des grains était en effet assurée par les marchands, qui avaient la responsabilité d’approvisionner les villes et les régions qui manquaient de grains avec les surplus de celles qui disposaient d’excédents. Le grain (blé) est alors intégralement vendu sur les marchés des villages, dans le lieu spécifiquement prévu à cet effet, et il est rigoureusement interdit de le vendre ailleurs (directement chez le producteur, par exemple).

Sur le marché au grain, ce sont d’abord les habitants qui se servent, puis les boulangers, puis les restaurateurs, et enfin les marchands – qui ne disposent que d’un créneau très limité pour opérer l’achat, et qui peuvent ensuite revendre les surplus ailleurs sous réserve de ne pas réaliser de profit injustifié sur la marchandise. Les prix sont encadrés et négociés au cas par cas dans les territoires. Une police existe même et a pour rôle de contrôler spécifiquement les achats et ventes de ces marchands, afin de garantir que la population locale ait pu accéder à ses besoins en blé avant toute redistribution et revente, de même que pour s’assurer que le blé vendu par les marchands a bien été acheté dans la légalité, et que ces derniers ne réalisent pas de plus-value non justifiée sur la vente (et surtout ne stockent pas le grain pour faire baisser l’offre, monter les cours et le revendre plus cher). Le même système est appliqué dans les villes :

Alors que la tyrannie des céréales renforce les profonds clivages entre nantis et démunis, consommateurs et producteurs, ville et campagne, l’obsession des subsistances forge aussi d’étranges liens de solidarité entre gouvernants et gouvernés. Le gouvernement, à tous les niveaux, s’inquiète de l’approvisionnement en nourriture aussi sérieusement que les consommateurs. La subsistance est le principal intérêt commun qui les attache les uns aux autres. Leur désir partagé d’y pourvoir sert en quelque sorte de garantie mutuelle de fidélité et de responsabilité. Une moisson particulièrement désastreuse ou une série de récoltes insuffisantes, outre qu’elles déterminent la ration et le prix de la survie, produisent un terrible effet qui se répercute dans tous les domaines: social, économique et psychologique. Le gouvernement s’efforce de faire tout ce qui est en son pouvoir pour éviter ce genre de désordre ou tout au moins limiter ses méfaits. Il suit avec angoisse les phases du cycle des moissons comme si, semblable à quelque rite propitiatoire, la vigilance était elle-même un mode de prophylaxie. Le ministère recueille les données relatives aux semailles immédiatement après la moisson ; il attend avec impatience au cours de l’hiver que les signes précurseurs du printemps permettent de faire des pronostics sérieux sur les perspectives de la future récolte. Il se tourmente tandis que la tension monte pendant la soudure, cette période quasi interminable, tantôt de un mois, tantôt de trois ou quatre, qui marque le temps intermédiaire entre la consommation des réserves de « vieux » grain et la rentrée de la nouvelle moisson. Entretemps, les instances régionales et locales du gouvernement prennent diverses mesures destinées à répondre à leurs propres besoins en approvisionnement.

Steven L. Kaplan, Le Pain, le Peuple et le Roi – La bataille du libéralisme sous Louis XV, p. 11

Autrement dit, jusqu’au début des années 1760 en France, le blé est considéré et géré comme un bien commun. Son exportation à l’étranger est rigoureusement interdite depuis Henri IV, et sa marchandisation subordonnée à l’intérêt général. La vente et la circulation du blé sont conçues comme un service public, et à ce titre étroitement réglementées et régulées. Dans cette logique d’État-Providence avant l’heure, les marchands, non-directement employés par l’État, ont la responsabilité de collecter les surplus là où il y en a et de les redistribuer là où il y en a besoin. Connus pour leur tendance aux pratiques monopolistiques (Louis XIV était déjà monté au créneau sous son règne face au phénomène de marchands stockant le blé et aggravant les disettes), ils ne sont guère appréciés de la population, et la police veille « au grain » (vous avez maintenant compris d’où vient l’expression… !) à empêcher tout abus et enrichissement personnels des marchands sur le dos des populations paysannes.

Lors des périodes de disettes (manques) provoquées par un facteur quelconque (conflit, mauvaise récolte, sécheresse, grêles, inondations, etc.), un mécanisme public supplémentaire de régulation existe : on l’appelait la Taxation. La mesure consistait pour la Royauté à taxer le prix de vente du blé par les marchands et à récupérer la plus-value. Autrement dit, la taxation revenait à plafonner le prix du blé, à en fixer un tarif de vente maximum. Elle s’appliquait également en période de crise à d’autres denrées de subsistance essentielle (telles que le bois ou la cire par exemple).

