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L’Amérique du Nord vers 1750 : aux racines de la grande rivalité franco-anglaise du XVIIIe siècle !

Particulièrement alimentée au XVIIIe siècle par la concurrence coloniale, la rivalité franco-anglaise précède néanmoins de loin l’établissement des uns et des autres en Amérique du Nord. Les aristocrates normands au pouvoir en Angleterre ont vécu, pourrait-on dire, « dans la rivalité avec la Couronne française depuis 1066 et la bataille de Hastings » (bataille marquant la victoire décisive de Guillaume le Conquérant sur les Saxons qui contrôlaient alors l’Angleterre, et lui ouvrant la conquête et prise de contrôle du pays). On ne compte plus ensuite le nombre de guerres qui verront la France et l’Angleterre s’affronter, siècle après siècle.

Dans ce petit article extrait de ma grande série sur les origines de la guerre de Sept Ans (conflit considéré par les historiens comme la première véritable « guerre mondiale »), je vous propose ainsi de revenir sur les grandes racines et ressorts (économiques, commerciaux, (géo)politiques, culturels,….) qui sous-tendent et président à la rivalité franche et globale qui va opposer une nouvelle fois de leur Histoire la France et l’Angleterre (et qui se traduira par presqu’un siècle de guerre quasi-continuelle entre les deux grandes puissances, parfois qualifiée par les historiens de « Seconde Guerre de Cent ans »). Bonne lecture !


Une rivalité qui remonte au milieu du Moyen-Âge

Dans l’imaginaire populaire, l’événement le plus marquant et représentatif de la rivalité franco-anglaise demeure certainement la célèbre guerre de Cent Ans (qui en durera en pratique cent vingt-six, entrecoupés de période de trêves !). Un interminable conflit larvé né de la prétention des Plantagenêts (une dynastie d’origine française occupant alors le trône d’Angleterre) à occuper la Couronne vacante du royaume de France.

Cette prétention faisait suite à la mort du dernier roi de la dynastie capétienne sans descendance mâle (un fils de Philippe le Bel) – couronne à laquelle prétendait également la dynastie française des Valois.

Avec bien sûr, en arrière-plan, des enjeux économiques, politiques et territoriaux très importants (notamment la souveraineté et le contrôle des riches fiefs de la Guyenne – l’actuelle Aquitaine, terrain d’affrontements entre Plantagenets et Capétiens depuis plus de deux siècles).

Sur ce sujet aussi central que rarement abordé dans ses détails et finesses (ainsi que sur l’importance fondamentale des « princes du sang » dans l’ancien système monarchique français), je renvoie les intéressé(e)s vers cet autre article du blog !

Carte du royaume de France en 1180
Une belle carte du royaume de France en l’an 1180, où l’on prend bien la mesure de l’importance des possessions territoriales des Plantagenêts. Grâce à l’héritage de la couronne anglaise obtenue par des mariages stratégiquement contractés (mais également grâce à son mariage avec Aliénor d’Aquitaine, l’ancienne épouse du roi du France), le duc d’Anjou Henri II Plantagenêt règne alors sur des possessions allant des Highlands écossais aux Pyrénées basques. Les historiens ont d’ailleurs parfois parlé d’« Empire Plantagenêt » pour désigner ce contrôle de la lignée des ducs d’Anjou sur l’ensemble de la façade atlantique de la France et de la Grande-Bretagne (Guyenne, Poitou, Maine, Anjou, Normandie, Angleterre,…), et la « première guerre de Cent Ans » le siècle de rivalité et de « guerre froide » entre les Capétiens et les Plantagenets que cette mainmise d’un théorique vassal du roi de France sur son territoire va générer.

L’ère coloniale : le retour de la franche rivalité entre la France et la Grande-Bretagne

La rivalité franco-anglaise ne pouvait avoir d’autre fin que l’écrasement d’un des adversaires. Ou bien il fallait céder partout et toujours, ou bien il était vain de céder ici pour retenir là. En vérité, pourquoi la guerre aurait-elle cessé sur les confins de la Louisiane puisque subsistaient toutes les raisons qui l’avaient naguère provoquée ?

Pierre Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, p. 239

Je renvoie celles et ceux qui souhaiteraient en apprendre davantage sur la Révolution anglaise de 1688-1689 et ses profondes répercussions sur l’histoire britannique et plus largement européenne vers cet autre article du blog sur le sujet !

À l’époque moderne, c’est plutôt comme puissance protestante (et commerciale) que l’Angleterre s’affirmera contre l’Espagne et la France. Suite à un XVIIe siècle marqué par l’essor et la propagation de l’Église réformée à travers toute l’Europe (et par les dramatiques guerres de religion qui l’accompagne), l’Angleterre voit en effet pour mémoire sa Couronne basculer dans le giron protestant en 1688, avec l’arrivée au pouvoir du hollandais Guillaume III d’Orange-Nassau, en lieu et place de la dynastie des Stuart (dont les derniers monarques s’étaient convertis au catholicisme). Se définissant lui-même comme un « champion de la cause protestante », Guillaume III (et ses successeurs) s’attacheront à donner une coloration religieuse à la politique intérieure et extérieure de la Grande-Bretagne, favorisant ainsi les alliances avec les grandes puissances protestantes du Continent (notamment les Provinces-Unies et l’Autriche), et la positionnant a contrario en grand adversaire de l’hégémonie continentale de l’Espagne et de la France, épicentres du renouveau catholique (« Contre-Réforme ») qui traverse alors le continent en réaction à la Réforme (et alors tristement connus pour leurs persécutions à grande échelle des protestants de leur pays…).

Cette dimension religieuse revêtit en particulier une importance de premier plan en Amérique du Nord au XVIIe siècle. La Nouvelle-France était en effet une terre de mission catholique, qui attirait des dévots, où s’établirent de nombreux missionnaires et entreprises d’évangélisation (particulièrement par les Jésuites). La Nouvelle-Angleterre était, elle, un refuge pour les puritains, persécutés en Angleterre, qui souhaitaient créer un pays en accord avec leur foi. La tension semblait ainsi inévitable. L’intolérance prononcée des puritains autorise même à parler d’une véritable haine des « papistes » (terme péjoratif désignant les catholiques), nourrie par la peur. Ces premiers n’eurent ainsi de cesse, pour certains d’entre eux, de tenter de convaincre Londres d’anéantir Louisbourg (la cité-forteresse et grand port français de l’île Royale, constituant la porte d’entrée de la Nouvelle-France) et d’envahir le Canada.

Les « puritains » de Nouvelle-Angleterre avaient une vision religieuse très radicalement distincte de celles des catholiques de Nouvelle-France (qu’ils considéraient comme des croyants de moindre foi).

