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Il était une fois : la Glorieuse Révolution de 1688 (ou le grand tournant de l’histoire politique anglaise !)

Sans rentrer dans un travail de thèse sur le sujet, cet article se propose de vous raconter en quelques mots la grande (r)évolution de l’organisation sociale et politique que rencontre la Grande-Bretagne de la fin du XVIIe siècle, et le nouveau fonctionnement institutionnel qui la structurera tout le siècle suivant (et avec elle, par extension, l’ensemble du monde colonial).

À la fin du siècle précédent, l’Angleterre est en effet entrée dans une nouvelle ère de son histoire, qui vient de voir son système politique et institutionnel profondément modifié. Pour le comprendre, il nous faut remonter à la « Glorieuse Révolution » intervenue quelques décennies plus tôt, et aux profonds bouleversements que produit celle-ci sur le paysage politique britannique. Étudions un peu cela, et voyons les conséquences majeures que vont produire ces changements institutionnels non-seulement pour la Grande-Bretagne, mais aussi plus globalement pour l’Europe et même pour le monde entier !


La Glorieuse Révolution de 1688 et la destitution des Stuarts

Durant la Glorieuse Révolution de 1688-1689, le souverain Stuart Jacques II, dont la dynastie occupe la Monarchie anglaise depuis le début du XVIIe siècle (et dont l’épouse venait de mettre au monde un héritier), est contraint à l’abdication par une coalition de figures du Parlement britannique et des autorités protestantes du pays. Autant d’éminences politiques qui craignent alors en effet le maintien au pouvoir d’une lignée Stuart impopulaire, et surtout récemment convertie au catholicisme, au sein d’un pays désormais majoritairement protestant. Durant les années 1680 en effet, Jacques II entreprend des réformes pour rétablir aux Catholiques du pays une partie de leurs droits (largement brimés par le développement de l’Église anglicane depuis le XVIe siècle). Le souverain a également dans l’optique de davantage les associer au pouvoir (en réouvrant notamment aux Catholiques les fonctions publiques). Une entreprise qui n’est pas du goût des leaders protestants du pays, qui craignent un retour en puissance des catholiques sur l’île britannique…

Pour écarter définitivement du pouvoir les Stuart pro-catholiques (et qui présentent en outre le fâcheux défaut de sembler très favorablement disposés envers le grand voisin français – qui se verrait bien quant à lui verrouiller l’Angleterre dans une position d’allié durable voire dans un rôle d’État-client…), cette même coalition offre le trône d’Angleterre à l’époux de la sœur (protestante) de Jacques II, un certain Guillaume III d’Orange-Nassau, alors dirigeant (stadtholder) des Provinces-Unies (actuels Pays-Bas). En quelques mois seulement, ce grand ennemi de la France de Louis XIV (et au grand désespoir de ce dernier) débarque ainsi en Angleterre à la tête d’une petite armée et, fort de ses soutiens politiques, est rapidement couronné nouveau roi d’Angleterre (presque sans effusion de sang).


Une « opération géopolitique » qui s’inscrit dans le contexte plus large de la guerre de la Ligue d’Augsbourg (1688-1697)

Si la Glorieuse Révolution est de nature dynastique (avec la destitution des Stuarts), elle s’inscrit néanmoins plus largement dans le grand contexte géopolitique de la fin du XVIIe siècle, sur lequel il convient de revenir un instant afin d’en bien saisir la portée. En effet, le débarquement d’un dirigeant hollandais pour prendre possession de la Couronne britannique ne sort pas de nul part, et a étroitement à voir avec l’évolution des rapports de force en Europe induit par les politiques louis-quatorziennes. Depuis le début de son règne en effet, le Roi-Soleil s’active à sécuriser le royaume dont il a hérité de son père, au travers d’une politique relativement agressive envers ses voisins. L’objectif est de rendre la France plus facilement défendable en rationnalisant ses frontières, via la fameuse « politique des réunions ». Mais la méthode employée (qui combine utilisation abusive de moyens légaux, menaces et conquêtes militaires) finit par lui aliéner toute l’Europe, et notamment les deux grandes puissances rivales – et voisines – de Louis XIV que sont les Provinces-Unies et le Saint-Empire, qui voient dans ce dessein l’affirmation des ambitions hégémoniques de la France sur le continent.

Les îles Britanniques au XVIIe siècle
Une belle carte récapitulative de ce grand siècle de troubles politiques qu’est le XVIIe siècle pour la Grande-Bretagne. Ne jamais perdre de mémoire que l’Angleterre a fait sa révolution un siècle avant la France…

La défiance du concert européen contre Louis XIV augmente encore d’un cran en 1685 avec la révocation de l’édit de Nantes. La persécution des huguenots français et leur diaspora massive au sein des grands pays protestants achève en effet de convaincre l’Europe de l’autoritarisme dangereux du Roi-Soleil, lui aliénant tant la bourgeoisie marchande d’Amsterdam que ses anciens alliés du Saint-Empire (notamment les princes allemands protestants que la France soutient depuis des décennies dans leur rivalité contre les Habsbourg d’Autriche). Dans ce contexte de grande montée en tension, c’est le prince Guillaume III d’Orange-Nassau, marié depuis quelques années avec la sœur du roi d’Angleterre (ce qui le place donc en héritier potentiel de la Couronne britannique), qui va s’affirmer en champion de la cause protestante menacée par le tyran de Versailles. Durant les années qui précèdent la Révolution anglaise de 1688, Guillaume III active sa diplomatie et fait le tour des ambassades européennes afin de monter une grande alliance politique et militaire contre la France, projet qui finira par aboutir en 1687 avec la constitution de la Ligue d’Augsbourg (via laquelle s’allient contre la France les Provinces-Unies, les États du Saint-Empire, la Suède, l’Espagne, et même le Pape qui finit par soutenir secrètement la cause des princes protestants).

