Un record a été battu. 49 000 mots… (et encore, l’article n’est pas fini) Il fallait peut-être bien ça pour vous raconter un ensemble d’événements absolument décisifs de l’époque. Événements dont la connaissance participe certes à lever le voile sur l’énigme de la Bête, mais aussi, plus généralement et plus profondément, sur un certain nombre de dynamiques et de jeu d’intérêts parfois trop peu connus et étudiés de l’histoire de France.
Je n’en dis pas plus. Comme je le soulignais déjà à la fin de la première série, la compréhension de l’affaire de la Bête du Gévaudan s’apparente à un chemin initiatique. D’abord, on découvre l’affaire, on est curieux, on regarde deux ou trois vidéos, on achète et lit un premier livre. On en ressort convaincu d’une thèse ou d’une autre, puis on lâche un peu l’affaire et l’on reprend le cours de nos vies et de nos autres lectures du moment. Puis arrive à nous une nouvelle information, qui titille et réveille notre sens de la curiosité et du doute. Puis (comme nous l’avons fait ensemble au cours des trois premiers chapitres de cette série), on finit par aller consulter en détail les documents d’époque et les archives, et à analyser ce que ces dernières nous révèlent, tout en continuant d’explorer de nouvelles théories, parfois moins en vue, parfois moins connues, mais parfois aussi tellement plus pertinentes et satisfaisantes…
L’histoire de la Bête du Gévaudan, c’est un peu comme des poupées russes : plus l’on creuse, plus l’on découvre de nouvelles choses. Mais des choses qui, parfois, souvent, nous emmènent bien loin du Gévaudan de la Bête (dans le temps et dans l’espace). C’est souvent là qu’est, en Histoire, la clé de compréhension d’un événement : précisément hors de l’événement. En effet, c’est parfois en vous documentant sur un tout autre sujet qu’une information a priori banale vous saute aux yeux et vient apporter un éclairage tout à fait inattendu et pertinent sur l’un de vos sujets d’étude. Une nouvelle clé de lecture, un nouvel angle d’analyse, une nouvelle piste de réflexion. Parfois, il est possible de passer des mois, des années, voire toute une vie à suivre une piste, un fil, à tenter de dépeloter une bobine. La poursuite fils d’Ariane sont incontournables.
Or le mystère de la Bête, précisément, est remarquablement riche en fils et bobines de toutes sortes : rivalités internes à la région, rivalités entre puissants locaux et autorités nationales, rivalités religieuses, rivalités internes entre familles de sang royal, personnages disgraciés et malmenés par le pouvoir royal… c’est tout cela qui gravite autour de l’affaire de la Bête du Gévaudan ! Transformant cette dernière en un nœud d’intrigues inextricables, offrant une quasi-infinité de ramifications, et où l’on ne peut que finir par se perdre… Pour finir, parfois, par tomber dans la dangereuse (et trompeuse) facilité et par ânonner avec la meute : « la Bête était un loup !! ». Se plaire à croire que l’animal, les animaux, la « chose », le phénomène qui a tué plus 100 personnes en Gévaudan était un loup : voilà qui est effectivement beaucoup plus simple (et malhonnête) que de chercher à comprendre et à penser l’époque – un tout autre programme, et une toute autre ambition…
Comprendre et penser l’époque : voilà peut-être l’ambition de ce hors-série. Sortir le nez de derrière la trajectoire des exploits sanglants de la Bête, pour prendre un peu de hauteur et de recul. Faire un pas de côté, dézoomer la focale, et même sortir de ce fichu Gévaudan pour aller explorer un peu ce qui se passe et s’est passé dans la France qui a produit et qui gouverne le Gévaudan de 1764. Qu’est-il arrivé au Languedoc et à l’Auvergne du XVIIe et du XVIIIe siècles (spoiler : bien des choses…) ? Qui sont les grands seigneurs du Gévaudan de ce temps ? Quel(s) pouvoir(s) exercent-ils dans la France de l’époque ? Quels sont leurs liens et leurs relations avec le pouvoir royal ? Et de façon plus générale, que s’est-il passé en France au cours du siècle qui précède l’affaire de la Bête, notamment sur le plan politique ? Et dans quel mesure ces troubles politiques ont-ils impacté de près ou de loin le Gévaudan ? De quoi (et de qui) le Gévaudan du XVIIIe siècle est-il le nom ? Et qui règne(nt) dans les faits sur ce territoire ?
Voilà les questions qu’il faut obligatoirement se poser si l’on cherche véritablement à tenter de résoudre l’énigme, plutôt peut-être que de savoir si la canine avant droite de la Bête mesurait 13,4 ou 13,6 cm, ou si sa 58ème victime a été tuée à 2 ou à 3 km de tel village, et si la belle-mère du bûcheron était présente ou non lors de l’attaque. Plus sérieusement, à l’heure des séries policières qui inondent nos écrans, Dieu sait si tout le monde est aujourd’hui familiarisé avec les rudiments méthodologiques de l’enquête moderne. Le grand Umberto Eco (l’auteur du Nom de la Rose) ne répétait-il pas que toute recherche (a fortiori historique) « présente une structure policière » ?
Contrairement à Brian à la fin de l’épisode des Experts, nous ne trouverons probablement jamais de preuves matérielles validées par la médecine légale authentifiant définitivement la culpabilité des uns et des autres. Et comme le souligne bien justement Patrick Berthelot dans l’une de ses productions, il serait vraiment malhonnête d’évacuer la présomption envers un certain nombre de personnages troubles de l’affaire de la Bête, sous prétexte que l’on n’a pas retrouvé un document écrit attestant sans réserve la culpabilité d’untel ou untel. Mais de qui se moque-t-on ? Faut-il trouver une lettre d’aveu écrite et signée de leur main pour décemment établir l’hypothèse que pèsent sur certaines personnes bien identifiées de lourdes suspicions ? Il est assez renversant de lire de nos jours les plaidoyers d’innocence de certains contemporains en faveur d’un ensemble de sombres individus – souvent de haut rang – impliqués de très près dans l’affaire de la Bête. Individus qui, aujourd’hui, auraient vraisemblablement constitué les suspects n°1 des policiers (et auraient probablement eu droit alors à leur lot de gardes de vues et de perquisitions). Mais nous sommes au XVIIIe siècle.
