La guerre de Sept Ans : voilà bien un sujet qui devrait plaire aux amateurs de (géo)politique, d’essor de l’économie mondialisée et d’épopées coloniales, de même qu’aux passionnés de la grande histoire de la marine à voile et de l’époque où les fiers trois mâts dominaient encore lesmers du monde (et plus exactement : tout cela étroitement imbriqué !).
À vrai dire, je n’avais pas du tout prévu d’écrire cette série. Mais comment pouvais-je véritablement vous raconter l’histoire de la guerre d’Indépendance américaine (mon dernier grand article engagé) sans vous avoir préalablement parlé de celle de la guerre de Sept Ans, cette « première guerre mondiale » de l’Histoire, qui coûta si cher à la France (notamment la quasi-intégralité de son premier empire colonial), traumatisa nombre des habitants de ses littoraux (nous verrons pourquoi), de même que ses marins – rudement malmenés et décimés par la Royal Navy. Également une guerre qui, plus globalement, humilia la France et ses gouvernements, y développa une profonde amertume et y attisa même au sein de la population toute entière un certain désir de revanche (désir qui allait déboucher sur l’engagement de la flotte française dans la guerre d’Indépendance des Treize Colonies britanniques, aboutissant ainsi à la naissance des États-Unis d’Amérique).
En juin dernier, j’avais consacré une très importante série à l’histoire de la Nouvelle-France, l’ancienne colonie française d’Amérique du Nord (dont le Canada francophone ainsi que les noms français de nombreuses villes du centre des États-Unis constituent aujourd’hui un lointain témoignage). Je vous y avais notamment raconté en détail la chute de cette colonie aussi immense que sous-peuplée, comparée notamment à ses voisines et rivales anglaises (que la Nouvelle-France avait pour propriété d’encercler). Colonies britanniques d’Amérique du Nord qui n’auront ainsi de cesse de faire précipiter l’inéluctable invasion de ces territoires par leur Métropole : une Angleterre dont le désir d’hégémonie coloniale et commerciale sur les continents où elle s’est solidement implantée (Amériques, Indes,…) se voit alors entravée par l’empire colonial concurrentet commercialement florissant de son bien-aimé voisin et rival d’Outre-Manche (une invasion et capture du Canada français connue par ailleurs chez les Québécois d’aujourd’hui sous le nom très évocateur de « guerre de la Conquête »).
Une autre grande fresque historique proposée sur le blog, à découvrir idéalement en amont du présent récit !
S’ils eurent évidemment leurs ressorts et leurs protagonistes propres (tout en étant en partie à l’origine de cette guerre), les affrontements entre Franco-Canadiens (et Amérindiens) et Britanniques en Amérique du Nord ne constituèrent toutefois – il faut bien l’avoir en tête – que quelques pions dans la vaste partie d’échecs planétaire qui opposera ainsi la France et l’Angleterre (et leurs alliés respectifs) durant près de huit longues années, sur l’ensemble du continent européen aussi bien que sur près de la moitié des mers du globe ! Une guerre de « Sept Ans » s’inscrivant elle-même, en outre, dans la continuité et conséquence directe de la précédente : la guerre dite de « Succession d’Autriche ». Guerre qui marqua quant à elle la fin de la « première Entente cordiale » entre nos chaleureux amis français et britannique (et plus exactement même l’ouverture de près d’un siècle d’hostilités et d’affrontements quasi-ininterrompus entre ces derniers – que de célèbres historiens se sont d’ailleurs plu à qualifier de « Seconde guerre de Cent Ans » !).
Loin d’en être le terrain central, l’espace nord-américain ne fut en fait que l’un des théâtres d’une guerre qui se porta ainsi de l’Atlantique à l’océan Indien (en passant par les Antilles), de la Méditerranée aux côtes brésiliennes et africaines (et, continentalement, de l’Espagne à la Pologne actuelle). Un conflit de plus entre grandes puissances européennes (les fameux « Great Power » de l’époque) qui, s’il restera fortement et premièrement terrestre, atteindra également une dimension maritime et internationale inédite, de par l’intensité des enjeux et des frictions coloniales qui s’y manifesteront. Autant de dynamiques qui préfigureront d’ailleurs du nouvel ordre mondial (caractérisé par la complète hégémonie maritime et coloniale britannique – connue ultérieurement sous le nom de « Pax Brittanica ») sur lequel déboucheront plus tard les guerres révolutionnaires et napoléoniennes.
Une vaste fresque historique qui nous portera aussi bien de l’Atlantique à l’océan Indien et des Indes aux Antilles, qu’aux confins des grands espaces nord-américains, épicentre de cette grande rivalité entre Français et Britanniques du XVIIIe siècle, et étincelle du déclenchement d’un futur choc d’envergure planétaire…
Sept ans d’une guerre aussi méconnue que déterminante de l’histoire du Monde (et aux origines de tous les grands conflits du XVIIIe siècle qui lui succèderont),dont je vous propose ainsi d’explorer les événements et surtout les grands tenants et aboutissants dans cette conséquente série d’articles, plus globalement centrée sur cette fameuse Seconde guerre de Cent Ans.
Une série qui nous portera des Grandes Découvertes et de la fondation des grands empires coloniaux européens outremers jusqu’à la guerre d’Indépendance américaine, en passant par les grands conflits du milieu du XVIIIe siècle (guerres de Succession d’Autriche et de Sept Ans). Autant de conflits qui témoignent de l’intense rivalité (commerciale, coloniale) et plus généralement de la lutte globale et planétaire qui oppose alors Français et Britanniques pour la domination (de la mondialisation) du monde.
Une série qui vous plongera dans la naissance du libéralisme (économique et politique),du parlementarisme, de la mondialisation maritime, de la globalisation économique et de l’ère industrielle. Une série qui vous permettra également de mieux comprendre pourquoi l’anglais est devenue la langue internationale, pourquoi et comment la France fut éjectée des continents américain et indien (laissant ainsi le champ libre à l’hégémonie britannique en Amérique du Nord, et à la colonisation ultérieure des Indes puis de l’Australie par la Grande-Bretagne), pourquoi Louis XVI envoya sa Marine aider les insurgés américains, et pourquoi Napoléon conquit l’Europe jusqu’à la Russie (et y établit un immense blocus continental).
Une série constituant la plus vaste œuvre du vulgarisation du blog, et qui s’apparente au nécessaire et passionnant liant entre les deux géants de l’histoire de France que constituent le règne de Louis XIV et la Révolution française. Une grande fresque historique qui vous permettra ainsi de mieux comprendre la naissance de notremonde moderne. Bonne lecture !
Le XVIIIe siècle, la mer et la naissance de « l’espace-monde »
Arsenal de Toulon, 19 décembre 1739. Entouré de ses ouvriers, Blaise Ollivier vit certainement l’un des plus beaux jours de sa brillante carrière d’ingénieur des constructions navales. Sous ses yeux, se matérialise en effet le fruit mûr de plus d’une décennie de travail : le lancement du navire le Terrible, considéré comme le premier vaisseau de 74 canons. Un nouveau type de vaisseau de ligne qui s’apprête à révolutionner la marine de guerre de l’époque, et à conférer à la France une supériorité technologique inédite dans l’histoire de son armement naval.
Joseph-Blaise Ollivier (à droite) constituera l’un des plus brillants ingénieurs navals français exerçant durant les fonctions du comte de Maurepas (à gauche), ministre de la Marine de 1723 à 1749 (une longévité rare sur ce poste !).
Pourtant, la France partait de loin. Lorsque Jean Frédéric Phélypeaux de Maurepas prend la charge des affaires navales en 1723 (à seulement 22 ans, et alors que celui-ci « ne savait même pas de quelle couleur était la mer » selon l’un de ses sympathiques confrères), le jeune ministre récupère une Marine en grande difficulté structurelle. Après un aussi brillant qu’épisodique petit âge d’or sous le grand règne de Louis XIV, la Marine française est en effet à nouveau tombée – une fois n’est pas coutume dans sa longue histoire – dans le manque chronique d’investissement et de vision stratégique qui caractérise trop souvent le rapport à sa Marine de la première puissance continentale d’Europe (et d’un royaume de France qui se pense et se centre avant tout en effet sur ses enjeux et efforts terrestres).
