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Quand la guerre de Succession d’Espagne (1701-1713) et le traité d’Utrecht refondaient l’ordre européen

Encore une magnifique carte (réalisée par un passionné) représentant l’état de l’organisation de l’Europe en 1700, c’est-à-dire à l’aube du déclenchement de la longue et terrible guerre de Succession d’Espagne (1701-1714). Profitons de cette belle cartographie pour dire deux mots (et même un peu plus à vrai dire) de ce grand conflit louisquatorzien, parfois considéré par les historiens comme la possible première véritable « guerre mondiale » de l’Histoire… !

Aujourd’hui relativement oubliée et méconnue, la guerre de Succession d’Espagne constitua en effet un chapitre décisif de l’histoire européenne. Après une décennie de guerre qui opposa la France à la quasi-totalité des grandes puissances européennes (la guerre de Ligue d’Augsbourg, de 1688 à 1697), le conflit de la succession d’Espagne marque en effet la fin de plusieurs siècles de rivalité franco-espagnole (ainsi que bientôt, par voie de conséquence, le dépassement de la rivalité multiséculaire entre la France et les Habsbourg). Cette guerre entérine également le déclin de l’Espagne et des Provinces-Unies, définitivement reléguées du rang des grandes puissances. C’est également à ce moment qu’une certaine Grande-Bretagne affirme sa suprématie sur les mers, esquissant la nouvelle grande rivalité globale qui va structurer la géopolitique européenne du XVIIIe siècle : celle entre la France et l’Angleterre (ouvrant la voie à près d’un siècle d’un conflit global et planétaire entre ces dernières, que certains historiens ont parfois qualifiée de « Seconde guerre de Cent Ans »).

Dans ce nouvel article extrait de ma grande série sur les origines de la guerre de Sept Ans, ce conflit en forme de grand choc entre la France et l’Angleterre où se joua précisément la domination du monde colonial (et généralement considérée par les historiens, elle, comme la première « guerre mondiale » de l’Histoire), je vous propose ainsi de revenir sur l’histoire de cette guerre de Succession d’Espagne, qui bouleversa profondément les grands équilibres européens, et redessina le paysage géopolitique du Vieux Continent. Bonne lecture !


Au départ de la guerre de succession d’Espagne : la grave question de la succession du roi Charles II …

La guerre de Succession d’Espagne a consacré un nouvel équilibre européen ou apparaissent trois ou quatre grandes puissances, sans qu’aucune ne jouisse d’une véritable prépondérance.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au xviiie siècle, p. 29

La guerre de Succession d’Espagne est fondamentale dans l’évolution des rapports de force entre les grandes puissances européennes. De la même façon que la guerre de Sept Ans marque un tournant de l’histoire du monde, elle marque un tournant de l’histoire de l’Europe moderne, la fin d’une ère, et le début d’une nouvelle. Depuis le début de l’époque moderne en effet, l’Europe avait été caractérisée par la prédominance d’une puissance sur toutes les autres : ce fut d’abord l’Espagne de Charles Quint puis de Philippe II, qui contrôlait la péninsule ibérique, mais aussi l’Italie et les Pays-Bas espagnols (actuelle Belgique). Ce fut ensuite la France du Grand Siècle, érigée par Louis III et Louis XIV et leurs grands seconds (Richelieu, Colbert, Louvois,…) au rang de première puissance terrestre du continent. Un détail ne trompe pas : du XVIe au milieu du XVIIe siècle, c’est contre l’Espagne que toutes les puissances européennes se coalisent. Et à la fin du XVIIe siècle, c’est désormais la France qui se retrouve en guerre contre peu ou prou tout le reste de l’Europe (dans le cadre de la guerre de la Ligue d’Augsbourg par exemple – le grand conflit européen qui précède la guerre de Succession d’Espagne – la France de Louis XIV affronte seule l’Autriche et le Saint-Empire, les Pays-Bas, l’Angleterre et l’Espagne réunis).

Zoom sur : le contexte géopolitique du tournant du XVIIIe siècle, de la guerre de Hollande (1672-1678) à celle de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697), en passant par la Glorieuse Révolution anglaise (1688-1689) …

Dernier des grands conflits louis-quatorziens, la guerre de Succession d’Espagne ne peut se comprendre sans revenir un instant sur les conflits majeurs qui la précède, en particulier sur celui dit de la Ligue d’Augsbourg – qui venait à vrai dire tout juste de se terminer. Ces conflits successifs (et ayant évidemment des liens de cause à effet les uns avec les autres) s’inscrivent plus globalement dans le grand contexte géopolitique de la fin du XVIIe siècle, sur lequel il est nécessaire de toute façon de nous attarder un peu afin d’en bien saisir la portée.

Rembobinons si vous le voulez bien la cassette au troisième quart du XVIIe siècle, au début du règne de Louis XIV, car c’est là que démarre véritablement le cycle de conflits qui débouchera sur la guerre de la Ligue d’Augsbourg puis s’achèvera avec celle de Succession d’Espagne. Dès son arrivée aux rênes du pays, le Roi-Soleil s’est en effet activé à sécuriser le royaume dont il a hérité de son père, au travers d’une politique relativement agressive envers ses voisins. L’objectif est de rendre la France plus facilement défendable en rationnalisant ses frontières, via la fameuse « politique des réunions ». Mais la méthode employée (qui combine utilisation abusive de moyens légaux, menaces et conquêtes militaires) finit par lui aliéner toute l’Europe, et notamment les deux grandes puissances rivales – et voisines – de Louis XIV que sont les Provinces-Unies et le Saint-Empire romain germanique, qui voient dans ce dessein (non sans raison) l’affirmation des ambitions hégémoniques de la France louis-quatorzienne sur le continent :

En 1672, Louis XIV (1638-1715) va avoir 34 ans. Auréolé des succès récents et ininterrompus de ses armées depuis 1658, il compte imposer la France comme l’arbitre de l’Europe, afin de parachever la politique de remontée en puissance entamée sous le règne de Louis XIII et le ministériat de Richelieu. […] Craignant de voir l’hégémonie de Madrid remplacée par une autre, les Provinces-Unies ne cessent d’œuvrer au cours de la guerre de Dévolution pour empêcher une expansion excessive de la France. […] Dès 1669, Louis XIV opère une politique d’isolement des Provinces-Unies et de préparation de la guerre à venir [la guerre de Hollande, qui durera de 1672 à 1678, NDLR].