Un grand État n’a cependant pas rejoint la coalition montée par Guillaume d’Orange : l’Angleterre de Jacques II. Ce dernier, engagée dans une politique pro-catholique dans un pays très majoritairement protestant (et conservant une certaine méfiance envers les Provinces-Unies), ne souhaite pas rompre sa bonne relation avec la France de Louis XIV. D’une certaine façon, les circonstances se chargeront de remplacer le souverain pro-français par celui que Louis XIV désignait lui-même comme son « plus grand ennemi ».

Les milliers de huguenots réfugiés en Grande-Bretagne et aux Provinces-Unies comptèrent sans surprise parmi les les premiers soutiens à l’expédition de Guillaume d’Orange et sa prise de pouvoir en Angleterre. Outre les partisans qu’ils constituèrent sur le sol même de Grande-Bretagne (où des dizaines de milliers d’huguenots s’étaient établis depuis 1685), les huguenots représentèrent également le tiers des 15 000 hommes qui accompagnèrent Guillaume lors de son débarquement en Angleterre (le commandant en chef du corps d’expéditionnaire, le maréchal de Schomberg, était d’ailleurs lui-même un huguenot, ancien maréchal de France).

Aussitôt couronné roi d’Angleterre, et au désarroi d’une partie de la population, Guillaume III engagera à plein la Grande-Bretagne dans sa guerre contre Louis XIV. Dès 1689, l’Angleterre rejoindra ainsi la coalition européenne déjà liguée contre la France, coalition dont le Parlement britannique financera au final l’effort de guerre durant près d’une décennie. Comme ne l’a peut-être pas dit une chronique d’époque : « la guerre valait bien une Angleterre ».


Le grand essor économique de la Grande-Bretagne

Parfois décrite ironiquement par les historiens comme « la dernière invasion réussie de la Grande-Bretagne », l’arrivée au pouvoir de Guillaume III d’Orange marquera aussi (et surtout) le début d’une période de stabilité politique inédite dans l’histoire britannique, ainsi qu’un rapprochement étroit entre les Provinces-Unies et la Grande-Bretagne (qui venaient pour rappel de se mener en quelques décennies pas moins de trois guerres navales… !).

Je renvoie ceux qui seraient intéressés d’une histoire plus détaillée de la Glorieuse Révolution anglaise (et de la façon dont celle-ci va générer un prodigieux essor économique en Grande-Bretagne) vers cet excellent épisode de Questions d’Histoire (une des plus remarquables chaînes du Youtubing historique francophone !).

En plus d’installer entre les deux grandes puissances maritimes européennes (et mondiales) une paix propice aux affaires et au commerce (bien qu’elle se traduise aussi par l’engagement de l’Angleterre dans la guerre de Guillaume III contre la France de Louis XIV), ce rapprochement initie en outre à Londres un remarquable développement économique. En effet, sont arrivés dans les bagages de Guillaume III (rebaptisé pour le coup William III) une partie de l’élite économique et financière hollandaise (et notamment les fameux Juifs séfarades venus autrefois du Portugal à Amsterdam). Cette dernière importe et applique alors en Grande-Bretagne la « recette » économique qui avait fait le succès des Provinces-Unies un siècle plus tôt, et transformé ce petit pays d’à peine quelques millions d’habitants en la première puissance marchande et navale du monde. C’est ce que l’on appellera la « Révolution financière britannique » (que nous étudierons en détail dans un prochain chapitre) : en quelques années, les innovations fusent : création de banques publiques et de cercles boursiers, explosion des dépôts de brevets, essor de la presse libre, investissement considérable dans la Royal Navy avec la création d’une importante flotte (qui deviendra en quelques décennies la nouvelle maîtresse des océans… !). Un développement qui réédite et rappelle ainsi la formidable croissance urbaine, financière, intellectuelle et maritime qu’avait pu connaître une certaine Amsterdam près de 80 ans plus tôt (ouvrant par-là même pour rappel le Siècle d’or néerlandais, que nous avons étudié dans le Chapitre I).

Je ne saurais assez conseiller le visionnage de cette remarquable série-documentaire produite par Arte, qui retrace l’histoire croisée de New-York, Londres et Amsterdam, « trois villes parties à la conquête du monde », et ayant historiquement constituées les grandes matrices urbaines de ce que nous appelons aujourd’hui le Capitalisme.

Un pouvoir désormais aux mains du Parlement

La seconde révolution est politique, avec le renforcement inédit du pouvoir du Parlement au détriment de la Couronne anglaise (fruit notamment de l’adoption de la « Déclaration des droits » – la célèbre Bill of Rights – qui dessine alors les bases de la Monarchie parlementaire moderne). Une révolution qui fait écho à l’histoire politique mouvementée de l’Angleterre du XVIIe siècle : depuis le début de la période moderne en effet, la vie politique anglaise avait été structurée par l’alternance et opposition (parfois dramatique) entre les deux grandes forces institutionnelles du pays : celle des Tories (conservateurs, et globalement favorable à un renforcement du pouvoir monarchique), et celle des Whigs (libéraux, et partisans à l’inverse d’un renforcement toujours plus important du pouvoir du Parlement, ainsi que de la tolérance religieuse et des droits politiques individuels – liberté d’expression, d’entreprendre, de culte, etc.).

Alors que les premiers sont majoritairement issus de l’élite aristocratique (et représentent globalement le pouvoir de la noblesse et des grands propriétaires terriens), les seconds incarnent ce grand mouvement intellectuel du libéralisme (économique et politique) au centre de l’idéologie des Lumières. Ils peuvent également être vus comme la représentation politique d’une bourgeoisie marchande et financière britannique alors en pleine croissance – à l’image de ce grand siècle d’explosion de la production et du commerce mondial (dont l’Angleterre est alors l’une des principales bénéficiaires). Dit encore plus concrètement : alors que les Tories représentent le pouvoir de la Monarchie et de la terre, les Whigs constituent a contrario l’émanation politique des villes, de la classe marchande et du Capital. C’est la grande faction de l’industrialisation et de la modernité, le puissant moteur politique qui, plus que n’importe quel autre force, fera entrer l’Angleterre (et avec elle le monde) dans l’ère industrielle.