Il est vrai que la période d’incertitude qui marque la Régence ainsi que les premières années du règne de Louis XV (influencées par le duc de Bourbon et le cardinal de Fleury) n’ont pas été favorables à l’entretien d’une marine de guerre efficiente. Après les années de conflits incessants (et ruineux) qui caractérisent la fin du règne du Roi-Soleil, on s’emploie au sein du gouvernement français à essayer de remplir les caisses de l’État vidées par les guerres, à équilibrer les comptes, à rationaliser. Alors qu’à la veille de sa mort, Louis XIV pouvait se vanter d’avoir une ligne de bataille comptant plus d’une centaine de vaisseaux de guerre (dont 26 navires de lignes de 1er rang), la Royale française se retrouve, à peine une décennie plus tard, à l’état d’abandon organisé avec seulement une trentaine de vaisseaux de haut-bord encore capable de prendre la mer ! Faute d’entretien et de financement, un grand nombre de vaisseaux pourrissent en effet au mouillage, et seules quelques frégates et navires marchands semblent encore entretenir l’illusion. Les trois principaux arsenaux du Royaume (Brest, Rochefort et Toulon) sont quasi sans activité, et des rapports d’époque nous les décrivent même envahis par la végétation. Une situation navale catastrophique pour la première ou seconde puissance du monde (selon les points de vue) que résume bien cet extrait d’un mémoire officiel d’un écrivain français du début du début du XVIIIe siècle :
Notre marine détruite ; pas un vaisseau à mettre à la mer ; la plupart des officiers hors d’état de servir, les ports ruinés faute de réparations ; nos colonies d’Amérique n’ayant pas de quoi faire la moindre résistance et pouvant être enlevées d’un coup de main.
Valincour, « mémoire sur l’état de l’europe » (1726), cité par Michel vergé-franceschi dans « la marine française au xviiie siècle » (1996)
Le brillant Valincour a la dent dure, mais il n’a pas tort de s’alarmer sur l’état critique de la Marine française. Car malgré l’intense attention qu’il serait effectivement préjudiciable de ne plus apporter aux affaires terrestres (les rivalités et guerres de voisinage ne manquant pas il est vrai en ce début de XVIIIe siècle pour le royaume de France), l’heure est néanmoins à l’outremer, à la mondialisation économique et à la croissance exponentielle des activités maritimes.
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Les Européens à la conquête du (Nouveau) Monde
En ce début de XVIIIe siècle, le monde est en effet entré dans une nouvelle ère. Longtemps centrée sur son seul continent et la Méditerranée, la vieille Europe a traversé les mers, et est désormais présente (et en situation de domination) dans le monde entier. Ce n’est, certes, pas la première fois de l’histoire de l’Humanité que la Planète connaît des dynamiques de « mondialisation ». Mais celle-ci dépasse toutefois en intensité toutes les précédentes, et s’est opérée à une vitesse rarement atteinte dans l’Histoire.
Voyez plutôt : en l’espace de seulement deux siècles, les Européens ont établi des colonies du bout de l’Amérique du Sud au Grand Nord canadien, et des côtes de l’Afrique aux lointaines îles du Pacifique. Les Antilles sont désormais propriété européenne, et l’une de leurs plus grandes sources de richesses. L’Afrique constitue un réservoir de main d’œuvre servile, et une étape sur la route des Indes. Longtemps sous influence arabe, l’océan Indien est devenu une mer européenne, et ses côtes et ses îles sont bordés de comptoirs et de ports au main de grandes compagnies marchandes ; autant de relais du florissant et lucratif commerce des épices et de ces produits de luxe (soie, porcelaine,…) dont sont alors friandes toutes les élites urbaines de la vieille Europe. En plus du coton, les Amériques produisent le café, le tabac et le sucre qui trônent désormais à tout bonne table qui se respecte, et qui font la fortune des marchands du Vieux Continent. Comment l’Europe s’est-elle ainsi établie sur tous les continents et mers du globe ?
En aparté: une « mondialisation » déjà ancienne
Le phénomène de « mondialisation » que connaît le monde durant l’ère des Grandes Découvertes (entendu comme un processus de grand développement des échanges – économiques, culturels, de population, etc. – à l’échelle planétaire) ne constitue pas une première dans la longue histoire de l’Humanité. Dès le IIe millénaire av. J.-C. en effet, une vaste zone commerciale reliait déjà les civilisations de l’Indus (sous-continent indien) au monde minoen (Crète et Grèce antiques), via les cités du célèbre Croissant fertile (Mésopotamie et Égypte antiques). Un phénomène qui, loin de péricliter, s’amplifiera même le millénaire suivant, avec la fondation de l’Empire perse, puis l’extension de la domination des Grecs sur la Méditerranée et le Proche-Orient antiques (on parle d’ailleurs alors de « mondialisation hellénistique » !).
Au milieu de l’Antiquité, déjà, la Planète enregistre ainsi desprocessus de mondialisation partageant de nombreux traits communs avec ceux que le monde connaîtra près de 2.000 ans plus tard durant la période des Grandes Découvertes : brassage des populations (avec des Grecs allant par exemple s’établir, suite aux conquêtes d’Alexandre le Grand, jusqu’aux actuels confins de l’Afghanistan !), constitution d’une culture mondiale (avec une culture grecque tendant à s’imposer comme la culture universelle, et que tous les non-Grecs s’efforcent alors peu ou prou d’acquérir), intensification et mondialisation des échanges (avec la mise en place d’une proto-économie « mondialisée », qui voit notamment des Grecs installés en Inde confectionner des bouddhas qui seront exportés jusqu’au… Japon !), multilatéralisme (via la constitution d’États plus ou moins égaux par leur taille et par leur force). Autant de dynamiques qui vont ainsi générer une certaine émulation culturelle et de nombreuses innovations techniques, et notamment une grande profusion de découvertes scientifiques (en particulier des mathématiciens grecs au sein de villes comme Syracuse – offrant un rythme de découvertes que le monde ne connaîtra pas à nouveau avant la Renaissance en Europe !).
Durant tout le Moyen-Âge, en plus de l’Europe, de grands réseaux commerciaux continuent par ailleurs d’unir des régions extrêmement éloignées de la Planète : citons notamment la célèbre « route de la Soie », qui reliait continentalement la Chine à l’Europe à travers l’Eurasie ; un réseau terrestre vieux de plusieurs millénaires par lequel se propageront d’ailleurs historiquement de nombreuses connaissances et innovations (papier, pâtes, boussole, poudre à canon,…). Il y a aussi, sur le plan terrestre, le réseau transsaharien : une grande zone commerciale sous domination arabe via laquelle métaux précieux (or, argent,…) et esclaves transitent des régions de l’Afrique de l’Ouest vers le cœur du monde arabo-musulman (des routes commerciales qui joueront par ailleurs un rôle central dans l’islamisation de l’Afrique). Un monde arabe, également, ouvert et connecté sur le plan maritime avec l’Extrême-Orient via l’océan Indien, alors espace d’épanouissement d’un vaste réseau marchand, centré sur le commerce des épices (poivre, cannelle, clou de girofle, muscade, gingembre,…).
Loin de l’idée d’une période obscure et fermée sur elle-même, le Moyen-Âge, dans la continuité de la période antique, est caractérisé par l’existence de nombreux échanges transcontinentaux entre l’Europe, l’Asie et l’Afrique, comme en témoigne cette magnifique carte des routes et réseaux commerciaux au milieu du Moyen-Âge (carte où l’on peut notamment remarquablement observer – parmi mille détails – la célèbre « Route de la soie » en violet !).
C’est d’ailleurs précisément (parmi de multiples autres facteurs) le monopole du monde arabe sur les voies de commerce avec l’Orient (et l’Afrique), qui va pousser un certain nombre de grandes puissances navales européennes à l’exploration et la découverte de nouvelles routes maritimes. Jusqu’ici, les Européens se contentaient en effet globalement d’acheter à prix d’or les épices importés et transportés d’Asie par les riches marchands arabes (par l’intermédiaire des grandes républiques maritimes italiennes de Gênes et de Venise, qui s’étaient faites ainsi la spécialité de ce juteux commerce en Méditerranée). Une situation que quelques puissants États et audacieux navigateurs s’apprêtent néanmoins à totalement bouleverser…
Très appréciées et recherchées au sein de l’Europe médiévale, les épices (et l’accès direct à leur commerce) constitueront l’un des principaux moteurs de l’exploration maritime européenne, tout particulièrement des Portugais, qui seront les premiers à atteindre les régions que l’on appellera ensuite les « Indes orientales » (sous-continent indien, péninsule indochinoise et Indonésie) et à y établir un premier réseau de comptoirs commerciaux via les côtes africaines. Les Espagnols, seconds grands acteurs de la première vague d’exploration maritime européenne, chercheront quant à eux à trouver de nouvelles routes vers les Indes et ses épices par l’Ouest, et y découvriront finalement l’Amérique (et bien d’autres richesses imprévues…) !