Après sept ans de conflit, la France sort grande gagnante et consolide ses frontières. Au nord, l’obtention de places fortes (Cassel, Ypres, Cambrai, Condé, Maubeuge, Valenciennes) met enfin Paris à l’abri. À l’est, la France annexe la Franche-Comté et poursuit l’occupation de la Lorraine (restituée à Léopold, fils de Charles V, en 1697). Cela facilite dans les années qui suivent la « politique des réunions ». Louis XIV gagne enfin quelques îles dans les Caraïbes : Tobago, Trinidad, plus Saint-Vincent, Dominique et Sainte-Lucie, concédées par Londres.

La guerre de Hollande, au final, consacre plus l’hégémonie de la France qu’elle n’en fait l’arbitre de l’Europe. Car Louis XIV, plutôt que de jouer l’apaisement, reprend ses agressions après 1679, dont les points d’orgue sont l’annexion sans combat de Strasbourg en 1681 et le siège de Luxembourg en 1684. Et les guerres de coalition reprennent dans la foulée… […]

Extrait du magazine Guerres & Histoire n°61, dossier « La guerre de Hollande », pp. 63-70

La défiance du concert européen contre Louis XIV augmente encore d’un cran en 1685 avec la révocation de l’édit de Nantes. La persécution des huguenots français et leur diaspora massive au sein des grands pays protestants achève en effet de convaincre l’Europe de l’autoritarisme dangereux du Roi-Soleil, lui aliénant tant la bourgeoisie marchande d’Amsterdam que ses anciens alliés du Saint-Empire (notamment les princes allemands protestants que la France soutient depuis des décennies dans leur rivalité contre les Habsbourg d’Autriche). Dans ce contexte de grande montée en tension, c’est le prince Guillaume III d’Orange-Nassau, qui est aussi marié depuis quelques années avec la sœur du roi d’Angleterre (ce qui le place donc en héritier potentiel de la Couronne britannique), qui va s’affirmer en champion de la cause protestante menacée par le tyran de Versailles. Celui-ci est alors le stadhouder (« lieutenant » en néerlandais) de la province de Hollande, la plus riche de toutes les Provinces-Unies (ce qui fait de Guillaume d’Orange en quelque sorte le protecteur de la jeune République batave – qui est alors à l’apogée de sa puissance et qui dispose à ce moment de la première marine du monde, tandis qu’Amsterdam est alors la première place marchande et financière d’Europe).

Pour celles et ceux qui souhaiteraient apprendre comment, en seulement un siècle, un petit pays fraîchement indépendant et comptant à peine deux millions d’habitants va s’ériger au rang de superpuissance commerciale et maritime, je vous renvoie vers cet autre article du site !

Durant les années qui précèdent le futur coup d’État que notre même Guillaume III, allié au parti anticatholique et anti-français anglais, va bientôt mener en Grande-Bretagne (événement correspondant à la « Glorieuse Révolution de 1688 » à laquelle nous allons bientôt arriver), le stadhouder de la riche Hollande active sa diplomatie et fait le tour des ambassades européennes afin de monter une grande alliance politique et militaire contre la France, projet qui finira par aboutir en 1687 avec la constitution de la Ligue d’Augsbourg (au travers de laquelle s’allient contre la France : les Provinces-Unies, la Monarchie autrichienne – et avec elle de nombreux États la Monarchie autrichienne – et avec elle de nombreux importants États du Saint-Empire importants du Saint-Empire –, la Suède, l’Espagne… et même le Pape, qui finit par soutenir secrètement la cause des princes protestants… !).

Un grand État n’a cependant pas rejoint la coalition montée par Guillaume d’Orange : l’Angleterre de Jacques II. Ce dernier, engagé dans une politique considérée comme pro-catholique dans un pays très majoritairement protestant (et qui conserve une certaine méfiance envers les Provinces-Unies), ne souhaite pas rompre sa bonne relation avec la France de Louis XIV. D’une certaine façon, les circonstances (bien aidées par l’élite marchande et financière installée des deux côtés de la Manche…), vont se charger de remplacer le souverain pro-français par celui que Louis XIV désignait lui-même alors comme son « plus grand ennemi » :

Il est l’ennemi de trop, celui que Louis XIV et ses successeurs regretteront d’avoir suscité. Car dans les veines du prince d’Orange, l’archi-noble et le quasi-roi de la république des Provinces-Unies, coule aussi du sang anglais. Né en 1650, Guillaume III est en effet, par sa mère Marie-Henriette, le petit-fils du roi Charles Ier décapité. Il renforce en outre ses liens avec la dynastie Stuart en épousant sa cousine Marie, elle aussi petite-fille de Charles Ier par son père Jacques.

Lorsque Charles II décède sans enfants légitimes en 1685 et que son frère Jacques, catholique, francophile et déjà pourvu d’un héritier, accède au trône, l’élite protestante anglaise refuse la fatalité de cette dynastie intolérable. Elle ne cherche pas très loin un remplaçant : « invité » par un comité de sept notables, avec l’appui du Parlement, Guillaume d’Orange débarque en 1688 avec son armée et conclut sa promenade militaire en ceignant la couronne à Westminster le 11 avril 1689 – moyennant d’importantes concessions au détriment du pouvoir royal, prix à payer au soutien parlementaire. Jacques II se réfugie chez Louis XIV, qui jure, mais un peu tard, de le remettre sur le trône. Il n’y parviendra jamais.

Extrait du magazine Guerres & Histoire n°61, p. 69, encadré thématique « Guillaume III d’Orange exporte sa glorieuse haine outre-Manche »

En juin 1688, alors que l’épouse de Jacques II Stuart vient de donner naissance à un fils (concrétisant donc le risque d’un héritier catholique à la Couronne d’Angleterre), un groupe de parlementaires britanniques adresse à Guillaume III une « invitation » à intervenir dans les troubles politiques qui commencent à secouer la Grande-Bretagne, tandis que deux côtés de la Manche, les partisans de stadhouder hollandais s’affairent plus ou moins secrètement à légitimer l’invasion à venir. En quelques mois seulement, ce grand ennemi de la France de Louis XIV (et au grand désespoir de ce dernier) va ainsi débarquer en Angleterre à la tête d’une petite armée (composée de nombreux huguenots français) et, fort de ses soutiens politiques, être rapidement couronné nouveau roi d’Angleterre (sous le nom de William III).

