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Naussac ou le lac ? Petite histoire d’un barrage contesté

L’histoire de Naussac.. voilà une histoire itinérante que je n’aurai jamais pensé écrire. La vie est ainsi faite de ces hasards, de ces rencontres inattendues qui vous plongent dans la mémoire vivante du passé, dans le témoignage de ce qui fut, dans ces événements qui ont profondément marqué les territoires et leurs natifs. L’histoire d’aujourd’hui est de celles-là.


Une belle journée en Sud-Margeride

En ce samedi 05 mars 2022, nous nous rendons passer la dernière journée de nos vacances en Lozère en direction de la belle forêt de Mercoire, un important massif boisé entre Margeride et mont Lozère, où naissent à quelques kilomètres de distance, dans les plus hautes combes de la montagne, le Chassezac et l’Allier. Deux importants affluents du Rhône et de la Loire qui coulent respectivement vers la Méditerranée et l’Atlantique (la ligne de partage des eaux passant ainsi entre ces deux sources).

Avant la promenade dans la belle forêt, nous montons jusqu’au lac de Naussac, visant la superbe cascade du Donozau, du nom de cette rivière qui se jette dans le lac et l’alimente en eau. En fait, la cascade nous demeurera inaccessible car la route qui y mène se révèle trop pentue pour la grosse Ford familiale, et la descente trop longue pour la grand-mère qui nous accompagne.

En désespoir de cause, nous rebroussons chemin et tentons une autre approche du lac un peu plus en amont de la route via le mas d’Armand, où nous nous garons sur le petit parking public, incertain de notre possibilité de rejoindre le lac voisin du fait des nombreux panneaux indiquant le caractère privé des différents chemins qui nous entourent. Nous profitons du passage d’un monsieur arrivant d’une maison voisine pour nous voir confirmer ou non l’autorisation de nous arrêter-là. Rapidement rassurés, la conversation s’engage alors avec celui-ci autour du sujet du lac, et c’est ici que l’anecdote personnelle rejoint la grande histoire et mémoire des lieux de la belle Lozère…

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Naussac : petite histoire d’un barrage contesté

Nous sommes au milieu des années 1970, à la fin des Trente Glorieuses : la grande époque de l’Etat-dirigiste, l’Etat-aménageur. Une période marquée par l’industrialisation de la France et le renforcement de son autonomie et indépendance, tout particulièrement énergétique – une grande politique initiée par le général de Gaulle et poursuivie par ses successeurs. La France s’est dotée d’un important parc nucléaire qui doit lui garantir son approvisionnement en électricité. De grandes centrales ont été bâties le long des grands fleuves français : la Seine, la Meuse, la Garonne, le Rhône, la Loire, le Rhin,…

Ces grands aménagements ne s’arrêtent pas aux bordures des centrales, car le refroidissement de ces dernières nécessite un approvisionnement en eau constant (une centrale nucléaire restant en effet très concrètement une immense machine à faire bouillir de l’eau, vapeur d’eau qui vient ensuite faire tourner des turbines et des alternateurs qui produisent ainsi l’électricité – vapeur d’eau enfin rejetée via les grandes cheminées cylindriques que nous associons si étroitement aux centrales nucléaires, mais qui sont plus largement caractéristiques de toute centrale thermique). Pour garantir ce refroidissement en eau, des barrages ont ainsi été construits partout en France en amont des centrales, pour constituer des stocks d’eau stratégiques qui peuvent dès que nécessaire être relâchés dans les fleuves, afin de garantir un niveau d’eau constant. C’est dans le cadre de cette politique qu’un barrage est envisagé à Naussac.

Une carte résumant les grandes orientations de la politique d’aménagement du territoire national durant les Trente Glorieuses

Au milieu des années 1970, dans le cadre de la construction de centrales nucléaires sur la Loire, est déclaré d’utilité publique l’aménagement d’un barrage corollaire sur l’Allier, grand affluent du plus long fleuve de France. Le site retenu est celui de Naussac, une petite vallée en forme de cuvette du plateau de la Margeride, située à quelques kilomètres de la ville de Langogne, ville frontière entre Lozère, Ardèche et Haute-Loire. Une petite vallée creusée et traversée par le Donozau, une mignonne rivière descendant des monts de la Margeride voisine et se jetant dans l’Allier, à quelques kilomètres de là. En rejoignant l’Allier, le Donozau a creusé de petites gorges, un rétrécissement en sortir de la vallée-cuvette de Naussac, qui se prête idéalement à l’implantation du barrage.