Ce sont d’abord les Portugais, qui dès le début du XVe siècle, ont exploré toujours plus loin la côte ouest de l’Afrique, s’appuyant largement sur les anciennes cartes et récits des grandes civilisations maritimes européennes qui, longtemps avant eux, avaient déjà poussé loin sous ces latitudes (notamment les Phéniciens et les Carthaginois). En cette période où l’Empire ottoman contrôle l’ensemble du Proche et Moyen-Orient (et donc les grandes routes terrestres vers l’Asie – notamment l’antique route de la Soie), les navigateurs et marchands de la vieille Europe cherchent en effet à court-circuiter la « Sublime Porte », en trouvant par la mer de nouvelles routes directes vers les Indes et la Chine, et leurs précieuses épices. D’abord par l’Est, en contournant l’Afrique, afin de venir concurrencer sur place les marchands arabes (qui opèrent depuis des siècles entre la mer Rouge et l’océan Indien). Et puis il y a la route de l’Ouest…
Cette route de l’Ouest vers les Indes, on la sait théoriquement possible – et même certaine – du fait du grand développement récent des connaissances (et instruments) géographiques et astronomiques, grâce auxquelles le caractère sphérique de la Terre en particulier est désormais bien établi. Les grands navigateurs européens de l’époque (notamment Colomb) ont également remis la main sur d’anciennes cartes et textes de l’Antiquité et des marins vikings. Vikings qui avaient déjà, près de 600 ans auparavant, explorés (et même colonisés) les côtes d’un continent nouveau situé de l’autre côté du vaste Atlantique. Cela sans même parler des pêcheurs basques, normands et bretons qui, depuis la fin du XIVe siècle, fréquentaient déjà les Grands Bancs de Terre-Neuve, et rapportaient de l’autre côté de l’océan les poissons qui y abondent (tout particulièrement la morue).
Un peu avant l’an Mil, après avoir colonisé l’Islande, des Vikings (menés par le célèbre Erik le Rouge) s’établissent au Groënland (dont le climat était bien plus doux à l’époque qu’aujourd’hui), où leurs colonies s’épanouiront durant plusieurs siècles.
Depuis leurs établissements du Groenland, grâce à leurs langskip, des Scandinaves s’aventurent jusqu’à l’actuelle Terre-Neuve, y fondant même une petite colonie (rapidement décimée). Durant les siècles qui suivront, les Vikings mèneront de nombreuses expéditions sur les côtes nord-américaines, en particulier pour la chasse et y charger du bois. Dans le cadre de leurs expéditions de chasse (morse, baleine,…), ils se seraient même aventurés jusque dans la lointaine baie d’Hudson, officiellement découverte par le navigateur anglais du même nom au XVIIe siècle. Quoiqu’il en soit, les Vikings ont bien découvert à l’époque des terres faisant partie intégrante du Canada (et donc de l’Amérique). Les innombrables renseignements sur les routes, les mers occidentales et les terres qu’ils auraient découvertes, précieusement conservés par leurs descendants, auraient ainsi étroitement servi aux voyages et à la définition des itinéraires des grands explorateurs européens de l’époque des Grandes Découvertes.
Les expériences de colonisation vikings au Groenland et en Amérique du Nord ne resteront pas sans intérêt dans la grande histoire de l’exploration maritime européenne. Ces derniers ont, en effet, réalisé de nombreuses cartes des terres qu’ils ont découvertes, qui seront en partie récupérées par leurs successeurs portugais et espagnols, et qui s’avèreront hautement utiles à ces derniers pour leurs premières traversées à travers l’immense océan Atlantique à la fin du XVe siècle. Certaines sources évoquent notamment un voyage de Christophe Colomb en Islande avant son départ vers l’Amérique. Le célèbre explorateur génois aurait-il ainsi bénéficié d’anciennes cartes détaillant les côtes américaines reconnues par les marins vikings (comme la mappemonde ci-dessus intégrant la représentation des côtes du Vinland) avant de faire voile vers le Nouveau Monde ?
Dès le début du XVe siècle, sous l’impulsion du roi Henri le Navigateur, les Portugais poussent leurs navires au-delà des limites du monde connu : ils s’engagent dans le vaste océan Atlantique, découvrent et colonisent les archipels des Açores, de Madère et des Canaries, tout en descendant parallèlement les côtes de l’Afrique de l’Ouest dans l’idée d’atteindre les Indes par mer en contournant le continent africain. Le cap de Bonne-Espérance (la pointe sud de l’Afrique) est franchi en 1487, et en 1497, après avoir remonté la côte est de l’Afrique (région où sont implantés depuis des siècles les marchands arabes), le navigateur portugais Vasco de Gama atteint le sous-continent indien, où des comptoirs sont bientôt fondés. Dans les deux décennies qui suivent, les Portugais continuent à s’aventurer encore plus loin à l’Est, fondant de nombreux comptoirs dans les îles de l’actuelle Indonésie (alors appelées les Moluques ou l’Insulinde) – et poussant même jusqu’à la Chine et au Japon ! – tandis que dans le même temps, d’autres navigateurs portugais explorent la route de l’Ouest, découvrent et s’installent au Brésil.
Une excellente petite web-série du copain Damien d’EnQuête d’Histoire autour de cette question qui mérite davantage de développements que ne le proposent nos manuels scolaires : qui a vraiment découvert l’Amérique ? Réponses, pistes et indices dans cette riche série de 4 vidéos ! 😉
Faute d’avoir convaincu la Couronne portugaise de son projet d’exploration d’une nouvelle route vers les Indes par l’Ouest, c’est vers sa grande voisine ibérique, celle du royaume de Castille, que le génois Christophe Colomb offre ses services, et présente son ambitieux et audacieux projet d’expédition à travers l’Atlantique. Désireuse de se tailler sa part du gâteau des prometteuses richesses du « Nouveau Monde » (Mundus Novus), et soucieuse de trouver une alternative sérieuse à son concurrent portugais (qui contrôle déjà la route de l’Est), la Couronne espagnole se décide à soutenir et financer l’expédition de Colomb – qui lève l’ancre de Palos et fait voile vers l’Ouest le 3 août 1492.
Heureuse décision, qui en la personne de Christophe Colomb, permet en effet à Isabelle la Catholique et à la couronne de Castille de prendre possession en leur nom des nouvelles terres découvertes par l’explorateur italien dans les Caraïbes et en Amérique centrale ; ces bientôt fameuses et si fructueuses « Indes occidentales » qui deviendront notamment le berceau de la Nouvelle-Espagne.
Un détail de la première expédition de Colomb vers l’Amérique est particulièrement relevé par les amateurs de mystères et a fait l’objet de nombreuses conjectures et controverses historiques. Nous savons en effet aujourd’hui par les documents d’époque que les trois navires de l’explorateur génois (dont sa célèbre caravelle, la Santa Maria) arboraient une croix pattée rouge sur leurs voiles lors de cette traversée. La présence de ce symbole bien connu de l’Ordre du Temple sur les navires de Colomb a eu l’effet d’alimenter toutes sortes d’hypothèses plus ou moins radicales : le génois travaillait-il pour une structure secrète de l’ancien Ordre (qui auraient subsisté sous une forme clandestine) ? Disposait-il d’anciennes cartes templières de l’Amérique – que ces derniers auraient possiblement récupérés des explorateurs vikings, ou qu’ils auraient établis eux-mêmes en ayant mené leurs propres explorations à travers l’Atlantique ?Nous ne le saurons probablement jamais, mais deux données méritent réflexion. D’une part, Colomb disposait de lien de parenté avec l’ancien grand maître de l’Ordre du Christ portugais, un ordre héritier des anciens Templiers de la péninsule ibérique (pays où ils ne furent jamais arrêtés ni interdits contrairement à la France). Cet Ordre est d’ailleurs connu pour avoir jouer un grand rôle dans les explorations maritimes menées au nom du roi portugais Henri le Navigateur. D’autre part, les Templiers de France disposaient d’un très important port à La Rochelle, qui faisait l’objet d’une intense activité. Cependant, ce port ne se trouvait alors face à rien, en une époque où la navigation maritime et marchande se résumait au cabotage le long des côtes européennes. Les témoins de l’époque relatent qu’ils voyaient les navires templiers faire voile plein Ouest et disparaître à l’horizon. Où se rendaient-ils, et à quoi servait aux Templiers leur grand port de La Rochelle ? Encore une grande question historique demeurant sans réponse aujourd’hui…
Réalisé par l’espion italien du même nom en 1502, le planisphère de Cantino est la plus ancienne carte représentant les découvertes castillanes et portugaises des années 1492-1500 (c’est-à-dire en l’occurrence les voyages de Christophe Colomb dans les Caraïbes, de Gaspar Corte-Real à Terre-Neuve, de Pedro Álvares Cabral au Brésil et de Vasco de Gama en Inde… !).