Défait donc lors de la méconnue et déterminante bataille de la Boyne (1690), Jacques Stuart et ses partisans seront contraints de prendre le chemin de l’exil (de nombreux jacobites s’installeront en France, où ils intègreront notamment en masse l’armée royale). Durant plus d’un demi-siècle, le souverain déchu puis son fils et petit-fils (que l’on surnommera alors les « anciens » et les « nouveaux Prétendants ») chercheront à reprendre pied sur l’île pour tenter de regagner leur Couronne perdue. Ils impulseront en Grande-Bretagne ainsi qu’en Irlande une série d’insurrections successives (1692, 1708, 1715, 1719,…) qui se solderont toutes par des échecs, jusqu’au célèbre désastre final de Culloden (que connaissent normalement bien les fans de la série Outlander).

Pour plus de détails sur la Glorieuse Révolution de 1688-1689 et la façon dont celle-ci va venir parachever la première révolution anglaise du milieu du XVIIe siècle et ainsi poser les bases de la Monarchie constitutionnelle et du régime parlementaire modernes, je vous renvoie vers l’article dédié que je lui consacre ici.

Au-delà de la révolution politique et dynastique, la Glorieuse Révolution de 1688 va également initier en Grande-Bretagne un formidable boom économique et commercial. Vont arriver en effet dans les bagages de Guillaume d’Orange une partie des élites économique et financière hollandaises, qui vont alors importer et appliquer en Grande-Bretagne les « recettes » qui avaient fait le succès des Provinces-Unies un siècle plus tôt. Bientôt, Londres remplacera Amsterdam comme capitale financière européenne, et l’Angleterre la Hollande comme première puissance navale et marchande de la Planète. Cette révolution économique et financière posera également les bases de la dynamique qui mènera le pays, dès la fin du siècle suivant, à faire entrer le monde dans l’ère industrielle.

Mais cette longue perspective historique et profondeurs des événements abordés bien mis en évidence, revenons à notre trame et à la rivalité entre Guillaume d’Orange et Louis XIV, et aux conséquences du coup d’État réalisé par le premier chez le voisin britannique. Aussitôt couronné roi d’Angleterre, et au désarroi d’une partie de la population, Guillaume III va sans surprise engager à plein la Grande-Bretagne dans sa guerre globale contre le Roi-Soleil. Dès 1689, l’Angleterre rejoindra ainsi la coalition européenne déjà liguée contre la France, coalition dont le Parlement britannique financera au final l’effort de guerre durant près d’une décennie. Comme ne l’a peut-être pas dit une chronique d’époque : « la guerre valait bien une Angleterre ».

Retombée imprévisible de la guerre de Hollande, la « Glorieuse Révolution », bel euphémisme pour un simple coup d’État, est un cataclysme stratégique. L’ère des alliances occasionnelles avec les Stuarts ou Cromwell est passée : à l’Angleterre, Guillaume inocule sa haine de la France et fait de son pays d’adoption le nœud militaire des deux grandes guerres qui vont plomber la fin du règne de Louis XIV : Ligue d’Augsbourg (1688-1697) et Succession d’Espagne (1701-1714), où s’illustrera le terrible Marlborough. Le conflit, prolongé en rivalité impériale, va durer jusqu’en 1815. Bien loin de retirer avantage du succès de leur ex-maître, les Sept Provinces sont le dindon de la farce : ruinées par ces deux guerres, elles cèdent la suprématie du commerce mondial à la triomphante Royal Navy. Le Siècle d’Or, celui de Rembrandt et de Ruyter, est bien fini.

Extrait du magazine Guerres & Histoire n°61, p. 69, encadré thématique « Guillaume III d’Orange exporte sa glorieuse haine outre-Manche »

Comptant parmi les grands combats navals du siècle, la bataille de la Hougue voit s’affronter la Marine du Roi-Soleil aux forces navales combinées de l’Angleterre et des Provinces-Unies. Ayant pour mission de couvrir le débarquement sur le sol britannique d’un important corps expéditionnaire français (devant lui-même appuyer la tentative du roi Stuart déchu Jacques II de reconquérir son trône), la flotte française commandée par Tourville affronte d’abord victorieusement (et à un contre deux) la flotte anglo-hollandaise, qui subit de gros dégâts. La victoire est malheureusement transformée en désastre par la mauvaise gestion des puissants courants de marée normands, qui vont disperser et faire s’échouer un grand nombre de vaisseaux français, que les Anglo-Néerlandais vont immédiatement venir incendier. Si les navires perdus seront reconstitués dès l’année suivante, il en est tout autrement des marins qualifiés, morts par milliers et bien plus difficilement remplaçables (aspect « démographique » qui a toujours constitué d’ailleurs le talon d’Achille de la Marine française…). La défaite française n’est toutefois pas spécifiquement exploitée par la coalition, tandis la Marine royale a pu y démontrer à nouveau, deux ans après sa victoire au cap Béveziers, sa capacité à tenir tête et même à battre sur mer les puissantes marines anglaises et néerlandaises, malgré sa remarquable infériorité numérique (44 navires contre 99).

De 1688 à 1697, grâce aux efforts diplomatiques et aux « coups » géopolitiques de Guillaume d’Orange (mais aussi il faut bien le dire du fait de l’entêtement et du manque de finesse diplomatique de Louis XIV), la guerre de la Ligue d’Augsbourg va donc opposer la France louis-quatorzienne à une bonne partie de l’Europe, dont en particulier ses trois grandes puissances maritimes – l’Angleterre, l’Espagne et les Provinces-Unies. Ce conflit illustre ainsi toute l’importance que commence à prendre la mer (et au travers elle le commerce international et colonial) dans les conflits modernes, la ligue d’Augsbourg ayant en effet avant tout pour ambition, derrière les objectifs politiques et religieux de façade, de briser la montée en puissance de la marine française enregistrée sous Colbert (qui l’a doté en à peine deux décennies de l’une des plus importantes marines de guerre et marchande d’Europe). Le déroulement du conflit sera à l’image de cette nouvelle donnée-clé des relations internationales, qui voit la domination des espaces maritimes devenir la priorité des puissances européennes à vocation coloniale et mondiale. La plupart des batailles de la guerre de la guerre de la Ligue d’Augsbourg auront ainsi pour théâtre la mer, et même le monde colonial (avec par exemple en Amérique du Nord la première guerre intercoloniale dans le cadre de laquelle s’affrontera déjà Canadiens du Saint-Laurent et colons britanniques de Nouvelle-Angleterre). Après quelques victoires dans la Manche (notamment celle du cap Béveziers), les Français vont essuyer une lourde défaite en 1692 à la Hougue (voir détails ci-contre). Après ce désastre malchanceux (que certains historiens ont d’ailleurs analysé – un peu excessivement… – comme la fin de la tentative de supériorité française sur les mers), la stratégie de la guerre d’escadre et de grandes batailles navales sera délaissée au profit de la guerre de course (qui consiste à favoriser l’essor de l’activité corsaire qui produit des attaques de masse sur les navires de commerce ennemis), plus rentable et surtout moins ruineuse en matière d’investissement étatiques. Les corsaires de Saint-Malo ou de Dunkerque s’y illustreront fameusement (notamment le plus célèbre d’entre eux, Jean Bart), et porteront un coup rude au commerce anglais et surtout hollandais tout en assurant quelques « missions de service public » pour le compte de l’État (ravitaillement des ports et des colonies, protection du commerce,…).

