Qui, en France, n’a jamais entendu parler de la célèbre bête du Gévaudan ?
Cet animal, non-définitivement identifié, a fait vivre au XVIIIe siècle l’alors territoire du Gévaudan (correspondant globalement à la Lozère actuelle) dans une terreur inimaginable.
D’avril 1764 (date des premières attaques attribuées à la bête) au mois de juin 1767, des centaines d’enfants, d’adolescents, de jeunes femmes (et même de vaillants paysans adultes) vont être attaqués par cet animal qui ressemble à un gros loup mais agit très différemment de ce dernier, et qui tuera au total selon les estimations entre 80 et 130 personnes (et en blessera des centaines d’autres).
Si l’énigme de la bête du Gévaudan divise les historiens quant à la nature exacte de la bête (un ou plusieurs loups anthropophages ? une hyène ? un hybride chien-loup ?), l’affaire a pris des proportions peu connues aujourd’hui, mais qui ont laissé un profond traumatisme chez les hommes de ces terres à la vie rude, qui comptent alors parmi les plus reculées des provinces du royaume de France (au point que lorsque l’écrivain Stevenson traversera le pays en 1878, de nombreux paysans refusent encore de sortir dehors la nuit..).
Les gigantesques battues menées par les habitants, chasseurs et soldats à l’époque comptent certainement parmi les plus importantes de l’Histoire. L’affaire prendra également des proportions nationales quand le meilleur louvetier du Royaume, puis l’envoyé personnel du roi Louis XV, seront dépêchés sur place pour tenter de résoudre l’affaire, et s’y casseront les dents..
En 2020, de passage en Lozère, j’eus l’occasion de réaliser une petite virée sur plusieurs lieux emblématiques de l’histoire de la Bête : les nombreuses sculptures érigées en son honneur, ses différents musées, le village de l’homme qui tuera la Bête, ainsi qu’une randonnée dans la forêt où la Bête avait son repaire et fut tuée lors d’une ultime battue (randonnée d’ailleurs réalisée un drôle d’après-midi d’orage du mois d’août, dans un temps de fin de monde qui m’avait alors sacrément bien mis dans l’ambiance..).
Fort de nombreuses lectures et voyages sur les lieux de l’affaire, je me propose ainsi de vous ramener 260 ans en arrière, au cœur de cette histoire légendaire.. (une riche fresque historique – rythmée en 4 parties – qui constituera également l’occasion de nous plonger dans le passionnant et peu connu sujet de la condition paysanne et de l’organisation sociale et politique à l’époque de la fin de l’Ancien Régime). Bonne lecture !
Hiver 1764 : le Gévaudan au paroxysme de la terreur
Dans la partie I (que vous pouvez retrouver ici), nous avions laissé le Gévaudan dans la terreur de l’hiver 1764, marqué par une recrudescence des attaques de la Bête, ainsi que par son incroyable audace et mobilité géographique (elle a parfois attaqué dans la même journée des victimes à plus de trente kilomètres de distance.. !).
Mi-novembre, après quelques semaines de calme où elle cesse presque de jour au lendemain de faire parler d’elle, la Bête reprend du service et dans une phase de folie meurtrière, attaque et tue en moins de trois semaines plus d’une dizaine de personnes dans la région du Malzieu, sur le plateau ouest de la Margeride, au centre-nord du Gévaudan. Cette période d’accalmie n’est pas sans attiser la curiosité et les réflexions du capitaine Duhamel et d’Etienne Lafont.
En effet, au mois d’octobre, devant l’insuccès de leur travail et le mécontentement grandissant de la population envers ces dragons qui ravagent leurs champs avec leurs chevaux et se comportent comme des conquérants (mais également la défiance croissante de la noblesse locale, qui aimerait se voir confier la prestigieuse mission de la conduite de la chasse de la Bête), les dragons sont renvoyés dans leurs quartiers à Langogne. Devant la recrudescence des attaques que provoque l’absence des dragons, Duhamel reçoit l’ordre de se redéployer sur le terrain où sévit actuellement la Bête, à savoir l’ouest de la Margeride – le grand massif nord-sud du Gévaudan.

