En ce début de XVIe siècle, le monde est entré dans une nouvelle ère. Longtemps centrée sur son seul continent et la Méditerranée, la vieille Europe a en effet traversé les mers, et est désormais présente (et en situation de domination) dans le monde entier. Ce n’est, certes, pas la première fois de l’histoire de l’Humanité que la Planète connaît des dynamiques de « mondialisation ». Mais celle-ci dépasse toutefois en intensité toutes les précédentes, et s’est opérée à une vitesse rarement atteinte dans l’Histoire.
Voyez plutôt : en l’espace de seulement deux siècles, les Européens ont établi des colonies du bout de l’Amérique du Sud au Grand Nord canadien, et des côtes de l’Afrique aux lointaines îles du Pacifique. Les Antilles sont désormais propriété européenne, et l’une de leurs plus grandes sources de richesses. L’Afrique constitue un réservoir de main d’œuvre servile, et une étape sur la route des Indes. Longtemps sous influence arabe, l’océan Indien est devenu une mer européenne, et ses côtes et ses îles sont bordés de comptoirs et de ports au main de grandes compagnies marchandes ; autant de relais du florissant et lucratif commerce des épices et de ces produits de luxe (soie, porcelaine,…) dont sont alors friandes toutes les élites urbaines de la vieille Europe. En plus du coton, les Amériques produisent le café, le tabac et le sucre qui trônent désormais à tout bonne table qui se respecte, et qui font la fortune des marchands du Vieux Continent.
Comment l’Europe s’est-elle ainsi établie sur tous les continents et mers du globe ? C’est ce que je me propose de vous raconter dans cet article, qui nous portera de l’ère des célèbres « Grandes Découvertes » à l’explosion du commerce international et de l’activité maritime qui marque le tournant du XVIIIe siècle (moment où éclateront alors de grandes guerres d’envergure planétaire pour la domination du monde colonial). Bonne lecture !
La quête des épices : quand les Portugais puis les Espagnols prennent la mer
Ce sont d’abord les Portugais, qui dès le début du XVe siècle, ont exploré toujours plus loin la côte ouest de l’Afrique, s’appuyant largement sur les anciennes cartes et récits des grandes civilisations maritimes européennes qui, longtemps avant eux, avaient déjà poussé loin sous ces latitudes (notamment les Phéniciens et les Carthaginois). En cette période où l’Empire ottoman contrôle l’ensemble du Proche et Moyen-Orient (et donc les grandes routes terrestres vers l’Asie – notamment l’antique route de la Soie), les navigateurs et marchands de la vieille Europe cherchent en effet à court-circuiter la « Sublime Porte », en trouvant par la mer de nouvelles routes directes vers les Indes et la Chine, et leurs précieuses épices. D’abord par l’Est, en contournant l’Afrique, afin de venir concurrencer sur place les marchands arabes (qui opèrent depuis des siècles entre la mer Rouge et l’océan Indien). Et puis il y a la route de l’Ouest…
Cette route de l’Ouest vers les Indes, on la sait théoriquement possible – et même certaine – du fait du grand développement récent des connaissances (et instruments) géographiques et astronomiques, grâce auxquelles le caractère sphérique de la Terre en particulier est désormais bien établi. Les grands navigateurs européens de l’époque (notamment Colomb) ont également remis la main sur d’anciennes cartes et textes de l’Antiquité et des marins vikings. Vikings qui avaient déjà, près de 600 ans auparavant, explorés (et même colonisés) les côtes d’un continent nouveau situé de l’autre côté du vaste Atlantique. Cela sans même parler des pêcheurs basques, normands et bretons qui, depuis la fin du XIVe siècle, fréquentaient déjà les Grands Bancs de Terre-Neuve, et rapportaient de l’autre côté de l’océan les poissons qui y abondent (tout particulièrement la morue).
Faute d’avoir convaincu la Couronne portugaise de son projet d’exploration d’une nouvelle route vers les Indes par l’Ouest, c’est vers sa grande voisine ibérique, celle du royaume de Castille, que le génois Christophe Colomb offre ses services, et présente son ambitieux et audacieux projet d’expédition à travers l’Atlantique. Désireuse de se tailler sa part du gâteau des prometteuses richesses du « Nouveau Monde » (Mundus Novus), et soucieuse de trouver une alternative sérieuse à son concurrent portugais (qui contrôle déjà la route de l’Est), la Couronne espagnole se décide à soutenir et financer l’expédition de Colomb – qui lève l’ancre de Palos et fait voile vers l’Ouest le 3 août 1492.
Heureuse décision, qui en la personne de Christophe Colomb, permet en effet à Isabelle la Catholique et à la couronne de Castille de prendre possession en leur nom des nouvelles terres découvertes par l’explorateur italien dans les Caraïbes et en Amérique centrale ; ces bientôt fameuses et si fructueuses « Indes occidentales » qui deviendront notamment le berceau de la Nouvelle-Espagne.
Lorsque Jacques Cartier appareille de Saint-Malo le 20 avril 1534 en direction du Nord-Ouest, ce n’est pas vers le total inconnu que sait prendre destination le futur grand explorateur malouin Quelques décennies plus tôt, un explorateur italien mandaté par le roi d’Angleterre, Jean Cabot, était déjà arrivé en vue et avait exploré de nouvelles terres inconnues, quelque part au sud-ouest du Groënland. Ce célèbre navigateur d’origine vénitienne, bercé par les récits décrivant toutes les richesses de l’Orient (et ayant appris la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb en 1492, après avoir lui-même tenté quelques voyages vers l’Ouest infructueux), réussit à convaincre le roi d’Angleterre de financer un voyage de découverte.
Cartographe accompli, Cabot a en effet calculé qu’en mettant le cap plein Ouest à travers l’Atlantique, l’on devrait atteindre les Indes orientales, et la fabuleuse Cathay. Après une année de patients préparatifs, Cabot quitte Bristol le 2 mai 1497, à bord d’un unique voilier et ses dix-huit hommes d’équipage. Après avoir suivi les côtes d’Irlande et s’en être éloigné, ils met le cap vers l’Ouest, vers le soleil couchant et l’océan infini.
Il fallait une bonne dose de courage et d’esprit d’aventures à ces navigateurs, ces hommes et ces femmes, qui se sont engagés de tous temps vers des destinations inconnues, bravant les flots et les dangers. Quand on sait à quoi peut ressembler une tempête sur l’Atlantique Nord, les vagues pouvant atteindre plusieurs dizaines de mètres, les icebergs et les glaces, les eaux glaciales surnageant les profonds abysses du vaste océan, on ne peut qu’éprouver une certaine fascination et un immense respect pour les peuples marins qui s’y aventurèrent si massivement – tels les Scandinaves “Vikings”, plus de cinq siècles avant les grandes puissances européennes (et sur des embarcations et avec des moyens bien plus sommaires que ceux qui prévaleront durant la période de la Renaissance).
Les Vikings en effet, depuis l’Islande (qu’ils avaient préalablement colonisé suite à d’importantes migrations démographiques depuis la Scandinavie), s’étaient aventurés un peu avant l’an Mil vers le Groënland, où ils avaient établi quelques colonies (leur meneur n’étant autre que le célèbre Erik le Rouge, dont la saga nordique raconte cette épopée). De là, quelques aventuriers étaient partis sur leur langskip (bateau de haute mer viking) prolonger l’exploration. D’abord vers le Nord puis l’Ouest, où ils ne rencontreront que des terres arides de pierres et de neige bordées par des eaux polaires. Redescendant vers le sud, ils découvriront une île fortement boisée, au relief très escarpé, correspondant à l’actuelle Terre-Neuve. Ils y camperont quelques jours au niveau d’une baie bien protégée des éléments, collecteront du bois (matière essentielle qui faisait cruellement défaut au Groënland) ainsi que des raisins secs trouvés sur des vignes sauvages (une des hypothèses qui expliqueraient l’origine du nom « Vinland » qu’ont donné les Vikings à cette nouvelle terre), puis rentreront.
Nourris par ces récits, plusieurs années plus tard, un autre groupe de Vikings mit voile vers les rivages de Terre-Neuve, décidé à y fonder une colonie. Les navigateurs y auraient séjourné trois années durant, au cours desquelles ils visiteront la région, sans toutefois parvenir à retrouver la baie initiale. Constamment sujets aux attaques des tribus esquimaux et amérindiennes vivant également sur l’île, contraints de guerroyer sans fin, ils finiront par préférer retourner au Groënland et abandonner la colonie.
Durant les siècles qui suivirent, de nombreuses expéditions Vikings continueront néanmoins d’avoir lieu sur les côtes nord-américaines, pour y charger du bois. Dans le cadre de leurs expéditions de chasse (morse, baleine,…), ils se seraient même aventurés jusque dans la lointaine baie d’Hudson, officiellement découverte par le navigateur anglais du même nom au XVIIe siècle. Quoiqu’il en soit, les Vikings ont bien découvert à l’époque des terres faisant partie intégrante du Canada (et donc de l’Amérique). Ils auraient d’ailleurs noté d’innombrables renseignements sur les routes, les mers occidentales et les terres qu’ils avaient découvertes, des documents précieusement conservés par leurs descendants (démarche qui pourrait peut-être expliquer d’ailleurs le passage mentionné par certaines sources de Christophe Colomb en Islande avant d’entreprendre le périple qui le rendra si célèbre…).
On ne sait exactement de quelle part de ces informations disposera Jacques Cartier lorsqu’il entreprend son grand voyage vers l’Ouest. S’attend-il à ne rencontrer aucunes terres jusqu’aux Indes orientales, si loin de l’autre côté du monde ? Ou bien espère-t-il juste trouver le passage entre d’éventuelles grandes îles situées là où les Scandinaves du Groënland les ont répertoriées – passage qui pourra le mener jusqu’à la fabuleuse Cathay ?
Concernant la première question, il est permis d’en douter, car l’expédition de Cabot dont nous avons parlé plus tôt, après un voyage sévèrement chahuté, aborda sur une belle île boisée, au climat tempéré, et aux eaux poissonneuses (qui s’avèrera être l’île de Cap Breton, dans le golfe du Saint-Laurent, près de Terre-Neuve). Une information qui se propagera vite après son retour, car dans les décennies qui suivent, de nombreux pêcheurs des côtes occidentales françaises prennent déjà l’habitude d’entreprendre la traversée pour y faire leur saison de pêche, revenant les cales remplies de morue salée (une pratique qui perdurera durant des siècles jusqu’il y a quelques décennies, moment où l’épuisement de la ressource lié à la surpêche entraînera l’effondrement des pêcheries de Terre-Neuve).