Sur le long terme, toutefois, la guerre de course et les armements corsaires, aussi efficaces soient-ils, ne permettront pas à eux seuls de pallier l’absence de véritable marine de guerre étatique, comme s’en est doté de son côté l’Angleterre via sa remarquable Royal Navy. En effet, le XVIIIe siècle va se traduire par une véritable explosion de la production de denrées coloniales, et par voie de conséquence d’une croissance spectaculaire et continue (hors temps de guerre) du trafic international et des activités maritimes. Face à des convois marchands de plus en plus gros ainsi qu’aux évolutions des tactiques du combat naval, c’est le fait de disposer de grosses escadres ainsi que surtout d’une solide logistique maritime qui va se révéler bientôt la clé de la domination des mers. Ce que l’Angleterre comprendra la première. Et ce que la France réalisera à ses dépends. Mais ceci est une autre histoire… 😉 (voir liens en fin d’article)


Ce long détour historique par la guerre de Hollande, la Glorieuse Révolution et la guerre de la Ligue d’Augsbourg maintenant réalisé (j’espère que vous en avez saisi l’importance), nous pouvons maintenant en revenir au début de nos années 1700, et nous replonger dans la crise de la succession espagnole – dont les grands enjeux sous-jacents devront grâce à cela vous sembler plus clairs !

En 1702, lorsque Charles IV d’Espagne meurt, la guerre, à vrai dire, personne ne la veut, et particulièrement pas la France. Comme nous l’avons vu précédemment, Louis XIV sort tout juste de presque dix années de conflit avec la Ligue d’Augsbourg, coalition des grandes puissances européennes (Angleterre, Pays-Bas, Autriche, Espagne) qui s’inquiètent toutes de la montée en puissance de la France et des velléités d’hégémonie continentale assumée du Roi-Soleil. Ayant affrontée seule toute l’Europe réunie, la France ressort épuisée et déjà financièrement exsangue de la guerre. Elle n’en veut pas d’une nouvelle. Comment la France va-t-elle dans ces conditions se retrouver engagée dans la guerre de succession d’Espagne, encore plus longue, plus terrible et plus ruineuse que celle d’Augsbourg ?

Un autre riche article du blog à consulter en complément pour comprendre ce en quoi a consisté historiquement le Saint-Empire romain germanique, son rôle dans le concert européen et son lien avec la grande Monarchie des Habsbourg d’Autriche.

En fait, comme son nom l’indique, tout part de l’Espagne, et du problème de succession dynastique que cette dernière rencontre. Depuis près de deux siècles, la Couronne espagnole est aux mains des Habsbourg, la fameuse grande dynastie autrichienne dont je vous parle plus en détail dans cet article. À la fin du XVIIe siècle, le roi Habsbourg d’Espagne est Charles II, un descendant du célèbre Charles Quint. Problème : Charles II, miné par la consanguinité qui caractérise sa lignée (avec sa pratique très intense des mariages entre cousins), est victime d’une santé extrêmement fragile. Pire : il n’a aucun héritier (il est d’ailleurs stérile). Pouvant être emporté à tout moment par ses différentes infirmités, il pose à l’ensemble des Cours européennes un énorme souci (mais aussi de sérieux appétits) : savoir ce qui adviendra de son immense empire colonial ainsi que des vastes possessions espagnoles présentes partout sur le continent (les Couronnes d’Espagne, mais aussi donc le patrimoine espagnol d’Italie et des Pays-Bas). L’Espagne de la fin du XVIIe siècle est un mourant sur lequel tout le monde a des vues sur l’héritage…

Cet héritage espagnol, en fait, deux prétendants peuvent légitimement y prétendre : d’une part, la Maison des Habsbourg d’Autriche, par ses relations familiales avec Charles II ; d’autre part, les Bourbons de France, avec lesquels la lignée des souverains espagnols a également uni sa dynastie (au XVIIe siècle, les épouses des rois d’Espagne sont en effet généralement des sœurs ou des filles des rois de France).

C’est dans ce contexte tourmenté que les dispositions testamentaires de Charles II vont mettre le feu aux poudres. Souverain certes diminué physiquement mais néanmoins soucieux de garantir la pérennité de son royaume, Charles II souhaite donc que sa Couronne passe à un Bourbon de France (en l’occurrence à l’un des petits fils de Louis XIV, le duc d’Anjou). Ce n’est pas que le souverain Habsbourg apprécie particulièrement les Bourbons (bien au contraire, il a même été en guerre à maintes reprises avec eux). C’est plutôt que la dynastie royale française lui semble la plus solide de l’Europe d’alors, et donc la plus susceptible et la plus à même de garantir l’intégrité de son royaume après sa mort. Problème : il est absolument hors de question pour les autres grandes puissances d’Europe que la puissante France de Louis XIV, déjà en situation d’hégémonie sur le continent, mette la main sur la grande Espagne et son immense empire colonial, ce qui bouleverserait complètement les rapports de force en Europe et ferait de l’ensemble France-Espagne une puissance absolument faramineuse ! C’est pourquoi l’Angleterre et les Pays-Bas militent pour que l’Espagne échoit aux Habsbourg d’Autriche (inutile de préciser que ces derniers quant à eux se considèrent bien sûr comme les prétendants les plus légitimes à la succession espagnole !).