Et au XVIIIe siècle, précisément, on n’envoie pas la Maréchaussée interroger les nobles et les princes du sang (pensez donc : on les nomme même Maréchal quand ils perdent une grande bataille !). Ni on ne réalise d’examen médico-légal des victimes. Ni de test ADN, ni d’empreintes digitales. Rien. Pire : à la fin du règne d’un roi, on brûle systématiquement toutes les archives compromettantes. Presque tous les documents liés aux affaires sensibles de Louis XV – et Dieu sait que son règne n’en a pas manqué ! – ont été détruites à sa mort, en 1774. So, what did you expect ? Ne restent que la connaissance, la patience, la persévérance, la méthode, la rigueur et l’intelligence déductive. Suivre les faisceaux d’indices, explorer les incohérences et les contradictions de façade, pour identifier les dynamiques de fond, la substantifique moëlle des événements.
Vous devez raisonner comme des enquêteurs dépassionnés. Arrêter d’évacuer des hypothèses non parce qu’elles sont bancales, mais parce que ce qu’elles impliquent vous dérange et vous bouscule. C’est d’ailleurs vrai sur beaucoup de sujets en Histoire. On pense croire ce qu’on le voit, mais on voit surtout ce que l’on croit. Vous devez voir ce qui est, au-delà de vos croyances. Et comme je vous l’ai déjà largement exposé jusqu’ici, il est beaucoup de choses, à propos et autour du mystère de la Bête. Suivez simplement les fils, et gardez-vous ôtant de tirer des conclusions hâtives que d’évacuer par principe les hypothèses les plus déplaisantes. Ce n’est bien sûr pas parce que c’est « gros » que c’est forcément vrai. Mais ce n’est pas pour autant non plus que c’est nécessairement faux. « Plus c’est gros, plus ça passe », faisait dire les Guignols de l’Info à leur Mr Sylvestre, paraphrasant Goebbels. Sauf qu’aujourd’hui, si c’est gros, c’est la vilaine théorie du complot. Nous reparlerons de l’usage instrumental(isé) de cette dernière à tout va dans notre monde contemporain, ayant surtout pour effet d’empêcher les gens de penser ce dernier. Mais pour revenir aux procédés de disqualification courants (pour ne pas dire pavloviens) de certaines hypothèses concernant la Bête, laissons l’excellent mot de la fin de cette (bien trop) longue introduction à Georges Charles, expert français du Tao devenu grand passionné de l’affaire, et qui avait en son temps bien résumé les ressorts du procédé, aussi vieux que le monde :
Tous les bons ingrédients sont présents qui ne se démentent jamais depuis cette affaire exemplaire et qui font les choux gras des producteurs des « Dents de la Mer », « The relic », « Razorback » et consort :
– implication du pouvoir politique au plus haut niveau de l’État et des autorités militaires, religieuses et même scientifiques (Buffon !).
– faux et usage de faux, dissimulations de preuves, perte ou mépris de témoignages essentiels, mélange de dates et de faits, pressions diverses sur les autorités locales, chantages économiques et juridique sur les plaignants.
– malheureusement dans de nombreux cas, conspiration des victimes à toute cette mascarade orchestrée d’en haut et admise en bas.
– Plus une masse de documents permettant, au fur et à mesure, de noyer le poisson sous des hypothèses « officielles » ou, au contraire, les plus farfelues et permettant de situer la « bête » et sa centaine de victimes, comme cela vient encore de se faire il y a quelques temps dans une revue pseudo-scientifique, au niveau de Nessie du Loch Ness ou du Yeti de Tintin et Milou au Tibet.
Il s’agit d’une technique fort prisée, justement, des services secrets britanniques et qu’ils nomment, là bas, « deception ». Elle consiste à favoriser la publication et la diffusion d’hypothèses farfelues ou déplacées qui permettent, par amalgame, de jeter le discrédit sur les recherches les plus sérieuses. […]
Mais ce fameux stratège, aussi génial fût-il, n’est qu’un gamin à côté de Laozi, alias Lao Tseu qui a énoncé un stratagème toujours utilisé dans la désinformation (la fameuse « deception » si chère au MI5 et MI6) : « Le Tao engendre Un. Un engendre Deux. Deux engendre Trois et, finalement, Trois engendre la multitude ». La première hypothèse est : c’est Untel le suspect (pour ne pas dire le coupable). La deuxième hypothèse est « Non ce n’est pas Untel mais Machin le suspect ». Et la troisième hypothèse est « De toutes façons c’est de la faute aux coiffeurs – ou aux rouquins – ou aux Bulgares – ou aux extraterrestres… ». Et à partir de là la première hypothèse, qui était souvent la bonne, est reléguée au rang des accessoires. Et le tour est joué. […]
Lorsque l’on veut porter le discrédit sur une constatation il suffit, rapidement, de créer une théorie contradictoire. Dès lors il existe une théorie de plus donc une théorie de trop. Par le biais des mutations, comme Yin/Yang engendrent « dix mille êtres », naissent alors presque spontanément quatre, huit, seize, trente deux, soixante quatre théories. Puis une infinité de théories. Plus elles sont loufoques (ou loup-phoque) plus elles tendent à porter discrédit à la théorie originelle, donc à la constatation essentielle ou originelle, qui, alors, disparaît dans le fatras. Dans ce cas c’est celui qui manipule l’information qui prend l’avantage.