Quoiqu’il en soit, c’est plein de détermination et sous l’autorité du roi que lui et son équipage mirent voile le 20 avril à Saint-Malo, filant droit vers l’Ouest. Le début d’un voyage héroïque qui, s’il restera loin des objectifs de sa mission, vaudra à Cartier une place parmi les grands de l’exploration maritime, et fera également de lui l’un des fondateurs du Canada français.
Sirènes coloniales généralisées et fondation des grands empires européens outremers
La course a été ouverte pour l’Amérique entière par le voyage révolutionnaire de Christophe Colomb (1492). L’Espagne (la Castille) est gagnante. Huit ans plus tard, en 1500, les Portugais, avec Alvarez Cabral, se saisissent de la Terre de Santa Cruz, celle à laquelle le bois de teinture rouge (le pao brasil) va donner son nom de Brésil. Puis, les Français dont les navires, marchands ou pirates, ou les deux à la fois, fréquentent toutes les côtes atlantiques du Nouveau Monde, de Terre-Neuve (connue dès le début du siècle) jusqu’aux Antilles, à la Floride et aux côtes du Brésil (alors plus théoriquement que pratiquement tenues par les Portugais), les Français reconnaissent le Canada (1534-1535), s’y installent enfin (1603). Les Anglais, dans ces conditions, arrivent bons derniers : Walter Raleigh a relâché sur le littoral de ce qui fut aussitôt la Virginie, avec les dernières années du XVIe siècle, mais y a fondé un établissement éphémère ; les pèlerins du Mayflower arrivent, en 1620, au cap Cod, sur la côte de ce qui sera le Massachusetts.
Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, p. 603
Le moins que l’on puisse dire, c’est que la découverte « officielle » de l’Amérique (qui n’est d’ailleurs pas encore appelée ainsi) par Christophe Colomb ne laisse pas de marbre les autres grandes nations européennes. Rapidement, ces autres importantes puissances maritimes que sont déjà la Hollande et l’Angleterre, se lancent à leur tour dans l’exploration des mers et de nouvelles terres, finalement suivie par la France – partie bonne dernière dans l’aventure coloniale. Si le premier tour du monde est portugais (Magellan) et la première Amérique espagnole, la Hollande et l’Angleterre rattrapent vite leur retard dans la course à la conquête du Nouveau Monde : les Hollandais s’établissent dans ce que l’on appellera les Indes néerlandaises (actuelle Indonésie) et prennent le contrôle du stratégique détroit du Siam (le grand point de passage de l’Inde à la Chine), tandis que les Anglais réalisent les deuxième et troisième circumnavigations (tours du monde) de l’Histoire – bientôt suivis par les mêmes Hollandais.
La colonisation du (Nouveau) Monde
Mais encore davantage que l’Afrique et l’Asie, ce sont les Amériques qui suscitent le plus d’intérêt et de convoitise des grandes puissances maritimes européennes. En Amérique du Nord, les Anglais ont la bonne idée de s’installer sur les côtes tempérées et fertiles de l’actuelle façade Atlantique des États-Unis, et y fondent les colonies de Virginie, de Caroline et de Nouvelle-Angleterre (Massachussetts, Connecticut, etc.). Les Hollandais s’établissent quant à eux entre ces dernières, dans ce qui deviendra la Nouvelle-Amsterdam (l’actuelle région de New York – dont le futur site fut d’ailleurs exploré pour la première fois par un florentin, pour le compte de la… France !). Le reste du continent (Amériques Centrale et du Sud) se partage entre Espagnols et Portugais, selon une frontière bien connue, instituée dès le début du XVIe siècle au niveau de l’actuel Brésil par le célèbre traité de Tordesillas.
La première mondialisation […] sera conduite par des Ibériques, Espagnols et Portugais, dans les domaines aussi bien politiques qu’économiques et culturels, ce qui leur permettra d’imprimer des marques indélébiles sur de larges parties du monde. […] Les Portugais constituèrent très vite un système de points d’appui aux Açores, au Brésil à Bahia et à Rio de Janeiro, au Mozambique et aux Indes dès le début du XVIe siècle, à Goa en 1510, à Malacca, à Macao. Les Espagnols firent de même à La Havane, Vera Cruz, Acapulco, Manille. […] Lorsqu’enfin Richelieu puis Colbert tentèrent de sortir le royaume des horizons purement européens pour l’insérer dans des grands circuits économiques mondiaux, il était bien tard et les positions stratégiques et commerciales les meilleures se trouvaient occupées car deux nouvelles nations aux ambitions planétaires étaient apparues : l’Angleterre et les Pays-Bas.
Étienne Taillemite, « Les Français et la mer », synthèse de la conférence donnée aux Mardis de la mer organisés par l’institut catholique de Paris le 15 novembre 2005
En aparté : une « mondialisation » déjà ancienne
Le phénomène de « mondialisation » que connaît le monde durant l’ère des Grandes Découvertes (entendu comme un processus de grand développement des échanges – économiques, culturels, de population, etc. – à l’échelle planétaire) ne constitue pas une première dans la longue histoire de l’Humanité. Dès le IIe millénaire av. J.-C. en effet, une vaste zone commerciale reliait déjà les civilisations de l’Indus (sous-continent indien) au monde minoen (Crète et Grèce antiques), via les cités du célèbre Croissant fertile (Mésopotamie et Égypte antiques). Un phénomène qui, loin de péricliter, s’amplifiera même le millénaire suivant, avec la fondation de l’Empire perse, puis l’extension de la domination des Grecs sur la Méditerranée et le Proche-Orient antiques (on parle d’ailleurs alors de « mondialisation hellénistique » !).
Au milieu de l’Antiquité, déjà, la Planète enregistre ainsi des processus de mondialisation partageant de nombreux traits communs avec ceux que le monde connaîtra près de 2 000 ans plus tard durant la période des Grandes Découvertes : brassage des populations (avec des Grecs allant par exemple s’établir, suite aux conquêtes d’Alexandre le Grand, jusqu’aux actuels confins de l’Afghanistan !), constitution d’une culture mondiale (avec une culture grecque tendant à s’imposer comme la culture universelle, et que tous les non-Grecs s’efforcent alors peu ou prou d’acquérir), intensification et mondialisation des échanges (avec la mise en place d’une proto-économie « mondialisée », qui voit notamment des Grecs installés en Inde confectionner des bouddhas qui seront exportés jusqu’au… Japon !), multilatéralisme (via la constitution d’États plus ou moins égaux par leur taille et par leur force). Autant de dynamiques qui vont ainsi générer une certaine émulation culturelle et de nombreuses innovations techniques, et notamment une grande profusion de découvertes scientifiques (en particulier des mathématiciens grecs au sein de villes comme Syracuse – offrant un rythme de découvertes que le monde ne connaîtra pas à nouveau avant la Renaissance en Europe !).
Durant tout le Moyen-Âge, en plus de l’Europe, de grands réseaux commerciaux continuent par ailleurs d’unir des régions extrêmement éloignées de la Planète : citons notamment la célèbre « route de la Soie », qui reliait continentalement la Chine à l’Europe à travers l’Eurasie ; un réseau terrestre vieux de plusieurs millénaires par lequel se propageront d’ailleurs historiquement de nombreuses connaissances et innovations (papier, pâtes, boussole, poudre à canon,…). Il y a aussi, sur le plan terrestre, le réseau transsaharien : une grande zone commerciale sous domination arabe via laquelle métaux précieux (or, argent,…) et esclaves transitent des régions de l’Afrique de l’Ouest vers le cœur du monde arabo-musulman (des routes commerciales qui joueront par ailleurs un rôle central dans l’islamisation de l’Afrique). Un monde arabe, également, ouvert et connecté sur le plan maritime avec l’Extrême-Orient via l’océan Indien, alors espace d’épanouissement d’un vaste réseau marchand, centré sur le commerce des épices (poivre, cannelle, clou de girofle, muscade, gingembre,…).
C’est d’ailleurs précisément (parmi de multiples autres facteurs) le monopole du monde arabe sur les voies de commerce avec l’Orient (et l’Afrique), qui va pousser un certain nombre de grandes puissances navales européennes à l’exploration et la découverte de nouvelles routes maritimes. Jusqu’ici, les Européens se contentaient en effet globalement d’acheter à prix d’or les épices importés et transportés d’Asie par les riches marchands arabes (par l’intermédiaire des grandes républiques maritimes italiennes de Gênes et de Venise, qui s’étaient faites ainsi la spécialité de ce juteux commerce en Méditerranée). Une situation que quelques puissants États et audacieux navigateurs s’apprêtent néanmoins à totalement bouleverser…
(©rédit illustration : une magnifique carte de Simeon Netchev réalisée pour la World History Encyclopedia)
Longtemps restée à la traîne de la dynamique exploratrice et colonisatrice, la France de François Ier (qui passe les premières décennies du XVIe siècle à ne penser qu’à la conquête de l’Italie), finit elle aussi par rejoindre le mouvement général. Suivant les routes de leurs prédécesseurs, les Français se détournent enfin de leur politique maritime exclusivement méditerranéenne et partent à leur tour explorer les côtes de l’Afrique et surtout de l’Amérique du Nord, se concentrant particulièrement sur l’île de Terre-Neuve et le golfe du Saint-Laurent (régions de l’actuel Canada). C’est dans ces régions (au climat bien plus rude que celui de la Métropole) que le royaume de France établit – après de nombreuses tentatives infructueuses – ses premières grandes colonies outremer : celles de l’Acadie (actuelle Nouvelle-Écosse), et surtout celles de la vallée du Saint-Laurent, berceau du Canada français et du futur Québec (d’autres colonies seront également fondées par les Français au Brésil et en Floride, mais ne tiendront pas longtemps – cf. encadré ci-dessous).
Zoom sur : la France Antarctique et la « Nouvelle-France floridienne » : deux tentatives (ratées) d’implantation française en Amérique
Cela est peu connu, mais les voyages de Jacques Quartier au nom de François Ier ne constituèrent pas les seules expéditions entreprises par la France en Amérique. Dès 1524, l’explorateur italien d’origine florentine Giovanni da Verrazzano avait été le premier Européen à explorer, au nom de la France, la côte atlantique de l’Amérique du Nord (c’est d’ailleurs lui qui donnera à ces nouveaux territoires le nom de « Nova-Gallia » – Nouvelle-France).