Avec l’hiver et la raréfaction des proies dans les pâturages, la Bête attaque de plus en plus souvent en plein village, pénètre dans les cours et les jardins et emportent des jeunes enfants dans sa gueule. Elle est encore tirée à plusieurs reprises par des paysans, dans la forêt ou depuis leurs fenêtres, et les balles qui frappent son corps ne semblent toujours pas lui faire davantage de mal qu’un terrible cri, avant de la faire repartir en grondant. Lors d’une énième battue où elle est débusquée, Duhamel a même enfin l’occasion de la voir de ses propres yeux, et aurait pu la tirer si deux dragons à cheval n’avaient débarqué en vidant leurs pistolets sur la Bête, la poursuivant de près au sabre avant que cette dernière ne s’évanouisse à nouveau en sautant un muret auquel se heurtent les chevaux.
Cette Bête, dont le côté surnaturel est même reconnu en creux par l’évêque du diocèse (qui la présente comme un fléau provoqué par Dieu en réponse aux péchés de la population), les paysans y voient chaque jour davantage une créature toute droite venue des enfers. Dans ces terres très pieuses, la superstition et la sorcellerie sont encore très ancrées dans les croyances de la population. Beaucoup de paysans croient en effet au lycanthrope, au loup-garou. La légende remonterait aux temps lointains, avant les Gaulois. Après un pacte avec le diable, l’homme recevrait une peau de bête, et en se badigeonnant d’un onguent, aurait le pouvoir de se transformer en loup, d’abord les nuits de pleine lune, puis quand bon lui semble. On dit que les vrais loups lui obéissent, et que seule une balle d’argent peut le tuer.

En haut lieu, on veut pourtant croire que la Bête n’est qu’un loup, ou peut-être plusieurs, et que les paysans sont victimes d’une psychose collective lorsqu’ils parlent de leur Bête mystérieuse. Facile à dire, lorsque l’on suit les événements depuis les salons d’un château… (quand la population, elle, n’ose même plus sortir la nuit ni se déplacer seule.. !) En attendant, la Bête, elle, continue à sévir. Depuis la nouvelle année, en à peine un mois, elle a déjà tué 10 personnes, et autant ont été sauvées in extremis par l’arrivée de secours. La colère gronde, et l’affaire suscite beaucoup d’émoi à la Cour, où le roi se fait tenir au courant par les intendants (sa Majesté ajoutant même une nouvelle prime de six mille livres aux récompenses déjà promises à qui tuerait la Bête). La rumeur court en outre que les dragons pourraient être bientôt remplacés par un chasseur de loups prestigieux qui viendrait de Normandie…
Une des plus grandes battues de l’histoire du monde
Sentant sa disgrâce approcher, et jouant le tout pour le tout, Duhamel décide l’organisation d’une gigantesque battue le jeudi 7 février, qui couvrira tout le territoire parcouru ces derniers mois par la Bête, soit un rectangle approximatif de 60 kilomètres de haut pour 40 kilomètres de large. Pour le cas peu probable où la journée ne serait pas couronnée de succès, la même chasse sera à nouveau rassemblée pour le lundi 11.

Le jour J, dès l’aube, vingt mille paysans et plusieurs milliers de chasseurs sont sur le pied de guerre. Malgré l’épaisse couche de neige, le temps est calme, même si un épais brouillard coiffe encore le matin les sommets de la Margeride. Mais la Bête n’est plus dans la montagne : vers 10h30, débusquée dans un bois, elle passe à la nage de l’autre côté de la Truyère, où les hommes du Malzieu qui devaient l’attendre n’ont pas honoré le rendez-vous. Pourchassée par un groupe de paroissiens menés par l’abbé de Prunières, la Bête échappe à nouveau à ses poursuivants et s’évanouit dans la forêt. Duhamel et ses dragons campent sur place, et on décide d’une nouvelle battue pour le surlendemain, dans un périmètre resserré autour du Malzieu, avant la grande chasse prévue le 11.