La première ère de la grande période de conquête coloniale européenne sera avant tout espagnole et portugaise (bien que les Français, même si cela est aujourd’hui peu connu, participèrent eux aussi dès le début à la course).
Pour les intéressés du début de l’histoire des Grandes Découvertes (dominée par l’Espagne et surtout par le Portugal), je vous renvoie vers cet excellent épisode de la chaîne L’Instant Histoire. Une vidéo permettant de bien comprendre pourquoi et comment un petit pays d’à peine un million d’habitants partit à la conquête des mers et se constitua, en seulement un siècle, un immense empire colonial – considéré comme le premier empire à dimension mondiale de l’Histoire !
Le moins que l’on puisse dire, c’est que la découverte ne laisse pas de marbre les autres grandes nations européennes. Rapidement, ces autres importantes puissances maritimes que sont déjà la Hollande et l’Angleterre, se lancent à leur tour dans l’exploration des mers et de nouvelles terres, finalement suivie par la France – partie bonne dernière dans l’aventure coloniale. Si le premier tour du monde est portugais (Magellan) et la première Amérique espagnole, la Hollande et l’Angleterre rattrapent vite leur retard dans la course à la conquête du Nouveau Monde : les Hollandais s’établissent dans ce que l’on appellera les Indes néerlandaises (actuelle Indonésie) et prennent le contrôle du stratégique détroit du Siam (le grand point de passage de l’Inde à la Chine), tandis que les Anglais réalisent les deuxième et troisième circumnavigations (tours du monde) de l’Histoire – bientôt suivis par les mêmes Hollandais.
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La fondation des grands empires coloniaux européens
La course a été ouverte pour l’Amérique entière par le voyage révolutionnaire de Christophe Colomb (1492). L’Espagne (la Castille) est gagnante.Huit ans plus tard, en 1500, les Portugais, avec Alvarez Cabral, se saisissent de la Terre de Santa Cruz, celle à laquelle le bois de teinture rouge (le pao brasil) va donner son nom de Brésil. Puis, les Français dont les navires, marchands ou pirates, ou les deux à la fois, fréquentent toutes les côtes atlantiques du Nouveau Monde, de Terre-Neuve (connue dès le début du siècle) jusqu’aux Antilles, à la Floride et aux côtes du Brésil (alors plus théoriquement que pratiquement tenues par les Portugais), les Français reconnaissent le Canada (1534-1535), s’y installent enfin (1603). Les Anglais, dans ces conditions, arrivent bons derniers : Walter Raleigh a relâché sur le littoral de ce qui fut aussitôt la Virginie, avec les dernières années du XVIe siècle, mais y a fondé un établissement éphémère ; les pèlerins du Mayflower arrivent, en 1620, au cap Cod, sur la côte de ce qui sera le Massachusetts.
Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, p. 603
Encore davantage que l’Afrique et l’Asie, ce sont les Amériques qui suscitent le plus d’intérêt et de convoitise des grandes puissances maritimes européennes. En Amérique du Nord, les Anglais ont la bonne idée de s’installer (bien que très tardivement comparées aux autres puissances coloniales) sur les côtes tempérées et fertiles de l’actuelle façade Atlantique des États-Unis, et y fondent bientôt les colonies de Virginie, du Maryland et de Nouvelle-Angleterre (Massachussetts, Connecticut, etc.). Les Hollandais s’établissent quant à eux entre ces dernières, dans ce qui deviendra la Nouvelle-Amsterdam (l’actuelle région de New York – dont le futur site fut d’ailleurs exploré pour la première fois par un florentin, pour le compte de… la France !). Le reste du continent (Amériques Centrale et du Sud) se partage entre Espagnols et Portugais, selon une frontière bien connue, instituée dès le début du XVIe siècle au niveau de l’actuel Brésil par le célèbre traité de Tordesillas (1494).
Longtemps restée à la traîne de la dynamique exploratrice et colonisatrice, la France de François Ier(qui passe les premières décennies du XVIe siècle à ne penser qu’à la conquête de l’Italie), finit elle aussi par rejoindre le mouvement général. Suivant les routes de leurs prédécesseurs, les Français se détournent enfin de leur politique maritime exclusivement méditerranéenne et partent à leur tour explorer les côtes de l’Afrique et surtout de l’Amérique du Nord, se concentrant particulièrement sur l’île de Terre-Neuve et le golfe du Saint-Laurent (régions de l’actuel Canada). C’est dans ces régions (au climat bien plus rude que celui de la Métropole) que le royaume de France établit – après de nombreuses tentatives infructueuses – ses premières grandes colonies outremer : celles de l’Acadie (actuelle Nouvelle-Écosse), et surtout celles de la vallée du Saint-Laurent, berceau du Canada français et du futur Québec (d’autres colonies seront également fondées par les Français au Brésil et en Floride, mais ne tiendront pas longtemps – cf. encadré ci-dessous).
Premières des nouvelles terres atteintes par les Européens, l’archipel des Caraïbes n’est pas en reste. Bénéficiant d’un climat exceptionnellement favorable aux grandes cultures de plantation (sucre, coton,…), et idéalement situées qui plus est au carrefour des routes vers leurs nouvelles colonies américaines, les Antilles se retrouvent rapidement au centre des convoitises des grandes puissances colonisatrices européennes (tout particulièrement espagnoles, françaises et anglaises).
D’abord chasse gardée de leur première découvreuse (l’Espagne) – qui colonise dès la décennie 1490 les îles de Cuba, de Puerto-Rico et d’Haïti (Hispaniola), les Caraïbes voient en effet arriver et s’implanter au fil du temps tout ce que l’Europe compte d’avides puissances marchandes et maritimes : Hollandais, Danois, mais aussi et surtout Britanniques et Français (qui y emboîtent le pas des boucaniers et autres flibustiers venus rapidement vampiriser les riches galions espagnols évoluant dans ces eaux tropicales, pour le compte de ces mêmes pays à qui ils auront ainsi, indirectement, préparé le terrain !).
Zoom sur : la France Antarctique et la « Nouvelle-France floridienne » : deux tentatives (ratées) d’implantation française en Amérique
Cela est peu connu, mais les voyages de Jacques Quartier au nom de François Ier ne constituèrent pas les seules expéditions entreprises par la France en Amérique. Dès 1524, l’explorateur italien d’origine florentine Giovanni da Verrazzano avait été le premier Européen à explorer, au nom de la France, la côte atlantique de l’Amérique du Nord (c’est d’ailleurs lui qui donnera à ces nouveaux territoires le nom de « Nova-Gallia » – Nouvelle-France).
Le voyage de Verrazzano le long des côtes de l’Amérique du Nord en 1524. Les territoires découverts par l’explorateur italien seront ultérieurement colonisés par les Anglais et les Hollandais, et deviendront respectivement les colonies de Caroline, de Virginie, du Maryland, de la Nouvelle-Amsterdam et de la Nouvelle-Angleterre.
Dans le cadre de son premier voyage (qui précède de 10 ans celui de Jacques Cartier dans le golfe du Saint-Laurent), Verrazzano avait longé la côte des futurs États-Unis d’Amérique, de l’actuelle Caroline du Nord à la péninsule de Cap Cod (au niveau de ce qui deviendra Nouvelle-Angleterre). L’explorateur italien avait en outre donné à ces nouvelles terres des toponymes français (dont certains subsistent toujours), et avait même exploré la baie de la future ville de New York (découverte le 17 avril 1524), à laquelle il avait donné le nom de « Nouvelle-Angoulême », en hommage à François Ier, comte d’Angoulême.
De retour en France, Verrazzano prépare immédiatement un nouveau voyage en vue de trouver un passage vers l’Asie autre que le détroit de Magellan (découvert et contrôlé par les Portugais) – ce qui avait constitué le but premier de son expédition le long des côtes de l’Amérique du Nord. Après une tentative par l’est de l’Afrique à travers l’océan Indien, l’explorateur italien, toujours mandaté par le roi de France, tentera une ultime expédition vers l’Amérique, où il disparaîtra avec son équipage sans laisser de traces.
Les explorations faites par Verrazzano en 1524 aboutissent à la célèbre carte de 1529 dressée par son frère Girolamo, qui est la première de l’Histoire à nommer les lieux le long de la côte nord-américaine au nord de la Floride. Sur cette carte, de frère de l’explorateur italien représente même l’embouchure du fleuve Saint-Laurent (qu’il aurait donc exploré une décennie avant Cartier) et nomme le territoire Nova Gallia (Nouvelle-France), ce qui constitue la première évocation connue de l’Amérique française.