Il faut bien retenir que la mesure s’inscrivait dans ce qui était conçu comme l’une des missions les plus fondamentales du Roi envers sa population : assurer sa subsistance. Le premier devoir du Roi, son devoir suprême d’une certaine façon vis-à-vis des attentes concrètes et quotidiennes des habitants du pays, était ainsi que tout le monde ait in fine de quoi se payer du blé pour manger. Et lorsqu’il y avait disette, la population réclamait immédiatement la « Taxation », et le Roi la mettait en place. Ainsi fonctionnait la France de l’Ancien Régime.


La libéralisation de la circulation du grain à l’origine de la Révolution française ?

Malgré l’efficacité du système, avec la diffusion des idées des « Lumières » (et surtout la pensée libérale qui accompagne ce qu’il convient bien d’appeler une idéologie), les choses vont changer, et radicalement. Dès les années 1750, des gazettes et revues d’avant-garde propagent les concepts et idées de la physiocratie, qui s’apparentent aux principes du libéralisme économique tels que nous le connaissons (réduction voire suppression des entraves au libre commerce – barrières douanières, dispositifs de contrôle public, travail règlementé,…). Par l’intermédiaire de Madame de Pompadour (qui les introduit jusqu’au cœur de la Cour), les physiocrates gagnent l’oreille du Roy, et parviennent à le convaincre de libéraliser le commerce du grain en lui promettant en conséquence un développement économique et agricole qui entrainera une hausse des recettes fiscales et ce faisant une réduction de la dette publique (le sujet qui intéresse le plus Louis XV, toujours à courir comme tous ses prédécesseurs derrière les rentrées d’argent, l’endettement du pays étant en effet particulièrement critique en ce début des années 1760 au sortir d’une guerre de Sept Ans désastreuse et qui a ruinée le pays…) :

En 1788, la dette représente quelque 4 milliards de livres, soit environ 80 % de la richesse du royaume. Sa résorption obsède les contrôleurs généraux des Finances depuis les années 1770. En effet, si tout s’est accéléré au début des années 1780, le mal vient de plus loin. Comme ce qui s’est passé à la fin du règne de Louis XIV, les guerres ont considérablement creusé le Trésor royal. Mais elles sont bien plus onéreuses qu’au XVIIe siècle. Le monde des Européens s’est dilaté, et leurs empires s’étendent désormais de l’Inde à l’Amérique, demandant d’entretenir des troupes dans des territoires très éloignés, mais aussi d’armer de dispendieuses marines de guerre. Désormais, la puissance passe clairement par la maîtrise des mers. […]

Au-delà de la guerre, l’impasse financière est liée aux blocages de la société d’ordres. Incapable de réformer un système d’imposition pas nécessairement plus lourd, mais plus hétéroclite, cloisonné et plus mal accepté que ceux de ses voisins européens, le roi ne parvient pas à augmenter les recettes de l’État ni à rassurer les prêteurs. Ce qui, par contrecoup, continue d’alimenter le haut niveau des taux d’intérêt.

Guillaume Mazeau, La dette de l’État, poison de l’Ancien Régime, Histoire & Civilisations, février 2021

Sous la houlette du nouveau contrôleur général des Finances, M. de l’Averdy (un nom que nous connaissons bien dans le cadre de cette série), une réforme radicale est opérée en 1763. En quelques mois, on cesse d’enregistrer les marchands de blé (comme cela était jusqu’ici la norme), on autorise la vente et l’achat du blé hors des marchés, on autorise la circulation du blé d’une province à une autre et on abolit les taxes douanières. Quelques mois plus tard, on autorise même l’exportation du grain (pratique interdite depuis Henri IV et considérée jusqu’alors comme un crime de lèse-majesté, c’est-à-dire passible d’une condamnation à mort !), et dans le même temps l’importation, qui doit permettre d’équilibrer l’offre et la demande. Tout le système de la Taxation est également aboli du même coup. Des philosophes des Lumières comme Turgot ou Voltaire réclamaient ces mesures depuis des années, et n’avaient pas de mots assez durs pour critiquer la police du grain, quand les mêmes encensaient les marchands et louaient les mérites et les bénéfices collectifs supposés des comportements basés sur l’intérêt personnel (intérêts personnels considérés globalement par la pensée libérale comme autant de relais et vecteurs de l’intérêt général).