Dans le cadre de son premier voyage (qui précède de 10 ans celui de Jacques Cartier dans le golfe du Saint-Laurent), Verrazzano avait longé la côte des futurs États-Unis d’Amérique, de l’actuelle Caroline du Nord à la péninsule de Cap Cod (au niveau de ce qui deviendra Nouvelle-Angleterre). L’explorateur italien avait en outre donné à ces nouvelles terres des toponymes français (dont certains subsistent toujours), et avait même exploré la baie de la future ville de New York (découverte le 17 avril 1524), à laquelle il avait donné le nom de « Nouvelle-Angoulême », en hommage à François Ier, comte d’Angoulême.
De retour en France, Verrazzano prépare immédiatement un nouveau voyage en vue de trouver un passage vers l’Asie autre que le détroit de Magellan (découvert et contrôlé par les Portugais) – ce qui avait constitué le but premier de son expédition le long des côtes de l’Amérique du Nord. Après une tentative par l’est de l’Afrique à travers l’océan Indien, l’explorateur italien, toujours mandaté par le roi de France, tentera une ultime expédition vers l’Amérique, où il disparaîtra avec son équipage sans laisser de traces.
Les explorations faites par Verrazzano en 1524 aboutissent à la célèbre carte de 1529 dressée par son frère Girolamo, qui est la première de l’Histoire à nommer les lieux le long de la côte nord-américaine au nord de la Floride. Sur cette carte, de frère de l’explorateur italien représente même l’embouchure du fleuve Saint-Laurent (qu’il aurait donc exploré une décennie avant Cartier) et nomme le territoire Nova Gallia (Nouvelle-France), ce qui constitue la première évocation connue de l’Amérique française.
Les voyages de Verrazzano ne constituèrent pas les seules tentatives d’exploration et d’implantation des Français en Amérique. Au milieu du XVIe siècle, des catholiques et protestants français vont tenter (sans succès) de s’établir au Brésil puis en Floride. C’est d’ailleurs encore notre cher Verrazzano qui avait mené, vers 1523, plusieurs expéditions le long des côtes brésiliennes au nom de François Ier (qui n’acceptait pas le traité de Tordesillas, qui partageait le Nouveau Monde entre Portugais et Espagnols et faisait tomber le Brésil sous souveraineté portugaise). Depuis cette date, plusieurs navigateurs français étaient revenus secrètement explorer le littoral brésilien, récoltant les données nécessaires à une future expédition en vue de fonder un établissement colonial. Le site ciblé se situait dans la baie de Guanabara (emplacement actuel de Rio de Janeiro), choisi pour les relations nouées sur place avec les Indiens Tamoios, qui étaient en tension avec les Portugais.
En 1555, deux navires commandées par le vice-amiral de Villegagnon quittent le Havre et gagnent le Brésil, où Villegagnon et ses hommes s’établissent sur une île au centre de la baie de Guanabara (toujours appelée l’île de Villegagnon aujourd’hui). Rapidement, ils y bâtissent le Fort Coligny (du nom du Gaspard de Coligny, grand amiral français sous François Ier) et des logements, mais la main d’œuvre d’indigène, qui réalise le plus dur du travail, finit par se rebeller. La discipline devient également problématique en raison du caractère rude et intransigeant de Villegagnon, qui force les Français entretenaient des relations avec les femmes indigènes de se marier devant notaire avec elles. Après quelques mois, comprenant la précarité de sa situation, il sollicite du souverain l’envoi de trois à quatre mille soldats professionnels et de centaines de femmes à marier sur place, ainsi que d’ouvriers spécialisés. Selon la lettre qu’il envoie au duc de Guise (le chef du parti catholique en France) en 1556, la colonie compte alors près de 600 habitants.
En ce milieu de XVIe siècle, le protestantisme est en plein essor en France, et la tension avec la population catholique commence à faire rage. Ouvert aux idées nouvelles, Villegagnon écrit à Calvin pour lui proposer d’accueillir des convertis à la Religion Réformée dans sa colonie et d’en faire une sorte de refuge protestant. En 1557, Jean Calvin, le célèbre théologien français du protestantisme, envoie Jean de Léry avec treize compagnons rejoindre la colonie française de la « France Antarctique » au Brésil, dans l’espoir de trouver une terre d’accueil pour ces protestants persécutés en France. Cependant, ils sont rapidement chassés de là par le chef de l’expédition (Villegagnon), qui ne supporte pas leur rigorisme, et finit par les exclure sur la terre ferme. Jean de Léry et ses compagnons protestants se retrouvent alors à vivre chez les Amérindiens « Toüoupinambaoults », qui les traitent « fort humainement ».
Cette cohabitation de plusieurs mois entre Français et peuples autochtones au Nouveau Monde aura des conséquences culturelles très importantes, car Jean de Léry, ethnographe avant l’heure, va relater cette expérience dans un livre : Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, un récit captivant qui inspirera notamment Montaigne pour ses célèbres Essais.Ce texte de Jean de Léry est à plusieurs titres hautement remarquable pour l’époque, au sens où il offre un regard ouvert et curieux sur les divers aspects de ces terres nouvelles où tout est inconnu, qu’il s’agisse des animaux, des végétaux ou encore des hommes qui les habitent. Son interaction avec le peuple des Toüoupinambaoults et leur mode de vie aura une grande portée historique et philosophique. En effet, le texte du pasteur questionne la notion subjective de barbarie (qui sont toujours les autres du point vue ethnocentré de l’européen de l’époque), le rapport à l’autre, à l’étranger, à ses mœurs et coutumes si radicalement distinctes. En ce sens, il introduit déjà des réflexions de tolérance et d’humanisme s’inscrivant dans la future pensée des Lumières, faisant de son texte un ouvrage pionnier de la pensée moderne.
Les conflits dans la colonie ont cependant, pour en revenir à la France Antarctique, finit par remonter jusqu’à la Cour de France, et Villegagnon est rappelé pour justifier son action. En 1559, Villegagnon abandonne ainsi le Fort-Coligny et rentre en France (où il prendra part aux guerres de religion), laissant la colonie aux mains de son neveu Legendre de Bois-le-Compte. Les Portugais, qui voient d’un mauvais œil l’influence française se développer dans leur terre brésilienne, vont en profiter pour régler son compte à la France Antarctique. Après une belle résistance française, la petite colonie est finalement prise par les hommes d’Estacio en 1560.
Suite à l’échec de la tentative d’implantation effectuée au Brésil (et à l’espoir concomitant d’y faire coexister huguenots et catholiques), les Français n’abandonnent pas complètement le projet de la « France Antarctique ». Au début des années 1560, Gaspard de Coligny, l’un des grands chefs protestants, projette de créer en Amérique une nouvelle colonie française qui pourra constituer un refuge pour les huguenots, victimes dans leur pays de l’intolérance religieuse. À l’image des puritains anglais qui quitteront quelques décennies plus tard à bord du Mayflower le Vieux Continent en direction de la Nouvelle-Angleterre en quête de liberté religieuse, c’est la région de la Floride qui retient l’attention du chef protestant. Coligny pense en effet qu’une colonie huguenote aurait plus de chances de prendre souche dans la péninsule, espagnole depuis 1513, mais qui demeure relativement inhabitée.
Ainsi naîtra la brève épopée de la « Nouvelle-France floridienne », qui sera elle encore un échec. En 1562, Jean Ribault quitte le Havre avec 2 navires et 150 hommes et atteint le nouveau continent à bord à l’embouchure de la rivière May, où il fonde un peu plus au nord la colonie de Charlesfort (future Charleston, dans l’actuel État de Caroline du Sud). Malheureusement, très vite, les difficultés s’accumulent, entre mauvaise cohabitation avec les tribus amérindiennes locales et maladies tropicales. Les renforts demandés depuis la Métropole n’arrivent pas, la France étant alors déchirée par la première guerre de religion. Après quelques années et plusieurs nouvelles tentatives de colonisation, la colonie est finalement capturée par les Espagnols, et ses colons tués ou emprisonnés. Après le Brésil, le rêve de la Floride française s’éteint à son tour. Les Français seront toutefois plus heureux dans les Caraïbes, où ils fonderont au XVIIe siècle les colonies de la Martinique et de la Guadeloupe puis de Saint-Domingue, qui feront, au XVIIIe siècle, la richesse de la France de Louis XV et de Louis XVI. Et puis bien sûr, plus au nord, il y aura la grande épopée de la Nouvelle-France…
Les marins français ne prendront qu’une part des plus minimes aux grandes découvertes maritimes des XVe et XVIe siècles. Si les voyages de Jean de Verrazano et de Jacques Cartier en Amérique du Nord ne sont pas négligeables dans leurs résultats, ils ne sauraient rivaliser avec ceux des grands navigateurs portugais et espagnols. La France n’a produit alors aucun Vasco de Gama, aucun Christophe Colomb, aucun Magellan. Aucune des grandes routes maritimes nouvelles promises à un si bel avenir et qui entraîneront le grand désenclavement planétaire ne sera ouverte par un Français, ni dans l’Atlantique, ni vers l’Océan Indien et l’Extrême-Orient où la tentation tardive des frères Parmentier restera sans lendemain. De cette quasi-absence des Français dans la première grande aventure des découvertes, il résulta que le royaume se trouvera presque totalement à l’écart de cette première mondialisation qui vient d’être brillamment étudiée par Serge Gurziaski dans son beau livre les Quatre parties du monde. Histoire d’une mondialisation. Celle-ci sera alors conduite par des Ibériques, Espagnols et Portugais, dans les domaines aussi bien politiques qu’économiques et culturels, ce qui leur permettra d’imprimer des marques indélébiles sur de larges parties du monde. Pendant ce temps, la France s’épuisait dans les vaines guerres d’Italie avant d’être ravagée pendant un demi-siècle par des conflits religieux. Lorsqu’enfin Richelieu puis Colbert tentèrent de sortir le royaume des horizons purement européens pour l’insérer dans des grands circuits économiques mondiaux, il était bien tard et les positions stratégiques et commerciales les meilleures se trouvaient occupées car deux nouvelles nations aux ambitions planétaires étaient apparues : l’Angleterre et les Pays-Bas.
Étienne Taillemite, « Les Français et la mer », synthèse de la conférence donnée aux Mardis de la mer organisés par l’institut catholique de Paris le 15 novembre 2005
Premières des nouvelles terres atteintes par les Européens, l’archipel des Caraïbes n’est pas en reste. Bénéficiant d’un climat exceptionnellement favorable aux grandes cultures de plantation (sucre, coton,…), et idéalement situées qui plus est au carrefour des routes vers leurs nouvelles colonies américaines, les Antilles se retrouvent rapidement au centre des convoitises des grandes puissances colonisatrices européennes (tout particulièrement espagnoles, françaises et anglaises).