De façon plus générale, il existait un très important contraste dans la nature du peuplement des deux colonies rivales. Comme le soulignait dès 1744 le père Charlevoix, les premiers habitants du Canada étaient « ou des ouvriers qui y ont toujours été occupés à des travaux utiles, ou des personnes de bonnes familles qui s’y transportèrent dans la vue d’y vivre plus tranquillement et d’y conserver plus sûrement leur religion qu’on ne pouvait le faire alors dans plusieurs provinces du royaume où les religionnaires étaient forts puissants ». Contrairement à l’image qui en a abusivement été donnée notamment par les « philosophes » des Lumières au XVIIIe siècle (et qui se plaisaient alors à dépeindre la Nouvelle-France comme un « ramassis de filles malades et d’anciens galériens »), les immigrants français au Canada n’étaient ni des aventuriers, ni des malingres, ni des déportés, ni des misérables. Certes, il y eut bien quelques centaines de bagnards acheminés en Louisiane à l’époque de la compagnie du Mississippi de John Law (sous la Régence), puis plus tard un millier de prisonniers envoyés de France entre 1723 et 1749 pour parer à la crise de main d’œuvre. Mais ces volumes demeurent négligeables rapportés à la masse des immigrants issus essentiellement de la paysannerie, du clergé ainsi que de la petite bourgeoisie et petite noblesse des régions de l’Ouest de la France. Rien à voir, donc, justement, avec le cas des colonies anglaises voisines, alimentées en peuplement par des sources bien moins avouables pour leurs descendants modernes :

C’est faire un honneur excessif aux colons anglais que de les représenter tous comme des dissidents religieux ou politiques, de nobles proscrits fuyant par grandeur d’âme leur ingrate patrie. Il y avait aussi parmi eux des vagabonds, des mendiants, des déportés de droit commun, des criminels graciés, d’anciens forçats et des aventuriers. Un historien américain conseillait à ses compatriotes épris de généalogies lointaines, de commencer leurs recherches par les greffes des prisons anglaises. La boutade n’est point sans fondement. Ce n’est pas d’hier non plus qu’on a inventé le moyen de stimuler l’émigration par des réclames alléchantes et fantaisistes. Rien n’égale à cet égard les opuscules imprimés à l’usage des paysans allemands et suisses. À les en croire, le paradis terrestre n’était qu’un pauvre petit jardinet à côté de la Caroline. Cette propagande portait ses fruits. Les émigrants réunis par les racoleurs partaient pour l’Amérique munis d’un contrat de travail qui, pendant dix ou vingt ans, en faisait de véritables esclaves. À leur arrivée, l’armateur les mettait aux enchères.

Pierre Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, p. 201

Ce dernier aspect demeure en effet peu connu, il constitua pourtant une importante réalité du « phénomène colonial ». Ces Européens issus des classes les plus pauvres venus au Nouveau-Monde pour tenter d’échapper à la misère de leur pays en contrepartie d’années de travail gratuits dans les plantations et les fermes (une forme d’esclavage à durée limitée…), on les appelait les « engagés ». Ils furent des centaines de milliers à peupler les différentes colonies du monde colonial européen. Oubliés par l’Histoire à la différence de la il est vrai hautement tragique traite négrière (qui concerna elle plusieurs millions de déportés africains – vendus dans leur cas par les royaumes de leur propre continent…), ces « Engagés » constituent un autre grand drame de la colonisation européenne des Amériques (voir cet autre article du blog pour plus de détails sur ces tristes sujets).

Le besoin de vivre et de se protéger imposa [aux émigrés anglais, écossais, irlandais, suisses, allemands, etc. des Treize Colonies] une vie commune. Ils se groupèrent contre les Indiens, contre les Hollandais, contre les Espagnols, contre les Français. Le sentiment du danger en fit un corps uni et vigoureux, toujours prêt à l’attaque comme à la défense.

Pierre Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, pp. 201-202

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Une rivalité culturelle et politique, mais aussi économique et commerciale

Mais la rivalité franco-anglaise en Amérique du Nord ne se limite pas bien sûr qu’aux considérations culturelles et religieuses. Elle se nourrit également puissamment de dimensions économiques et commerciales, présentes en Nouvelle-Angleterre, mais particulièrement évidentes par exemple avec la colonie de New-York, plus tolérante sur le plan religieux. Alliée des Iroquois, elle considérait le Canada comme un rival permanent dans la traite des fourrures, principale richesse de la région et objet d’une guerre commerciale impitoyable, ainsi qu’un obstacle majeur à son expansion vers l’ouest :

L’enjeu de l’affrontement [mondial franco-britannique] est avant tout économique ; en un temps où le grand commerce maritime et colonial assure des énormes plus-values, la possession et l’exploitation de colonies est essentielle, dans la mesure où celles-ci fournissent des produits exotiques dont la consommation s’accroît en Europe continentale (sucre, tabac, café puis thé). […] De même les compagnies des Indes orientales sont en concurrence et bientôt en conflit pour le commerce dans le sous-continent indien. […] De la même manière, Français et Anglais sont rivaux pour obtenir l’accès au marché de l’Amérique latine, qui demeure un prodigieux débouché pour les produits manufacturés et les esclaves. […] À cette rivalité purement économique il faut ajouter des raisons stratégiques, basées sur les craintes anglaises. […] Les autorités de Whitehall sont poussées par les colons anglo-américains qui redoutent que les Français ne les coincent définitivement entre les Appalaches et la côte atlantique, en s’emparant de la vallée de l’Ohio et du bassin du Mississippi, reliant solidement la vallée du Saint-Laurent à la Louisiane.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, pp. 21-22

Les Treize Colonies britanniques d'Amérique du Nord, qui encerclent au milieu des années 1750 la Nouvelle-France
Si la fondation des premiers établissements coloniaux anglais en Amérique intervient dès le début du XVIIe siècle, c’est véritablement le XVIIIe siècle qui marque l’essor (formidable) des Treize colonies anglo-américaines. Colonies qui à cette époque, doublent de population tous les dix ans, et connaissent rapidement de grandes dynamiques d’extension dans la profondeur du continent, vers l’ouest (vallée du Mississippi) et le nord (vallée du Saint-Laurent) ; c’est-à-dire vers les territoires sous contrôle de la France (ou du moins revendiqués par elle).