Georges Charles, « En guise de conclusion provisoire… », extrait du huitième article de la série de l’écrivain consacrée à l’affaire de la Bête du Gévaudan et publiée sur son site Tao-Yin
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C’est à cet exercice « policier », mais encore davantage dans une vaste connaissance relative à l’histoire de France, que je me propose de vous plonger maintenant. J’espère que les événements que je vais commencer à vous raconter ici (il y aura une seconde partie consacrée à la période correspondant au règne de Louis XV) feront résonance pour vous. Au pire – ou plutôt au mieux – j’espère qu’ils vous auront appris des choses intéressantes sur l’histoire de France, car là est, finalement et fondamentalement (et comme beaucoup l’ont déjà bien compris), le but et l’ambition essentiels de cette série et de ce site web. Bonne lecture.
(Ps : comme vous le constaterez, certains « bloc-événement » n’ont pas encore été complétés. Ils le seront dès que possible. Mais étant à l’instant T concentré sur l’écriture d’une autre de mes séries, je trouvais dommage de ne pas mettre en ligne cette masse conséquente d’écriture déjà finalisée. De façon générale, je vous invite à ne pas lire cet article d’un bloc comme l’une de mes écritures classiques, mais plutôt petit à petit, de façon itérative. Voyez-le comme un catalogue, où vous venez piocher une histoire. Lisez les tranquillement, l’une puis l’autre, idéalement dans l’ordre sur le plan chronologique, mais sans nécessairement d’ordre précis pour les blocs thématiques. Prenez le temps de les digérer chacune, car certaines sont vraiment très riches en informations, et toutes concourent à percer le mystère de la Bête. À nouveau, bonne lecture ! 😉)
APPROCHE CHRONOLOGIQUE
Celle-ci vous fera voyager par une petite dizaine d’événements parfois (injustement) peu connus, mais néanmoins décisifs de l’histoire de France – et a fortiori de l’énigme de la Bête. De la rébellion du duc de Montmorency aux Grands Jours d’Auvergne et du Languedoc, de la Fronde au testament cassé de Louis XIV, et de l’affaire Fouquet à la guerre des Camisards, ces « morceaux choisis » de notre Histoire vous donneront à voir et à penser une certaine connaissance et une certaine réalité de l’état politique et social de notre pays au temps des règnes de Louis XIII et de Louis XIV, un siècle avant les carnages d’une certaine Bête.
À cette approche chronologique, succèdera une approche « thématique », transversale, via laquelle je vous invite à mieux connaître et comprendre des grands sujets et « objets » historiques aussi fondamentaux (et passionnants) que le Jansénisme et les Parlements (les deux plus importantes forces d’opposition au pouvoir royal de cette époque), ou encore l’organisation territoriale et administrative de la France d’Ancien Régime. Autant de sujets qui, en plus d’être connexes et très utiles à la compréhension de l’histoire et de l’énigme de la Bête, vous permettront d’apprendre beaucoup de choses très intéressantes sur la France des XVIIe et XVIIIe siècles (et, ce faisant, également sur la France et le monde d’aujourd’hui !).
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1632 — Le duc de Montmorency et la rébellion du Languedoc
30 octobre, dans la cour de la place Henri IV de Toulouse (future place du Capitole). Un cercle de grands notables, et globalement tout ce que la cité compte d’importants et de puissants, se pressent pour assister à ce qui s’apprête à devenir un événement capital de l’histoire du Languedoc (ou selon le point de vue, une tragédie de plus pour la région qui a connue quatre siècles plus tôt la persécution de l’hérésie cathare et le rattachement forcé au royaume de France…).
Avance un homme visiblement de haute extraction, distingué, mais pâle et au visage las. L’assistance se tait, l’ambiance se fait lourde. L’homme s’agenouille, et pose sa tête sur le billot. Il jette un dernier regard à la foule qui l’entoure, avant de se tourner vers celui qui se chargera de l’ultime office. « Frappe hardiment », lâche-t-il comme dernière parole à son bourreau.
La lame s’abat, la tête roule au sol. Henri II de Montmorency est mort. Depuis la capitale, le cardinal de Richelieu peut souffler : le responsable de la tentative de sécession du Languedoc n’est plus. L’entreprise de centralisation du pouvoir et d’affirmation de l’autorité royale qu’il mène au nom du souverain Louis XIII vient ici de franchir un nouveau cap : l’ex-gouverneur du Languedoc vient d’être exécuté pour l’exemple, et jusqu’à la fin du règne, les grands seigneurs du pays se tiendront à carreau – jusqu’à la célèbre Fronde dès le début du règne suivant… Mais il a fallu pour cela décapiter (littéralement) la tête de l’opposition au pouvoir royal, et pas n’importe quelle tête : celle du gouverneur de l’une des plus importantes provinces du pays, issu de l’une des familles les plus vieilles et les plus respectées de la noblesse du Midi. Famille noble qui a donnée et donnera à la France au cours des siècles pas moins de six connétables, douze maréchaux, quatre amiraux, un cardinal, un vice-roi de la Nouvelle-France, des pairs de France, des gouverneurs et encore d’autres personnalités… Comment en est-on arrivé là ?
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Juillet 1632. Depuis son arrivée aux rênes du Royaume depuis plus d’une décennie, le cardinal de Richelieu – et c’est peu dire – ne s’est pas fait que des amis. Il faut dire qu’il vient d’engager la France dans une entreprise de centralisation du pouvoir et de l’administration comme jamais le pays n’en avait connu depuis Louis XI. Disposant de la pleine confiance du souverain, le vieux cardinal enchaîne les réformes et les actes d’autorité : destruction de plus de 2 000 châteaux forts qui ne sont plus utiles à la défense du Royaume (mais bien utiles jusqu’ici aux seigneurs adeptes du défi au pouvoir central… !), renforcement du pouvoir des intendants (qui sont envoyés dans les provinces pour faire appliquer les décisions royales), suppression des hautes charges exercées par un certain nombre de grands seigneurs, et surveillance active des faits et gestes de ces derniers. Chez celui qui est considéré aujourd’hui comme le fondateur de la Raison d’État moderne, l’objectif est clair : mettre au pas la noblesse turbulente du royaume, et déjouer sa capacité à prendre les armes régulièrement contre le Roi.