Le samedi 09 vers 15 heures, non-loin de là, après que leur feu se soit éteint dans l’âtre, des parents envoient leur jeune fille chercher quelques braises dans un vieux sabot dans le hameau voisin. La Bête la tue en chemin, la dévore et la décapite. Un paysan voit la Bête emporter dans un bois la tête de la malheureuse. On la retrouvera le lendemain au bord de la route, la petite croix d’or encore pendue au cou tranché de la jeune fille. Comment ne pas songer au démon, à la sorcellerie ?
Malgré que la Bête semble donc se cantonner aux environs du Malzieu, lors de la battue « restreinte » du lendemain (qui mobilisera plus de deux mille personnes), nul ne voit l’ombre de la Bête. On place néanmoins de grands espoirs sur la nouvelle battue générale du lendemain, répétition de celle du jeudi 07 février, où l’organisation paraît cette fois sans failles, car le territoire couvert sera le même (un immense rectangle de 60 kilomètres sur 40), et où les effectifs seront encore plus importants (toute homme valide a en effet ordre de s’y rendre !).
Extrait de La bête du Gévaudan – L’innocence des loups, de Michel Louis (1992) :
Dès l’aube en ce lundi 11 février, ce sont près de quarante mille hommes qui s’ébranlent simultanément, sur une surface d’environ deux mille kilomètres carrés. Ceci veut dire, en faisant une moyenne, que chaque homme a au plus cinq hectares de terrain à fouiller de l’aube au crépuscule. Le comportement normal de toute bête sauvage dérangée par des rabatteurs est de fuir dans la direction opposée, autrement dit vers les tireurs embusqués ; ceux-ci sont nombreux et guidés par des chefs prestigieux tels le compte de Morangiès et son frère, le marquis d’Apcher et son fils, le prieur de l’abbaye de Pébrac et tous les seigneurs du pays. Dans les chaumières, les femmes et les enfants prient, et attendent…
La nuit tombée, on imagine leur impatience en entendant le bruit des hommes qui rentrent de la chasse : les femmes croient déjà voir les visages rayonnants des maris et des fils, fiers d’avoir contribué à libérer le pays. Enfin la porte s’ouvre, ils sont là ! Mais leurs visages ne reflètent qu’épuisement et désespoir…
Aucune paroisse, cette fois, n’a manqué à l’appel. On a tué un loup, mais aucune trace de la Bête. Cette battue fut la plus importante jamais organisée par aucun pays du monde contre une bête féroce. Et elle a échoué. (Pourcher, p. 215)
La bête du Gévaudan – L’innocence des loups, pages 65-66.
Denneval : le meilleur louvetier du Royaume au secours du Gévaudan
Une des plus grandes battues de l’histoire du Monde a donc encore échoué à éradiquer la Bête, invisible ce lundi 11 février 1765 (comme si au courant de l’envergure de ce qu’il allait être entrepris contre elle, elle s’était intelligemment tenue cachée…). Duhamel est désespéré, et les populations sont à bout.
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… Fin de la Partie II …
Dans la troisième partie (disponible ici), nous verrons si François Antoine de Beauterne a oui ou non tué la Bête, et clôtureront l’histoire.
Et enfin, dans la quatrième partie, après avoir énoncé les différents points d’analyse consensuels mais aussi ceux de grande divergence entre historiens, nous nous attarderons un moment sur ce que cette histoire a laissé comme mémoire(s) dans le pays, et ce qu’elle nous enseigne.
Je vous emmènerai enfin dans un petit voyage dans le Gévaudan de 2022, sur les traces de la Bête. À très bientôt !
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Je me vois dans l’obligation de préciser que je ne confonds aucunement les deux Beauterne et ne comprends pas bien à vrai dire ce qui vous a inspiré ce commentaire, la distinction me semblant pourtant assez explicite dans le texte. Quand à la réponse plus globale à votre intéressante critique, je renvoie à ma réponse globale et détaillée sous votre commentaire en bas de la partie III.