Depuis la Glorieuse Révolution, le régime politique anglais repose sur des bases sûres et la gentry contrôle le parlement de Westminster, qui est une émanation de la noblesse (noblesse rurale et cadets aux Communes, aristocrates à la Chambre des Lors) et le roi choisit ses ministres parmi la majorité des Communes, même si la corruption permet d’aplanir beaucoup de difficultés. […] [La dynastie hanovrienne] est aussi impliquée plus directement dans les affaires allemandes, car si Georges Ier ne récuse pas sa fidélité de vassal de l’Empereur Charles VI, il cherche également à étendre son État patrimonial et à retenir les duchés de Brême et de Verden enlevés par conquête à la Suède de Charles XII, qui assurent à l’Électorat de Hanovre un accès à la Mer du Nord. Voilà pourquoi la Grande-Bretagne a opéré un rapprochement avec la Russie de Pierre le Grand.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au xviiie siècle, 1993, p. 35

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Le XVIIIe siècle ou la domination des Whigs

Si nous devons principalement aux Whigs de l’époque la grande Révolution industrielle qui s’engagera de fait en Grande-Bretagne dès le milieu du XVIIIe siècle (et façonnera ensuite notre monde moderne), celle-ci est loin d’être le fruit d’une aspiration consensuelle. En effet, tout au long du XVIIe siècle, l’opposition (et les visions politiques antagonistes) entre les libéraux des Whigs et les conservateurs Tories se sont traduites par de nombreuses grandes crises politiques, ayant parfois débouché sur des situations à la limite de la guerre civile (notamment entre 1642 et 1646). Les années d’intense crise politique de 1688-1689 mettent néanmoins un terme à ces décennies de dualité politique antagoniste : la « Glorieuse Révolution » (et l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle Monarchie plus « libérale ») voit en effet ressortir un Parlement britannique au pouvoir renforcé comme jamais, et les Whigs devenir la force politique dominante du pays.

Pour vous donner une idée de l’importance (pour ne pas dire hégémonie) politique de la mouvance Whig que va connaître la Grande-Bretagne à l’époque de la grande histoire racontée ici, peut-être pouvons-nous nous en arrêter à cette simple donnée (brillamment mise en image par la chaîne Youtube Historia Civilis) : l’ensemble des premiers ministres britanniques du XVIIIe siècle seront des (nuances de) « Whigs » !

Je renvoie les intéressés de l’histoire des Whigs britanniques du XVIIIe siècle (et de leur considérable influence dans l’écriture de l’histoire de notre monde moderne) vers ce passionnant épisode de la remarquable chaîne Historia Civilis – de loin l’une des meilleures chaînes d’Histoire du YouTube anglophone (et c’est beaucoup dire) !

Dans ce nouveau système (où le pouvoir est désormais au main du Premier ministre et du Gouvernement issus du Parlement, et sous le contrôle de ce dernier), les choses ne peuvent pas, toutefois, se réduire à l’idée binaire d’un Parlement opposant des factions de Whigs libéraux et libre-échangistes à de simples conservateurs Tories. Car bien que représentant le pouvoir de « l’Ancien Monde », nombre de parlementaires Tories ont en effet des intérêts dans le formidable développement économique et commercial que connaît l’Angleterre du XVIIIe siècle. Parallèlement, les Whigs sont loin de constituer une unité politique homogène. Plus exactement, rapidement hégémonique, la tendance whig va en fait se scinder en un ensemble de factions (et même en faction de faction (de faction)), allant ainsi des Whigs les plus libéraux à des composantes plus « patriotes » et proches des Tories (ou ce qu’il en reste… !).

Une dualité politique désormais structurée entre protectionnistes et promoteurs du libre commerce

Retenons donc, pour faire simple, l’idée d’un système politique britannique structuré autour de deux grands pôles (tous deux libéraux et mercantilistes au demeurant) : un premier davantage pacifique et libre-échangiste, soucieux du maintien d’un contexte de paix propice au développement du commerce (rappelons en effet combien la capture d’un unique convoi des Amériques pouvait générer de pertes financières pour les parties engagées, à une époque où la guerre impacte systématiquement les liaisons maritimes et les marines marchandes des différents protagonistes). Correspondant globalement à l’aile gauche et aux centristes des Whigs, ce pôle politique (au pouvoir depuis les années 1720) a ainsi tendance à privilégier la diplomatie et les bonnes relations extérieures avec les grands partenaires commerciaux (qui sont en même temps des rivaux coloniaux) de la Grande-Bretagne. Une politique qui implique, de facto, un certain engagement de cette dernière sur le terrain continental européen afin d’y préserver « l’équilibre des puissances » (et un engagement qui s’y traduit par un important rôle de médiation et d’arbitre – voire par un déploiement militaire britannique sur le continent et/ou le soutien financier des forces militaires alliées).

À ce sujet, il est d’ailleurs important de souligner combien l’engagement continental britannique est loin d’être désintéressé. En effet, au nom du souci de l’impératif de maintien de « l’équilibre européen », il s’agit pour l’Angleterre d’y empêcher toute entreprise d’hégémonie continentale de la France, voire même plus sournoisement d’inciter cette dernière à la division de ses forces sur deux fronts (terrestre et maritime). Le calcul est aussi simple qu’efficace : les sommes gigantesques englouties par la France pour financer ses armées terrestres en Europe constitueront autant de budgets qui n’iront pas au renforcement de sa marine de guerre (et donc à la défense de ses colonies et de son empire commercial).