Un siècle avant la colonisation anglaise, la France avait donc exploré les rivages de la côte Est des futurs États-Unis d’Amérique, et même le site de la future colonie de la Nouvelle-Amsterdam (qui sera rebaptisée New-York suite à la conquête de la colonie portugaise par ses voisines anglaises). Où l’histoire de quand Big Apple aurait pu être française… ! (ci-dessous, une reconstitution de l’île de Manhattan à l’époque de sa découverte par Verrazzano)
Les voyages de Verrazzano ne constituèrent pas les seules tentatives d’exploration et d’implantation des Français en Amérique. Au milieu du XVIe siècle, des catholiques etprotestants français vont tenter (sans succès) de s’établir au Brésil puis en Floride. C’est d’ailleurs encore notre cher Verrazzano qui avait mené, vers 1523, plusieurs expéditions le long des côtes brésiliennes au nom de François Ier (qui n’acceptait pas le traité de Tordesillas, qui partageait le Nouveau Monde entre Portugais et Espagnols et faisait tomber le Brésil sous souveraineté portugaise). Depuis cette date, plusieurs navigateurs français étaient revenus secrètement explorer le littoral brésilien, récoltant les données nécessaires à une future expédition en vue de fonder un établissement colonial. Le site ciblé se situait dans la baie de Guanabara (emplacement actuel de Rio de Janeiro), choisi pour les relations nouées sur place avec les Indiens Tamoios, qui étaient en tension avec les Portugais.
Sur l’histoire des guerres de religion françaises et de leurs conséquences, je renvoie notamment les intéressé(e)s vers cet autre article du blog.
En 1555, deux navires commandées par le vice-amiral de Villegagnon quittent le Havre et gagnent le Brésil, où Villegagnon et ses hommes s’établissent sur une île au centre de la baie de Guanabara (toujours appelée l’île de Villegagnon aujourd’hui). Rapidement, ils y bâtissent le Fort Coligny (du nom du Gaspard de Coligny, grand amiral français sous François Ier) et des logements, mais la main d’œuvre d’indigène, qui réalise le plus dur du travail, finit par se rebeller. La discipline devient également problématique en raison du caractère rude et intransigeant de Villegagnon, qui force les Français entretenaient des relations avec les femmes indigènes de se marier devant notaire avec elles. Après quelques mois, comprenant la précarité de sa situation, il sollicite du souverain l’envoi de trois à quatre mille soldats professionnels et de centaines de femmes à marier sur place, ainsi que d’ouvriers spécialisés. Selon la lettre qu’il envoie au duc de Guise (le chef du parti catholique en France) en 1556, la colonie compte alors près de 600 habitants.
En ce milieu de XVIe siècle, le protestantisme est en plein essor en France, et la tension avec la population catholique commence à faire rage. Ouvert aux idées nouvelles, Villegagnon écrit à Calvin pour lui proposer d’accueillir des convertis à la Religion Réformée dans sa colonie et d’en faire une sorte de refuge protestant. En 1557, Jean Calvin, le célèbre théologien français du protestantisme, envoie Jean de Léry avec treize compagnons rejoindre la colonie française de la « France Antarctique » au Brésil, dans l’espoir de trouver une terre d’accueil pour ces protestants persécutés en France. Cependant, ils sont rapidement chassés de là par le chef de l’expédition (Villegagnon), qui ne supporte pas leur rigorisme, et finit par les exclure sur la terre ferme. Jean de Léry et ses compagnons protestants se retrouvent alors à vivre chez les Amérindiens « Toüoupinambaoults », qui les traitent « fort humainement ».
Une belle mise en récit des réflexions qui traversent l’ouvrage ethnographique du pasteur protestant, réalisée dans le cadre de l’exposition « Jean de Léry, l’expérience brésilienne », actuellement proposée au sein du Musée du Désert de Mialet (musée dédié à l’histoire de la guerre des Camisards, et plus globalement du protestantisme français).
Cette cohabitation de plusieurs mois entre Français et peuples autochtones au Nouveau Monde aura des conséquences culturelles très importantes, car Jean de Léry, ethnographe avant l’heure, va relater cette expérience dans un livre : Histoire d’un voyage fait en la terre du Brésil, un récit captivant qui inspirera notamment Montaigne pour ses célèbres Essais.Ce texte de Jean de Léry est à plusieurs titres hautement remarquable pour l’époque, au sens où il offre un regard ouvert et curieux sur les divers aspects de ces terres nouvelles où tout est inconnu, qu’il s’agisse des animaux, des végétaux ou encore des hommes qui les habitent. Son interaction avec le peuple des Toüoupinambaoults et leur mode de vie aura une grande portée historique et philosophique. En effet, le texte du pasteur questionne la notion subjective de barbarie (qui sont toujours les autres du point vue ethnocentré de l’européen de l’époque), le rapport à l’autre, à l’étranger, à ses mœurs et coutumes si radicalement distinctes. En ce sens, il introduit déjà des réflexions de tolérance et d’humanisme s’inscrivant dans la future pensée des Lumières, faisant de son texte un ouvrage pionnier de la pensée moderne.
Les conflits dans la colonie ont cependant, pour en revenir à la France Antarctique, finit par remonter jusqu’à la Cour de France, et Villegagnon est rappelé pour justifier son action. En 1559, Villegagnon abandonne ainsi le Fort-Coligny et rentre en France (où il prendra part aux guerres de religion), laissant la colonie aux mains de son neveu Legendre de Bois-le-Compte. Les Portugais, qui voient d’un mauvais œil l’influence française se développer dans leur terre brésilienne, vont en profiter pour régler son compte à la France Antarctique. Après une belle résistance française, la petite colonie est finalement prise par les hommes d’Estacio en 1560.
Cinq ans après sa fondation, le rêve d’un Brésil français n’aura guère duré. Encore une fois, les Français s’étaient implantés dans un lieu appelé à une certaine postérité, puisque la baie de Guanabara constituera plus tard le site du développement de l’actuelle Rio de Janeiro, qui fut longtemps la plus grande ville du Brésil. Malgré sa faible durée, il demeure encore sur place quelques vestiges de cette colonisation française puisque, accueillant aujourd’hui une école militaire (l’école navale), le lieu d’établissement des Français est toujours appelé l’île de Villegagnon par les Cariocas.
Suite notamment à l’expérience (ratée) de la France Antarctique (et avant elle des expéditions de Verrazzano le long de la côte nord-américaine), le cartographe Nicolas Desliens réalise en 1566 l’une des premières mappemondes d’origine française. Réalisée de façon inversée à l’usage européen de l’époque (avec le Nord orienté au Sud), ce planisphère est remarquable pour sa représentation déjà relativement fidèle des contours des continents africains et américains ainsi que de l’océan indien. On peut notamment y observer les revendications françaises en Amérique du Nord faisant suite aux expéditions de Verrazzano le long de la côte nord-américaine, au travers de la mention d’une « Nouvelle France occidentale » (doublée des symboles de la fleur de lys) au niveau des territoires du golfe du Saint-Laurent et de la péninsule du Labrador. À noter également que cette carte intègre une immense Terra Australis, représentée avec la légende « Jave la Grande », reprenant les contours de l’actuelle Australie (qui ne sera pourtant officiellement « découverte » qu’en 1606 suite aux expéditions du néerlandais Janszoon).
Suite à l’échec de la tentative d’implantation effectuée au Brésil (et à l’espoir concomitant d’y faire coexister huguenots et catholiques), les Français n’abandonnent pas complètement le projet de la « France Antarctique ». Au début des années 1560, Gaspard de Coligny, l’un des grands chefs protestants, projette de créer en Amérique une nouvelle colonie française qui pourra constituer un refuge pour les huguenots, victimes dans leur pays de l’intolérance religieuse.À l’image des puritains anglais qui quitteront quelques décennies plus tard à bord du Mayflower le Vieux Continent en direction de la Nouvelle-Angleterre en quête de liberté religieuse, c’est la région de la Floride qui retient l’attention du chef protestant. Coligny pense en effet qu’une colonie huguenote aurait plus de chances de prendre souche dans la péninsule, espagnole depuis 1513, mais qui demeure relativement inhabitée.
Quelques toponymes portent encore aujourd’hui la trace de cette tentative de colonisation française de la Floride, comme les rivières Chenonceaux et Loire, ou même la future colonie anglaise de Caroline.