Pour davantage de détails sur l’enchaînement des événements (et notamment l’échec des négociations) qui conduisent à l’éclatement de la guerre de Succession d’Espagne, je renvoie les intéressé(e)s vers cette excellente émission de Storia Voce sur le sujet.

En 1701, après avoir survécu bien plus longtemps que ce à quoi tout le monde s’attendait au vu de ses lourdes infirmités, Charles II finit par mourir. La question de la succession est sensible, car dans l’esprit monarchique qui caractérise encore toutes les puissances de l’époque, il est d’usage de respecter les volontés d’un souverain « de droit divin ». C’est d’ailleurs dans cet état d’esprit que Louis XIV – qui ne désire pas la guerre – se sent bien obligé de répondre favorablement aux dispositions testamentaires du souverain espagnol, en positionnant son petit-fils Philippe V à la prétention légitime du trône d’Espagne. De leurs côtés, et pour les mêmes raisons, l’Angleterre et les Provinces-Unies jouent une autre carte. Souhaitant respecter les dernières volontés de Charles II, elles se disent prêtes à accepter la candidature du petit-fils Bourbon, mais au prix néanmoins de substantielles concessions et garanties de la part de Louis XIV. L’Espagne aux mains de la lignée royale française doit abandonner ses possessions des Pays-bas et d’Italie (qui reviendraient aux Habsbourg d’Autriche), et la France doit de son côté procéder à un ensemble de mesures de désarmement. Ces conditions sont telles qu’elles ne peuvent être acceptées in extenso par Louis XIV, qui finit par se résigner au conflit. De son côté enfin, la Monarchie autrichienne n’a pas abandonné ses prétentions légitimes à la Couronne d’Espagne, et se résout immédiatement à la guerre pour empêcher que le patrimoine européen des Habsbourg n’échoit en partie aux mains de son grand rival multiséculaire Bourbon.

Aucun compromis n’étant trouvé entre les grandes puissances européennes suite à la mort de Charles II, et en raison des immenses enjeux de domination de l’Europe que porte donc avec elle cette crise de succession, c’est résigné et déterminé que tous les protagonistes se décident à la guerre. Celle-ci va dégénérer rapidement en un affrontement de grande ampleur qui va opposer, de 1701 à 1713, la quasi-totalité des grandes puissances européennes de l’époque (un conflit qui en outre, par ses répercussions en Inde et en Amérique, a parfois été qualifié par certains historiens de première véritable guerre mondiale de l’Histoire !).

Carte de l'Europe à la veille de la guerre de Succession d'Espagne
L’Europe à la veille de la guerre de Succession d’Espagne Rebel Redcoat, via Wikimedia Commons). Les domaines européens de l’Espagne (en vert), quoique déjà diminués à l’époque, restaient assez considérables pour que leur acquisition par l’une des grandes puissances pût changer l’équilibre européen (sans même parler de l’immense empire colonial espagnol !). Pour la Monarchie autrichienne comme pour l’Angleterre et les Provinces-Unies, il est ainsi hors de question que la France de Louis XIV (qui a déjà connue une grande expansion durant les dernières décennies) ne mette la main sur la Monarchie espagnole, qui en plus du contrôle de la péninsule ibérique et des trois quarts de l’Amérique (Mexique, Cuba, Pérou,…), apporte donc théoriquement avec elle dans ses bagages rien de moins que les riches États de Milan et de Naples (soit la moitié de l’Italie) ainsi que les Flandres (Pays-Bas espagnols). Une perspective qui aurait placée la France des Bourbons dans une position de puissance et d’hégémonie sans pareil sur le continent européen (et ce faisant au niveau mondial)… !

Résumons donc les grands protagonistes de ce conflit de succession dynastique, la dernière grande guerre de Louis XIV, qui va déchirer l’Europe durant plus d’une décennie. D’un côté : la puissante France de Louis XIV, qui souhaite placer sur le trône l’un de ses petits-fils (Philippe V), et ainsi unir dynastiquement ces deux grands royaumes et leurs florissants empires coloniaux. De l’autre, l’Autriche : l’empire territorial de la maison des Habsbourg, qui donne au Saint-Empire romain germanique ses empereurs depuis 300 ans, et qui n’entend certainement pas laisser la France mettre la main sur ses possessions de famille (et plus globalement sur la puissante Espagne et avec elle son gigantesque empire américain). Une position également partagée par le Portugal, l’Angleterre et les Provinces-Unies, les trois autres grandes puissances maritimes européennes, qui craignent elles aussi (à juste titre) la situation de domination sans équivoque de l’Europe dans laquelle une telle union placerait la France. En conséquence, ces quatre pays scellent rapidement une Grande Alliance à La Haye afin de contrer les ambitions du royaume de France dans cette guerre de succession.

L’équilibre européen est [au XVIIIe siècle] la notion fondamentale qui préside aux relations internationales. La notion d’équilibre s’est en effet peu à peu substitué à la notion d’hégémonie au cours du XVIIe siècle, l’idée de Monarchie universelle servant de repoussoir. […] L’accession d’un Bourbon au trône d’Espagne semblait précisément contraire au maintien de l’équilibre en Europe, dans la mesure où une Espagne faible n’aurait été qu’un satellite de la France qui aurait pu exercer à nouveau une position hégémonique sur la façade atlantique du continent, en Méditerranée occidentale et en Italie.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au xviiie siècle, pP. 16-17

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… qui dégénère en un conflit européen de haute intensité

Durant près de treize années, on se bat énormément aux Pays-Bas espagnols (riches provinces toujours à portée d’invasion rapide concernant lesquelles la France, une fois n’est pas coutume, souhaite profiter du contexte de guerre pour les conquérir et annexer tout ou partie…), ainsi qu’en Espagne, en Italie et en Méditerranée. Durant les premières années du conflit, la France conserve l’initiative stratégique, puis subit une série de revers, avant de reprendre finalement l’ascendant (avec notamment la victoire de Denain de 1712, qui permet à un Louis XIV et une France très mal en point de négocier des conditions de paix convenables). C’est l’époque du fameux Pré Carré de Vauban, des sièges de Lille et de Maastricht, et de la prise de Gibraltar par les Anglo-Hollandais (lieu hautement stratégique, verrou de la Méditerranée, que les Britanniques conserveront à l’issue de guerre, et depuis lors).