Et la politique « intérieure » du Cardinal ne s’arrête pas là : après un siècle marqué par les ravages des guerres de religion et la montée en puissance dans le pays de la religion reformée, il s’agit d’abattre, outre l’orgueil et l’esprit factieux de la noblesse, également la puissance politique des « réformés » (protestants) de France. À l’heure où la Contre-Réforme (la contre-offensive du catholicisme face à l’émergence et à la montée en puissance du protestantisme) se répand en Europe, Richelieu, fervent catholique, œuvre à la soumission politique et militaire des protestants du Royaume. Une politique dont le symbole demeurera le siège du grand port de la Rochelle, bastion des protestants de France. Un siège qui durera des mois, et qui se soldera par la reddition de la cité portuaire, à laquelle la fermeté du Cardinal aura coûté la vie des 4/5 de ses habitants.
Sur le plan extérieur aussi, le Cardinal mène une politique pro-active. Là aussi, le mot d’ordre est simple : briser l’encerclement de la France par la maison de Habsbourg, dont la souveraineté sur le Saint-Empire romain germanique et les possessions respectives aux Pays-Bas, en Italie et en Espagne encerclent en effet littéralement le royaume hexagonal. Un impératif qui constitue l’idée-maîtresse de la politique extérieure de la France depuis François Ier et Charles Quint, et qui donnera en effet le la de la géopolitique européenne durant près de trois siècles, jusqu’au célèbre renversement des alliances de 1756 qui présidera au déclenchement de la guerre de Sept Ans.
Mais revenons à la situation du royaume de France du début des années 1630. Comme chacun l’aura deviné, la grande politique centralisatrice de Louis XIII et Richelieu n’est guère du goût de la haute noblesse seigneuriale du pays, qui n’a pas manquée dès le début d’intriguer et de tenter de se débarrasser du vieux Cardinal. Nul besoin d’ailleurs d’aller loin dans les provinces pour trouver de puissants adversaires au souverain, car le propre frère de Louis XIII, Gaston d’Orléans, est un fervent opposant à la politique et au pouvoir royaux, lui que l’arrivée inopinée d’un héritier au roi après plus de vingt ans de mariage stérile semble avoir dépossédé de son futur héritage. Et le duc d’Orléans s’affaire, conspire et complote, et trouve en cela de nombreux soutiens et potentiels complices dans la haute noblesse provinciale, notamment du côté du Languedoc, cette province si séditieuse et si prompte à s’affranchir d’une suzeraineté et autorité royales qu’elle n’a à vrai dire jamais vraiment acceptées…
En 1630, les choses deviennent sérieuses : Gaston d’Orléans, le frère du roi, tente désormais d’organiser un soulèvement général du royaume contre la tyrannie du ministre Richelieu. Sur conseil et poussée de sa femme, le gouverneur du Languedoc, le duc de Montmorency, rejoint la conspiration, et grâce à son prestige, parvient à rallier à sa cause une grande partie des élites et institutions de sa province (notamment les États de Languedoc, ainsi que plusieurs évêques et grandes cités languedociennes). Pendant ce temps, Gaston d’Orléans, parti de Trêves, avance à marche forcée vers le Languedoc (seule province qui semble encore soutenir sa rébellion), et y rencontre en juillet 1632 les forces commandées par Henri de Montmorency. Celui-ci fait alors arrêter le représentant du roi Louis XIII, et déclare même la sécession officielle du Languedoc du royaume de France… !
Malheureusement pour les insurgés, la sécession n’est pas suivie par toute la province : Narbonne et Carcassonne refusent d’accueillir les rebelles, tandis qu’à Toulouse, les protestants et les notables de la cité choisissent de rester fidèles au roi. Plus grave encore : deux armées royales convergent vers la province pour mater la rébellion, rejointes par le Cardinal et le roi Louis XIII en personnes. L’affrontement décisif a finalement lieu le 1er septembre au voisinage de la cité de Castelnaudary. Là, l’armée rebelle est lourdement défaite par les troupes royales, et le duc de Montmorency lui-même est grièvement blessé et fait prisonnier. Incarcéré loin de sa province, il est rapidement jugé et condamné à mort, malgré les multiples demandes de grâce qui émanent de tout le pays. En effet, si le cardinal de Richelieu ne peut véritablement punir l’instigateur en chef de la rébellion (Gaston d’Orléans) du fait de son sang, il est bien contraint de faire un exemple. C’est ainsi le malheureux Henri II de Montmorency qui paiera le prix qu’il en coûte à prendre les armes contre le souverain, et que les conséquences en servent de leçon à tout le reste de la noblesse du pays… !
Seule volonté accordée à l’ex-gouverneur : le fait que l’exécution ne soit pas publique. Ainsi sera-t-il décapité dans « l’intimité » de la Cour du Capitole de Toulouse, face à un parterre de notables de la cité (les fameux Capitouls) et de représentants royaux. Selon la légende, on aurait même expérimenté sur lui un prototype de nouvelle machine à « décoller » (sorte de guillotine à lame de hache avant l’heure), et il aurait fallu s’y reprendre à plusieurs fois pour parvenir à trancher la tête du malheureux duc… D’autres récits évoquent l’utilisation du fameux damas des Capitouls, un sabre recourbé très tranchant ne servant que pour les exécutions officielles (rappelons qu’à l’époque, la décapitation est en quelque sorte le « privilège » de la noblesse, les condamnés à mort de droit commun étant quant à eux exécutés au moyen de la pendaison voire dans les cas extrêmes via le terrible supplice de la roue…).
On peut voir combien était forte dans ce pays la haine du pouvoir central, par la ferveur témoignée à Toulouse aux restes du duc de Montmorency, décapité pour rébellion contre Richelieu.