D’abord chasse gardée de leur première découvreuse (l’Espagne) – qui colonise dès la décennie 1490 les îles de Cuba, de Puerto-Rico et d’Haïti (Hispaniola), les Caraïbes voient en effet arriver et s’implanter au fil du temps tout ce que l’Europe compte d’avides puissances marchandes et maritimes : Hollandais, Danois, mais aussi et surtout Britanniques et Français (qui y emboîtent le pas des boucaniers et autres flibustiers venus rapidement vampiriser les riches galions espagnols évoluant dans ces eaux tropicales, pour le compte de ces mêmes pays à qui ils auront ainsi, indirectement, préparé le terrain !).
Si les premiers (les Britanniques) s’établissent notamment sur la Jamaïque, les Bahamas et la Barbade, ce sont surtout les seconds (les Français) qui se taillent après l’Espagne la part du lion dans les Antilles. Durant la première moitié du XVIIe siècle, la France prend en effet possession de la Martinique, de la Guadeloupe et de nombreuses autres îles de l’est des Antilles (Dominique, Sainte-Lucie, Tobago,…). Îles où le royaume engage rapidement une intense entreprise de colonisation et de plantation, avant de piquer aussi définitivement aux Espagnols quelques décennies plus tard, la moitié de l’une des colonies comptant – et de loin – parmi les plus prospères de l’époque (Saint-Domingue – aujourd’hui Haïti !).
Légendaire théâtre de la flibuste et de la piraterie (qui connaîtront localement leur âge d’or au XVIIe siècle), les Antilles deviennent aussi et surtout au début du XVIIIe siècle, avec l’Amérique du Nord et les Indes, l’un des plus intenses terrains de rivalité entre grandes puissances coloniales européennes. Une rivalité fruit de l’importance géostratégique capitale que ces prospères « îles à sucre » et autres comptoirs à épices occupent désormais dans l’économie de leurs grandes nations propriétaires (en particulier pour la France), en cette période d’explosion du commerce international et atlantique.
En résumé : les grandes dates de l’exploration maritime européenne
1415 | Début de l’exploration de la côte africaine par les Portugais, sous le règne d’Henri le Navigateur. En 1434, les Portugais doublent le cap Chaunar sur la côte marocaine (considéré jusqu’alors comme la frontière méridionale du monde), ouvrant ainsi la voie à la découverte et exploration du Sénégal et des îles du Cap-Vert (ainsi qu’à la découverte et colonisation européenne rapide de Madère et des Açores). |
1487 | Les Portugais doublent le cap de Bonne Espérance (pointe sud de l’Afrique) |
1492 | Le Génois Colomb découvre Cuba et Haïti. Au terme de ses 4 voyages à travers l’Atlantique (1492-1504), Colomb découvrira de nombreuses îles des Caraïbes (Dominique, Guadeloupe, Porto-Rico, Jamaïque, côte sud-ouest de Cuba) et explorera les rivages de l’Amérique centrale, manquant de peu la découverte du Pacifique au niveau de l’isthme de Panama. |
1494 | Sous l’égide du Pape, le traité de Tordesillas entérine la division du Nouveau Monde (et des « terra nullius ») entre Espagnols et Portugais, avec une ligne de partage fixée au niveau du 46e méridien, puis du Brésil (suite à sa conquête par le Portugal). |
1497 | L’italien Cabot traverse l’Atlantique Nord et atteint et explore la région de Terre-Neuve, pour le compte du roi d’Angleterre. |
1497-1498 | Après avoir franchit le cap de Bonne Espérance, le Portugais Vasco de Gama suit la côte orientale de l’Afrique et atteint les Indes (Calicut), ouvrant au Portugal la maîtrise de l’océan Indien et jetant les bases d’un empire portugais qui s’étendra vers le Pacifique jusqu’aux Moluques (îles à épices, ravies ensuite par les Néerlandais). |
1513 | Après avoir traversé l’Atlantique puis l’isthme de Panama à pied, l’Espagnol Vasco Nunez de Balboa est le premier européen à apercevoir le Pacifique. |
1519-1522 | PREMIÈRE CIRCUMNAVIGATION (TOUR DU MONDE) PORTUGAIS : parti de Cadix avec 5 vaisseaux et 265 hommes pour le compte de Charles Quint, Fernao de Malgalhaes dit Magellan traverse l’Atlantique jusqu’au Brésil puis descend vers le sud, et franchit le détroit entre l’Amérique du Sud et la Terre de feu (détroit dit de Magellan). Il devient ensuite le premier européen à traverser l’océan Pacifique (auquel il donnera son nom) et atteint les Philippines, où il meurt dans une rixe avec des habitants. Les survivants (dix-huit) traversent l’océan Indien, double le cap de Bonne Espérance et rentrent en Espagne (avec un seul des 5 vaisseaux) en septembre 1522. « Ainsi fut démontrée, pour la première fois, la sphéricité et l’étendue de la circonférence de la Terre » (Bougainville). |
1524 | L’italien Verrazano est le premier à explorer (pour le compte de la France) la côte atlantique de l’Amérique du Nord, prélude à la colonisation française des Amériques (c’est d’ailleurs lui qui donne à ces nouveaux territoires le nom de « Nova-Gallia » ; Nouvelle-France). |
1534-1541 | Au cours de 3 voyages, le malouin Jacques Cartier explore le golfe du Saint-Laurent, qu’il remonte jusqu’à Stadaconé puis Hochelaga (actuels Québec et Montréal), et prend possession de la région au nom du roi de France. |
1577 / 1586 | Deuxième et troisième tours du monde, anglais (dont celui du célèbre corsaire Francis Drake, qui explore la côte ouest du continent américain jusqu’à la Californie). |
1720 | Le Danois Behring découvre le détroit de son nom et les îles Aléoutiennes pour le compte du tsar Pierre le Grand, reconnaissant ainsi que l’Asie n’est pas reliée continentalement à l’Amérique. |
1763 | Bougainville réalise le premier tour du monde complet français. |
1768-1776 | Voyages de Cook. L’Anglais explore notamment les côtes de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, détruisant ainsi la légende du continent austral. Il descend jusqu’aux abords du continent antarctique et parcourt « 80 000 km de Pacifique ». |
1785 | Le Français La Pérouse effectue une grande expédition scientifique dans le Pacifique, où il disparaîtra. Refusant de prendre possession des îles Hawaï (qu’il aborde en 1786) au nom du roi de France, ce sera le premier européen à ne pas le faire par respect pour la liberté des peuples rencontrés. |
En aparté : empires coloniaux ou établissements nationaux outremers ?
Il ne faut pas l’oublier : l’imaginaire contemporain des colonisations européennes du « Nouveau-Monde » est considérablement influencé par l’héritage du XIXe siècle et des grands empires coloniaux qui sont alors fondés par les Nations européennes principalement en Afrique et en Asie (et qui sont à ce titre difficilement comparables avec les colonisations auxquelles nous nous intéressons ici). Pour être tout à fait exact d’ailleurs, à l’époque, la définition d’une colonie ne fait pas consensus : nombre de territoires qui seront ultérieurement qualifiés de « colonies » n’étaient pas considérés comme tels, et la colonisation n’était à vrai dire même pas vraiment dans l’intention des Européens venus explorer le Nouveau-Monde.
Comme nous l’avons vu plus haut en effet, l’objectif premier des explorateurs européens s’étant aventurés dans l’Atlantique demeure avant tout de trouver une nouvelle route vers les Indes et leurs richesses. Même après qu’ils aient découvert les Antilles puis les terres continentales de l’Amérique du Nord et du Sud, les Européens continuent de chercher à traverser ou contourner le continent américain (le français Champlain par exemple, en remontant le Saint-Laurent, espère toujours y trouver un passage vers l’Asie… !). Finalement, à défaut d’avoir découvert la route occidentale des Indes, et mis devant le fait accompli de l’exploration de ces nouvelles terres, les Européens prendront le parti d’exploiter économiquement les contrées découvertes et de les coloniser.
Il faut ainsi vraiment appréhender ce « phénomène » colonial comme ce qu’il est en premier lieu : un phénomène économique et géographique. Les puissances européennes motrices de l’exploration maritime (Portugal et Espagne, puis France, Grande-Bretagne et Province-Unies) sont des nations riches qui souhaitent l’être encore davantage. C’est bien précisément parce que ces nations européennes bénéficient initialement d’une puissance certaine (sur les plans technique, économique, industriel, démographique, etc.) que celles-ci sont ainsi capables de projeter leur puissance si loin outremer.
Partant de ce contexte, les premiers temps de la colonisation européenne des Amériques consistent en la création d’établissements ou de de comptoirs commerciaux, où viennent s’installer globalement très peu de personnes (à l’exception des Treize Colonies britanniques, qui seront les plus importantes colonies de peuplement du Nouveau-Monde). Dans l’esprit de ces puissances coloniales, il s’agit avant tout d’être suffisamment implanté quelque part pour pouvoir prétendre en prendre officiellement possession, ainsi que pour être capable de s’y maintenir et s’y défendre en cas d’agression.
De façon générale, ces « colonies » européennes ne sont pas considérées comme les parts d’un Empire en devenir (du moins pas avant le XVIIIe siècle), mais davantage comme les sortes de territoires d’outremer d’une Nation, bénéficiant des mêmes droits et de la même organisation qu’en Métropole, seulement séparés de cette dernière par une vaste discontinuité territoriale de la taille d’un océan… Il faudra d’ailleurs de solides politiques de long terme et de lourds investissements publics des États concernés (en particulier en ce qui concernera la France comme nous le verrons pour loin) pour arriver à faire de ces petits morceaux de territoires conquis outremer de véritables implantations permanentes et pérennes, et surtout rentables (ce qui de nombreuses colonies européennes mirent des décennies voire des siècles à devenir… !).
Ce ne sera seulement que vers le milieu du XVIIIe siècle qu’émergera la notion « d’empire colonial », en tant qu’ensemble globalement cohérent et porté par une vision et une ambition politiques d’ensemble. Ce, dans le cadre de la guerre globale que se mèneront alors la France et la Grande-Bretagne pour la domination (de la mondialisation) du monde, et qui aboutira au grand choc de la fameuse guerre de Sept Ans – le premier grand conflit de l’Histoire entre puissances du Vieux Continent provoqué par des raisons extra-européennes. Bien davantage que les Portugais ou les Espagnols, ce seront ainsi véritablement les Britanniques qui seront les grands fondateurs de la notion d’impérialisme colonial, se donnant l’objectif et les moyens du contrôle hégémonique de régions entières de même que du commerce maritime afférent, appuyé par une Marine assurant la domination totale des mers (l’« Empire néerlandais » qui le précède d’un siècle et que nous étudierons également ayant pour sa part été bien davantage un empire commercial et marchand que véritablement « colonial » !).