En résumé, en quelques mois, la Royauté fait sauter tout son service public de (re)distribution du grain et dérégule totalement le secteur (ça doit peut-être vous rappeler quelque chose… !). Et que croyez-vous qu’il arriva ? Je vous le donne en mille : des résultats globalement catastrophiques. Pas de cercle vertueux annoncé de hausse des prix entrainant hausse des salaires et ce faisant des impôts. Non, au lieu de ça, les prix du blé flambent, les paysans (qui ne produisent pas tous leur propre blé, car nombre d’entre eux sont producteurs de légumes, de vin, élèvent du bétail, etc.) ne peuvent plus se payer leur pain. À la même époque, sur idée toujours des partisans du libéralisme économique toujours si soucieux déjà de « libérer les énergies » (traduisons les : marchandiser le travail), la Royauté (sur pression des ministres libéraux) tente l’abolition du système des corporations, ce qui provoque un écroulement des salaires. Depuis le Moyen-Âge en effet, les métiers étaient organisés en corporations, sorte de syndicats avant l’heure qui permettaient dans chaque domaine aux artisans de définir eux-mêmes la règlementation de leur secteur d’activité ainsi que de défendre collectivement et d’une seule voix les intérêts de leur profession, le système étant tout en haut garanti par le Roi (autrement dit, la classe ouvrière fonctionnait alors dans une forme d’auto-gestion… !).

En France, l’État absolutiste, de la mort de Colbert (1683) à la Révolution, perd progressivement de son efficacité et la bourgeoisie qui achète des « offices » se saisit d’une part considérable de l’autorité politique. C’est contre le roi que se dressent des libertés provinciales. Les privilèges sociaux (clergé, noblesse et tiers-état) sont comme incrustés dans la structure de l’État français qui n’arrive pas à s’en débarrasser, et ratera à cause d’eux les réformes « éclairées » du XVIIIe siècle.

Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, p. 442

Eh oui, votre serviteur a aussi écrit une série pour vous raconter la guerre d’Indépendance américaine et le rôle de la France dans cette dernière !

Ces nouvelles « expériences libérales » produisent à nouveau des résultats catastrophiques, et des émeutes de la faim éclatent partout en France. Déjà quinze avant la Révolution française, le pays est presque en état d’insurrection. Face à la crise, le Roi (Louis XV) revient finalement sur les mesures et rétablit l’ancien système. Avant que celui-ci ne soit réexpérimenté sous le règne suivant, avec les mêmes résultats. Il faut dire qu’après les guerres de Sept Ans puis l’implication de la France dans la guerre d’Amérique (qui offre aux Treize Colonies britanniques leur indépendance), le Royaume est littéralement ruiné. Si la noblesse d’épée paye « l’impôt du sang » (carrières militaires généralisées et implication considérable dans l’effort de guerre), de nombreux anoblis (souvent des magistrats et bourgeois des villes) ne payent eux tout simplement aucun impôt.

Pire : ces derniers bloquent systématiquement toute réforme fiscale initiée par la Royauté qui aurait pour effet de leur établir une imposition. La bourgeoisie contrôle en effet les Cours souveraines et en particulier les Parlements, qui ont pour fonction d’enregistrer et de faire appliquer les édits royaux – et donc les nouveaux impôts souhaités par le Roi ! (pour celles et ceux que ce sujet intéresse, je vous renvoie vers cet autre article du blog, consacré spécifiquement aux Parlements d’Ancien Régime et leur rôle politique centrale dans la France des XVIIe et XVIIIe siècles)

Pendant plus de 20 ans, de 1763 à 1787, et sous l’impulsion de ceux que l’on appelle les physiocrates, les tentatives de réforme se succèdent à marche forcée, se heurtant aux résistances des élites privilégiées, arc-boutées sur les exemptions fiscales, mais aussi au blocage des parlements, opposés à toute nouvelle levée autoritaire, et enfin à l’opposition des classes populaires, qui supportent l’essentiel de l’effort.

Guillaume Mazeau, La dette de l’État, poison de l’Ancien Régime, Histoire & Civilisations, février 2021

Sur cet autre passionnant sujet des racines « libérales » de la Révolution française (et de comment le libéralisme économique aurait grandement participé de la situation de crise aboutissant à cette dernière), je renvoie à nouveau les intéressé(e)s vers cette passionnante conférence de Marion Sigaut, historienne spécialiste de la France d’Ancien Régime.

Complètement dans l’impasse et à la tête d’un État proche de la banqueroute, mais souhaitant encore court-circuiter l’opposition parlementaire, un certain Louis XVI convoque en 1787 l’Assemblée des Notables, une ancienne instance politique composée de représentants des trois Ordres. Ayant compté d’avance sur leur réceptivité à sa volonté réformiste, le Monarque a alors la surprise de voir les notables rejeter sa réforme administrative et fiscale et profiter de l’événement pour en faire une remarquable tribune politique.