De façon générale en effet, tout au long du XVIIe siècle, les Treize Colonies anglaises situées sur les rives de l’Atlantique ne cessent de s’étendre. Alors que des marchands anglais s’activent pour prendre pied à Terre-Neuve, de grands propriétaires américains rêvent de prendre possession des terres de la vallée de l’Ohio et d’étendre leur emprise sur l’Ouest. Très tôt, les velléités hégémoniques de cette puissance maritime et commerciale émergente prirent forme dans le monde colonial. Objet d’un développement économique et commercial remarquable depuis le début du XVIIIe siècle, la Grande-Bretagne a également fait avec un siècle d’avance sur la France sa révolution politique et institutionnelle. Désormais dotée d’un État moderne structuré autour d’institutions solides et d’une fiscalité efficace, et gouvernée par un Parlement aux mains de la bourgeoisie financière et marchande, l’Angleterre du XVIIIe siècle ne cache plus ses ambitions expansionnistes et impérialistes, la guerre prenant au besoin sans scrupule le relais de la paix chez les capitalistes de la City soucieux de la défense de leurs intérêts économiques et financiers partout dans le monde. Ainsi en Amérique, perle de son Empire mondial naissant, l’Angleterre place ses pions, tente quelques invasions, arrache des bribes de l’Empire français, et attend (voire suscite) son heure :

Le machinisme naît en Angleterre en avance sur toute l’Europe. Stimulés par les exportateurs, les industriels forcent leur production et soutiennent à leur tour les exportateurs dans la conquête des débouchés. La yeomanry, la classe moyenne agricole, celle des paysans libres, disparaît, dévorée par les villes. Les grandes propriétés s’annexent, un à un, les petits domaines ruraux morcelés. Lords, nababs coloniaux, parvenus du commerce et de l’industrie mènent avec ardeur ce travail de dépossession. Devenues des usines à pain et à viande, pourvoyeuses des centres manufacturiers, les campagnes ne sont plus capables de faire contrepoids aux ambitions impérialistes de la Cité. Tandis que l’évolution économique se fait en France dans le sens de la complexité, elle pousse l’Angleterre à l’unification des intérêts. La vie du pays tout entier est suspendue désormais à sa prospérité maritime. Comme l’a dit Albert Sorel, sa politique est inscrite dans le livre de ses marchands. Elle s’impose à tous avec une évidence massive qui ne laisse plus place à l’hésitation, ni au scrupule. Ayant sacrifié son agriculture à son industrie, équipé ses fabriques pour une production qu’elle ne peut absorber, construit des vaisseaux pour un trafic qu’elle ne pourrait soutenir, l’Angleterre est contrainte de chercher des terres nouvelles et des populations fraîches. Si d’autres puissances entendent lui disputer les océans et fermer à ses courtiers leurs propres colonies, elle n’aura plus qu’un but : enfoncer les barrières à coup de canon et s’emparer par la guerre des possessions d’autrui.

Pierre Gaxotte, Le siècle de Louis XV, pp. 194-195

Témoignant de cette rivalité franco-anglaise historique, notons le fait que chaque conflit officiel entre la France et l’Angleterre durant l’époque coloniale se répercutera en Amérique du Nord : guerre de la Ligue d’Augsbourg, guerre de Succession d’Espagne, guerre de Succession d’Autriche, et bien sûr, la guerre de Sept Ans, qui poussera cette rivalité jusqu’à ses limites de coexistence possible. Cela avait cependant commencé très tôt : dès 1629, des corsaires anglais prenaient possession du poste de Québec (où se trouvait alors Champlain), mais celui-ci fut finalement rétrocédé en 1632 à la suite du traité de Saint-Germain-en-Laye (rétrocession pour laquelle Champlain aura pesé de tout son poids dans les négociations).

Mais au-delà même de la répercussion des conflits de leurs puissances-mères sur leurs colonies, existait parallèlement et tout aussi fortement une franche rivalité intercoloniale, qui fut souvent telle que les colonies étaient toujours prêtes à en découdre, nourrissant d’innombrables affrontements. Illustrant parfaitement cette rivalité où les belligérants en sont devenus à être les colonies elles-mêmes, sans même l’intervention de leur Couronne : l’expédition semi-privée qui fut financée par des intérêts américains pour tenter de prendre Québec à la fin du XVIIe siècle. Pendant quelques jours d’octobre 1690, la flotte de 34 navires (2 000 hommes) de William Phips mouille devant la capitale de la Nouvelle-France. Impassible, le gouverneur Frontenac aurait répondu sèchement : « Je n’ai point de réponse à faire à votre général, que par la bouche de mes canons et à bout de fusils ». Après une tentative de débarquement qui vira au fiasco, Phips, craignant l’hiver, ordonna la retraite et mit le cap sur Boston.

En 1690, déjà, un gouverneur du Canada (le comte de Frontenac) défendait sa capitale contre une incursion anglaise. Québec était alors, déjà, une forteresse relativement imprenable, solidement protégée par ses murs et ses batteries de canons, mais surtout et avant tout par la situation de la ville elle-même : perchée au-dessus des falaises, au niveau d’un grand rétrécissement du Saint-Laurent.

Zoom sur : le premier empire colonial français (1534-1763)

Longtemps restée une puissance maritime secondaire et à la traîne de la dynamique colonisatrice, la France se réveille d’abord au début du XVIIe siècle sous l’impulsion de François Ier, qui conteste l’hégémonie coloniale et le partage du monde entre Espagnols et Portugais que vient d’entériner le récent traité de Tordesillas. Défendant la thèse qu’une terre n’appartient pas à son inventeur mais à son possesseur, le roi de France finance les voyages de plusieurs grands navigateur (dont Cartier, qui explore et prend possession en son nom du fleuve Saint-Laurent en 1534).

Carte du traité de Tordedillas (1494), qui partage le monde entre Portugais et Espagnols
En 1494, via le célèbre traité de Tordesillas, le pape entérine le partage du (Nouveau) Monde entre Espagnols et Portugais. Aux Espagnols : l’Amérique et ses riches ressources en métaux précieux, et aux Portugais, les territoires et routes qu’ils furent les premiers à explorer (Afrique et Indes), ainsi que leur colonie du Brésil.

Un XVIe siècle d’exploration

Les premières tentatives d’établissement outremer se soldent néanmoins toutes par des échecs, tandis que dans le même temps, le pays s’embourbe dans les tragiques guerres de religion et délaisse sa politique maritime et coloniale (néanmoins entretenue de facto par les pêcheurs de l’Atlantique qui se rendent à Terre-Neuve et nouent des contacts avec les Amérindiens, ainsi que par les flibustiers des Antilles, qui y installent quelques bases).

Empêtrée ensuite dans les guerres de religion, ce n’est que vers le milieu du XVIIe que la France s’intéresse de nouveau à l’outremer sous l’impulsion du cardinal de Richelieu, qui engage la construction d’une importante flotte de guerre en même temps que la colonisation des Antilles. Mais c’est véritablement avec la régence de Louis XIV et la nomination de Colbert que commence la grande politique maritime et coloniale qui va permettre en quelques décennies à la France de s’imposer sur la mer.