Le XVIIIe siècle : une croissance commerciale internationale inédite
Après deux (et même trois) siècles de découvertes et de colonisations du (Nouveau) Monde par les grandes puissances maritimes européennes, le XVIIIe siècle est en effet celui de l’explosion du commerce international. Les colonies et les comptoirs que les Européens ont fondé aux quatre coins du monde (au prix de moultes violences et spoliations des populations autochtones…) ont incroyablement prospéré, et génèrent désormais des flux commerciaux considérables, ayant rempli de bateaux marchands tous les océans et mers du globe (en particulier l’Atlantique et l’océan Indien).
L’immense Amérique espagnole (qui s’étend de la Californie aux confins de la Patagonie, en passant par les actuels Mexique, Colombie, Pérou, Chili, Argentine ainsi que l’ensemble de l’Amérique centrale) fournit annuellement à sa métropole des tonnes de métaux précieux, pendant que dans le même temps, les Treize Colonies britanniques d’Amérique du Nord (futures États-Unis) sont devenues le premier producteur mondial de tabac et de coton (favorisant ce faisant un considérable essor de l’industrie textile en Grande-Bretagne ; essor qui constituera d’ailleurs le moteur de la première Révolution industrielle qu’initiera bientôt ce pays !).
Des Indes orientales (Inde, Ceylan, Indonésie, péninsule indochinoise et Chine) et de l’océan Indien, transitent annuellement via l’Afrique des milliers de navires marchands hollandais, français, danois, britanniques,… qui inondent l’Europe de produits de luxe (poivre, cannelle, soie, porcelaine,…), et font la fortune de grandes compagnies semi-privées (les fameuses « compagnies des Indes » dont nous reparlerons largement plus loin). L’Atlantique est quant à lui le théâtre du célèbre et tragique commerce triangulaire, qui voit un ballet permanent de navires déporter d’Afrique aux plantations des Amériques durant plusieurs siècles des millions d’esclaves nègres, puis ramener via ces mêmes navires en Europe les tonnes de café, coton, café, tabac, sucre,… généreusement produites par cette abondante main d’œuvre, pour le plus grand bénéfice de la bourgeoisie marchande européenne.
Avant d’être une réalité sociale ou culturelle, la colonisation européenne du Nouveau-Monde (mais aussi les centaines de comptoirs commerciaux que les Européens implantent en Asie) demeure ainsi avant tout une réalité économique. En effet, la première grande période coloniale qui s’échelonne du XVIIe au XVIIIe siècle – si l’on excepte bien sûr le cas particulier et tragique de la traite négrière, consiste moins en des transferts massifs de populations d’un continent à un autre (phénomène colonial surtout caractéristique du XIXe siècle) qu’en un accroissement spectaculaire des échanges et flux commerciaux tout autour de la Planète, ainsi que de la production mondiale de matières premières. Il s’agit ainsi bien moins de colonisations humaines massives de nouvelles régions que d’un grand processus de mondialisation économique et commerciale, qui s’accompagne en corollaire de l’émergence et du développement du capitalisme (caractérisé par la hausse sensible de la production de richesses à travers le globe).
Zoom sur : à l’époque moderne, une Europe sous perfusion des métaux précieux des Amériques
Un historien de l’économie hollandais rappelait cette vérité peu appréhendée : durant toute l’époque moderne, tous les revenus financiers dégagés par les Européens n’ont peut-être eu pas d’autre but que celui-ci : « s’offrir le ticket d’entrée au marché asiatique ». L’Europe, d’Alexandre le Grand aux compagnies des Indes, a en effet toujours été fascinée par les richesses de l’Asie, qui constitua jusqu’au XVIIIe siècle la première économie du monde (la région où la production mondiale de richesses était la plus importante en proportion). D’une certaine façon, la stratégie européenne du XVe siècle au XVIIe siècle n’a ainsi consisté qu’à chercher à accéder à cette « part du gâteau », et de ramener ce dernier en Europe.
En 1453, la chute de Constantinople (et avec elle de l’Empire byzantin) fait définitivement tomber la Méditerranée orientale sous le contrôle des Ottomans, verrouillant ce faisant la route orientale de l’Asie. Grande consommatrice d’épices depuis le Moyen-Âge, l’Europe n’a alors d’autre choix que de chercher à s’ouvrir de nouvelles routes vers les « Indes » par les mers, en contournant l’Afrique sous domination ottomane et en tentant la route de l’Ouest. Dès la fin du XVe siècle, les navigateurs portugais parviennent à atteindre les côtes du sous-continent indien et y fondent les premiers comptoirs européens, à mêmes d’y acheter et acheminer directement les précieuses épices en court-circuitant les marchands arabes de l’océan Indien. Problème : en échange de leurs épices, les marchands indiens (de même que les chinois en échange de leur soie et porcelaines) ne sont intéressés que par les métaux précieux. Les Indiens, notamment, ne souhaitent vendre leurs productions qu’en échange de lingots d’argent. Les Européens vont donc avoir besoin de tonnes d’argent (le métal) pour pouvoir s’acheter leur précieuses épices en Asie.
Cette réalité donne peut-être un tout autre sens à l’exploitation minière des Amériques. De façon générale, à partir du début du XVIe siècle, les Européens se mettent massivement en quête de métaux précieux. Toutes les mines d’argent d’Europe sont exploitées à plein régime, et l’importance vitale du métal pour le commerce avec l’Asie favorise l’essor de petites mines, qui n’étaient guère rentables jusqu’ici (comme celles du Val d’Argent dans les Vosges par exemple). À cette époque, la plus importante mine d’argent du continent européen est celle de Schwaz, en Autriche, où travaillent jusqu’à 11 000 ouvriers et d’où sera sorti à un moment près de 85% de l’argent mondial. La plaque tournante du commerce de métaux précieux, support de celui des épices, devient la ville d’Anvers, que les Portugais ont érigée comme principal port de revente des épices qu’ils ramènent désormais en masse d’Asie (choix qui s’explique par le fait que l’Europe nordique et centrale constitue, à cette époque, le principal débouché de ce commerce, comme l’ont montré les travaux de l’historien Fernand Braudel).
À partir des années 1550 toutefois, la saturation du marché mondial causé par la production des mines espagnoles d’Amérique entraîne le déclin de la plupart des grandes mines d’argent d’Europe. Lors de leur conquête du continent sud-américain, les Espagnols se sont en effet emparés des trésors des Empires inca et aztèque, mais surtout de leurs mines, en particulier celle du Potosi, dans l’actuelle Bolivie. Désormais exploitée à grande échelle, la montée en puissance de cette dernière est spectaculaire. Entre 1560 et 1580, les mines du Potosi produisent près de 240 tonnes d’argent en moyenne par an, inondant le marché européen. Le métal alimente les caisses de la Couronne espagnole et est utilisé comme monnaie d’échange par ces derniers en Asie, dans une sorte de commerce triangulaire qui voit les Espagnols acheter soies et porcelaine de Chine contre l’argent des Amériques, puis revendre les premières en Europe. L’argent des Amériques alimente plus globalement l’ensemble de l’économie européenne, et est utilisé par les différentes puissances maritimes (Portugais puis Hollandais en particulier) pour l’achat des épices aux Indes.
Les flux de métaux précieux entre l’Amérique et l’Europe d’une part et l’Amérique et l’Asie d’autre part vont favoriser l’essor de la piraterie et des corsaires dans toutes les mers, où les convois de métaux espagnols constitueront longtemps les cibles privilégiées. Vers la fin du XVIIe siècle cependant, la grande mine espagnole du Potosi enregistre un sérieux déclin, difficilement compensé par la montée en puissance d’autres sites tant l’énorme production de la mine bolivienne avait éclipsé et découragé l’exploitation d’autres sites miniers. L’autre grande exploitation minière du continent, celle du Mexique, enregistre également une stagnation puis baisse de sa production à la même époque. Cette rareté des métaux précieux stimulent l’activité corsaire, dont celle des fameux corsaires malouins, qui pillent allègrement les villes côtières espagnoles. La tendance croissante des guerres européennes à s’étendre et se répercuter dans le monde colonial concoure également à perturber le précieux commerce. Les nombreux conflits militaires de la fin du XVIIe et du début du XVIIIe siècle entre grandes nations européennes, en particulier ceux de la Ligue d’Augsbourg puis la guerre de Succession d’Espagne, vont ainsi beaucoup désorganiser les circuits commerciaux.
Deux fois par an, en janvier et en octobre, partait de Séville [puis de Cadix à partir de la fin du XVIIe siècle, NDLR] la flotte des galions. Elle faisait voile sur les Antilles, où elle se séparait. Une partie des vaisseaux allaient au Mexique ; le reste à Porto Bello. Là, ils déchargeaient leur cargaison d’objets fabriqués, d’armes, de tissus et de vivres. Ils embarquaient en échange l’or, l’argent, les épices, les pierres précieux, le quinquina et le bois de campêche. La concentration se faisait à la Havane et la flotte, chargée de trésors, prenait le chemin du retour.
Pierre Gaxotte, Le siècle de Louis XV, p. 203
De façon générale, la baisse de la production du Potosi bolivien (qui fournissait alors la plus grande partie de l’argent utilisé dans le monde, et notamment recyclé par les compagnies de commerce hollandaises à travers leurs comptoirs en Asie) provoque à la fin du XVIIe siècle un véritable effondrement monétaire, qui impacte lourdement le commerce (et ce faisant l’économie) européenne :
Les marchands européens, pour poursuivre leur profitable commerce d’Asie, sont eux-mêmes à la merci des arrivées à Cadix de l’argent américain, toujours irrégulières, parfois insuffisantes. L’obligation de trouver à tout prix les espèces nécessaires au commerce asiatique ne peut être ressentie que comme une servitude. De 1680 à 1720 en particulier, le métal se fait relativement rare, son prix sur le marché dépasse le prix offert par les hôtels de monnaies. Le résultat, c’est une dévaluation, de fait, des monnaies décisives, le florin et le sterling, et une dégradation pour la hollande ou l’Angleterre des “terms of trade” avec l’Asie.
Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, p. 617.