Après un ultime passage en force auprès du Parlement de Paris qui échoue à son tour (et qui ne fait que cristalliser le mécontentement général et renforcer le soutien du peuple parisien à ses parlementaires), Louis XVI a grillé toutes ses cartouches pour faire passer sa réforme. Dans l’impasse, il se voit alors obligé de faire ce qu’il a jusqu’ici toujours écarté : convoquer les États Généraux (l’assemblée des représentants des trois ordres du pays), seule instance nationale habilitée, entre autres, à réformer la fiscalité générale (et qui n’avait plus été réunie depuis 1611 !). Du fait de catastrophes naturelles (orages violents, hiver volcanique,…), les années 1787 et 1788 ont en effet été marquées par de très mauvaises récoltes, tandis que parallèlement, le traité d’Eden-Rayneval (un accord de libre-échange signé entre la France et l’Angleterre en 1786) a inondé la France de produits manufacturés britanniques, mettant au chômage et jetant dans la misère des milliers d’ouvriers (en particulier du secteur textile) dans tout le royaume.

En cette veille de 1789, en conséquence de tous ces phénomènes, le peuple n’a plus de quoi se payer son pain et crève littéralement de faim. En à peine un demi-siècle, le paysan français a perdu 80% de son niveau de vie. Et l’appauvrissement et l’exploitation ne font que commencer, car la bourgeoisie lui volera même sa révolte pour la transmuter en révolution libérale, et faire entrer la France dans l’ère du capitalisme industriel comme l’a déjà fait son voisin d’outre-Manche. Mais ceci est une autre histoire… 😉

Le libéralisme économique qui suppose au départ une lutte égale entre les individus n’est qu’un pieux mensonge. Plus le temps va s’écouler, plus l’énormité de ce mensonge apparaîtra. En fait, ce premier libéralisme « bourgeois » aura été sur tout une lutte d’arrière-garde, et pas désintéressée, contre l’Ancien Régime aristocratique, « un défi aux droits acquis que des traditions vieilles d’un demi-millénaire avaient rendus sacrés ». De la sorte, il s’insère entre l’Ancien Régime et sa société aristocratique, qu’il aura démolis, et la société industrielle où le prolétariat ouvrier réclame ses droits.

Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, pp. 448-449

Le 05 octobre 1789, lors de la fameuse Marche des Femmes, des milliers de parisiennes feront le chemin jusqu’à Versailles pour venir sous les fenêtres du roi réclamer du pain et forcer Louis XVI à retourner à Paris. Toute une symbolique ici du crépuscule du Royauté…


Pour aller plus loin… 🔎🌎

Ce petit épisode de la série des « Il était une fois… » du blog sur l’organisation administrative de la France d’Ancien Régime est en fait extrait de ma grande série consacrée à l’affaire de la Bête du Gévaudan. Je renvoie ainsi les passionné(e)s de grandes énigmes historiques vers cette vaste fresque documentaire sur l’histoire incroyable (mais vraie) de cette célèbre « Bête dévorante » de l’histoire de France. Une histoire extraordinaire qui, loin d’une simple légende, a fait plus d’une centaine de morts dans le territoire correspondant à l’actuel département de la Lozère, et a profondément marqué les mémoires des paysans de ces hautes et rudes terres du Massif central à la croisée du Languedoc et de l’Auvergne (affaire où la question de l’ancienne organisation territoriale et administrative de la France d’Ancien Régime fut d’ailleurs centrale !).

L’histoire extraordinaire d’un fait divers devenu haute affaire d’État, et qui aboutira notamment à l’organisation des plus grandes battues de l’histoire du Monde jamais réalisées contre un animal féroce.

L’histoire extraordinaire de trois années de terreur paysanne et de cauchemar grandiose constituant la plus grande énigme du règne de Louis XV, et qui a traumatisé tout un territoire comptant alors parmi les provinces les plus pauvres et les plus reculées du royaume de France (et dont la Bête est devenue l’emblème).

Une histoire extraordinaire qui, au-delà de la résolution du mystère, a également beaucoup à nous apprendre sur la société et la France de l’Ancien Régime, entre crépuscule de la Royauté et montée en puissance des Lumières, entre condition et vie paysannes dans les hautes terres et quotidien de Cour, ainsi que sur l’histoire et la géographie d’une région d’une sauvage beauté, et qui correspond aujourd’hui globalement au département de la belle et secrète Lozère…

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