Simone Weil, L’Enracinement, p. 138
Avant même la Fronde et les terribles procès des Grands Jours qu’ils susciteront de la part du Roi-Soleil (et que nous aborderons en détail plus loin), l’événement sonne ainsi comme un traumatisme pour une part de la noblesse de la France, en particulier celle du Languedoc, si puissante et si farouchement indépendante du pouvoir de Paris (bientôt de Versailles). Ses membres les plus secrets et influents, issus de très vieilles familles et puissantes familles du Midi, n’oublieront jamais l’exécution sauvage de leur héraut, et ne pardonneront véritablement jamais au roi de France et à ses descendants l’affront et la dépossession qu’il leur fut opérée ce jour-là…
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Le mystérieux Ordre de Sainte-Marie-Magdeleine
Un ordre de chevalerie composés de religieux fanatiques œuvrant dans le secret contre le roi de France… mais on se croirait dans les « délires » du Pacte des Loups ! Eh bien comme je vous laisse l’intérêt de le découvrir, cette idée n’est pas qu’une vue de l’esprit, et comme souvent dans l’Histoire (en particulier dans l’histoire de la Bête), la réalité dépasse toute fiction… Comme souvent en effet avec la Bête du Gévaudan, la lumière ne vient pas de l’analyse des événements en eux-mêmes, mais parfois d’éléments pouvant sembler très éloignés (dans le temps et dans l’espace) de l’affaire. C’est le cas avec cette petite publication universitaire de 1904 d’un certain Edmond Lamouzèle, qui exhume des profondeurs du passé l’existence d’un méconnu ordre de chevalerie fondé au début du XVIIe siècle, et dont la nature et surtout les membres présentent une grande résonance avec la thématique qui nous intéresse ici.
Selon les documents mis au jour par l’érudit languedocien, cet ordre d’inspiration templière et nommé la « Milice des Chevaliers de Sancta Magdalena (Sainte Marie-Madeleine) » fit son apparition au cours des années 1617 dans le Languedoc, en pleine guerres de religion. Si personne ne semble jamais avoir eu accès malheureusement à la règle secrète de cet ordre ecclésiastique, l’esprit de ses statuts ainsi que les rangs et titres de ses chevaliers permettent d’en dégager la philosophie et la mission primordiale : mener la vie dure (voire davantage) à toute personne venant à manquer de respect à la Chrétienté, en particulier les hérétiques et les protestants ! En cela, l’Ordre de Sainte Marie-Madeleine s’apparente à une résurgence de la terrible Sainte-Ligue et de la Compagnie du Saint-Sacrement, deux mouvements politiques ultra-catholiques nés le siècle précédent. Des mouvements certes relativement oubliés aujourd’hui, mais ayant joué un rôle déterminant dans la politique des États européens durant les guerres de religion ; ces mouvements s’étant notamment érigés en champion de la persécution du protestantisme et de la réaffirmation de la prédominance du culte catholique (L’Espagne, en particulier, s’affirmera à ce titre tout au long des XVIe et XVIIe siècles comme la championne de la foi catholique contre la propagation de la religion réformée en Europe).
Zoom sur : les partis ultra-catholiques, de la Sainte-Ligue à la Compagnie du Saint-Sacrement
Créée en 1571, la Sainte-Ligue fut d’abord l’alliance stratégique et géopolitique de circonstance opérée entre les puissances catholiques d’Europe du Sud (Espagne et états italiens), dans l’objectif de briser la progression des Turcs ottomans en Méditerranée orientale (progression à laquelle la Ligue donnera d’ailleurs un coup d’arrêt lors de la bataille de Lépante, l’un des plus grands affrontements navals de l’Histoire où la qualité des navires vénitiens offre à la Chrétienté sa victoire). De façon plus globale, le terme fut aussi utilisé à la même époque pour désigner la politique intérieure menée en France par le parti catholique, dans le contexte de pleine propagation du protestantisme sur le continent.
Ayant pour fer de lance les célèbres ducs de Guise, la Ligue Catholique française se donnera pour mission de défendre la religion catholique contre les protestants – voire, chez les plus radicaux des premiers, l’éradication de ces derniers (comme lorsque les hommes d’Henri de Guise, avec le soutien de Catherine de Médicis, constitueront les artisans des massacres de la Saint-Barthélemy, qui feront plus de 3 000 morts rien qu’à Paris en 1572…). Elle est d’une certaine façon le bras armé de la Contre-Réforme, le mouvement par lequel l’Église catholique s’efforcera au cours du XVIe siècle, suite au célèbre Concile de Trente, de renouveler sa religion et de « recatholiciser » les régions acquises à la Réforme protestante, de manière offensive (reconquête spirituelle) ou répressive…
Soutenue financièrement et politiquement par l’Espagne (alors première puissance du monde et porte-étendard de la défense du catholicisme en Europe), la Ligue jouera un rôle central dans les huit guerres de religion successives qui déchireront la France entre 1562 et 1598. Issus de la grande maison souveraine de Lorraine, les ducs de Guise s’érigeront alors en champion de la cause catholique, agrégeant autour d’eux tous les partisans du maintien de la catholicité du royaume (et en particulier de la Couronne française, à l’heure où la dynastie des Valois s’approche de l’extinction et où le successeur du trône, en vertu des lois fondamentales du Royaume, n’est autre que le meneur protestant Henri III de Navarre – futur Henri IV).
Tendant à être plus puissant que le roi Henri III lui-même, Henri Ier de Guise, meneur de la Ligue et chef de file des partisans du catholicisme (auxquels 75% de la population restent fidèles), sera finalement piégé et fait exécuter par le roi lors du célèbre épisode de « l’assassinat du duc de Guise », en même temps que deux de ses frères et plusieurs autres leaders de la Ligue. Privée de sa tête, et s’étant considérablement fanatisée et radicalisée (on accuse certains de ses membres d’être des traîtres servant davantage les intérêts de l’Espagne – alors rivale et ennemie de la France – que les intérêts de cette dernière), la Ligue catholique s’éteint peu à peu sur le plan politique, notamment suite à la pacification religieuse du pays permise par l’édit de Nantes promulgué en 1598 par Henri IV (qui s’est finalement converti au catholicisme pour apaiser les tensions et pouvoir se faire sacrer roi de France).