La construction du barrage sur le Donozau, sur le site de Naussac, est déclarée d’utilité publique en 1976. Après quatre années de travaux, le barrage est finalement mis en service en 1983. D’une hauteur de 50 mètres, il est équipé d’une tour de prise d’eau qui permet d’acheminer l’eau vers l’usine de pompage-turbinage, mise en service en 1997, ainsi que d’une vanne à jet creux. La création de cette grande retenue d’eau, de ce lac artificiel de plus de 190 millions de m3 et s’étendant sur plus de 1 000 hectares, va constituer une importante opportunité de développement touristique et de l’offre de loisirs sur le territoire. Parmi les nombreuses activités touristiques, sportives et découvertes développées avec la création de la retenue d’eau, on compte notamment des activités nautiques comme la voile, une plage surveillée en saison, des régates organisées entre mai et septembre ; mais également des activités d’eaux vives avec du canoë, du kayak ; et enfin, des activités terrestres comme la randonnée pédestre, à VTT ou encore à cheval pour lesquels plusieurs itinéraires sont disponibles à l’Office de Tourisme.

Mais la création du lac de barrage n’a pas eu que des vertus. Le site de l’actuel barrage comptait une dizaine de villages et hameaux et une cinquantaine d’exploitations agricoles, aujourd’hui noyés sous les eaux. Pour les habitants de ces villages, de ces fermes, construites par leurs ancêtres et exploitées de génération en génération, la construction du barrage a été plus qu’un déchirement : c’est un véritable traumatisme qu’ont vécu certaines franges de la population locale, un traumatisme toujours bien vivace chez certains anciens habitants du site. Comme ce monsieur que j’ai eu l’occasion de rencontrer cette belle journée du 05 mars, à quelques mètres du lac qui a ainsi enseveli sous les eaux la maison familiale, et contre lequel il s’est farouchement battu.

Le barrage ne s’est en effet pas construit sans contestation locale : celle-ci a été très importante, à l’image de celle du Larzac contre la construction d’une centrale nucléaire sur le causse du même nom, comme nous en témoigne ainsi la page Wikipédia consacrée au barrage :

L’affaire du barrage-réservoir de Naussac, contemporaine de celle du chantier nucléaire de Super-Phénix, démarre avec ce projet visant à créer une retenue d’eau d’environ 190 millions de mètres cubes en Lozère, pour assurer à la Loire un débit plus régulier, a été sévèrement contesté par les agriculteurs du comité de défense de la vallée de Naussac. Il avait été lancé par EDF au début des années 1950, puis repris en 1968 par l’agence de l’eau Loire-Bretagne et finalement déclaré d’utilité publique en février 1976. Mais à partir de juin 1976, l’opposition des élus locaux et des agriculteurs ne cesse de grandir, car la cuvette prévue pour faire un lac derrière le barrage est occupée par cinquante exploitations agricoles et nourrit huit cents bovins et mille moutons.

Dès juin 1976, cinq conseils municipaux du secteur des travaux ont démissionné et effectué des recours en Conseil d’État. Un premier point culminant de la mobilisation anti-barrage est atteint au cours du week-end des 7 et 8 août 1976 quand environ huit mille personnes y participent. Aux élections municipales du printemps 1977, des municipalités anti-barrage sont élues à Langogne et à Naussac. Les manifestants sont ensuite, l’été suivant, trente à quarante mille le 31 juillet 1977 puis environ cinq mille. Une messe en plein air est organisée à « point de rassemblement situé en plein champ, loin des villages et du chantier » rallié par de nombreux « jeunes campeurs ». Ils multiplient les manifestations et occupations du site, avec tracteurs et élus, « écharpe tricolore en bandoulière ». Parmi la dizaine de maires mobilisés, ceux de Langogne, Marvejols et Florac, ainsi que plusieurs dizaines de conseillers municipaux, autour de banderoles “Non au barrage !”, “Non à l’exode !”, “Nous voulons vivre au pays !”. Ils demandent alors un autre choix pour réguler la Loire, celui d’une succession de barrages dans les gorges de l’Allier, à édifier dans le secteur entre Langogne et Brioude. Deux fois de suite le train express Paris-Nîmes est stoppé en rase campagne, un incendie non revendiqué vise une pelle mécanique, tandis que le siège de l’entreprise chargée de mener à bien ce grand projet est plastiqué.