De cette rivalité [franco-britannique aux quatre coin du globe] nait la stratégie anglaise : le gouvernement de la Grande-Bretagne a besoin d’alliés sur le continent pour obliger la France, en cas de besoin, à disperser ses forces et à faire la guerre sur deux fronts, c’est-à-dire à diminuer les ressources et les capacités de la marine de guerre français, car la guerre sur mer est extrêmement coûteuse. L’application de ce principe a en particulier fonctionné admirablement pendant la guerre de Sept Ans et assuré la victoire à la Grande-Bretagne.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au xviiie siècle, 1993, p. 35

L’autre « pôle » de l’élite politique (et économique) britannique peut être considérée (à gros traits) comme beaucoup plus « patriote » et « belliciste ». Défendant les intérêts du lobby industriel (textile, armement,…) et colonial (notamment les juteux et concurrentiels marchés et commerces liés à l’Amérique du Nord – pêche, fourrure, coton, tabac, sucre des Antilles, etc.), ces factions parlementaires présentent en effet un souci de la paix globale pragmatiquement ajusté sur celui des intérêts économiques qu’ils défendent. Or, force est de constater que dans le contexte de l’époque, c’est davantage la guerre qui semble le plus servir leur agenda économique et financier (guerre contre une France dont il s’agit de briser les influences et monopoles commerciaux et coloniaux et de rafler les possessions convoitées en Amérique du Nord et en Inde ; guerre contre une Espagne dont il s’agit de briser le monopole économique dans les Caraïbes et en Amérique du Sud et d’ouvrir leurs marchés aux produits britanniques…).

Le grand commerce maritime et la prospérité des colonies représentent une des grandes forces mais aussi l’un des points sensibles de la politique britannique, en particulier lorsque les whigs, plus liés aux capitalistes de la City de Londres, sont au pouvoir.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au xviiie siècle, 1993, p. 35

Aussi, cette faction se montre-t-elle tendanciellement bien plus désintéressée et désengagée du terrain continental que sa faction rivale (continent où elle n’a en effet tendance qu’à voir – pas forcément à tort d’ailleurs – que de volumineuses dépenses ne se traduisant souvent que par peu de bénéfices sonnants et trébuchants). Et aussi cette mouvance préfère-t-elle que l’investissement et les efforts nationaux se concentrent sur l’outremer et le monde colonial, où il y a en effet tant à gagner pour un pays disposant d’une si considérable suprématie maritime (suprématie qui coûte par ailleurs extrêmement cher aux finances publiques – avec une flotte de pas moins de 120 vaisseaux de ligne à entretenir ! – et qu’il y a ainsi lieu de « rentabiliser » un maximum…). Comme vous l’aurez compris, ce sont bien les intérêts de ce second pôle du paysage politique britannique qui sont le plus étroitement à l’œuvre en arrière-plan du déclenchement de la guerre anglo-espagnole de 1739 – lesquels s’apprêtent à faire infléchir la politique extérieure puis tomber le gouvernement des premiers… Mais comme le montrera aussi bientôt un remarquable William Pitt, c’est la synthèse de ces deux lignes géostratégiques qui offrira néanmoins à l’Angleterre sa grande victoire de la guerre de Sept Ans sur la France, et avec elle, l’empire du monde… (en particulier à l’occasion de la guerre de Sept Ans). Mais c’est une autre histoire… (que je vous invite d’ailleurs à découvrir via la série dédiée du blog ! 😉)

Zoom sur : le mouvement de restauration des Stuarts et la rébellion jacobite de Quarante-Cinq (1745-1746)

Vous allez vous dire : encore une (grosse) parenthèse. Certes. Mais néanmoins hautement apprenante, tant les événements qui suivent sont au centre de l’histoire de l’Écosse, de l’Angleterre et de l’Irlande modernes (rien que ça), et en disent également long de l’intensité de la rivalité franco-anglaise, alors si puissamment à l’œuvre en ce milieu de XVIIIe siècle.

Tout (re)commence avec la destitution des Stuarts…

Essayons de faire simple, et posons les choses assez trivialement : nous sommes au début des années 1740, vous êtes la France, vous êtes engagé dans une guerre continentale de grande envergure, dans laquelle vous avez basiquement face à vous la moitié des plus importantes puissances d’Europe (dont l’Angleterre, votre grande rivale mondiale). Cette Angleterre, précisément, est engagée dans la guerre continentale : elle y finance via ses subsides toutes les forces ennemies mobilisées contre vous tout en y déployant la quasi-totalité des forces terrestres dont elle dispose, entravant considérablement votre conquête des Pays-Bas autrichiens (mais laissant en conséquence son île dangereusement indéfendue…). Qu’êtes-vous tenté de faire ? Eh bien tout simplement la stratégie immuable de tout État en guerre contre un autre : essayer de mettre un bon gros bazar dans son pays pour l’affaiblir (voire si possible le mettre carrément hors-jeu du conflit en cours) !

Vous vous souvenez, j’espère, de l’encadré du chapitre II sur la situation politique de l’Angleterre du XVIIIe siècle (sinon, allez peut-être le relire… 😉). Je vous y racontais notamment l’éviction de la dynastie Stuart de la Couronne anglaise au profit du hollandais Guillaume III puis des Hanovriens, durant la Glorieuse Révolution de 1688. Et bien sachez que les Stuart (exilés en France, puis à Rome) n’ont jamais lâché l’affaire. Appuyés par tout ce que l’Angleterre peut compter comme ennemis (et Dieu sait qu’il y en a quelques-uns, et pas bien loin d’elle d’ailleurs…), les tenants de la monarchie déchue vont impulser toute une série d’insurrections (1708, 1715, 1719,…) visant à les rétablir sur le trône.

La « cause jacobite » au XVIIIe siècle

Ces révoltes armées (que l’histoire retiendra sous le nom de « rébellions jacobites » – du nom donné au mouvement politique visant à restaurer la monarchie Stuart), se solderont toutes par de cuisants échecs, bien que soutenus par de larges segments de la population écossaise et galloise. En effet, les Écossais de l’époque (et particulièrement la population des Highlands) vivent assez mal l’unification de leur royaume avec celui d’Angleterre, scellé au travers du célèbre acte d’Union de 1707 (qui fonde alors le « Royaume-Uni de Grande-Bretagne »). Pour beaucoup d’Écossais (très attachés historiquement à leur souveraineté), la perte de pouvoir politique induite par l’unification (avec notamment la suppression du Parlement écossais) ne se traduit pas par suffisamment de bénéfices économiques tangibles.