Le XVIIe siècle et la fondation des grandes colonies françaises outremer

Conscient du lien vital qui unit désormais Marine et commerce (le maintien des colonies et leur lucrative exploitation nécessitant en effet un contrôle étroit des routes maritimes), Colbert entreprend de faire de la Marine française la plus puissante d’Europe. Dans la continuité de la politique maritime d’un Richelieu (qui avait doté la France de sa première véritable marine royale), Colbert recrée ainsi rapidement une importante flotte de guerre (qui atteint le nombre rare de 250 bâtiments en 1683 !). Parallèlement, le brillant gestionnaire dote la Marine d’une administration centralisée (mise en place d’intendants et de commissaires), tout en développant et modernisant les infrastructures navales du pays (ports, arsenaux,…). Cette nouvelle marine, efficace, va ainsi permettre d’appuyer une grande politique coloniale, s’accompagnant de la mise en place d’une stratégie commerciale à l’échelle mondiale.

Il suffit de connaître la situation de la France et des pays qu’elle possède au-delà des mers pour ne pas mettre en doute qu’une marine florissante lui est nécessaire, tant pour protéger le commerce que pour défendre ses côtes.

L’amiral compte de toulouse à louis xiv en 1724, cité par vergé-franceschi dans « la marine française au xviiie siècle – les espaces maritimes » (1996)

Si la colonisation et le contrôle des mers sont alors pensés comme le reflet de la grandeur de la France et de son Roi, elles répondent aussi et surtout, dans l’esprit de Colbert et de Louis XIV, à une stratégie globale visant à faire prospérer l’économie française, via le renforcement commercial de la France. Une stratégie qui passe par une conséquente politique protectionniste, via laquelle Colbert encourage notamment le développement de l’économie maritime métropolitaine (construction navale, entreprises commerciales), tout en cherchant à circonscrire le commerce extérieur de la France aux seuls navires français – en cette période où les vaisseaux marchands hollandais et anglais dominent les mers. Afin de lutter contre l’hégémonie commerciale de ces derniers, Colbert met en place de grandes compagnies de commerce nationales, exerçant des monopoles d’exploitation ou d’importation : les compagnies des Indes, avec plus ou moins de succès (voir prochain encadré).

French map of the New World above the equator (1681)
Une magnifique carte d’époque (1681) française représentant le « Nouveau Monde » au-dessus de l’Équateur. À la fin du XVIIe siècle, sous l’impulsion de Louis XIV et de Colbert, la France s’implante en effet durablement en Amérique du Nord (via l’établissement des colonies royales du Québec et d’Acadie, puis la fondation de la Louisiane), dans les Antilles (établissement des colonies royales de la Martinique et de la Guadeloupe, puis annexion d’une partie de l’île de Saint-Domingue), ainsi qu’en Guyane.

Dans cette politique maritime et commerciale très interventionniste (connue en économie sous le nom de « colbertisme »), la France de Louis XIV restera confrontée à des problèmes d’importance. Principalement, celui du déficit d’investissement privé dans les compagnies royales, ainsi que la férocité de la concurrence étrangère, qui sera ainsi fatale à plusieurs des grandes compagnies fondées par Colbert. Il faut dire que les Français ne disposent pas de systèmes économiques et financiers (manufactures, banques, compagnies, bourses,…) aussi performants que ceux des Hollandais ou des Anglais (qui ont bâti plus précocement leurs empires commerciaux). Ils ne disposent pas non plus d’un réseau de bases navales à travers le monde comme leurs rivaux (une faiblesse décisive de la stratégie française qui pèsera d’ailleurs lourd au siècle suivant..). Autant d’handicaps que viendra en partie contrebalancer la suprématie terrestre française durant les guerres de Louis XIV ; prolongements continentaux de la volonté française de contrer commercialement les autres puissances maritimes.

Malgré ces faiblesses, la France de la fin du XVIIe siècle va néanmoins réussir à se constituer un grand empire colonial, en particulier en Amérique du Nord et dans les Caraïbes.

Les possessions antillaises : les précieuses « îles à sucre » de la France

Si les Espagnols sont les premiers à s’installer aux Antilles après leur découverte par Colomb, les Français (comme les Anglais et les Néerlandais) colonisent les îles à l’époque de Richelieu – exploitant déjà le déclin consommé de la puissance espagnole. Rapidement, l’implantation de la canne à sucre s’y manifeste comme la plus profitable des économies de plantation, et l’arrivée de colons comme l’esclavage se développe. En quelques décennies, les Antilles françaises deviennent densément peuplées et voient l’apparition de nombreuses villes et ports marchands, où sont également présents de nombreux flibustiers ou boucaniers. Déjà théâtres de nombreuses batailles à la fin du siècle (répercussion outremer des guerres – Hollande, Ligue d’Augsbourg – qui déchirent alors le continent et les puissances européennes), les Antilles voient alors fortement diminuer la présence hollandaise et espagnole au profit des Anglais et surtout des Français, qui tirent désormais de très gros profits de leurs îles à sucre.

En 1697, par le traité de Ryswick (qui met fin à la guerre de la Ligue d’Augsbourg), la France fait entériner sa souveraineté sur toute la partie occidentale de l’île de Saint Domingue (historiquement sous domination espagnole, et initialement baptisée Hispaniola), où des corsaires et comptoirs français se sont établis depuis près d’un siècle. Cette région (future Haïti) deviendra, avec la Martinique et la Guadeloupe, l’un des lieux centraux de l’expansion sucrière française (qui verra le royaume devenir premier exportateur mondial de sucre au tournant des années 1720).

La Nouvelle-France : la colonie la plus « aboutie » du premier empire colonial français

La Nouvelle-France, la grande colonie française d’Amérique du Nord, est sans doute la plus aboutie de ces colonies. Dotée d’une administration similaire à celle d’une province française (avec à sa tête un gouverneur, un intendant, et où est appliquée la législation française), cette colonie nord-américaine a pour but premier l’exploitation des ressources de la colonie, c’est-à-dire celle des aires de pêche, ainsi que la lucrative traite des fourrures et l’exploitation du bois. L’agriculture a également été développée dans les régions-berceaux de la colonie que sont la vallée du Saint-Laurent et l’Acadie (actuelle Nouvelle-Ecosse).

Une belle carte d'époque du golfe du Saint-Laurent, le cœur du Canada français (Nouvelle-France)
Le golfe du Saint-Laurent : le berceau de la Nouvelle-France et du Canada français

Après une installation et un démarrage difficiles (dus notamment aux conditions climatiques), la population augmente rapidement grâce à la politique de peuplement impulsée par Colbert, pour atteindre 12 000 personnes vers 1700. Une démographie bien faible comparée en particulier aux colonies anglo-américaines voisines (rapport d’un à vingt dans les années 1750 : environ 70 000 habitants pour l’ensemble de la Nouvelle-France contre près de deux millions pour les Treize Colonies britanniques), mais en forte croissance. Croissance se nourrissant d’un encouragement massif au départ (mais peu suivi), à une politique d’assimilation des populations amérindiennes (qui se voient instruites et converties à la foi chrétienne, et avec lesquelles le métissage est important), et enfin et surtout à une politique nataliste.