Wikipédia, barrage de Naussac, rubrique “Contestation”.

Ainsi, dans ce « petit Larzac lozérien », tout un groupe d’habitants, appuyés par des mouvements sociaux et politiques d’envergure régionale, ont lutté jusqu’au bout contre l’aménagement du barrage et la disparition subséquente de la commune de Naussac et de ses fermes paysannes.

On a proposé de construire le barrage plutôt directement sur l’Allier voisin, où sa construction n’aurait pas impliqué d’ensevelissement d’exploitations agricoles. On s’est vu répondre que cela aura nécessité la construction de trois barrages au lieu d’un pour arriver au même potentiel de retenue : trop cher, trop compliqué.

On a écrit des textes, réalisé des affiches, organisé des manifestations, en vain… : le barrage a été bâti malgré l’opposition locale. Il est là depuis désormais cinquante ans, et les visiteurs d’aujourd’hui ignorent tout de ce combat devant ses eaux calmes propices aux belles photos, aux activités nautiques, et aux pique-niques et agréables ballades sur ses berges. Face aux projets immobiliers contemporains autour du lac et de ses rives attractives, pour certains, le combat continue d’ailleurs, encore, aujourd’hui.

Intérêt général versus intérêt local : comment arbitrer.. ?

Dans le cadre de mes études d’urbanisme (j’ai suivi une formation d’ingénieur territorial dans une école nationale d’aménagement du territoire), j’avais déjà eu l’occasion d’aborder cette difficile et parfois insoluble question de l’aménageur. Durant ma formation, je me suis spécialisé en effet sur ce que l’on appelle la Politique de la Ville, du nom que l’on donne à cette grande politique publique nationale française déployée depuis plus de 40 ans en direction des quartiers dits « en difficulté » – généralement les quartiers pauvres de banlieue, correspondant souvent aux grandes cités HLM construites dans les années 1960 et 1970 dans la périphérie de nos grandes villes. Dans le cadre de cette spécialisation et de mes mémoires de fin d’études, j’ai ainsi travaillé autour de la grande politique de démolition-reconstruction de logements qui prévaut dans ces quartiers depuis les années 1990, dans le cadre de la politique dite de « rénovation urbaine ».

Dans le contexte de ce mémoire, je m’étais intéressé aux tenants et aboutissants de ces démolitions d’immeubles dans les grands ensembles, et notamment de leur impact pour leurs habitants. Aussi dégradés (et souvent insalubres) que ces habitats pouvaient constituer pour leurs résidents, je constatais que partout, ces derniers manifestaient un grand attachement à ces logements dans lesquels certains vivaient depuis parfois plus de quarante ans, des logements qui ont vu naître et grandir leurs enfants, développer des relations de voisinage, des amitiés, des amours parfois, et qui étaient voués alors à une destruction à l’explosif ou par « grignotage ».

Cette situation m’avait constitué une brillante autant que tragique illustration de la perpétuelle problématique qui traverse l’aménageur dans l’arbitrage entre intérêt général et intérêts particuliers. A l’image de la destruction de ces logements – qui devaient permettre d’y reconstruire de nouvelles habitations de meilleure qualité, aux formes urbaines plus humaines (une histoire dans la grande histoire sociale et urbaine des grands ensembles français, que je vous raconte ici), la construction du barrage de Naussac s’inscrit, loin des considérations locales lozériennes, dans la politique d’approvisionnement et d’indépendance énergétiques de la Nation. Elle vient garantir la sécurité des centrales nucléaires qui fournissent à hauteur de près de 80% la production d’électricité française, une électricité et électrification qui a fortement participé à l’amélioration des conditions de vie des campagnes françaises, notamment lozériennes.