La réponse à ces aspirations autonomistes croissantes, c’est précisément ce que promet aux Écossais (via ses agents de liaison) un certain Charles Édouard Stuart, petit-fils du fameux Jacques II, le dernier monarque Stuart (destitué donc par le Parlement britannique de 1688). Depuis Rome (où il vit depuis deux décennies), ce même Charles Stuart est aussi en contact avec des exilés irlandais (dont certains engagés – et même officiers ! – au sein de l’armée royale française). Autonomistes irlandais à qui Charles promet, en échange du soutien armé à sa cause, le retour des terres confisquées par les Britanniques (et plus globalement la perspective d’une Irlande catholique indépendante).

Et puis la « cause jacobite » a aussi encore quelques sympathisants au sein même des terres d’Angleterre. Dans la population (tout particulièrement catholique – qui reste toutefois largement minoritaire), mais aussi et surtout dans la classe politique, en la personne d’un certain nombre de Tories. Exclus du pouvoir depuis 1714, les Conservateurs britanniques voient en effet dans la restauration des Stuart l’opportunité bienvenue de reprendre les rênes du pays aux Whigs et à la monarchie Hanovrienne, avec qui ils entretiennent de profonds différents politiques, notamment en matière de politique étrangère (en effet, les Tories considèrent le lien familial existant désormais entre le Hanovre et l’Angleterre comme un sérieux handicap géopolitique, handicap qui tend ainsi à impliquer toujours plus la Grande-Bretagne dans de coûteuses guerres continentales, guerres qui se soldent in fine par des gains politiques et économiques bien trop minimes de leur point de vue pour le pays).

Le Prétendant Stuart […] regroupe autour de lui des tories anglais, les catholiques irlandais et anglais, l’opposition écossaise et de nombreux fidèles exilés et réfugiés sur le Continent, une véritable diaspora, prête à fournir des troupes et à débarquer dans les Îles britanniques pour libérer l’Écosse et renverser la dynastie hanovrienne.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, 1993, p. 35

Et puis dans cette grandiose intrigue, il y a évidemment la France. Une France qui, comme vous n’en sauriez douter, joue un rôle de premier plan dans cette affaire de guerre dynastique à haut potentiel de nuisance pour le gouvernement rival britannique… Au début du XVIIIe siècle, pourtant, la France avait complètement abandonné son soutien aux Stuarts (et les avaient même expulsés de son territoire en 1716 sur demande de Londres !). Il faut dire qu’après plus d’une décennie de guerre de Succession d’Espagne, l’heure était à l’apaisement et à l’entente avec une Angleterre elle aussi épuisée par le conflit…

Une rébellion poussée par la France…

Mais à la fin des années 1730, la donne géopolitique change à nouveau. Malgré la politique remarquablement « anglophile » menée par le vieux cardinal de Fleury (premier ministre de 1726 à 1743) au nom du jeune Louis XV, dans les ministères et au sein de l’élite économique et politique du pays, on s’inquiète de la formidable expansion commerciale que connaît le voisin britannique, de même que de la puissante flotte que ce dernier entretient méthodiquement, malgré un contexte de presque trois décennies de paix… (que l’Histoire retiendra d’ailleurs sous le nom de « Première Entente cordiale »). Et l’inquiétude n’est pas moins élevée de l’autre côté de la Manche, où l’on n’a pas manqué d’observer (jalousement et anxieusement) la formidable expansion que vient de connaître l’empire colonial français, de même que son trafic commercial en pleine croissance, et qui en vient presque à rattraper (et concurrencer) le commerce anglais…

Dans les bureaux de Versailles, alors même que l’on entretient la paix avec le gouvernement modéré de Robert Walpole, on sait la guerre inéluctable avec l’Angleterre, et l’on engage des manœuvres souterraines. Des contacts sont réétablis avec le fils Stuart, qui vit alors des jours paisibles à Rome (grâce à une confortable pension fournie par la Papauté). D’abord simple hypothèse, l’intrigue devient sérieuse au début des années 1740. Des deux côtés de la Manche en effet, la situation a changé : côté britannique, une coalition de « patriotes » Whigs et des Tories ont fait tombé le gouvernement Walpole (avant que les premiers n’excluent les seconds du nouveau gouvernement…) ; alors que côté français, la mort du cardinal de Fleury et l’engagement (intense) dans la guerre continentale ont rebattu les cartes.

Fin 1743, Louis XV et son oncle Philippe V d’Espagne signe le second « Pacte de Famille » (traité de Fontainebleau). Traité via lequel les deux pays s’accordent sur un ensemble de mesures dirigées contre l’Angleterre de Georges II, incluant notamment une tentative de restauration des Stuarts. Et c’est reparti pour le énième plan de débarquement en Angleterre de l’histoire de France (dont je vous parlerai plus en détail dans le prochain chapitre). Dans tous les ports français de la Manche, on bâtit à la hâte des dizaines de navires de transport, qui convergent ensuite vers Dunkerque (choisit pour sa proximité avec l’île britannique), où sont rassemblés plus de 12 000 soldats. Tandis que le père James reste à Rome, Charles Stuart fait route secrètement vers le nord de la France, et l’invasion est prévue pour février 1744.