L’effondrement de l’arrivée d’argent américain et la « famine monétaire » que cette pénurie entraîne participeront considérablement du déclin de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, qui avait construit tout son modèle économique sur l’échange argent-épices (et le transport de ces dernières vers l’Europe), et dont l’essor avait façonné le XVIIe siècle maritime. C’est à cette époque et en réponse à ce frein au commerce asiatique que la production des indiennes de coton va commencer à se développer en Europe. À défaut de pouvoir continuer d’acheter aux Indiens leurs épices et produits cotonniers (l’Inde est alors le premier production mondial de coton), les Européens vont en effet commencer à développer leur propre industrie cotonnière, copiée sur les produits indiens et y mêlant des techniques d’impression locales. Cette nouvelle industrie européenne est favorisée par les établissements coloniaux français et anglais d’Amérique du Nord et des Antilles, où les plantations de coton se développent considérablement (en particulier dans les colonies britanniques de la Caroline et de la Virginie, ainsi que sur la grande île française de Saint-Domingue).
La pénurie monétaire que venait de connaître l’Europe au tournant du XVIIIe siècle prendra finalement fin à partir des années 1720, lorsque la région du Minas Gerais brésilien bouleversera l’histoire des mines d’or en produisant neuf tonnes par an en moyenne (soit trois fois plus que lors des vingt années précédentes), grâce aux machines mises au point par le britannique Thomas Newcomen, qui permettent de percer des mines plus profondes car mieux asséchées. Mais ces nouvelles machines – qui témoignent de la révolution technique qui est alors en train de se produire en Grande-Bretagne (notamment grâce au développement de l’industrie du coton !) – vont surtout permettre à l’Europe d’engager sa Première Révolution industrielle. Et, ce faisant, de réaliser une révolution économique comme le monde n’en avait jamais connu, et qui amènera le Vieux Continent à finalement remplacer définitivement l’Asie comme première zone mondiale de production de richesses – au moins jusqu’au XXe siècle. Mais nous n’y sommes pas encore…
Les mines d’argent du continent sud-américain permettent ainsi aux Espagnols d’acheter des produits manufacturés (porcelaine, soie,…) en Chine, qu’ils revendent ensuite en Europe. Plus du tiers du sucre français produit dans les Antilles, à peine arrivé dans les ports atlantiques de la Métropole, est immédiatement réexporté dans toute l’Europe. Au-delà de ses grandes puissances coloniales (Espagne, Portugal, Grande-Bretagne, France, Provinces-Unies), c’est d’ailleurs l’économie de l’ensemble du continent européen qui est tirée et stimulée par la dynamique colonisatrice. Des régions de Scandinavie, de l’Europe centrale ou encore de la péninsule italienne fournissent ainsi des approvisionnements décisifs au marché de la construction navale européen, les navires français et britanniques étant par exemple dépendant et tributaires des exportations de fer et de sapins suédois, ou encore des toiles produites en Silésie (région du sud-est de l’actuelle Pologne). Et bien sûr, en plus des métaux précieux, les denrées coloniales (sucre, tabac, café, cacao,…) produites en masse au Nouveau-Monde alimentent le marché européen, et suscitent autant qu’elles accompagnent l’émergence de nouveaux produits et modes de consommation de masse, principalement portés par la noblesse et surtout par une bourgeoisie qui connaît un essor fulgurant durant cette période.
Zoom sur : l’importance hautement stratégique des Antilles au XVIIIe siècle
Il faut se représenter l’importance de ces îles au milieu du XVIIIe siècle : la puissance commerciale est la clé de la puissance financière qui permet de supporter des guerres longues.
Daniel Albert Baugh, « La France aurait dû perdre bien plus encore », Entretien issu du dossier « La guerre de Sept Ans : le Premier Conflit mondial » paru dans le n°21 du Magazine Guerres & Histoire (octobre 2014)
On ne saurait effectivement assez insister sur l’importance économique vitale qu’ont pris les Antilles pour des pays tels que la France et l’Angleterre au milieu du XVIIIe siècle. Découvertes pour la plupart dès les voyages de Christophe Colomb, colonisées pour les premières d’entre elles dès les décennies suivantes par les Espagnols, les îles des Caraïbes ont rapidement attiré l’intérêt des différentes nations européennes s’étant embarquées dans le grand jeu de l’aventure coloniale (Espagne et Portugal, puis Angleterre, Hollande, Danemark et France). Une situation qui ne met d’ailleurs pas longtemps à transformer l’archipel pour trois siècles en l’un des terrains de rivalité les plus âprement et continuellement disputés du « Nouveau Monde ».
Il faut dire que ces îles ont de quoi susciter les convoitises. Grâce à leur climat se prêtant idéalement à l’économie de plantation (mais aussi grâce à leur situation géographique au centre de l’Atlantique et au carrefour des Amériques), les Antilles vont être transformées en à peine deux siècles, grâce au développement du commerce triangulaire et de la traite négrière, en un gigantesque espace de production sucrière (et dans une moindre mesure de café et d’indigo) qui en font l’une des zones économiques les plus productives du globe.
Dans ce « grand jeu » colonial, malgré l’hégémonie espagnole de départ puis la concurrence des Danois et des Hollandais, c’est finalement la France et l’Angleterre qui semblent le plus s’être taillée la part du lion dans les Antilles. Grâce à leurs investissements et programmes de colonisation massifs au cours du XVIIe siècle (mais aussi via la conquête ou acquisition au fil des guerres d’une « île à sucre » par-ci par-là), les Français et les Britanniques y disposent ainsi chacun au début du XVIIIe siècle d’un ensemble de colonies remarquablement prospères. Bien davantage que leurs colonies d’Amérique du Nord, ces îles à sucre s’y apparentent à de véritables « machines à cash », qui font autant la fortune de leurs colons et marchands que la richesse de leur Couronne (grâce aux taxes et aux recettes fiscales générées par l’activité).
Et la longue période de paix qui a caractérisée la première moitié du XVIIIe siècle a été extrêmement favorable à la poursuite du développement économique de ces îles, y entraînant à la fois l’augmentation de la population blanche, du nombre d’esclaves, de la production de sucre et du commerce atlantique. Parmi ces dernières, encore davantage que la colonie espagnole de Cuba ou la colonie anglaise de la Jamaïque, ce sont les îles françaises (Guadeloupe, Martinique, et surtout Saint-Domingue) qui présentent l’essor économique le plus spectaculaire. À Saint-Domingue en particulier, la production de sucre brut passe de 7 560 quintaux en 1714 à 430 000 en 1742 – soit un quintuplement en moins de trois décennies !
La France est d’ailleurs, de façon générale, la puissance coloniale qui semble le plus avoir profitée de la paix d’Utrecht. Au tournant des années 1740 en effet, la part du commerce américain a atteint la moitié du commerce total du royaume avec l’outremer (140 millions de livres sur un total de 300 millions). Fait encore plus significatif : celui-ci a enregistré sur la période une croissance moyenne à hauteur de 22% par an, soit une croissance totale du commerce français avec les Amériques de 650% en moins de trois décennies ! À titre de comparaison, bien que toujours deux fois supérieur en volumes, le commerce anglo-américain n’a connu de son côté une croissance « que » de 150% sur la même période. Autant dire que bien que partie bonne dernière dans l’aventure coloniale et maritime, la France rattrape donc son retard à toute vitesse ! Ceci, sous l’œil toujours plus inquiet et jaloux de Londres…
La floraison commerciale française est étroitement liée aux colonies sucrières de plantation esclavagiste. Jamais l’importance relative du sucre (en pourcentage) dans le commerce mondial n’a été plus forte (il perd de son rôle après les guerres de l’Empire). […] D’où un sérieux malaise moral : la prospérité des Lumières (qui est, en partie, facteur de création des Lumières) repose, dans une certaine mesure (que l’on a parfois tendance à exagérer) sur la traite négrière.
Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, p. 320
Si l’exceptionnelle croissance maritime que connait le royaume durant la paix d’Utrecht fait le bonheur et la prospérité de la France de Louis XV et du cardinal de Fleury (et le malheur du million d’esclaves français des Antilles), il est cependant important de souligner que cette réalité est loin d’être apparente à la majorité de la population du pays. En effet, le poids de l’économie agricole reste prédominant dans la France rurale de l’Ancien Régime, et exceptées les populations résidant à proximité des grands ports atlantiques ou le long des façades littorales, bien peu des millions de paysans que comptent la France ont conscience de la dimension maritime considérable qu’a prise leur pays. Si cette prospérité coloniale et commerciale (et la dépendance croissante de l’économie du royaume à cette dernière qui l’accompagne) n’est donc pas forcément évidente pour l’opinion française, elle frappe néanmoins les observateurs étrangers comme le lointain roi de Prusse : ainsi notre bon vieux Frédéric II de noter en 1746 que celle-ci est l’« objet de la jalousie des Anglais et des Néerlandais ». Comme nous l’avions déjà souligné dès le premier chapitre de cette série, c’est l’un des grands paradoxes de la période : la paix apporte une forte expansion (économique, commerciale, coloniale) au pays, laquelle se transforme en facteur de guerre en suscitant l’hostilité croissante du Royaume-Uni. Et comme nous l’avons également vu, il faudra malheureusement pour les décideurs français beaucoup de temps pour en prendre conscience, et pousser à des petites hausses de crédit pour la marine de guerre.
Probablement trop tard, d’ailleurs, car comme le souligne bien l’extrait ci-dessous, la production sucrière française est devenue d’une importance vitale pour le royaume, et le seul arrêt de ce commerce (comme cela se produit nécessairement en temps de guerre lorsque l’on ne s’est pas doté d’une Marine suffisante) est déjà en capacité de placer la France en situation de grande difficulté financière. Une faille qu’une certaine Grande-Bretagne (qui présente la même dépendance) a d’ailleurs bien cernée, et ne manquera pas d’exploiter… (et en parlant d’exploiter, vous vous attarderez sur la citation ci-dessous, qui a aussi le mérite de rappeler la tragique réalité humaine sur laquelle s’adosse la prospérité des Antilles sucrières…)
Bien plus que les immensités glacées du Canada, ou même les touffeurs moites du Bengale, ce sont les Antilles qui sont le véritable enjeu de la guerre [de Sept Ans, et déjà avant elle de la Succession d’Autriche, NDLR]. L’Europe, en effet, a développé une grave dépendance au sucre de canne produit là-bas, dont la consommation est multipliée par cinq entre 1710 et 1770. Or, cette denrée vient à 4/5e des îles contrôlées par la France et l’Angleterre. La production donne le tournis : de 10 000 tonnes par an en 1700, la production locale française atteint 77 000 tonnes en 1767, dont 63 000 pour la seule Saint-Domingue (actuelle Haïti). Ce commerce génère d’énormes profits dont l’État bénéficie par le biais de taxes : le sucre (mais aussi le café, l’indigo, le coton…) finance la guerre, et il est donc essentiel d’en conserver la production. Naturellement, tout cela repose sur l’esclavage. La seule traite française au XVIIIe siècle représente 1,35 million d’esclaves (sur un total mondial de 5 millions)… Pourquoi autant ? Le travail est dangereux, épuisant, l’hygiène inconnue : vers 1780, deux tonnes de sucre coûtent en moyenne la vie d’un esclave.