Si la Sainte-Ligue en tant que force d’opposition politique (et militaire) disparaît avec l’arrivée sur le trône d’Henri IV, sa philosophie n’en demeure pas moins très présente et puissante au sein d’une partie de l’aristocratie française, qui considère le nouveau souverain comme hérétique, et les concessions accordées aux protestants trop importantes. Plusieurs anciens chefs ligueurs extrémistes s’exilent à ce moment en Espagne et aux Pays-Bas espagnols, tandis que sur le plan intérieur, le parti dévot prend le relais de l’esprit de la Ligue.
De façon plus générale, il convient de souligner que ce demi-siècle de guerre civile aura porté des enjeux dépassant largement la seule France. Soucieuse de préserver la catholicité de la Couronne mais aussi affaiblir sa rivale française, l’Espagne catholique apportera en effet un appui financier et logistique considérable à la Ligue, tandis que le parti huguenot sera financé par les princes protestants allemands ainsi que par l’Angleterre élisabéthaine (d’ailleurs en guerre avec l’Espagne à la même époque – cf. la célèbre tentative d’invasion de l’Angleterre par l’Espagne à la fin des années 1580 restée dans les mémoires par le dramatique périple de L’Invincible Armada espagnol).
De 1562 à 1598, huit guerres de Religion provoquent une crise sans précédent. En 1598, l’édit de Nantes instaure un régime de tolérance civile, avec l’autorisation du culte protestant. Mais, à partir de 1610, se met progressivement en place une politique qui vise à anéantir le « parti huguenot ». Le rétablissement du catholicisme en Béarn envenime les relations entre Louis XIII et les princes réformés. De 1621 à 1629, se déroulent les dernières « guerres de la Religion » dites de Rohan. La paix d’Alais, en 1629, ruine le parti huguenot.
Jean-paul Chabrol et jacques Mauduy, Atlas des Camisards, p. 9
Fondée en 1630 dans le sillage de la Contre-Réforme, la Compagnie du Saint-Sacrément constitue en quelque sorte l’héritière politique de la Sainte-Ligue. Ayant officiellement la vocation d’organisme de charité (c’est elle qui fondera le tristement célèbre Hôpital Général de Paris, devenue la Salpêtrière), cette société secrète catholique constitua la matrice du « parti dévot », qui occupera un rôle central dans le paysage politique français durant les règnes de Louis XIII et de Louis XIV. Jouant officieusement le rôle d’une sorte d’Inquisition morale contre les dissidents et réfractaires au catholicisme, la compagnie du Saint-Sacrément était connue pour le fanatisme et le puritanisme de ses membres. Nombre d’entre eux furent de fervents militants contre les différentes festivités qui animaient la vie civile, et plus généralement contre la liberté culturelle et la libération des mœurs qui commençaient à poindre en ce milieu du XVIIe siècle (préfigurant en ce sens le libertinage et le libéralisme du siècle des Lumières).
Agissant sous le principe du secret et de la confrérie afin d’éviter les ambitions personnelles et les batailles d’ego, la compagnie était organisée sous une forme centralisée, avec une compagnie mère (la première fondée) à Paris et différentes filiales créées dans les grandes villes de province. Si la compagnie du Saint-Sacrement demeure élitiste, il ne s’agit pas d’un phénomène d’essence purement aristocratique et ecclésiastique. En effet, celle-ci comptait parmi ses membres de nombreux gens de robe et professions libérales (magistrats, avocats,…), et autant de clercs que de laïcs. En ce sens, les différentes filiales de la compagnie du Saint-Sacrement était loin de former un tout homogène, ces dernières étant traversées par des courants contradictoires allant du jansénisme (auquel nous consacrerons un encadré plus bas) à des approches authentiquement mystiques. En fait, la vocation philanthropique de la compagnie (qui s’inscrit dans les principes multiséculaires de la charité chrétienne) soulevait des questionnements d’une véritable modernité. Certains frères défendaient en effet l’image traditionnelle du pauvre – dont il convient de prendre soin, alors que d’autres, plus modernes, pensaient nécessaires d’œuvrer à l’éduquer et le corriger.
D’abord accueillie favorablement par Richelieu dans le contexte de sa politique d’affaiblissement du protestantisme français, la compagnie du Saint-Sacrement finit par s’attirer l’hostilité du pouvoir royal ainsi que des autorités ecclésiastiques par son lobbying et son ingérence croissante dans ce qui est jugé comme relevant des affaires respectives de l’État et de l’Église (sans même parler des accointances politiques dangereuses de la Compagnie avec l’ennemi espagnol) :
Richelieu, Louis XIII, et le pape Urbain VIII soutiennent la création de la Compagnie dans un premier temps, car elle s’inscrit dans la volonté de réforme religieuse exprimée par le concile de Trente. Elle satisfait également le pouvoir royal puisque le roi est pour partie garant de la morale publique. Le Parti cependant ne tarde pas à être l’objet de suspicions de la part des autorités ecclésiastiques et politiques. Mazarin soupçonne la « cabale des dévots » de constituer un groupe de pression, car elle rassemble nombre d’anciens frondeurs. Déjà en conflit avec Vincent de Paul aux réunions du conseil de Conscience, Mazarin redoute que se reforme l’influence de la Ligue et accuse le « Parti des dévots » d’être favorable au roi d’Espagne Philippe IV, contre lequel la France est en guerre. Colbert partage vite cette crainte de voir se développer un « État dans l’État ».