Las ! Espionnage, diversions manquées, tempêtes d’hiver, incompétences de commandement,… : début 1744, la flottille de transport n’est plus que l’ombre d’elle-même, et l’invasion est officiellement annulée par Louis – en même temps que ce dernier profite aussi de l’occasion pour déclarer encore plus officiellement la guerre à la Grande-Bretagne. Redescendu entretemps sur Paris, Charles négocie un débarquement alternatif en Écosse, lieu du plus solide soutien à la cause jacobite sur l’île. La France traîne des pieds, tandis que du côté des jacobites anglais (en liaison étroite avec Charles), on refuse de s’engager dans un soulèvement ouvert sans un substantiel soutien militaire des voisins français…

Débarquement en Écosse et petite virée en Angleterre

En avril 1745, la victoire de Fontenoy rechange néanmoins (à nouveau) la donne. Encouragés par leur grand succès contre les armées anglo-hollandaises, les autorités françaises acceptent finalement de fournir à Charles et ses conseillers deux navires de transport pour rejoindre l’Écosse, accompagnés d’une cargaison d’armes et même d’un corps de volontaires français (tous issus de la « Brigade irlandaise » : un régiment d’exilés jacobites intégrés à l’Armée française depuis Louis XIV). Début juillet, Charles et sa petite troupe lèvent l’ancre depuis Saint-Nazaire et font voile vers les Hébrides Extérieures, où les attendent les supporters jacobites écossais, avec lesquels ils envisagent une invasion de l’Angleterre par le nord.

Comme jusqu’ici, tout se passait encore trop bien, les deux vaisseaux se font évidemment intercepter par un navire de guerre de la Royal Navy. Un certain HMS Lion qui, après 4 heures de combat, contraint le navire transportant les armes et les volontaires à rentrer à port, voyant en conséquence un comité d’accueil écossais quelques peu désemparé lorsqu’il voit arriver un Charles seulement accompagné de sa petite équipe de conseillers, le 23 juillet, à Eriskay…

Bataille entre le HMS Lion et l'Elisabeth (soulèvement jacobite de 1745)
La bataille avec le HMS Lion oblige l’Elisabeth (l’un des deux navires d’utilisation corsaire affrétés par la France) à regagner Saint-Nazaire, ramenant avec le bateau la plupart des volontaires et des armes destinés à soutenir le soulèvement..

La suite de l’histoire (que je ne développerai pas en détail ici), est ce que l’historien écossais du XXe siècle Winifred Duke résumera comme « la combinaison brumeuse et pittoresque d’une croisade et d’un pique-nique » (sic) … Malgré des sympathisants jacobites lui conseillant majoritairement de retourner en France, Charles parvient à convaincre (au prix de moultes promesses politiques qui n’engagent que ceux qui y croient) ses soutiens écossais et irlandais de maintenir l’invasion. Un engagement qui coûtera très cher aux concernés…

Le 19 août, la rébellion est engagée avec le soulèvement d’un régiment écossais de l’Armée britannique stationné près d’Édimbourg, rejoins par une troupe d’Highlanders. En quelques semaines, la petite armée jacobite capture Édimbourg, où Charles fait proclamer son père roi d’Écosse. Puis, après avoir défait une petite armée anglaise stationnée localement, les Jacobites franchissent la frontière et s’enfoncent en territoire anglais jusqu’à Carlisle, puis Manchester. Là, on hésite sur la démarche à suivre, entre marcher sur Londres ou rebrousser chemin et remonter vers l’Écosse.

Soldats britanniques rassemblés pour défendre Londres (rébellion jacobite de 1745)
Autour de Londres, des soldats sont rassemblés à la hâte pour contrer la menace jacobite. De nombreux historiens contemporains considèrent que la prise de la capitale par les Jacobites (complètement inéquipés pour soutenir un siège au demeurant) n’aurait pas été à même de faire chuter le gouvernement britannique et le régime Hanovrien.

Petit résumé cartographique du périple des forces jacobites à travers l’Écosse, l’Angleterre puis à nouveau l’Écosse, jusqu’à leur lourde défaite finale…

Il faut dire que la situation commence à devenir (très) compliquée. D’une part, les renforts français promis par Charles (et conditions de l’engagement des écossais et supporters anglais) ne sont toujours pas arrivés (ce qui s’explique facilement par le fait qu’ils ne sont jamais partis et qu’il n’était à vrai dire jamais vraiment prévu qu’ils viennent…). D’autre part, le soutien de la population à la cause jacobite dans ces régions du nord de l’Angleterre (autrefois très favorables aux Stuarts) est bien moins important qu’espéré (ce qui peut s’expliquer par le fait que Charles est complètement étranger au pays, ainsi que par le souhait des Stuarts de rétablir une monarchie absolue de droit divin à la française, alors même que cette dernière est majoritairement rejetée par la population insulaire depuis la Glorieuse Révolution… !). Enfin, et non des moindres : le rapatriement du corps expéditionnaire britannique des Pays-Bas pour faire face à la rébellion (encore un des remarquables avantages de la domination navale anglaise), accompagnés de 6 000 soldats hollandais envoyés en renfort car ayant de toute façon l’interdiction de se battre contre les Français suite à leur reddition à Tournai…

Le désastre de Culloden

Ayant encore une autre armée anglaise sur leurs arrières, les Jacobites reprennent la route de l’Écosse, puis sont contraints de se réfugier dans les Highlands, où l’armée loyaliste britannique désormais réunie les serrent de près. Acculée, l’armée jacobite finit par choisir de livrer bataille, le 17 avril 1745, à Culloden. Malgré une charge héroïque des Highlanders, les 7 000 Jacobites y sont écrasés par 9 000 soldats professionnels britanniques. Si Charles et ses conseillers parviennent à s’échapper grâce aux exilés irlandais (et parviendront après des mois de course poursuite à atteindre la côte Atlantique puis rentrer en France), les rebelles écossais (qui constituent la majorité de l’armée jacobite) sont traqués durant des semaines par les forces gouvernementales, qui opèrent alors une répression brutale contre toute la région. Des établissements catholiques sont incendiés, des troupeaux de bétail confisqués, des propriétaires terriens soupçonnés d’avoir soutenu la cause jacobite expropriés.

La bataille de Culloden (1746), dénouement de la rébellion jacobite
La bataille de Culloden, livrée dans l’est des Highlands, est une défaite décisive de l’armée de Charles contre les troupes gouvernementales, signant la fin de l’épopée jacobite (et le dernier soubresaut de cette cause perdue).