Carte des provinces d'origine des émigrants français en Nouvelle-France
Provinces d’origine des colons français de Nouvelle-France

Cette nouvelle société coloniale répond à ses propres coutumes et ses libertés, et l’on peut déjà y voir la naissance d’un peuple canadien. Des institutions religieuses sont implantées pour contrôler cette nouvelle population hybride (sans parler des nombreuses missions – notamment jésuites – qui s’y établiront de leur propre initiative), avant que la colonie de la Nouvelle-France ne devienne une possession pleine de la Couronne (et se voit ainsi dotée d’une administration similaire à une province française, avec à sa tête un gouverneur et un intendant).

À la fin du XVIIe siècle, les territoires sous contrôle de la colonie continuent de s’étendre considérablement, du fait notamment de la nouvelle vague d’explorations encouragée par Louis XIV. En 1670, le tour des Grands Lacs est ainsi réalisé, et en 1682,  Cavalier de La Salle descend le Mississippi et revendique au nom du royaume de France toute la région, qu’il nomme Louisiane en l’honneur de son roi. En seulement un siècle, la Nouvelle-France est ainsi passée d’un réseau de comptoirs à une immense et prospère colonie royale s’étendant sur près de 4 fois la France, faisant taire (pour un temps) les ambitions espagnoles puis anglaises sur cette partie de l’Amérique du Nord.

Carte du premier empire colonial français des Amériques (1534-1803)
Le premier empire colonial français des Amériques (1534-1803)

L’essor de la compagnie des Indes orientales

Du côté de l’Asie enfin, si toute la première vague de compagnies commerciales et de colonisations impulsées par Richelieu puis Colbert (Inde, Madagascar,…) s’y solde par de cuisants échecs, la fin du XVIIe siècle y voit le vent tourner par les Français et ces derniers y développer un commerce florissant. Grâce en particulier au grand comptoir commercial de Pondichéry (Inde), ainsi qu’à sa grande base navale de l’Isle de France (précieuse étape aux navires de commerce et de guerre sur la route des Indes), la compagnie des Indes orientales fondée quelques décennies plus tôt par Colbert connaît en effet un essor fulgurant, permettant d’asseoir solidement l’implantation des Français sur le continent asiatique. Si la compagnie connaîtra des difficultés durant les guerres franco-hollandaises (et ne sera jamais en situation de contrôle de l’océan indien), elle bénéficiera toutefois pleinement au début du XVIIIe siècle de la perte de vitesse de la marine et du commerce néerlandais, se mettant ainsi à engranger de fabuleux bénéfices (cf. encadré sur les compagnies des Indes).

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Un empire colonial à l’importance économique vitale pour le royaume

Au début du XVIIIe siècle, l’espace colonial français peut ainsi être divisé en trois grandes zones géographiques distinctes : la Nouvelle-France (la grande colonie française d’Amérique du Nord), les Antilles (Saint-Domingue, Martinique, Guadeloupe,…), et l’ensemble des possessions françaises aux Indes (régions de Pondichéry et de Yanaon) et sur la route de ces dernières (comptoirs africains du Sénégal,…). Développées essentiellement sous le règne de Louis XIV, chacune de ces zones coloniales dispose globalement de ses propres ressources, ainsi que d’un système administratif et commercial qui lui est propre.

La construction et le déclin du premier empire colonial français
Après un XVIe siècle d’exploration, les grandes fondations du premier empire colonial français (établissement des comptoirs, des routes commerciales, etc.) interviennent essentiellement durant la première et seconde moitié du XVIIe siècle, sous les règnes de Louis XIII et de Louis XIV. Développées principalement sous le règne du roi Soleil, chacune de ces zones coloniales dispose globalement de ses propres ressources, ainsi que d’un système administratif et commercial qui lui est propre.
Hachette seconde Bac. Pro.)

En cette époque de grand développement du commerce international, l’ensemble de ces possessions (appelées ultérieurement les « vieilles colonies ») exercent une importance économique (et géopolitique) vitale pour le royaume de France : les Antilles jouent en effet le rôle de pourvoyeuses de sucre ré-exportable vers le reste de l’Europe (un commerce hautement rentable et véritable « machine à cash » de l’État français de l’époque) ; le Sénégal, le réservoir et fournisseur de « main d’œuvre servile » (via la traite négrière et le commerce triangulaire) ; Saint-Pierre et Miquelon, la morue (les Grands Bancs de Terre-Neuve constituant alors la plus importante zone halieutique du monde !) ; les Indes françaises, les épices et les produits de luxe ; et la Réunion, enfin, une base stratégique ainsi qu’un apprécié lieu de relâche..

De Madras aux rives du Saint-Laurent, de Praya à la Chesapeake, de Pondichéry à Louisbourg, le XVIIIe siècle – celui de Montcalm et de Wolfe, celui de la Galissonnière et de Byng –, s’inscrit en un moment de l’histoire où la mer devient l’élément privilégié du monde, faisant de Gibraltar un verrou anglais à partir de 1704, de Minorque (française de 1756 à 1763) ou de Belle-Isle (anglaise de 1761 à 1763) d’indispensables monnaies d’échanges en 1763, du Canada, mais surtout des îles à sucre et des treize colonies, des espaces à rentabiliser, à exploiter, à peupler, donc à défendre ou à conserver.

Michel Vergé-Franceschi, La Marine française au XVIIIe siècle, pp. 14-15.

Le combat pour l’Amérique du Nord au XVIIIe siècle

L’enjeu de l’affrontement [franco-britannique] est avant tout économique ; en un temps où le grand commerce maritime et colonial assure des énormes plus-values, la possession et l’exploitation de colonies est essentielle, dans la mesure où celles-ci fournissent des produits exotiques dont la consommation s’accroît en Europe continentale (sucre, tabac, café puis thé). […] De même les compagnies des Indes orientales sont en concurrence et bientôt en conflit pour le commerce dans le sous-continent indien. […] De la même manière, Français et Anglais sont rivaux pour obtenir l’accès au marché de l’Amérique latine, qui demeure un prodigieux débouché pour les produits manufacturés et les esclaves. […] À cette rivalité purement économique il faut ajouter des raisons stratégiques, basées sur les craintes anglaises. […] Les autorités de Whitehall sont poussées par les colons anglo-américains qui redoutent que les Français ne les coincent définitivement entre les Appalaches et la côte atlantique, en s’emparant de la vallée de l’Ohio et du bassin du Mississippi, reliant solidement la vallée du Saint-Laurent à la Louisiane.

Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au xviiie siècle, pp. 21-22

Les Treize Colonies britanniques à la veille de la guerre de la Conquête. En rouge clair, on peut voir les territoires revendiqués par les colonies de Virginie, de Pennsylvanie et de New York dans la région des Grands Lacs et de la vallée de l’Ohio, bien que ces territoires soient alors sous contrôle français. Là résident les grands différents aux racines de la guerre qui s’annonce…

Si la rivalité commerciale et coloniale entre la France et la Grande-Bretagne se révèlera également particulièrement intense en Inde (chacun essayant d’étendre son réseau de comptoirs et sa sphère d’influence aux dépends de l’autre) et dans les Antilles (où l’on ne perd pas une occasion de se « chiper » dès que possible quelques précieuses îles à sucre), c’est ainsi véritablement en Amérique que l’on peut considérer que prendront forme et s’affirmeront les velléités hégémoniques de la grande puissance coloniale et commerciale d’outre-Manche. Depuis la fin du XVIIe siècle en Amérique du Nord, en substance, les Britanniques s’installent en nombre (bien encouragés fiscalement par leur Métropole, contrairement à la Nouvelle-France), structurent et fructifient leurs implantations, créent et conquièrent toujours plus de parts de marchés, étendent et fortifient leurs sphères d’influence… puis tentent carrément quelques invasions, arrachent des bribes de l’Empire français, placent leurs pions et attendent leur heure.

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La vallée de l’Ohio : l’épicentre des tensions coloniales entre Français et Britanniques au tournant des années 1750

Dès l’année 1749 en effet, Français et Britanniques reprennent leur marche en avant en Amérique du Nord. Pour surveiller Louisbourg et avoir un port où faire hiverner ses escadres, Londres décide d’établir 3 000 colons protestants dans la baie de Chibouctou et y fonde le port d’Halifax. Le général Cornwallis s’y installe en tant que gouverneur de la Nouvelle-Ecosse, et y fait stationner ses escadres. Cette même année, les Anglo-Américains décident de s’emparer de l’Ohio à partir de la Virginie car ils ont besoin de terres nouvelles. En effet, à mesure que le peuplement des Treize Colonies britanniques s’intensifiaient (ils sont désormais plus de 1,5 millions au tournant des années 1750), les terrains disponibles devenaient de plus en plus rares et onéreux. Or, la lucrative activité des plantations de tabac est très gourmande en terres, car la culture du tabac épuise rapidement les sols et nécessite constamment la mise en culture de nouvelles terres non-déjà cultivées. Justifié ou non, les intérêts des grands propriétaires terriens américains fournissent un bon prétexte aux autorités coloniales britanniques pour disputer la domination française des territoires à l’ouest des Appalaches, et engager enfin la brisure de l’encerclement des Treize Colonies par l’immense et sous-peuplée Nouvelle-France :

Sous la Régence et sous le ministère de Fleury [c’est-à-dire durant la période de l’« Entente cordiale » franco-britannique qui fait suite au traité d’Utrecht de 1713, NDLR], les hostilités ne cessèrent pas en Amérique. Le gouverneur de la Virginie, Spottswood, proclama dans un rapport célèbre que les treize colonies encerclées par les Français périraient d’étouffement si elles ne parvenaient pas à rompre les communications entre le Canada et la Louisiane, en s’emparant par la force du territoire de l’Ohio. En fait, comme l’a prouvé M. Heinrich dans une thèse remarquable, les Anglais continuèrent sans vergogne leur politique d’empiétements et de chicanes ; ils armèrent contre nous leurs alliés indiens, fomentèrent des révoltes parmi nos protégés, essayèrent d’emporter par surprise le fort que nous avions élevé à Niagara, bref, menèrent contre nous, sous le couvert de l’alliance, une guerre incessante d’intrigues, de crimes, d’embûches et de razzias.

Pierre Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, pp. 202-203

Dans la plus pure continuité de cette politique agressive britannique s’inscrivent les échauffourées des années 1754-1755 qui, pour la première fois de l’Histoire européenne, vont voir une guerre mondiale démarrer dans le monde colonial et à partir d’un différent colonial. Déjà, dès la fin des années 1740, des colons de Virginie ont traversé les Appalaches (la chaîne de montagnes qui marque alors la frontière entre les colonies britanniques et les territoires revendiqués par la France, et où les Amérindiens ont également été repoussés par la colonisation britannique toujours plus importante de la côte Est nord-américaine). Là, ces derniers constatent l’existence de vastes terres fertiles et non-mises en exploitation par les Français (qui n’ont que très peu peuplé les territoires qu’ils contrôlent, ayant essentiellement implanté des postes de traite pour le commerce des fourrures avec les Amérindiens établis là). L’information remonte jusqu’au gouverneur de Virginie, qui créé alors la Compagnie de l’Ohio, dotée d’une charte royale, et dont le but est la répartition et la mise en valeur de 500 000 acres de ces terres « vierges », occupés par les Amérindiens déjà chassés de l’Est. Cette affaire reçoit le plein appui des spéculateurs, des milices et des planteurs les plus riches (dont un certain jeune George Washington, qui a des intérêts dans l’affaire).

Face aux velléités des colons anglosaxons sur leurs terres, la plupart des peuples et tribus autochtones choisiront de s’allier aux Français et de participer ainsi à la défense de la Nouvelle-France (défense où ils joueront un rôle extrêmement important, notamment par leurs qualités de combattants et d’éclaireurs)

En application du programme et de la stratégie ambitieuse définis par La Galissonière, les Français décident de leur barrer la route et de s’implanter militairement dans l’Ohio. Reliant le Mississippi et les Grands Lacs, la région occupe en effet une position géostratégique si centrale dans la Nouvelle-France qu’elle ne peut être abandonnée, au risque de perdre le commerce du Canada, ainsi que de menacer la Louisiane de l’autre côté. Aussi, une grande politique fortification de la vallée de l’Ohio est initiée par le gouverneur général de la Nouvelle-France. Depuis l’expédition de La Galissonière dans la région de l’Ohio en juin 1749, les Canadiens cherchent en effet à garantir une présence durable dans cette zone stratégique et très disputée entre Français et Anglais, en construisant une série de forts et en s’assurant du contrôle des populations amérindiennes. Mais ils sont de plus en plus confrontés à l’expansionnisme britannique à partir des années 1750 :