Extrait de l’article Wikipédia consacré à la Compagnie du Saint-Sacrément (rubrique « Dissolution de la Compagnie »)
Après que Mazarin ait tenté de se débarrasser de la Compagnie dès 1660 (via une loi interdisant toutes les sociétés secrètes – ce qui en dit long sur la prolifération et l’importance politiques de ces dernières à cette époque), c’est finalement le jeune Louis XIV qui portera le coup de grâce en dissolvant la Compagnie en 1666 (l’année de la Bête ?). Les différents établissements caritatifs gérés de facto par ses membres à Paris et dans différentes villes de provinces (notamment les Hôpitaux Généraux) basculent alors dans le giron direct de l’État (bien que ces derniers demeurent contrôlés dans la pratique par ces fameux jansénistes dont nous reparlerons plus loin). Si la création de la compagnie du Saint-Sacrement témoignait dans une certaine mesure de la solidarité de proximité ainsi que de l’esprit de charité chrétienne encore vivant au sein d’une certaine élite, sa fin témoigne quant à elle en miroir de la montée de l’absolutisme français et de l’ère de la grande centralisation monarchique engagée par un Richelieu et parachevée par Louis XIV. À l’heure où une certaine modernité invente la surveillance du pauvre par l’État (phénomène également particulièrement remarquable dans l’Angleterre voisine), la dissolution de la compagnie du Saint-Sacrement est ainsi interprétée par certains historiens comme la marque d’une nouvelle ère, une ère où « les nouvelles politiques royales retirent le soin de l’autre aux sociétés locales, le pauvre appartenant désormais aux institutions publiques et la solidarité locale s’effaçant devant les prérogatives de l’État que promeut le Roi Soleil ». [Gourvil, 2011 ; Meyer, 2012]
Ce long détour par les guerres de religion et les mouvements radicaux de « réaction catholique » que l’époque génère désormais effectué (j’espère que vous en avez saisi l’importance), revenons à notre mystérieux ordre languedocien de Sainte-Marie-Madeleine (dont l’origine et le dessein politiques doivent maintenant vous sembler moins mystérieux…). Si le véritable lieu d’origine de la fondation de cet ordre semble se trouver assez certainement au-delà des Alpes à Rome, et peut-être à l’initiative même du Vatican et de son église (cette confrérie templière était en effet surtout composée dans son premier temps de chevaliers italiens – dont plusieurs cardinaux de la Cour Papale !), celui-ci se diffusa grandement en Languedoc, où de nombreuses familles de la vieille noblesse de la province rejoignirent l’Ordre. En effet, celui-ci était exclusivement réservé aux personnes de haute extraction, et ses membres devait être en capacité de prouver leur ascendance noble pour pouvoir appartenir à la Milice.
Parmi ses membres (connus grâce à l’étude menée par Edmond Lamouzèle à partir donc du Manuscrit de l’Ordre), figurent des noms liés à de nombreuses grandes et vieilles familles de la noblesse languedocienne, telles celles des Hautpoul, des Levis, des Montesquieu, des Naves, des Villeneuve, des Latour d’Auvergne, ou encore des … Montmorency ! Eh oui, non seulement les Montmorency appartenaient-ils à cette société secrète de chevalerie, mais plus encore un certain Henri II (le gouverneur rebelle du Languedoc dont nous venons de parler plus haut) en était-il « l’amiral », autrement dit le grand maître pour sa branche française !
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Pourquoi ces noms de familles, liés à une noblesse qui descend des anciens grands seigneurs cathares du Languedoc (dont les terres s’étendaient des contreforts des Pyrénées aux frontières du Gévaudan dans le Rouergue – actuel département de l’Aveyron), nous intéressent-ils ici tant ici ? Tout simplement pour des affaires de généalogie. Sans rentrer dans le détail de la complexité de cette dernière, il est un point très important en effet à retenir ici : c’est le fait que de grands noms de la noblesse du Gévaudan du temps de la Bête descendent directement de ces familles. Par les unions successives que leur famille a pu avoir avec celle des Naves de Rachin par exemple (rappelons à l’époque l’endogamie folle qui règne au sein de la haute noblesse – où l’on ne se marie guère qu’entre gens des mêmes « lignées »), les De Molette de Morangiès descendent ainsi directement des Naves et des Montmorency ! Difficile d’imaginer alors que cernée de toute part entre ces branches, la famille de Molette ait pu échapper à l’obligatoire intégration de ses membres dans l’ordre néo-templier. Comme déjà à l’époque de l’Ordre du Temple, ce genre de confrérie était en effet une haute affaire de famille, et de façon générale, au sein de la haute noblesse (où la consanguinité faisait que tout le monde était plus ou moins cousin les uns des autres), il était compliqué d’aller contre sa propre famille…
Les « liaisons dangereuses » entre l’ancien Pays Cathare et le Gévaudan ne s’arrêtent d’ailleurs pas là, car d’autres puissantes familles de la terre gabalaise avaient des liens avec le « deep Languedoc ». On peut penser notamment à la lignée des comtes de Moret de Peyre, propriétaires du château de La Baume, qui étaient eux-mêmes unis avec la famille de Las Cases, originaire de l’ancien comté du Razès (région de Rennes-le-Château, dans le massif des Corbières), elle-même unie aux Hautpoul. La noblesse languedocienne (de même que l’auvergnate avec laquelle elle était très liée), à l’image de la « noblesse bleue » (qui correspond à la lignée royale), c’est un petit monde, des vieilles familles qui ne s’unissent qu’entre elles, expliquant ainsi la légion de cas d’infirmités et de problématiques de troubles mentaux que toute cette joyeuse consanguinité ne manquait pas de provoquer (ceux qui en douteraient pourront aller consulter s’ils le veulent les fiches Wikipédia de la maison des Habsbourg, des Condés, des Contis, des Las Cases, des Montboissier-Beaufort-Canillac, des Rochechouart-Mortemart, et de tant d’autres, et constater d’eux-mêmes les drôles et troublantes personnalités qui caractérisaient tant d’individus issus de ces puissantes familles régnantes de l’histoire de l’Europe… !).