Le célèbre « Pré carré » conçu par Vauban : un réseau de places fortes visant à défendre les frontières nord de la France, et à y prévenir toute invasion. On peut également voir cette base défensive comme un tremplin à la conquête des Pays-Bas espagnols (actuelle Belgique), autrefois partiellement contrôlés par la France (Flandres), dont les monarques ont tendance à placer la frontière naturelle plutôt au niveau de la rive gauche du Rhin…
(© Rebel Redcoat, via Wikimedia Commons)

Au début des années 1710, après une décennie de conflit et de combat sur différents théâtres, tous les protagonistes sont à bout de souffle. Le coût de la guerre pèsent sur l’ensemble des coalisés, et tous engagent des négociations de paix à leur avantage (ou du moins si possible pas trop à leur désavantage). La France est particulièrement épuisée financièrement : elle a subi de graves défaites contre la coalition (notamment dans les Flandres à Blenheim et Malplaquet), tandis que le terrible hiver de 1709 provoque une grave crise de subsistance dans toute l’Europe qui impacte particulièrement le royaume hexagonal (qui connaît alors une terrible famine). Voyant la pression ennemie se resserrer autour de ses frontières, la France est alors dans une situation assez désespérée, au point que Louis XIV, pour la première fois très touché par la famine qui décime ses sujets et soucieux de sa population, est prêt à abandonner toutes ses prétentions sur l’Espagne et même à renoncer à certaines de ses conquêtes des guerres précédentes ! Heureusement pour le Roi-Soleil, son armée arrache in extremis une importante victoire à Denain (1712) puis prend Barcelone l’année suivante, ce qui lui permet de négocier dans des conditions beaucoup moins défavorables la sortie de la guerre. En 1713, deux traités sont signés à Utrecht, mettant officiellement fin au conflit :

Des négociations secrètes aboutissent aux préliminaires de Londres en 1711 et à l’ouverture d’un congrès international à Utrecht, dans Provinces-Unies, en 1712. Il faut d’abord régler les questions dynastiques : Philippe V renonce à ses droits à la couronne de France, ce qui devrait garantir une séparation définitive entre les deux royaumes. La diplomatie anglaise conduit ces négociations et entraîne les puissances moyennes, la Hollande, la Prusse, le Portugal et le Piémont-Savoie, qui acceptent de signer la paix en même temps que l’Angleterre, avec la France dès avril 1713, puis avec l’Espagne. La guerre conduit à une large recomposition géopolitique à l’échelle du monde. Le roi d’Espagne doit abandonner ses domaines européens, mais conserve ses territoires en Amérique. La France conserve ses acquisitions territoriales du temps de Louis XIV mais sort ruinée de la guerre. En revanche, la Grande-Bretagne voit sa puissance grandir : elle garde Gibraltar qu’elle a pris à l’Espagne, ce qui lui permet de surveiller la Méditerranée. Elle obtient pour une compagnie anglaise la fourniture des colonies espagnoles en esclaves africains : la question de la traite se profile derrière les règlements d’Utrecht. La France abandonne à l’Angleterre l’Acadie et Terre-Neuve, se repliant au Canada sur le Saint-Laurent. Les discussions ont bien intégré la dimension mondiale de ce grand affrontement.

Extrait de l’article « Signature des traités d’Utrecht (11 avril 1713) » sur le site web des Archives Nationales de France

* * *

Un conflit qui rebat considérablement les cartes des grands équilibres géopolitiques européens…

Après une décennie d’un nouveau grand conflit qui aura fait près d’un demi-million de morts, la guerre de succession d’Espagne a donc pris fin. De par ses affrontements armés (terrestres et maritimes) comme de ses conséquences diplomatiques et géopolitiques, elle a profondément marqué l’évolution du rapport des forces entre les puissances européennes. La Grande-Bretagne s’y est ainsi affirmée comme l’une des puissances majeures en Europe, notamment de par sa suprématie croissante sur les mers, ainsi que par sa remarquable force financière (appuyée sur un important développement économique et efficace système fiscal). C’est d’ailleurs le moment où la puissance maritime anglaise supplante celle des Provinces-Unies (affaiblies il est vrai par des décennies d’effort militaire constant contre la France) et où la Grande-Bretagne s’affirme comme l’une des diplomaties les plus actives du continent, capable de peser fortement et même de dicter sa vision des équilibres géopolitiques européens :

La Grande-Bretagne n’avait accepté le maintien de Philippe V à Madrid qu’après avoir imposé des conditions bien précises (définies lors de la Grande Alliance de la Haye, dès 1701) : elle exigeait en particulier la renonciation des Bourbons d’Espagne au trône de France et l’évacuation complète des Pays-Bas méridionaux par les Bourbons. […] Tous les gouvernements sont bien d’accords sur le principe qu’aucune puissance n’exercera son hégémonie sur le continent. […] La Grande-Bretagne veille jalousement à ce qu’aucune puissance du continent, que ce soit la France de Louis XV ou l’Autriche de Marie-Thérèse, ne domine le continent et ne nuise à sa sécurité. […] Concession majeure au souci de sécurité de la Grande-Bretagne, Dunkerque et son avant-port Mardyck sont démilitarisés, les fortifications rasées.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, p. 17

Avec ses victoires spectaculaires contre les Turcs et sa participation importante à la guerre contre Louis XIV, l’Autriche acquiert pour sa part une incontestable place de grande puissance, de même que des territoires qui augmentent fortement son rayon d’action. Cette montée en puissance autrichienne doit, cependant, être nuancée par l’émergence pour cette dernière de nouveaux rivaux continentaux – Bavière, Prusse, Saxe,… – ainsi que par la persistance de nombreux dysfonctionnements internes au sein de l’Empire autrichien (administrations mal structurées, armées obsolètes, etc.) .