Sur la fondation des Antilles françaises et le formidable essor économique que celles-ci vont connaître au tournant du XVIIIe siècle, je renvoie les intéressé(e)s vers cet autre article du blog.
Ainsi naîtra la brève épopée de la « Nouvelle-France floridienne », qui sera elle encore un échec. En 1562, Jean Ribault quitte le Havre avec 2 navires et 150 hommes et atteint le nouveau continent à bord à l’embouchure de la rivière May, où il fonde un peu plus au nord la colonie de Charlesfort (future Charleston, dans l’actuel État de Caroline du Sud). Malheureusement, très vite, les difficultés s’accumulent, entre mauvaise cohabitation avec les tribus amérindiennes locales et maladies tropicales. Les renforts demandés depuis la Métropole n’arrivent pas, la France étant alors déchirée par la première guerre de religion. Après quelques années et plusieurs nouvelles tentatives de colonisation, la colonie est finalement capturée par les Espagnols, et ses colons tués ou emprisonnés. Après le Brésil, le rêve de la Floride française s’éteint à son tour. Les Français seront toutefois plus heureux dans les Caraïbes, où ils fonderont au XVIIe siècle les colonies de la Martinique et de la Guadeloupe puis de Saint-Domingue, qui feront, au XVIIIe siècle, la richesse de la France de Louis XV et de Louis XVI. Et puis bien sûr, plus au nord, il y aura la grande épopée de la Nouvelle-France…
Pour les intéressé(e)s de l’histoire de l’ancienne colonie française d’Amérique du Nord : cette autre série du blog en trois volets sur la grande épopée de la Nouvelle-France (Québec, Acadie, Louisiane,…) !
Si les premiers (les Britanniques) s’établissent notamment sur la Jamaïque, les Bahamas et la Barbade, ce sont surtout les seconds (les Français) qui se taillent après l’Espagne la part du lion dans les Antilles. Durant la première moitié du XVIIe siècle, la France prend en effet possession de la Martinique, de la Guadeloupe et de nombreuses autres îles de l’est des Antilles (Dominique, Sainte-Lucie, Tobago,…). Îles où le royaume engage rapidement une intense entreprise de colonisation et de plantation, avant de piquer aussi définitivement aux Espagnols quelques décennies plus tard, la moitié de l’une des colonies comptant – et de loin – parmi les plus prospères de l’époque (Saint-Domingue – aujourd’hui Haïti !).
Les possessions européennes aux Antilles au début du XVIIIe siècle. Et une conséquente implantation française qui masque un important paradoxe : bien qu’à la tête des îles à la production sucrière la plus développée (Martinique, Guadeloupe, et surtout Saint-Domingue), la France, à la différence de l’Angleterre et de l’Espagne (et de leurs grandes bases respectives de La Havane et de la Jamaïque), n’a jamais établi de grande base logistique (infrastructures navales) dans la région. Nous verrons plus tard combien ce déficit géostratégique lui sera préjudiciable…
Légendaire théâtre de la flibuste et de la piraterie (qui connaîtront localement leur âge d’or au XVIIe siècle),les Antilles deviennent aussi et surtout au début du XVIIIe siècle, avec l’Amérique du Nord et les Indes, l’un des plus intenses terrains de rivalité entre grandes puissances coloniales européennes. Une rivalité fruit de l’importance géostratégique capitale que ces prospères « îles à sucre » et autres comptoirs à épices occupent désormais dans l’économie de leurs grandes nations propriétaires (en particulier pour la France), en cette période d’explosion du commerce international et atlantique.
En résumé: les grandes dates de l’exploration maritime européenne
1415
Début de l’exploration de la côte africaine par les Portugais, sous le règne d’Henri le Navigateur. En 1434, les Portugais doublent le cap Chaunar sur la côte marocaine (considéré jusqu’alors comme la frontière méridionale du monde), ouvrant ainsi la voie à la découverte et exploration du Sénégal et des îles du Cap-Vert (ainsi qu’à la découverte et colonisation européenne rapide de Madère et des Açores).
1487
Les Portugais doublent le cap de Bonne Espérance (pointe sud de l’Afrique)
1492
Le Génois Colomb découvre Cuba et Haïti. Au terme de ses 4 voyages à travers l’Atlantique (1492-1504), Colomb découvrira de nombreuses îles des Caraïbes (Dominique, Guadeloupe, Porto-Rico, Jamaïque, côte sud-ouest de Cuba) et explorera les rivages de l’Amérique centrale, manquant de peu la découverte du Pacifique au niveau de l’isthme de Panama.
1494
Sous l’égide du Pape, le traité de Tordesillas entérine la division du Nouveau Monde (et des « terra nullius ») entre Espagnols et Portugais, avec une ligne de partage fixée au niveau du 46e méridien, puis du Brésil (suite à sa conquête par le Portugal).
1497
L’italien Cabot traverse l’Atlantique Nord et atteint et explore la région de Terre-Neuve, pour le compte du roi d’Angleterre.
1497-1498
Après avoir franchit le cap de Bonne Espérance, le Portugais Vasco de Gama suit la côte orientale de l’Afrique et atteint les Indes (Calicut), ouvrant au Portugal la maîtrise de l’océan Indien et jetant les bases d’un empire portugais qui s’étendra vers le Pacifique jusqu’aux Moluques (îles à épices, ravies ensuite par les Néerlandais).
1513
Après avoir traversé l’Atlantique puis l’isthme de Panama à pied, l’Espagnol Vasco Nunez de Balboa est le premier européen à apercevoir le Pacifique.
1519-1522
PREMIÈRE CIRCUMNAVIGATION (TOUR DU MONDE) PORTUGAIS : parti de Cadix avec 5 vaisseaux et 265 hommes pour le compte de Charles Quint, Fernao de Malgalhaes dit Magellan traverse l’Atlantique jusqu’au Brésil puis descend vers le sud, et franchit le détroit entre l’Amérique du Sud et la Terre de feu (détroit dit de Magellan). Il devient ensuite le premier européen à traverser l’océan Pacifique (auquel il donnera son nom) et atteint les Philippines, où il meurt dans une rixe avec des habitants. Les survivants (dix-huit) traversent l’océan Indien, double le cap de Bonne Espérance et rentrent en Espagne (avec un seul des 5 vaisseaux) en septembre 1522. « Ainsi fut démontrée, pour la première fois, la sphéricité et l’étendue de la circonférence de la Terre » (Bougainville).
1524
L’italien Verrazano est le premier à explorer (pour le compte de la France) la côte atlantique de l’Amérique du Nord, prélude à la colonisation française des Amériques (c’est d’ailleurs lui qui donne à ces nouveaux territoires le nom de « Nova-Gallia » ; Nouvelle-France).
1534-1541
Au cours de 3 voyages, le malouin Jacques Cartier explore le golfe du Saint-Laurent, qu’il remonte jusqu’à Stadaconé puis Hochelaga (actuels Québec et Montréal), et prend possession de la région au nom du roi de France.
1577 / 1586
Deuxième et troisième tours du monde, anglais (dont celui du célèbre corsaire Francis Drake, qui explore la côte ouest du continent américain jusqu’à la Californie).
1720
Le Danois Behring découvre le détroit de son nom et les îles Aléoutiennes pour le compte du tsar Pierre le Grand, reconnaissant ainsi que l’Asie n’est pas reliée continentalement à l’Amérique.
1763
Bougainville réalise le premier tour du monde complet français.
1768-1776
Voyages de Cook. L’Anglais explore notamment les côtes de l’Australie et de la Nouvelle-Zélande, détruisant ainsi la légende du continent austral. Il descend jusqu’aux abords du continent antarctique et parcourt « 80.000 km de Pacifique ».
1785
Le Français La Pérouse effectue une grande expédition scientifique dans le Pacifique, où il disparaîtra. Refusant de prendre possession des îles Hawaï (qu’il aborde en 1786) au nom du roi de France, ce sera le premier européen à ne pas le faire par respect pour la liberté des peuples rencontrés.
En complément de l’article, je renvoie les intéressé(e)s de la période des Grandes Découvertes vers cette excellente vidéo de la chaîne Questions d’Histoire, qui résume les grandes explorations menées par les Européens sous l’angle des tours du monde, en se concentrant en particulier sur les raisons qui ont poussé les navigateurs toujours plus loin vers l’inconnu !
En aparté: empires coloniaux ou établissements nationaux outremers ?