Pour exploiter [la vallée de l’Ohio], de grands féodaux virginiens, les Lee, les Fairfax et les Washington, formèrent une société à qui le gouvernement de Londres concéda cent mille hectares de terres qui ne lui appartenaient pas. Le gouverneur du Canada, La Galissonnière, avertit aussitôt les planteurs qu’ils se trouvaient en territoire français et, pour marquer la souveraineté du Roi, ses envoyés enterrèrent de place en place des morceaux de plomb fleurdelisés dont plusieurs n’ont été découverts que longtemps après. Ces mesures eurent peu d’effet. Le nouveau gouverneur, Duquesne, entreprit alors d’expulser les trafiquants britanniques et d’élever, du Saint-Laurent à l’Ohio, une série de forts que relieraient de temps à autre de petites colonnes mobiles : le fort Presqu’île sur le lac Érié, les forts Le Bœuf et Machault sur la piste qui menait du lac Érié aux « fourches » de l’Ohio. L’activité de Duquesne causa quelque émoi dans les colonies anglaises, mais elles étaient encore très divisées. La plupart jugeaient sans indulgence l’entreprise des Virginiens et elles auraient vu sans désespoir leur déconfiture et celle de leur Compagnie. Au congrès d’Albany, les députés des colonies se mirent péniblement d’accord pour adopter un plan commun d’action, mais lorsqu’il s’agit de le ratifier, elles le désavouèrent à l’unanimité.

Pierre Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, pp. 239-240

Les possessions et zones d'influence françaises et britanniques en Amérique du Nord en 1756 (© Sur le champ)
Les possessions et zones d’influence respectives des Français (en bleu) et des Britanniques (en rouge) en Amérique du Nord. En ce début des années 1750, après la cession de l’Acadie continentale et de l’île de Terre-Neuve par la France au profit de l’Angleterre, c’est désormais la riche vallée de l’Ohio (au centre de la carte, juste à l’est des Grands Lacs) qui concentre et cristallise donc toutes les tensions entre les colonies des deux voisins d’outre-Manche, les riches planteurs américains ne demandant en effet qu’à mettre la main sur cette région fertile tout en brisant l’encerclement de leurs colonies par les Franco-canadiens de Nouvelle-France…
(Un superbe visuel produit par Quentin de l’excellente chaîne d’histoire Sur le champ, dont je ne peux qu’encourager la découverte !)

Une reconstitution du fort Prince George visible au musée de Fort Pitt. Bâti par une quarantaine de Virginiens à l’emplacement de l’actuelle ville de Pittsburgh, le fortin sera à peine terminé qu’il sera pris d’assaut par une troupe d’un milliers de Français et d’Amérindiens, et ses occupants renvoyés en Virginie désarmés de leurs fusils…

En réponse à la politique de fortification canadienne, les Virginiens décident de réagir. En 1753, le gouverneur charge un jeune virginien dont la famille a fait fortune dans le commerce du tabac, un certain George Washington, de se rendre dans la vallée de l’Ohio à la rencontre des Français et de les informer que la colonie de Virginie réclame ses droits sur ses territoires que les Français n’exploiteraient de toute façon pas. Le responsable du fort explique au jeune Washington que les Français sont établis là depuis plus d’un siècle de même que les Amérindiens vivant autrefois sur les terres occupés aujourd’hui par les colons virginiens, et lui administre une fin de non-recevoir. À défaut, tandis que Washington rentre annoncer la nouvelle au gouverneur, une partie de sa petite troupe érige en janvier 1754 un fortin, le Fort Prince George, aux confins des rivières Ohio, Allegheny et Monongahela. Dès avril cependant, les Canadiens les en délogent et bâtissent à la place Fort Duquesne. Fraichement promu lieutenant-colonel du régiment de Virginie récemment créé, Washington se trouve alors dans le sud de la Pennsylvanie quand il apprend la chute de Fort Prince George.

Je renvoie les intéressé(e)s des détails de cet épisode des échauffourées qui se produisent en 1753-1754 dans la vallée de l’Ohio et des conséquences considérables de ces événements pour le futur conflit qui s’annonce vers cette passionnante vidéo réalisée par un spécialiste de l’histoire américaine sur le sujet !

De retour auprès du gouverneur, Washington se voit alors confier une petite troupe composée d’une centaine de réguliers de l’Armée britannique ainsi que de quelques centaines de miliciens avec l’ordre de s’aventurer dans la vallée de l’Ohio le plus loin possible à l’ouest et d’y bâtir un nouveau fort. Après avoir retraversé les Appalaches et être arrivés sur le lieu où ils pensaient ériger leur fort, les Virginiens constatent que les Français les ont devancés et ont déjà bâti un fort exactement à l’endroit qu’ils visaient. À défaut, ils érigent l’été 1754 le fameux Fort Necessity dans un petit vallon entourée de forêts – probablement pas stratégiquement le meilleur emplacement pour éviter une future embuscade. De là, les Virginiens et les Tuniques Rouges observent les mouvements français autour du fort Duquesne, où stationnent et d’où partent les patrouilles qui visent à contrôler le respect de la frontière française. Ces derniers jours de mai 1754, justement, une petite escouade conduite par l’officier Jumonville vient justement de sortir pour effectuer une patrouille. C’est là que les choses vont déraper… Mais c’est une autre histoire… 😉 (voir lien et encadré ci-dessous !)

Ce furent les aristocrates virginiens qui se chargèrent de rendre la guerre inévitable.

Pierre Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, p. 240

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Ces échauffourées dans l’Ohio, à l’image du papillon et de la tempête à l’autre bout du monde, aboutiront à la grande et dramatique guerre de Sept Ans, une guerre méthodiquement préparée et ouverte par la Grande-Bretagne (qui déclenchera les hostilités sans déclaration de guerre…). Une guerre qui, après l’échec de la guerre de Succession d’Autriche (où un corps expéditionnaire anglo-américain s’emparera de la forteresse de Louisbourg mais ne tente rien de plus contre la Nouvelle-France), signera en effet peu ou prou la fin de la rivalité franco-anglaise et des ambitions françaises en Amérique du Nord, au travers d’une résolution simple : l’invasion et la conquête intégrale du Canada français, qui bascule intégralement sous contrôle britannique (ceci dans une certaine indifférence de la population française, que résume bien Voltaire dans son invitation à ne pas se lamenter de cette perte de « quelques arpents de neige »).

Zoom sur : la guerre de Sept Ans (1756-1763), la première guerre mondiale de l’Histoire ?

S’ils eurent évidemment leurs ressorts et leurs protagonistes propres (tout en étant en partie à l’origine de cette guerre), les affrontements entre Franco-Canadiens (et Amérindiens) et Britanniques en Amérique du Nord ne constituent toutefois (il faut bien l’avoir en tête) que quelques pions dans la vaste partie d’échecs planétaire qui opposera ainsi la France et l’Angleterre (et leurs alliés respectifs) durant près de huit longues années, sur l’ensemble du continent européen aussi bien que sur près de la moitié des mers du globe !