Durant les mois qui suivent la défaite décisive de Culloden, alors que les soldats des régiments français (bien qu’irlandais) sont traités comme des prisonniers de guerre, 3 500 prisonniers jacobites sont inculpés pour trahison. Une centaine d’entre eux (principalement les officiers et déserteurs de l’armée gouvernementale) seront exécutés. Cette rébellion marquera la fin de la menace jacobite pour le Gouvernement britannique. Après la paix de 1748, Charles sera expulsé de France, et finira ses jours à Rome dans l’indifférence générale, ayant sombré dans l’alcoolisme. Du côté français, on produit un rapport hautement critique sur le commandement de cette rébellion, si négatif à propos de Charles Stuart que l’on y conclut que la France serait désormais mieux avisée de soutenir directement le projet d’une « République écossaise » …

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Un moment charnière de l’histoire britannique moderne

L’Écosse, enfin, est la plus grande victime de cette rébellion manquée. Trahie par Charles et ses fausses promesses, les soutiens écossais (dont l’objectif final était la sortie de l’Union et le retour à l’autonomie de leur pays) n’ont obtenu qu’un approfondissement de la tutelle britannique sur leurs territoires. Dans les décennies qui suivent le soulèvement, le démantèlement du système clanique écossais est accéléré, des routes militaires et de nouveaux forts sont construits dans les Highlands, l’engagement militaire à l’étranger (que pratiquait de nombreux Écossais) est définitivement interdit, le recrutement au sein de l’Armée britannique est renforcé, et le Gouvernement va même jusqu’à interdire aux Highlanders le port de leur vêtement traditionnel (le tartan, ancêtre du kilt), excepté au sein des régiments royaux.

Charles Stuart, romantic icon (from A History of Scotland for Boys and Girls,1906)
L’ultime soulèvement jacobite de 1745 entrera également dans la légende comme le dernier grand combat armé des Écossais contre la tutelle britannique (et qui n’aura comme conséquence que de renforcer l’emprise de cette dernière sur le pays). Autant d’éléments qui nourriront une représentation très romantique et « gaëlique » de l’armée de Charles Stuart, à la réalité bien plus hétéroclite.

Ces événements – qui consolident l’acte d’Union et étouffent les velléités indépendantistes des Écossais pour au moins deux siècles, marquent parallèlement la naissance de l’imaginaire romantique du Highlander et plus globalement le développement d’une culture et identité écossaises spécifiques, cherchant à se démarquer du présent unioniste. Un mouvement encouragé par le pouvoir gouvernemental jusqu’à l’ère victorienne, qui initiera ainsi de nombreuses pratiques et événements traditionnels (perçus comme autant de vecteurs de canalisation pacifique de l’appétit identitaire écossais), tout en louant parallèlement la « vertu militaire » (« martial races ») du Highlander, qu’elle recrutera en masse et regroupera dans des régiments d’élite, reconnus pour leur « talent guerrier ». Autant de sujets, encore aujourd’hui, au cœur des débats autour de l’histoire écossaise..

Au-delà du drame écossais, l’échec cuisant de la rébellion jacobite de 1745 eut de lourdes répercussions sur les relations entre la France et le « parti jacobite ». Bien que ce dernier constitue une « cinquième colonne » toujours bienvenue pour sa capacité à potentiellement grandement déstabiliser et affaiblir le pouvoir britannique, les dirigeants français finiront par s’irriter et se lasser des incohérences stratégiques et contradictions politiques qui traversent le parti de James et Charles Stuart (qui considèrera pour sa part avoir été abandonné et trahi par le gouvernement français). Durant le soulèvement et l’expédition de 1745-1746, ce dernier a en effet systématiquement occulté la réalité du soutien des populations britanniques à la cause jacobite, tout en changeant continuellement de stratégies et en exigeant de la France des moyens considérables que celle-ci ne peut forcément se permettre en plein conflit autrichien. En pratique, le pouvoir français ressort de cette expérience en faisant le constat que le Prétendant est un cheval sur lequel on ne peut guère compter, et sur lequel il convient de miser avec grande prudence. Cette perte de confiance dans « l’hypothèse Stuart » forgera d’ailleurs la pensée stratégique qui guidera le nouveau projet d’invasion de la Grande-Bretagne de 1759 : on gardera alors sous la main et en réserve l’option d’engagement des Jacobites, mais sans placer ces derniers au centre de l’opération française comme en 1745.

De façon plus générale, l’échec du soulèvement de 1745 trahit la réalité de ce dont le phénomène jacobite est véritablement le nom : une simple opportunité politique pour les Tories de revenir au pouvoir via le rétablissement des Stuarts. Dans les faits, militants et sympathisants de la « cause jacobite » (que ce soit dans et en dehors des îles Britanniques) partagent souvent peu de points communs, si ce n’est de compter parmi les déçus et les opposants au régime hanovrien. Au-delà du camp « légitimiste » (composé essentiellement des Écossais dont les Stuarts constituaient la dynastie régnante depuis le XIVe siècle), la bannière jacobite a surtout pour propriété d’unir tous les mécontents du royaume, des paysans pauvres malmenés par la privatisation des communaux dans les campagnes (politique de l’enclosure) aux catholiques et à l’aristocratie tories persécutés par le régime. Comme l’ont bien montré les historiens, la vitalité politique du courant jacobite durant la première moitié du XVIIIe siècle fut ainsi bien davantage alimentée par l’acharnement de l’oligarchie Whig contre le parti Tories (ainsi que par l’action et la propagande anticatholiques des Whigs – qui agitaient en permanence la menace du « complot catholique » amalgamé alors au jacobisme) que par un réel mouvement d’adhésion des Tories et des catholiques britanniques au projet de rétablissement de la dynastie Stuart :

Ce qui fit la force réelle des Jacobites de 1715 à 1745 fut, beaucoup plus que des similitudes entre l’idéologie tory et l’idéologie jacobite, une erreur tactique de la part des Whigs au pouvoir depuis l’avènement de George Ier : la mise à l’écart systématique des tories durant les règnes des deux premiers Hanovre. Après 1715, le gouvernement empêcha la gentry tory de placer des cadets dans l’église, l’armée ou l’administration ; les officiers tories perdirent leurs commissions dans l’armée, les avocats tories furent écartés de la magistrature. Les pasteurs tories ne purent accéder à l’épiscopat, les négociants tories furent écartés de la Banque d’Angleterre, les gentilshommes tories éloignés de l’administration des comtés, les officiers tories chassés de l’armée ce que résuma Bolingbroke : « Si des mesures plus douces avaient été prises, il est certain que les Tories n’auraient jamais, dans leur ensemble, embrassé la cause jacobite. La violence des Whigs les a jetés dans les bras du Prétendant. ».