Pierre Grumberg, « Antilles : le sucre au goût amer », article extrait du dossier « La guerre de Sept Ans : le Premier Conflit mondial » paru dans le n°21 du Magazine Guerres & Histoire (octobre 2014)
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EN RÉSUMÉ : de la période des Grandes Découvertes à la fin du XVIIIe siècle, le « processus » colonial est avant tout un phénomène économique, caractérisé par une explosion de la production mondiale et par la mondialisation des échanges (phénomènes qui génèrent eux-mêmes à leur tour un développement économique et industriel important d’un certain nombre de régions européennes liées directement ou indirectement à cette économie mondialisée, ainsi que l’émergence de nouveaux modes de consommation sur tout le Vieux Continent). Et qui dit accroissement du commerce et de la production de richesses, dit enrichissement public et privé, expansion du nombre et du poids des marchands, constitution de lobbys coloniaux, commerciaux et industriels,… (et bien sûr, désirs de maximisation des profits et volontés hégémoniques des plus ambitieux parmi ces derniers !)
La place de la France dans la conquête du Nouveau Monde
Dans cette époque de grande expansion et développement colonial et commercial (et où la domination des espaces maritimes est devenue la question et l’enjeu fondamental des grandes nations européennes), la France est loin d’être restée l’acteur secondaire auquel son statut de puissance continentale pourrait l’avoir immuablement destiné. Première puissance terrestre d’Europe (statut inhérent à celui de première puissance démographique et militaire du Vieux Continent qu’elle occupe), le royaume de France n’en est pas moins devenu, grâce aux visions et politiques maritimes successives d’un Richelieu puis d’un Colbert, la maîtresse d’un important et relativement florissant ensemble de colonies et possessions outremers (connu aujourd’hui sous le nom de « premier empire colonial français »). Un vaste empire allant des prospères et hautement lucratives « îles à sucre » des Antilles (Saint-Domingue, Martinique, Guadeloupe, Sainte-Lucie, etc.) à sa grande colonie d’Amérique du Nord (Nouvelle-France – d’ailleurs aussi immense que sous-peuplée comparé à ses riches voisines anglaises), en passant également par un important réseau de possessions et de comptoirs sur la route des Indes (Pondichéry, Île-de-France, comptoirs africains du Sénégal,…).
Un empire par ailleurs en paix depuis les traités d’Utrecht de 1713. Traités qui, s’ils signent la perte de quelques territoires coloniaux pour la France (Terre-Neuve et Acadie au Canada, île de Saint-Christophe dans les Antilles,…), lui conserve néanmoins ses colonies et établissements les plus prospères (Saint-Domingue, Indes, Québec,…). Autant d’ingrédients qui, avec la fin de la guerre de Succession d’Espagne (que les traités entérinent) et la nouvelle longue période de paix qui s’ouvre après celle-ci, vont ainsi offrir à la France une croissance économique coloniale inédite (dont les bases avaient été jetées sous le règne de Louis XIV). Cela, sans même compter la puissance géopolitique et stratégique que lui confère également cet immense ensemble colonial (le second plus important du monde après celui de l’Espagne et de la Grande-Bretagne – vous voyez d’ailleurs sûrement les choses venir… !).
Zoom sur : le premier empire colonial français
La France du début du XVIIIe siècle a réussi à se constituer un grand empire colonial. Longtemps restée une puissance maritime secondaire à la traîne de la dynamique colonisatrice, la France se réveille d’abord sous l’impulsion de François Ier, qui conteste alors l’hégémonie coloniale et le partage du monde entre Espagnols et Portugais que vient d’entériner le récent traité de Tordesillas (1494). Défendant la thèse qu’une terre n’appartient pas à son inventeur (découvreur) mais à son possesseur, le roi de France va ainsi financer les voyages de plusieurs grands navigateurs (dont ceux de Jacques Cartier, qui explore et prend possession au nom du royaume du fleuve Saint-Laurent, en 1534).
Les premières tentatives d’établissement outremer se soldent néanmoins quasiment toutes par des échecs, tandis que dans le même temps, la France s’embourbe dans les tragiques guerres de religion, et délaisse ainsi sa politique maritime (entretenue toutefois par les pêcheurs de l’Atlantique qui se rendent chaque saison à Terre-Neuve et nouent des contacts avec les Amérindiens, ainsi que par les flibustiers des Antilles, qui y installent quelques bases).
Empêtrée dans les dramatiques guerres civiles qui opposent Catholiques et Protestants sur l’ensemble du territoire durant près d’un siècle , ce n’est que vers le milieu du XVIIe siècle que la France s’intéresse de nouveau à l’outremer sous l’impulsion du cardinal de Richelieu, qui engage la construction d’une importante flotte de guerre en même temps que la colonisation des Antilles. Cependant, c’est véritablement avec la régence de Louis XIV et la nomination de Colbert aux affaires navales que s’engage la grande politique maritime et coloniale qui va permettre à la France de s’imposer en quelques décennies sur la mer.
Conscient du lien vital qui unit désormais Marine et commerce (le maintien des colonies et leur lucrative exploitation nécessitant en effet un contrôle étroit des routes maritimes), Colbert entreprend de faire de la Marine française la plus puissante d’Europe. Dans la continuité de la politique maritime d’un Richelieu (qui avait doté la France de sa première véritable marine royale), Colbert recrée ainsi rapidement une importante flotte de guerre (qui atteint le nombre rare de 250 bâtiments en 1683 !). Parallèlement, le brillant gestionnaire dote la Marine d’une administration centralisée (mise en place d’intendants et de commissaires), tout en développant et modernisant les infrastructures navales du pays (ports, arsenaux,…). Cette nouvelle marine, efficace, va ainsi permettre d’appuyer une grande politique coloniale, s’accompagnant de la mise en place d’une stratégie commerciale à l’échelle mondiale.
Il suffit de connaître la situation de la France et des pays qu’elle possède au-delà des mers pour ne pas mettre en doute qu’une marine florissante lui est nécessaire, tant pour protéger le commerce que pour défendre ses côtes.
L’amiral comte de toulouse à louis xv en 1724, cité par vergé-franceschi dans « la marine française au xviiie siècle – les espaces maritimes » (1996)
Si la colonisation et le contrôle des mers sont alors pensés comme le reflet de la grandeur de la France et de son Roi, elles répondent aussi et surtout, dans l’esprit de Colbert et de Louis XIV, à une stratégie globale visant à faire prospérer l’économie française, via le renforcement commercial de la France. Une stratégie qui passe par une conséquente politique protectionniste, via laquelle Colbert encourage notamment le développement de l’économie maritime métropolitaine (construction navale, entreprises commerciales), tout en cherchant à circonscrire le commerce extérieur de la France aux seules colonies et marchandises d’origine françaises – en cette période où les vaisseaux marchands hollandais et anglais dominent les mers et où leurs marchandises inondent les marchés européens. Afin de lutter contre l’hégémonie commerciale de ces derniers, Colbert met en place de grandes compagnies de commerce nationales, exerçant des monopoles d’exploitation ou d’importation : les compagnies des Indes, avec plus ou moins de succès (voir prochain encadré).
Dans le cadre de cette politique maritime et commerciale très interventionniste (connue en économie sous le nom de « colbertisme »), la France de Louis XIV restera confrontée à des problèmes d’importance. Principalement, celui du déficit d’investissement privé dans les compagnies royales, ainsi que la férocité de la concurrence étrangère, qui sera ainsi fatale à plusieurs des grandes compagnies fondées par Colbert. Il faut dire que les Français ne disposent pas de systèmes économiques et financiers (manufactures, banques, compagnies, bourses,…) aussi performants que ceux des Hollandais ou des Anglais (qui ont bâti plus précocement leurs empires commerciaux). Ils ne disposent pas non plus d’un réseau de bases navales à travers le monde comme leurs rivaux (une faiblesse décisive de la stratégie française qui pèsera d’ailleurs lourd au siècle suivant…). Autant d’handicaps que viendra en partie contrebalancer la suprématie terrestre française durant les guerres de Louis XIV ; prolongements continentaux de la volonté française de contrer commercialement les autres puissances maritimes (les Provinces-Unies et l’Espagne, puis surtout l’Angleterre).
Malgré ces faiblesses, la France de la fin du XVIIe siècle va néanmoins réussir à se constituer un grand empire colonial, en particulier en Amérique du Nord et dans les Caraïbes. Si les Espagnols sont les premiers à s’installer aux Antilles après leur découverte par Colomb, les Français (comme les Anglais et les Néerlandais) colonisent les îles à l’époque de Richelieu – exploitant déjà le déclin consommé de la puissance espagnole. Rapidement, l’implantation de la canne à sucre s’y manifeste comme la plus profitable des économies de plantation, et l’arrivée de colons comme l’esclavage se développe. En quelques décennies, les Antilles françaises deviennent densément peuplées et voient l’apparition de nombreuses villes et ports marchands, où sont également présents de nombreux flibustiers ou boucaniers (des pirates ou entrepreneurs agissant pour leur compte ou au service d’intérêts privés). Déjà théâtres de nombreuses batailles à la fin du siècle (répercussion outremer des guerres – Hollande, Ligue d’Augsbourg – qui déchirent alors le continent et les puissances européennes), les Antilles voient alors fortement diminuer la présence hollandaise et espagnole au profit des Anglais et surtout des Français, qui tirent désormais de très gros profits de leurs îles à sucre.
Du côté de l’Asie enfin, si toute la première vague de compagnies commerciales et de colonisations impulsées par Richelieu puis Colbert (Inde, Madagascar,…) s’y solde par de cuisants échecs, la fin du XVIIe siècle voit le vent enfin tourner par les Français dans ces régions, et ces derniers y développer un commerce florissant. Grâce en particulier au grand comptoir commercial de Pondichéry (Inde), ainsi qu’à sa grande base navale de l’Isle de France (l’actuelle Île Maurice ; à l’époque un précieux lieu d’étape et de ravitaillement pour les navires de commerce et de guerre sur la route des Indes), la compagnie française des Indes orientales fondée quelques décennies plus tôt par Colbert connaît en effet un essor fulgurant, permettant d’asseoir solidement l’implantation des Français sur le continent asiatique. Si la compagnie connaîtra des difficultés durant les guerres franco-hollandaises (et ne sera jamais en situation de contrôle de l’océan indien), elle bénéficiera toutefois pleinement au début du XVIIIe siècle de la perte de vitesse de la marine et du commerce néerlandais, se mettant ainsi à engranger de fabuleux bénéfices !