Il ne faut pas l’oublier : l’imaginaire contemporain des colonisations européennes du « Nouveau-Monde » est considérablement influencé par l’héritage du XIXe siècle et des grands empires coloniaux qui sont alors fondés par les Nations européennes principalement en Afrique et en Asie (et qui sont à ce titre difficilement comparables avec les colonisations auxquelles nous nous intéressons ici). Pour être tout à fait exact d’ailleurs, à l’époque, la définition d’une colonie ne fait pas consensus : nombre de territoires qui seront ultérieurement qualifiés de « colonies » n’étaient pas considérés comme tels, et la colonisation n’était à vrai dire même pas vraiment dans l’intention des Européens venus explorer le Nouveau-Monde.
Le récit et l’argumentaire présentés ici s’appuient notamment sur l’ouvrage d’Éric Schnakenbourg « Le monde atlantique ; Un espace en mouvement. XVe–XVIIIe siècle. », dont les thèses sont présentées dans cette série d’émissions de l’excellent podcast d’Histoire Storia Voce !
Comme nous l’avons vu plus haut en effet, l’objectif premier des explorateurs européens s’étant aventurés dans l’Atlantique demeure avant tout de trouver une nouvelle route vers les Indes et leurs richesses. Même après qu’ils aient découvert les Antilles puis les terres continentales de l’Amérique du Nord et du Sud, les Européens continuent de chercher à traverser ou contourner le continent américain (le français Champlain par exemple, en remontant le Saint-Laurent, espère toujours y trouver un passage vers l’Asie… !). Finalement, à défaut d’avoir découvert la route occidentale des Indes, et mis devant le fait accompli de l’exploration de ces nouvelles terres, les Européens prendront le parti d’exploiter économiquement les contrées découvertes et de les coloniser.
Il faut ainsi vraiment appréhender ce « phénomène » colonial comme ce qu’il est en premier lieu : un phénomène économique et géographique. Les puissances européennes motrices de l’exploration maritime (Portugal et Espagne, puis France, Grande-Bretagne et Province-Unies) sont des nations riches qui souhaitent l’être encore davantage. C’est bien précisément parce que ces nations européennes bénéficient initialement d’une puissance certaine (sur les plans technique, économique, industriel, démographique, etc.) que celles-ci sont ainsi capables de projeter leur puissance si loin outremer.
Partant de ce contexte, les premiers temps de la colonisation européenne des Amériques consistent en la création d’établissements ou de de comptoirs commerciaux, où viennent s’installer globalement très peu de personnes (à l’exception des Treize Colonies britanniques, qui seront les plus importantes colonies de peuplement du Nouveau-Monde). Dans l’esprit de ces puissances coloniales, il s’agit avant tout d’être suffisamment implanté quelque part pour pouvoir prétendre en prendre officiellement possession, ainsi que pour être capable de s’y maintenir et s’y défendre en cas d’agression.
De façon générale, ces « colonies » européennes ne sont pas considérées comme les parts d’un Empire en devenir (du moins pas avant le XVIIIe siècle), mais davantage comme les sortes de territoires d’outremer d’une Nation, bénéficiant des mêmes droits et de la même organisation qu’en Métropole, seulement séparés de cette dernière par une vaste discontinuité territoriale de la taille d’un océan… Il faudra d’ailleurs de solides politiques de long terme et de lourds investissements publics des États concernés (en particulier en ce qui concernera la France comme nous le verrons pour loin) pour arriver à faire de ces petits morceaux de territoires conquis outremer de véritables implantations permanentes et pérennes, et surtout rentables (ce qui de nombreuses colonies européennes mirent des décennies voire des siècles à devenir… !).
Il convient de corriger la vision surévaluée d’un Empire colonial français en Amérique et en Inde. D’abord parce que l’emprise française y était en fait superficielle, ni les nations amérindiennes, ni les princes de l’Inde, ne se considérant comme sujets, et qu’en termes de peuplement, la réalité d’un tel empire, trop pauvre en colons, souffre mal la comparaison avec les empires coloniaux espagnol, portugais, britannique. Ensuite parce que, excepté aux Amériques, l’idée même d’une domination européenne sur le reste du monde appelle à être mise à distance, à l’heure où de puissants empires, la Chine des Qing, le Japon des Tokugawa, la Perse des Séfévides, l’Empire ottoman et encore d’autres États tant en Inde qu’en Afrique, tenaient les Européens en respect.
François Ternat, Partager le monde : Rivalités impériales franco-britanniques (1748-1756), p. 21
Ce ne sera seulement que vers le milieu du XVIIIe siècle qu’émergera en effet la notion « d’empire colonial », en tant qu’ensemble globalement cohérent et porté par une vision et une ambition politiques d’ensemble. Ce, dans le cadre de la guerre globale que se mèneront alors la France et la Grande-Bretagne pour la domination (de la mondialisation) du monde, et qui aboutira au grand choc de la fameuse guerre de Sept Ans – le premier grand conflit de l’Histoire entre puissances du Vieux Continent provoqué par des raisons extra-européennes. Bien davantage que les Portugais ou les Espagnols, ce seront ainsi véritablement les Britanniques qui seront les grands fondateurs de la notion d’impérialisme colonial, se donnant l’objectif et les moyens du contrôle hégémonique de régions entières de même que du commerce maritime afférent, appuyé par une Marine assurant la domination totale des mers (l’« Empire néerlandais » qui le précède d’un siècle et que nous étudierons également ayant pour sa part été bien davantage un empire commercial et marchand que véritablement « colonial » !).
Les années 1720 et 1730 : une croissance commerciale internationale inédite
Après deux (et même trois) siècles de découvertes et de colonisations du (Nouveau) Monde par les grandes puissances maritimes européennes, le XVIIIe siècle est en effet celui de l’explosion du commerce international. Les colonies et les comptoirs que les Européens ont fondé aux quatre coins du monde (au prix de moultes violences et spoliations des populations autochtones…) ont incroyablement prospéré, et génèrent désormais des flux commerciaux considérables, ayant rempli de bateaux marchands tous les océans et mers du globe (en particulier l’Atlantique et l’océan Indien).
L’immense Amérique espagnole (qui s’étend de la Californie aux confins de la Patagonie, en passant par les actuels Mexique, Colombie, Pérou, Chili, Argentine ainsi que l’ensemble de l’Amérique centrale) fournit annuellement à sa métropole des tonnes de métaux précieux, pendant que dans le même temps, les Treize Colonies britanniques d’Amérique du Nord (futures États-Unis) sont devenues le premier producteur mondial de tabac et de coton (favorisant ce faisant un considérable essor de l’industrie textile en Grande-Bretagne ; essor qui constituera d’ailleurs le moteur de la première Révolution industrielle qu’initiera bientôt ce pays !).
Explorée d’abord par les Portugais, les « Moluques » (terme englobant à l’époque les actuels archipels de l’Indonésie et des Philippines) constituent alors l’une des plus grandes régions mondiales de production d’épices (en particulier la girofle et la muscade). Épices qui feront ainsi la fortune des marchands portugais puis de la Compagnie des Indes orientales néerlandaise, qui prend localement une place prédominante à partir du début duXVIIe siècle.
Des Indes orientales (Inde, Ceylan, Indonésie, péninsule indochinoise et Chine) et de l’océan Indien, transitent annuellement via l’Afrique des milliers de navires marchands hollandais, français, danois, britanniques,… qui inondent l’Europe de produits de luxe (poivre, cannelle, soie, porcelaine,…), et font la fortune de grandes compagnies semi-privées (les fameuses « compagnies des Indes » dont nous reparlerons largement plus loin). L’Atlantique est quant à lui le théâtre du célèbre et tragique commerce triangulaire, qui voit un ballet permanent de navires déporter d’Afrique aux plantations des Amériques durant plusieurs siècles des millions d’esclaves nègres, puis ramener via ces mêmes navires en Europe les tonnes de café, coton, café, tabac, sucre,… généreusement produites par cette abondante main d’œuvre, pour le plus grand bénéfice de la bourgeoisie marchande européenne.
Avant d’être une réalité sociale ou culturelle, la colonisation européenne du Nouveau-Monde (mais aussi les centaines de comptoirs commerciaux que les Européens implantent en Asie) demeure ainsi avant tout une réalité économique. En effet, la première grande période coloniale qui s’échelonne du XVIIe au XVIIIe siècle – si l’on excepte bien sûr le cas particulier et tragique de la traite négrière, consiste moins en des transferts massifs de populations d’un continent à un autre (phénomène colonial surtout caractéristique du XIXe siècle) qu’en un accroissement spectaculaire des échanges et flux commerciaux tout autour de la Planète, ainsi que de la production mondiale de matières premières. Il s’agit ainsi bien moins de colonisations humaines massives de nouvelles régions que d’un grand processus de mondialisation économique et commerciale, qui s’accompagne en corollaire de l’émergence et du développement du capitalisme (caractérisé par la hausse sensible de la production de richesses à travers le globe).