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, 1993, pp. 109-110

Constituant ainsi un grand parti « attrape-tout » agglomérant les différents mécontentements que cristallise la politique du gouvernement whig, le jacobisme du XVIIIe siècle ne parviendra jamais à combiner stratégiquement (et victorieusement) les deux tendances structurelles qui l’alimentent : un mouvement légitimiste de restauration d’une dynastie déchue (dont bien peu d’Anglais étaient véritablement partisans) et une forme idéologique de contestation sociale. Le condamnant ainsi, malgré la perfusion française, à une inévitable extinction…


EN RÉSUMÉ, de ces décennies de guerres civiles parachevée par une révolution, l’Angleterre de la fin du XVIIe siècle émerge comme l’une des puissances les plus modernes du globe sur les plans politique et institutionnel (et bientôt également économique, financier, culturel et maritime). Bien que toujours divisée politiquement entre plusieurs factions rivales, l’État anglais est désormais solidement organisé autour d’un Parlement. Pas question évidemment de démocratie à Westminster : les députés font partie d’une oligarchie de grande noblesse et les places s’y achètent. Malgré ce que l’imaginaire parlementaire contemporain a tendance à nous suggérer, le Parlement britannique n’est ainsi rien de moins qu’un organe aristocratique au service d’une double clientèle : nobiliaire et bourgeoise. C’est peut-être toute l’originalité d’ailleurs du système politique britannique qui émerge de la Glorieuse Révolution : celui de représenter à la fois les intérêts de la noblesse et de la bourgeoisie, de la Terre et du Capital (ceci à la différence notoire de la France, où la classe bourgeoise, malgré son pouvoir économique de plus en plus prégnant, demeure encore techniquement exclue de l’appareil décisionnel étatique, et donc du pouvoir politique). Et c’est peu dire que les forces capitalistes anglaises investiront le terrain parlementaire et y avanceront leurs pions, défendant bec et ongles leurs intérêts économiques et financiers au prix de nombreuses guerres d’agression…

Les pays qui accèdent à la liberté politique [à l’époque moderne] ne font que mettre entre les mains d’un groupe puissant de privilégiés les responsabilités de l’État : c’est le cas des provinces-Unies et de leur bourgeoisie d’affaires ; le cas de l’Angleterre, au lendemain de la Révolution de 1688. Son Parlement représente une double aristocratie, whig et tory, bourgeoisie et noblesse, certes pas l’ensemble du pays.

Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, p. 442

De nature double (et véritable hydre à deux têtes), cette élite parlementaire présente une autre caractéristique remarquable : celle de partager non seulement des valeurs politiques et religieuses communes, mais aussi d’être partie prenante de l’empire commercial, colonial et maritime qui s’organise désormais autour du nouveau grand instrument de la puissance anglaise : sa Royal Navy. Née dans la douleur des guerres anglo-espagnoles puis anglo-hollandaises, la puissance navale britannique est désormais prête à prendre son essor, portée par le développement commercial et colonial d’une Nation ayant ainsi achevé avec beaucoup d’avance (et de violence) sur ses rivales de résoudre ses profondes contradictions internes. Une remarquable modernité et suprématie maritime qui permettra notamment à l’Angleterre du XVIIIe siècle de donner un coup d’arrêt à l’expansion coloniale et commerciale que la France enregistre elle aussi à la même époque, et bientôt de briser à jamais l’hégémonie mondiale que cette dernière lui dispute. Mais ceci est une autre histoire… 😉

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Pour aller plus loin… 🔎🌎

Ce petit épisode de la série « Il était une fois… » du blog est en fait extrait de ma grande série consacrée aux origines de la guerre de Sept Ans (1756-1763). Si les sujets de l’histoire britannique et plus globalement des empires coloniaux et du « grand XVIIIe siècle » vous intéressent (ce fut en effet une période charnière de l’histoire moderne), je vous oriente ainsi vers la découverte de cette riche série documentaire traitant de cet immense conflit, considéré par de nombreux historiens comme la première véritable « guerre mondiale » de l’Histoire. Un conflit qui débutera (et se propagera) en effet dans l’ensemble des empires coloniaux du monde, lui conférant ainsi une dimension planétaire et maritime inédite.

Une guerre constituant en outre le plus grand choc de l’intense conflit global qui opposera tout au long du XVIIIe siècle la France et la Grande-Bretagne pour la domination (de la mondialisation) du monde ; une suite ininterrompue de conflits, de Louis XIV à Waterloo, d’ailleurs qualifié de « Seconde guerre de Cent Ans » par certains historiens. Une passionnante série d’articles en forme de grande fresque historique, qui vous portera ainsi des Grandes Découvertes à la chute du Canada et des Indes françaises, et de la fondation des grandes empires coloniaux européens outremers et de la naissance de la mondialisation maritime à l’émergence d’un nouvel ordre mondial caractérisé par l’hégémonie planétaire britannique (sur les plans maritime, colonial, économique,…). Une grande série qui vous amènera aussi à mieux comprendre tant les racines de la guerre d’Indépendance américaine que celles de la Révolution française et des guerres napoléoniennes ; autant d’événements qui structureront décisivement notre monde contemporain !

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