Une guerre de « Sept Ans » qui s’inscrit elle-même, en outre, dans la continuité et conséquence directe de la précédente : la guerre dite de « Succession d’Autriche ». Guerre qui marqua quant à elle la fin de la « première Entente cordiale » entre nos chaleureux amis français et britannique (et plus exactement même l’ouverture de près d’un siècle d’hostilités et d’affrontements quasi-ininterrompus entre ces derniers – que de célèbres historiens se sont d’ailleurs plu à qualifier de « Seconde guerre de Cent Ans » !).

Par sa durée, par l’étendue des opérations et leur intensité, mais aussi par le nombre de puissances qu’il engage, ce gigantesque conflit planétaire mérite bien son titre de « première guerre mondiale » de l’Histoire. À l’exception des Provinces-Unies restées neutres, tous les grands empires européens sont en effet impliqués dans le conflit – qui se déploiera sur pas moins de quatre continents et de trois océans. Cette guerre se démarque également par ses ressorts : pour la première fois en effet, l’influence des héritages dynastiques est mineure, et ce sont désormais les intérêts géopolitiques et socioéconomiques et non plus la politique qui constituent la première préoccupation des puissances engagées dans ce conflit – une rupture qui le distingue fondamentalement des précédents. Par le caractère vraiment global de la lutte qui opposera en particulier la France et la Grande-Bretagne dans ce conflit, la guerre de Sept Ans inaugure et préfigure les grandes guerres du XIXe et du XXe siècle, tout en signant le début de l’ère de la puissance navale et du contrôle géostratégique du monde !

Loin d’en être le terrain central, l’espace nord-américain ne constitua ainsi que l’un des théâtres d’une guerre qui se porta ainsi de l’Atlantique à l’océan Indien (en passant par les Antilles), de la Méditerranée aux côtes brésiliennes et africaines (et, continentalement, de l’Espagne à la Pologne actuelle). Un conflit de plus entre grandes puissances européennes (les fameux « Great Power » de l’époque) qui, s’il restera fortement et premièrement terrestre, atteindra également une dimension maritime et internationale inédite, de par l’intensité des enjeux et des frictions coloniales qui s’y manifesteront. Autant de dynamiques qui préfigureront d’ailleurs du nouvel ordre mondial (caractérisé par la complète hégémonie maritime et coloniale britannique – connue ultérieurement sous le nom de « Pax Brittanica ») sur lequel déboucheront plus tard les guerres révolutionnaires et napoléoniennes.

Les empires coloniaux européens en 1756, à l'aube de la guerre de Sept Ans (© Sur le champ)
Les empires coloniaux des grandes puissances européennes à l’aube de la guerre de Sept Ans (en bleu : le premier empire colonial français, en rouge : l’empire britannique, en marron : l’empire espagnol, en vert : l’empire portugais, et en jaune enfin, l’empire néerlandais).
(Source : un autre visuel produit par Quentin de la chaîne d’histoire Sur le champ, dans le cadre de ses deux épisodes consacrées à la guerre de Sept Ans)

Les grandes batailles de la guerre de Sept Ans (1756-1763)
La guerre de Sept Ans est un conflit d’envergure planétaire qui se portera sur trois continents distincts : l’Amérique du Nord (et les Antilles), le sous-continent (et l’océan) indien, et le continent européen. En ce sens, elle est considérée par de nombreux historiens comme la première véritable « guerre mondiale » de l’Histoire !

Une magnifique carte de synthèse des grandes batailles terrestres et navales de la guerre de Sept Ans réalisée par le magazine Guerres & Histoire (n°21 d’octobre 2014). Du théâtre nord-américain aux Philippines en passant par l’océan Indien, l’Afrique, l’Europe et les Caraïbes, celle-ci met particulièrement bien en évidence la dimension planétaire inédite de ce conflit… !

Sept ans d’une guerre aussi méconnue que déterminante de l’histoire du Monde (et aux origines de tous les grands conflits du XVIIIe siècle qui lui succèderont), dont je vous propose d’explorer les événements et surtout les grands tenants et aboutissants dans la série d’articles dédiée présentée ci-dessous : une grande fresque historique s’apparentant au nécessaire et passionnant liant entre la présente histoire de la Nouvelle-France et celle de la future guerre d’Indépendance américaine (et plus largement l’un des épisodes centraux d’une vaste série du blog sur cette aussi méconnue que décisive Seconde guerre de Cent Ans !).

L’expérience de plusieurs siècles doit avoir appris ce qu’est l’Angleterre à la France :
ennemis de prétentions à nos ports et nos provinces,
ennemie d’empire de la mer, ennemie de voisinage,
ennemie de commerce, ennemie de forme de gouvernement.

le duc de Saint-SIMON, TOUjours touT EN MESURE et en retenue… !

Pour aller plus loin… 🔎🌎

Ce petit épisode de la série des « Il était une fois… » du blog est en fait extrait de ma grande série consacrée aux origines de la guerre de Sept Ans (1756-1763). Si les sujets de l’histoire britannique et plus globalement des empires coloniaux et du « grand XVIIIe siècle » vous intéressent (ce fut en effet une période charnière de l’histoire moderne), je vous oriente ainsi vers la découverte de cette riche série documentaire traitant de cet immense conflit, considéré par de nombreux historiens comme la première véritable « guerre mondiale » de l’Histoire. Un conflit qui débutera (et se propagera) en effet dans l’ensemble des empires coloniaux du monde, lui conférant ainsi une dimension planétaire et maritime inédite.

Une guerre constituant en outre le plus grand choc de l’intense conflit global qui opposera tout au long du XVIIIe siècle la France et la Grande-Bretagne pour la domination (de la mondialisation) du monde ; une suite ininterrompue de conflits, de Louis XIV à Waterloo, d’ailleurs qualifié de « Seconde guerre de Cent Ans » par certains historiens. Une passionnante série d’articles en forme de grande fresque historique, qui vous portera ainsi des Grandes Découvertes à la chute du Canada et des Indes françaises, et de la fondation des grandes empires coloniaux européens outremers et de la naissance de la mondialisation maritime et de la globalisation économique à l’émergence du capitalisme, du libéralisme et plus globalement d’un nouvel ordre mondial caractérisé par l’hégémonie planétaire britannique (sur les plans maritime, colonial, économique, culturel, géopolitique, etc.). Une grande série qui vous amènera aussi à mieux comprendre tant les racines de la guerre d’Indépendance américaine que celles de la Révolution française et des guerres napoléoniennes ; autant d’événements qui structureront décisivement notre monde contemporain !

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