La construction du barrage a également permis d’améliorer l’offre de loisirs du territoire et, partant, a contribué au développement économique et touristique de la région. Mais en concevant un joli paysage de lac au milieu des montagnes, elle a également détruit d’anciennes terres de labeur historiques, d’authentiques et beaux villages et fermes de granite ; autant d’éléments vivants de cette vie paysanne dont la Lozère reste un riche mais fragile témoin à l’échelle de cette France à l’agriculture industrielle et intensive si développée partout ailleurs (particulièrement durant cette même période des Trente Glorieuses…). Une histoire qui nous rappelle le prix tragiquement payé par une minorité pour le confort et le niveau de vie du plus grand nombre.

Naussac ou le lac, espaces agricoles ou indépendance énergétique nationale, patrimoine architectural et naturel ou base de loisirs et développement touristique,… que fallait-il choisir ? Je n’ai en tout état de cause pas la réponse à cette question presque existentielle, dont la réponse appartient à tout un chacun, et peut-être plus qu’à n’importe qui d’autres, au peuple lozérien, dont je me garderai bien de parler en son nom (auquel cas il mériterait de me faire finir dans un de leurs fameux bourbiers.. ! 🙃).

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Espérant que cette lecture vous aura intéressé, je vous invite bien sûr à ne pas hésiter à poursuivre la discussion autour de ce sujet et débat passionnant en commentaire, et vous dis sinon à bientôt pour une prochaine histoire itinérante (et dieu sait qu’elles sont nombreuses dans ma tête à attendre leur écriture.. !).


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Cet article a 7 commentaires

  1. Jean-Pierre Allier

    Je me rappelle de cette période où je fus très actif pour m’opposer à ce barrage . Jean-pierre Allier président alors du comité de lutte Naussac Larzac. J’ai aussi gardé ces affiches.

    1. Bonsoir Jean-Pierre, merci de votre message ! Je me réjouis que la mémoire de cette lutte soit également conservée de votre côté. Pour ma part, les affiches m’ont été partagées par M. Assenas, que j’imagine que vous connaissez bien.. !

  2. BAUD Serge

    ” Une histoire qui nous rappelle le prix tragiquement payé par une minorité pour le confort et le niveau de vie du plus grand nombre. ” Je pense qu’il y a une coquille dans cette phrase que je ne partage pas du tout car c’est plutôt le contraire ” le prix tragiquement payé par une majorité pour le confort et le niveau de vie d’une minorité:”

    1. Bonsoir Serge. Il n’y a pas de coquille, mais j’imagine que vous écrivez cela dans une perspective différente de la mienne (référence à l’usage de l’énergie nucléaire ?).
      Pour ma part dans cette phrase, je faisais référence au fait que pour permettre la construction d’un équipement concourant à l’approvisionnement et indépendance énergétique de la France (que permet le nucléaire), et donc quelque chose qui vise toute la population (sans parler des locaux qui ont pu accueillir positivement la construction du barrage et du lac par les retombées économiques apportées), plusieurs centaines d’habitants (ce que j’entend par la “minorité”) ont été privés de leur lieu d’habitation et de leur activité. 😉

  3. Jean

    Bonjour, les “polémiques ” continuent aujourd’hui entre les élus riverains et l’Etat pour que la loi littoral ne puisse plus s’appliquer (on dit qu’il fait moins de 1000 ha si on ne compte pas le bassin du Mas d’Armand…), ce qui bloquerait le développement économique/urbain (?) autour du lac…

    1. Oui, j’en ai eu l’écho par le riverain rencontré. En revanche, je n’ai pas bien saisi votre commentaire, au sens où pour moi, c’est précisément l’application de la loi Littoral qui bloque l’urbanisation et les projets d’aménagements sur les rives du lac, nom (avec la fameuse bande de 100 mètres non-constructibles)..?

  4. Cohenny

    Quelle est l’efficacité énergétique de ce lac que j’ai vu plusieurs mais jamais plain ? Comment fonctionne une “base nautique” marécageuse ?

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