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À défaut de développer des lignes et des lignes sur ce sujet (qui pourrait mériter une thèse à lui tout seul), résumons un peu ce que nous venons d’entrevoir : au début du XVIIe siècle dans le Languedoc, de nombreuses familles de la noblesse locale rejoignent une nouvelle société secrète de chevalerie exclusivement composée de gens de haute extraction, et dont la mission semble être la défense de la Chrétienté (mais aussi d’une certaine conception de la « pureté » qui préfigure déjà le futur grand mouvement janséniste dont nous reparlerons plus loin). Une décennie seulement après sa fondation, la Milice néo-templière perd son chef, le duc de Montmorency, décapité (et c’est important…) sur ordre du souverain royal.
Si nous ignorons, à défaut de documents pouvant en attester, la nature exacte de la participation des chevaliers de l’Ordre de Sainte Marie-Madeleine à la rébellion portée par son propre leader en 1632, nul doute que les membres de la Milice développeront une certaine rancœur à l’égard du pouvoir royal suite à l’exécution de l’un des leurs. De même, nulle difficulté à imaginer que ceux-ci intégreront vraisemblablement dans les années suivantes les forces croissantes qu’agrègent contre elle l’autorité monarchique (et l’absolutisme que la politique de cette dernière incarne toujours davantage). En effet, et aussi illogique que cela peut sembler au regard de la nature-même de l’Ordre, il convient de souligner que de nombreuses familles composant cette Milice sont partagées entre le protestantisme et le catholicisme. À l’image du jansénisme (mouvement ultra-catholique) qui n’aura pas de meilleurs alliés que les protestants de France contre le pouvoir royal, il semble vraisemblable d’imaginer que suite à la mort d’Henri de Montmorency, l’Ordre de Sainte-Marie-Magdeleine souhaitera en premier lieu venger la mort de ce dernier, et qu’à l’image des survivants de l’Ordre du Temple avant eux (auxquels Jacques de Molay avait appelé à détruire Philippe le Bel et sa lignée pour venger sa mort !), il se repositionnera comme un grand adversaire au pouvoir royal, prêt à s’allier avec tous les ennemis de ses ennemis pour arriver à cette fin. La suite de l’histoire de France semblera, comme nous le verrons, donner crédit à cette théorie…
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1648-1653 : les Condés et la Fronde des Princes
Comme vous devez commencer à le comprendre (ou comme vous l’apprécierez le moment venu), rien de tel que le rappel et la réanalyse de la riche (et troublée) histoire de France pour tenter d’éclairer les sombres événements qui ensanglantent le Gévaudan des années 1760. Dans le cadre de ce parcours historique minutieusement pensé (et dont la séquence ne doit rien au hasard), faisons maintenant un bond de deux décennies vers les temps troublés de la Fronde, guerre civile trop méconnue ou oubliée de nos contemporains, et qui constitue un grand point charnière de l’histoire de France (et en particulier de l’absolutisme total dans laquelle celle-ci s’apprête à royalement entrer).
Tout commence en janvier 1648 lors d’une session au Parlement de Paris.
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Fallait-il que l’enfer eût vomit de son sein
Extrait d’un poème paru en 1765 (« La Bête monstrueuse et cruelle du gévaudan »)
Ce monstre carnassier exorable, inhumain ?
N’est-ce pas un démon incarné sur la terre,
Et qui au genre humain déclare la guerre
Qui avant le règne du jour de l’Antéchrist
Porte ici dans ce temps son infernal esprit ?
[…]
Dieu lui fasse la grâce d’être enfin tranquille,
Tant à la campagne qu’aux gens de la ville.
On prie en Gévaudan avec grand gémissement
Pour être délivré de ce malheur pressant.
Sans cesse on y fait des oraisons publiques,
Il n’est d’autre moyen, la cause est sans répliques.
Mais que d’un tel monstre ; Dieu nous préserve,
Et le fasse périr, où il le réserve !
Nous n’avons pas besoin de tous ces animaux,
Car ce sont de Dieu tout autant de fléaux.
* * *
… Fin de la Partie I du HORS-SÉRIE …
Dans la deuxième partie de ce gigantesque hors-série, après nous êtes concentrés ici sur tout un ensemble d’événements déterminants des règnes de Louis XIII et de Louis XIV (ainsi que de la Régence), nous continuerons à remonter le temps et la bobine de l’Histoire en nous concentrant cette fois sur le règne de Louis XV. De la disgrâce du duc de Bourbon à celle du prince de Conti, de la maladie de Louis XV à l’attentat de Damiens, et de la guerre de Succession d’Autriche à la désastreuse guerre de Sept Ans, nous continueront à explorer ces grands jalons de l’histoire de France qui, outre leur intérêt propre, auront peut-être aussi celui d’éclairer le mystère de la Bête de tout son sens…
Tous ces développements, tous ces encadrés, tous ces petits et grands événements plus ou moins occultes de l’histoire de France, pour tenter de percer une bonne fois pour toute le mystère des origines de la Bête dans le quatrième et dernier chapitre de cette grande série. Là, nous sortirons d’abord du périmètre du seul Gévaudan pour aller à la rencontre des autres histoires de « Bêtes dévorantes » qui ont marquées la France du règne de Louis XV, et lèverons également le voile sur la réalité de ces légendes de loup-garou qui hantent tant de contrées de notre belle et vaste France. Ceci avant, bien sûr, de nous plonger enfin dans le nœud et noyau vivant de l’affaire, en la personne de toutes ces personnalités de haut-rang qui s’y impliquèrent de près ou de loin, et dont le parcours et le portrait social et politique au temps de la Bête ont tant à nous dire sur les énigmes décisionnelles et opérationnelles que nous posent cette dernière tout au long de l’affaire (que vous devez normalement désormais bien maîtriser, ce qui sera utile et nécessaire pour le grand final). À très bientôt donc pour la suite !
(et pour ceux qui voudraient en attendant en apprendre davantage sur l’histoire et la géographie de la belle Lozère – le département central de l’affaire de la Bête, je vous renvoie à nouveau vers les petits et gros articles consacrés à ce sujet ci-dessous sur le blog ! 😉)
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