Carte de l'Europe à la fin de la guerre de Succession d'Espagne
L’Europe à la fin de la guerre de Succession d’Espagne. Notez la constitution du Royaume-Uni de Grande-Bretagne entre le début et la fin de cette guerre, né des actes d’Union de 1707 entre les royaumes d’Angleterre et d’Écosse. Notez également pour l’Espagne la perte de ses possessions italiennes (royaume de Naples). Et enfin, notez pour la France… eh bien, rien du tout, précisément ! En effet, cette décennie de guerre ruineuse ne s’est traduite, malgré les conquêtes effectuées, par aucuns gains territoriaux notables pour la France de Louis XIV (bien que son bénéfice dans ce conflit existe bel et bien et soit pourtant là, sous vos yeux… !).
(© Rebel Redcoat pour Wikimedia Commons)

Je renvoie ceux qui seraient intéressés d’une présentation plus détaillée des grandes racines et motifs du déclin de la puissance espagnole (qui passe ainsi en un siècle de pays le plus puissant et influent d’Europe à une puissance européenne presque « secondaire »), vers cet excellent opus de la chaîne Épisodes d’Histoire (où j’invite également les intéressés à visionner en premier l’épisode précédent celui-ci et qui raconte d’abord le Siècle d’Or espagnol du XVIe siècle, qui voit en effet l’Espagne émerger comme la plus importante puissance européenne et mondiale de l’époque !).

L’Espagne, point de départ des événements, est quant à elle l’une des grands perdantes de cette guerre, qui la voit rompre définitivement un passé de deux siècles de liens familiaux avec l’Autriche, et devenir une puissance presque secondaire en Europe (mais certainement pas au niveau mondial). Quant à la France, enfin, si le dénouement du conflit la conserve comme première puissance politique, démographique et militaire du continent, cette guerre lui voit perdre toutefois sa réputation d’invincibilité sur terre, ainsi que craindre profondément pour l’avenir de ses territoires coloniaux – certes alors toujours moins importants que ceux de la Grande-Bretagne, mais clairement menacés par l’hégémonie maritime de cette dernière sur la durée. De plus, le pays sort littéralement ruinée de cette guerre, durant laquelle la population a vécu de terribles famines (provoquées par de mauvaises récoltes mais aussi donc surtout par l’hiver extrêmement rude de 1709, témoin des évolutions climatiques qui caractérisent cette période de Petit âge glaciaire). Ces finances exsangues et le déficit de légitimité politique du nouveau Régent (Louis XIV est mort en 1714 et Louis XV n’a que 5 ans, c’est donc son oncle Philippe d’Orléans qui assure la vacance du trône) limitent en effet considérablement les capacités offensives de la France, et l’inclinent à la paix :

Comme les autres grandes puissances, la France s’est lancé à la fin de la guerre de Succession d’Espagne dans un processus de désarmement. […] Si l’on en croit les états officiels, on a licencié 62% des effectifs des troupes de ligne et progressivement ramené l’armée de terre de 357 000 hommes (infanterie, cavalerie et dragons) en 1710 à 132 000 en 1716, alors que la milice était purement et simplement supprimée. Les forces armées de terre et de mer sont désormais sur un pied de paix, et l’on ne retrouvera plus au cours de toute la période [du XVIIIe siècle] des effectifs comparables à ceux de la guerre de Succession d’Espagne.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, pp. 30-31


… et qui préfigure le grand choc à venir entre la France et l’Angleterre au XVIIIe siècle

Un Bourbon installé à Madrid, les Habsbourg à jamais éloignés d’Espagne, réduits à leurs domaines héréditaires et au vain titre d’empereur, le cycle des guerres austro-françaises pouvait être fermé. La lutte contre la maison d’Autriche était désormais sans objet. Sans doute la France n’avait point conquis la Belgique et la frontière du Rhin lui manquait sur presque toute sa longueur. Mais l’extrême division des Allemagnes protégeait son territoire plus sûrement que le fleuve. En s’obstinant dans une hostilité déraisonnable, la France ne ferait que le jeu de l’Angleterre, toujours en quête de diversions continentales. Au contraire, un approchement entre les deux puissances aurait pour avantage de consolider les gains acquis.

Pierre Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, p. 204

En résumé, en douze ans de guerre, les équilibres géopolitiques du continent ressortent profondément modifiés. La France et l’Espagne sont désormais liées par un lien dynastique. La Grande-Bretagne, alliée des deux nations à la fin de la guerre, apparaît comme le nouveau danger pour la France et son empire colonial (danger que Louis XIV avait d’ailleurs bien décelé, d’où précisément sa volonté de mettre fin à deux siècles de rivalité avec les Habsbourg en liant ses intérêts à l’Espagne, afin de permettre à la France de mieux pouvoir retourner ses efforts contre l’Angleterre dans les décennies à venir).

Néanmoins, les décennies qui suivront la guerre de succession d’Espagne ne se dérouleront pas tout à fait comme la conclusion de cette guerre pouvait le laisser présager. En effet, la grande alliance continentale franco-espagnole face en particulier aux intérêts britanniques qui avait été suggérée (et à vrai dire recherchée !) par Louis XIV n’adviendra pas, malgré que les deux pays soient désormais tous deux dirigés par des Bourbons (c’était pourtant tout le but !). Mieux encore : c’est AVEC l’Angleterre et CONTRE l’Espagne dirigée par son oncle que la France de Louis XV va s’allier durant les années 1720. Comment expliquer cela ?

Un article en forme de catalogue historique, où vous trouverez notamment un récit développé de l’histoire de la succession compliquée de Louis XIV (et de son testament cassé) et de la Régence (1715-1723).

En fait, c’est notamment la mort de Louis XIV un an à peine après la fin de la guerre qui va rebattre les cartes. Son successeur et arrière-petit-fils Louis XV n’ayant alors que 5 ans, c’est le neveu du Roi-Soleil, Philippe d’Orléans, qui va exercer la régence du royaume jusqu’à la majorité de celui-ci. Cependant, pour exercer ses pleins pouvoirs, le Régent Philippe a du affronter des oppositions importantes dues notamment aux dispositions testamentaires de Louis XIV, et procéder à un certain nombre de concessions intérieures (que je ne développe pas ici, mais dont vous pouvez prendre connaissance dans cet article où je les raconte). Dès l’année 1718, le Régent est même confrontée à une conspiration, dans laquelle trempe notamment nul autre que le pouvoir espagnol… C’est dans ce contexte qu’une alliance de circonstance va être contractée avec l’Angleterre, dont le nouveau régime hanovrien (le gouvernement du nouveau roi d’Angleterre d’origine allemande George Ier) rencontre lui aussi des problèmes de légitimité. Désormais allié avec la Grande-Bretagne, le Régent va engager une courte guerre contre l’Espagne de Philippe V, qui lui permettra d’affirmer son autorité et de mettre définitivement fin aux prétentions espagnoles (ou plus exactement bourbonnes…) sur le trône de France.