* * *
En résumé, au début du XVIIIe siècle, l’espace colonial français peut ainsi être divisé en trois grandes zones géographiques distinctes : la Nouvelle-France (Canada, Acadie, Louisiane,…), les Antilles (Saint-Domingue, Martinique, Guadeloupe,…), et l’ensemble des possessions françaises aux Indes (régions de Pondichéry et de Yanaon) et sur la route de ces dernières (comptoirs du Sénégal et d’Afrique du Sud, « Isle-de-France » – actuelle Île Maurice, etc.).
(© Hachette seconde Bac. Pro.)
En cette époque de grand développement du commerce international, l’ensemble de ces possessions (appelées ultérieurement les « vieilles colonies ») exercent une importance économique (et géopolitique) vitale pour le royaume de France : les Antilles jouent en effet le rôle de pourvoyeuses de sucre ré-exportable vers le reste de l’Europe (un commerce hautement rentable et véritable « machine à cash » de l’État français de l’époque) ; le Sénégal, le réservoir et fournisseur de « main d’œuvre servile » (via la traite négrière et le commerce triangulaire) ; Saint-Pierre et Miquelon, la morue (les Grands Bancs de Terre-Neuve constituant alors la plus importante zone halieutique du monde !) ; les Indes françaises, les épices et les produits de luxe ; et la Réunion, enfin, une base stratégique ainsi qu’un apprécié lieu de relâche…
Au tournant des années 1750, les établissements français des Indes occidentales (Antilles) et de l’Amérique du Nord représenteront ainsi plus du quart du commerce français d’outremer, et auront suscité depuis un siècle le développement considérable d’un grand nombre de ports de la façade atlantique. La cité portuaire de Saint-Malo devient ainsi florissante grâce au produit de la pêche dans l’Atlantique nord et dans le golfe du Saint-Laurent ; La Rochelle constitue l’entrepôt du commerce des fourrures (la plus importante des activités économiques du Québec et de la région des Grands Lacs) ; Nantes est la plaque tournante du commerce du café, et Bordeaux, enfin, le centre de (re)distribution du sucre qui arrive en masse des Indes occidentales françaises (et notamment de Saint-Domingue, qui est alors devenu l’un des territoires les plus riches et les plus productifs du monde !).
Les colonies étaient considérées par les contemporains comme la base de la puissance économique et, par voie de conséquence, le fondement de la richesse des citoyens et de l’État, c’est-à-dire, à long terme, comme le fondement de la puissance des deux grands États rivaux, la France et la Grande-Bretagne.
Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au xviiie siècle, p. 10
Si les territoires coloniaux auront donc substantiellement alimenté la vitalité économique de la France, en cette époque où le commerce extérieur était pensée comme la principale source de richesses des Nations, il est important de souligner que cette dernière réalité sera toutefois beaucoup moins vrai pour le royaume hexagonal que pour les autres grandes puissances maritimes, la France demeurant en premier lieu une puissance agricole. Ainsi, contrairement à des pays comme la Grande-Bretagne qui vivent tout entier pour et de leurs colonies (dont la richesse et l’économie britanniques sont complètement dépendantes), concernant la France, ce seront surtout les grands ports tournés vers le commerce atlantique – Nantes, Bordeaux, Brest, Rochefort, Saint-Malo, Dunkerque, etc. – et leurs hinterlands qui bénéficieront du développement économique et industriel lié au commerce et à l’activité coloniale. Autrement dit, le « phénomène » colonial n’impactera et ne profitera surtout en France qu’à des régions situées en périphérie du royaume, modifiant peu de facto l’économie et le quotidien des grands espaces agricoles situés au cœur du pays (réalité qui fera dire à un Ministre d’État dès la fin du XVIIIe siècle qu’il eut mieux valu investir toutes les sommes dépensées depuis deux siècles pour les colonies dans le développement des régions rurales les plus pauvres du Royaume… !).
Car comme l’Histoire va bientôt le mettre en évidence, bien que remarquablement prospère, l’empire colonial français (qui n’est d’ailleurs pas considéré comme tel à l’époque – on parle surtout de « colonies » voire « d’établissements de commerce ») souffre en effet de lourdes faiblesses structurelles, et qui ne tarderont pas à se révéler insurmontables. En particulier : un faible peuplement (surtout en Amérique du Nord, comparé aux Treize Colonies britanniques voisines), un sous-investissement chronique de la Métropole envers sa Marine ainsi qu’envers ses colonies tout particulièrement en matière d’infrastructures stratégiques (grandes bases navales, arsenaux, plateformes de radoub, etc.), et une très mauvaise liaison maritime entre la première et ces dernières, malgré leur importance économique désormais capitale pour le pays (et ce particulièrement en temps de guerre – ce qui n’est pas une problématique anodine… !).
En fait, comme nous y invite souvent l’Histoire, les choses ne doivent pas être vues dans une perspective seulement statique, mais aussi dynamique. Considérée ainsi selon cette dernière focale, la France du milieu du XVIIIe siècle est, certes, une très grande puissance (surtout par sa démographie et superficie), mais néanmoins une puissance stagnante, presque déclinante comparée au « Grand siècle » (période correspondant au règne de Louis XIV). Ceci du fait notamment d’une lourde inertie des élites dirigeantes, adossée à un fonctionnement assez archaïque en matière d’organisation politique, économique et sociale (noblesse frondeuse et conservatrice, faible urbanisation et industrialisation, grande pauvreté et niveau élevé d’inégalités, surcontrôle étatique et économie semi-moyenâgeuse, diplomatie défaillante, organisation territoriale et administrative complexe et archaïque, mobilités sociales quasi-inexistantes,…). Alors que la Grande-Bretagne du XVIIIe siècle est désormais gouvernée directement (via son Parlement) par la coagulation de sa noblesse et sa bourgeoisie – elles-mêmes ancrées dans une certaine « Modernité » (Grande-Bretagne où la politique s’apparente à ce titre à un jeu à trois bandes entre Royauté, Parlement et population/opinion), c’est alors presque tout le contraire de la France de Louis XV puis de Louis XVI, où l’aristocratie (noblesse de sang et de robe) demeure peu ou prou écartée du pouvoir (dynamique engagée sous Richelieu et parachevée sous le règne de Louis XIV). Durant les règnes de Louis XV et de Louis XVI, alors que l’aristocratie britannique se révèle donc pleinement partie prenante pour ne pas dire motrice des transformations économiques, politiques et sociales qui concourent à faire de l’Angleterre la première puissance maritime et marchande de la Planète, l’aristocratie française se démarque a contrario par son hostilité aux tentatives de réformes (fiscale, administrative, institutionnelle,…) menées par la Royauté tout au long du XVIIIe siècle, et il faut bien le dire par son arcboutisme sur ses privilèges – un phénomène bien documenté et parfois qualifié de « réaction aristocratique » ou encore de « réaction nobiliaire » qui participera d’ailleurs des grandes racines de la Révolution française !
Face à cette France (au sens propre !) « archaïque » et en déclin, et bien que deux fois plus petite et trois fois moins peuplée que cette première, l’Angleterre apparaît ainsi en ce milieu du XVIIIe siècle comme une puissance moderne, bien organisée, déjà très développée sur le plan économique, et également très efficace sur le plan fiscal, (géo)politique et colonial (remarquable « modernité anglaise » qui fera l’objet d’un encadré détaillé dans un prochain chapitre). Une puissance certes encore « émergente », mais déjà dominante de fait sur de nombreux plans (notamment maritime, commercial, financier et diplomatique), comme la France en prendra pleinement la mesure à ses dépens durant la désastreuse guerre de Sept Ans. Guerre où elle perdra la quasi-totalité du vaste et prospère empire colonial que nous venons de décrire ici (à l’exception de ses très lucratives îles antillaises !).
De façon plus générale, vous l’aurez compris, ce que l’on a appelé le « premier empire colonial français » se sera davantage apparenté à un empire économico-commercial, moins basé sur le peuplement de territoires lointains que sur le contrôle de territoires outremers tournés vers la production de denrées coloniales, ensuite exportées et transformées en France ou revendus à l’étranger, et fournissant ainsi de juteux bénéfices commerciaux dont la taxation alimentaient substantiellement les caisses de la Royauté. Ce qui expliquera notamment l’abandon des Canada au profit des Antilles lors du fameux traité de Paris de 1763 qui met fin à la guerre de Sept Ans. Mais ceci est une autre histoire… 😉 (voir les liens ci-dessous !)
Pour aller plus loin… 🔎🌎
Ce petit épisode de la série des « Il était une fois… » du blog centré sur l’histoire des Grandes Découvertes puis de la colonisation européenne du (Nouveau) Monde est en fait extrait de ma grande série consacrée aux origines de la guerre de Sept Ans (1756-1763). Si l’histoire des grands empires coloniaux et de la mondialisation maritime des temps modernes vous intéressent (ce fut en effet une période charnière de l’histoire moderne), je vous oriente ainsi vers la découverte de cette riche série documentaire traitant de cet immense conflit, considéré par de nombreux historiens comme l’une si ce n’est “la” première guerre véritablement « mondiale » de l’Histoire. Un conflit qui débutera (et se propagera) en effet dans l’ensemble des empires coloniaux du monde, lui conférant ainsi une dimension planétaire et maritime inédite.
Une guerre constituant en outre le plus grand choc de l’intense conflit global qui opposera tout au long du XVIIIe siècle la France et la Grande-Bretagne pour la domination (de la mondialisation) du monde ; une suite ininterrompue de conflits, de Louis XIV à Waterloo, d’ailleurs qualifié de « Seconde guerre de Cent Ans » par certains historiens. Une passionnante série d’articles en forme de grande fresque historique, qui vous portera ainsi des Grandes Découvertes à la chute du Canada et des Indes françaises, et de la fondation des grandes empires coloniaux européens outremers et de la naissance de la mondialisation maritime et de la globalisation économique à l’émergence du capitalisme, du libéralisme et plus globalement d’un nouvel ordre mondial caractérisé par l’hégémonie planétaire britannique (sur les plans maritime, colonial, économique, culturel, géopolitique, etc.). Une grande série qui vous amènera aussi à mieux comprendre tant les racines de la guerre d’Indépendance américaine que celles de la Révolution française et des guerres napoléoniennes ; autant d’événements qui structureront décisivement notre monde contemporain !
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