Cette alliance parfois jugée « contre-nature » entre les deux rivaux d’outre-Manche s’explique par de nombreuses raisons très pragmatiques, s’inscrivant dans la plus pure tradition de l’art de ce que nous appelons aujourd’hui la Realpolitik. En effet, après des décennies de guerre louis-quatorziennes qui ont ruiné les grandes puissances d’Europe (et tout particulièrement nos deux concernés par les efforts terrestres et navals considérables qu’ils ont du y engager), la France de la Régence et l’Angleterre de George Ier et de Robert Walpole sont toutes deux fondamentalement désireuses de paix, et plus encore même d’une paix durable, qui permette à leurs finances exsangues d’être redressées et à leurs économies de prospérer. Cette paix (que l’Histoire retiendra sous le nom de « paix d’Utrecht ») va effectivement être durable, puisqu’elle va durer près de trois décennies – une durée inédite dans l’histoire de l’Europe moderne ! Celle-ci sera le fruit d’efforts diplomatiques constants des deux côtés de la Manche, où les deux gouvernements respectifs – celui des cardinaux Dubois puis Fleury du côté français et du Premier Ministre Robert Walpole côté britannique – s’attacheront et coopèreront des années durant pour désamorcer toutes les crises qui auraient pu faire rebasculer le continent dans une guerre de grande envergure (non sans graves inconvénients à moyen terme pour la France !).

La vraie raison de l’« entente cordiale » entre Paris et Londres résidait dans une communauté d’intérêt, et en particulier dans la fragilité relative du pouvoir des deux gouvernements, celui du Régent comme celui de la Maison de Hanovre. Les Hanovre et leurs alliés whigs étaient menacés par l’opposition jacobite, le duc d’Orléans devait se méfier de l’opposition des bâtards légitimés [duc du Maine et comte de Toulouse], des partisans de Philippe V, qui, en cas de décès prématuré de Louis XV, l’auraient écarté du pouvoir. […] Le caractère paisible du Cardinal Fleury permett[r]a de poursuivre cette politique [de complicité objective entre Paris et Londres] jusqu’à son extrême limite, fût-ce en sacrifiant la marine de guerre française sur l’autel des bonnes relations franco-britanniques.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, p. 106

Fleury fut, sans titre, un Premier Ministre plus absolu et plus assuré qu’aucun de ceux qui l’avaient précédé dans cette place. […] Son gouvernement est une période de stabilité, de bon sens, de prudence et d’ordre.

Pierre Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, pp. 110-112

Cette remarquable alliance, ou à tout le moins coopération diplomatique entre la France et l’Angleterre durant la première moitié du XVIIIe siècle, est parfois qualifiée par les historiens de « Première Entente cordiale » (en référence à celle du XIXe siècle, qui après 1815, fondera la fin définitive des affrontements ouverts entre les deux nations après près de mille ans de rivalité). Si celle-ci aura le mérite à court/moyen terme de priver la marine française de ce qui ne pouvait être que son principal adversaire (la Royal Navy), elle offrira plus globalement au royaume la plus longue période de paix et de prospérité qu’il n’ait jamais connue depuis des siècles (parfois désignée comme « l’âge d’or » du cardinal de Fleury).

La construction et le déclin du premier empire colonial français (carte scolaire)
Au début du XVIIIe siècle, la France a réussi en effet à se constituer un important empire colonial et commercial, qui s’étend de l’Amérique du Nord (Québec, Acadie, Louisiane) aux Indes (Pondichéry et côte carnatique), en passant par les comptoirs africains du Sénégal et surtout ses très lucratives « îles à sucre » des Antilles (Martinique, Guadeloupe, et surtout Saint-Domingue).

Cette longue et prospère paix aura ainsi permis à la France de connaître une formidable expansion coloniale et explosion de son commerce mondial. Une croissance économique et (extra)territoriale qui aura elle-même pour conséquence d’attiser les tensions avec l’Angleterre, les deux puissances se trouvant en situation de concurrence et de rivalité à peu partout où leurs empires se déploient (Amérique du Nord, Antilles, Indes,…). La paix – et l’essor économique et commercial inédit qu’elle aura apporté aux deux pays – aura ainsi paradoxalement semé les graines des guerres de demain. Mais ceci est une autre histoire… 😉 (voir lien ci-dessous !)

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Pour aller plus loin… 🔎🌎

Ce petit épisode de la série des « Il était une fois… » du blog sur la guerre de Succession d’Espagne est en fait extrait du chapitre II de ma grande série consacrée aux origines de la guerre de Sept Ans (1756-1763). Si le sujet des empires coloniaux et du « grand XVIIIe siècle » vous intéressent (ce fut en effet une période charnière de l’histoire moderne), je vous oriente ainsi vers la découverte de cette riche série documentaire traitant de cet immense conflit, considéré par de nombreux historiens comme l’une si ce n’est “la” première guerre véritablement « mondiale » de l’Histoire. Un conflit qui débutera (et se propagera) en effet dans l’ensemble des empires coloniaux du monde, lui conférant ainsi une dimension planétaire et maritime inédite.

Une guerre constituant en outre le plus grand choc de l’intense conflit global qui opposera tout au long du XVIIIe siècle la France et la Grande-Bretagne pour la domination (de la mondialisation) du monde ; une suite ininterrompue de conflits, de Louis XIV à Waterloo, d’ailleurs qualifié de « Seconde guerre de Cent Ans » par certains historiens. Une passionnante série d’articles en forme de grande fresque historique, qui vous portera ainsi des Grandes Découvertes à la chute du Canada et des Indes françaises, et de la fondation des grandes empires coloniaux européens outremers et de la naissance de la mondialisation maritime à l’émergence d’un nouvel ordre mondial caractérisé par l’hégémonie planétaire britannique (sur les plans maritime, colonial, économique,…). Une grande série qui vous amènera aussi à mieux comprendre tant les racines de la guerre d’Indépendance américaine que celles de la Révolution française et des guerres napoléoniennes ; autant d’événements qui structureront décisivement notre monde contemporain !

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Et sinon, pour les intéressés et autres curieux, vous pouvez prendre connaissance de tous mes articles, (photo)reportages, récits de voyage, documentations et cartes liés à l’histoire et à la géographie de l’Espagne, ainsi que plus globalement à celle de l’Europe, en consultant les rubriques du site spécifiquement dédiées à ces domaines (accessibles ici : catégorie « Espagne » et catégorie « Europe »).

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