La deuxième émission du podcast Storia Voce consacrée aux dessous de l’histoire de la colonisation transatlantique, qui explique notamment la révolution économique et commerciale que celle-ci suscite au sein du Vieux Continent (mais également à l’échelle du monde entier).
Les mines d’argent du continent sud-américain permettent ainsi aux Espagnols d’acheter des produits manufacturés (porcelaine, soie,…) en Chine, qu’ils revendent ensuite en Europe. Plus du tiers du sucre français produit dans les Antilles, à peine arrivé dans les ports atlantiques de la Métropole, est immédiatement réexporté dans toute l’Europe. Au-delà de ses grandes puissances coloniales (Espagne, Portugal, Grande-Bretagne, France, Provinces-Unies), c’est d’ailleurs l’économie de l’ensemble du continent européen qui est tirée et stimulée par la dynamique colonisatrice. Des régions de Scandinavie, de l’Europe centrale ou encore de la péninsule italienne fournissent ainsi des approvisionnements décisifs au marché de la construction navale européen, les navires français et britanniques étant par exemple dépendant et tributaires des exportations de fer et de sapins suédois, ou encore des toiles produites en Silésie (région du sud-est de l’actuelle Pologne). Et bien sûr, en plus des métaux précieux, les denrées coloniales (sucre, tabac, café, cacao,…) produites en masse au Nouveau-Monde alimentent le marché européen, et suscitent autant qu’elles accompagnent l’émergence de nouveaux produits et modes de consommation de masse, principalement portés par la noblesse et surtout par une bourgeoisie qui connaît un essor fulgurant durant cette période.
EN RÉSUMÉ : de la période des Grandes Découvertes à la fin du XVIIIe siècle, le « processus » colonial est avant tout un phénomène économique, caractérisé par une explosion de la production mondiale et par la mondialisation des échanges (phénomènes qui génèrent eux-mêmes à leur tour un développement économique et industriel important d’un certain nombre de régions européennes liées directement ou indirectement à cette économie mondialisée, ainsi que l’émergence de nouveaux modes de consommation sur tout le Vieux Continent). Et qui dit accroissement du commerce et de la production de richesses, dit enrichissement public et privé, expansion du nombre et du poids des marchands, constitution de lobbys coloniaux, commerciaux et industriels,…(et bien sûr, désirs de maximisation des profits et volontés hégémoniques des plus ambitieux parmi ces derniers !)
La place de la France dans la mondialisation du monde
Dans cette époque de grande expansion et développement colonial et commercial (et où la domination des espaces maritimes est devenue la question et l’enjeu fondamental des grandes nations européennes), la France est loin d’être restée l’acteur secondaire auquel son statut de puissance continentale pourrait l’avoir immuablement destiné. Première puissance terrestre d’Europe (statut inhérent à celui de première puissance démographique et militaire du Vieux Continent qu’elle occupe), le royaume de France n’en est pas moins devenu, grâce aux visions et politiques maritimes successives d’un Richelieu puis d’un Colbert, la maîtresse d’un important et relativement florissant ensemble de colonies et possessions outremers (connu aujourd’hui sous le nom de « premier empire colonial français »). Un vaste empire allant des prospères et hautement lucratives « îles à sucre » des Antilles (Saint-Domingue, Martinique, Guadeloupe, Sainte-Lucie, etc.) à sa grande colonie d’Amérique du Nord (Nouvelle-France – d’ailleurs aussi immense que sous-peuplée comparé à ses riches voisines anglaises), en passant également par un important réseau de possessions et de comptoirs sur la route des Indes (Pondichéry, Île-de-France, comptoirs africains du Sénégal,…).
Une intéressante mise en perspective des colonisations et possessions respectives des premier et second empires coloniaux français (le premier apparaissant en vert foncé). Une carte montrant bien la disparité entre un premier empire colonial (XVIe-XVIIIe siècle) qui fut avant tout nord-américain et indien, et un second (XIXe-XXe) qui fut quant à lui africain et asiatique.
Un empire par ailleurs en paix depuis les traités d’Utrecht de 1713. Traités qui, s’ils signent la perte de quelques territoires coloniaux pour la France (Terre-Neuve et Acadie au Canada, île de Saint-Christophe dans les Antilles,…), lui conserve néanmoins ses colonies et établissements les plus prospères (Saint-Domingue, Indes, Québec,…). Autant d’ingrédients qui, avec la fin de la guerre de Succession d’Espagne (que les traités entérinent) et la nouvelle longue période de paix qui s’ouvre après celle-ci, vont ainsi offrir à la France une croissance économique coloniale inédite (dont les bases avaient été jetées sous le règne de Louis XIV). Cela, sans même compter la puissance géopolitique et stratégique que lui confère également cet immense ensemble colonial (le second plus important du monde après celui de l’Espagne et de la Grande-Bretagne – vous voyez d’ailleurs sûrement les choses venir… !).
Les cessions territoriales entre puissances européennes à la suite des traités d’Utrecht, de Stockholm, de Nystad et de Passarowit des années 1710 impactent relativement peu la France en Europe, mais lui grignote déjà outremer des bouts non négligeables de son empire colonial… (particulièrement au Canada avec la perte de l’Acadie, au profit de la Grande-Bretagne !)
Zoom sur : le premier empire colonial français
La France du début du XVIIIe siècle a réussi à se constituer un grand empire colonial. Longtemps restée une puissance maritime secondaire à la traîne de la dynamique colonisatrice, la France se réveille d’abord sous l’impulsion de François Ier, qui conteste alors l’hégémonie coloniale et le partage du monde entre Espagnols et Portugais que vient d’entériner le récent traité de Tordesillas (1494). Défendant la thèse qu’une terre n’appartient pas à son inventeur (découvreur) mais à son possesseur, le roi de France va ainsi financer les voyages de plusieurs grands navigateurs (dont ceux de Verrazzano puis de Jacques Cartier, qui explore et prend possession au nom du royaume du fleuve Saint-Laurent, en 1534).
Après avoir pris possession du golfe du Saint-Laurent au nom du roi de France (via l’érection symbolique d’une immense croix à Gaspé lors de son premier voyage, en 1534), et revenu l’année suivante avec trois navires, Jacques Cartier remontera cette fois le Saint-Laurent jusqu’à Stadaconé (futur Québec, à gauche), où il rencontrera plusieurs chefs de tribus amérindiennes et établira les premières alliances avec les Nations vivant dans la région.
Les premières tentatives d’établissement outremer se soldent néanmoins quasiment toutes par des échecs, tandis que dans le même temps, la France s’embourbe dans les tragiques guerres de religion, et délaisse ainsi sa politique maritime (entretenue toutefois par les pêcheurs de l’Atlantique qui se rendent chaque saison à Terre-Neuve et nouent des contacts avec les Amérindiens, ainsi que par les flibustiers des Antilles, qui y installent quelques bases).
Empêtrée dans les dramatiques guerres civiles qui opposent Catholiques et Protestants sur l’ensemble du territoire durant près d’un siècle , ce n’est que vers le milieu du XVIIe siècle que la France s’intéresse de nouveau à l’outremer sous l’impulsion du cardinal de Richelieu, qui engage la construction d’une importante flotte de guerre en même temps que la colonisation des Antilles. Cependant, c’est véritablement avec la régence de Louis XIV et la nomination de Colbert aux affaires navales que s’engage la grande politique maritime et coloniale qui va permettre à la France de s’imposer en quelques décennies sur la mer.
Les nombreux postes de pêche établis progressivement dans le golfe du Saint-Laurent par les Français tout au long XVe et XVIe siècles (cartographie de gauche) permettront d’y entretenir l’ancrage et les contacts avec les tribus amérindiennes de la région, avant que ne débutent les premières réelles entreprises de colonisation au début du XVIIe siècle (cf. à droite : l’habitation de Port-Royal (Acadie), où le malouin Samuel de Champlain et son expédition, mandatés par le roi de France, s’établissent durant l’hiver 1604)
Conscient du lien vital qui unit désormais Marine et commerce (le maintien des colonies et leur lucrative exploitation nécessitant en effet un contrôle étroit des routes maritimes), Colbert entreprend de faire de la Marine française la plus puissante d’Europe. Dans la continuité de la politique maritime d’un Richelieu (qui avait doté la France de sa première véritable marine royale), Colbert recrée ainsi rapidement une importante flotte de guerre (qui atteint le nombre rare de 250 bâtiments en 1683 !). Parallèlement, le brillant gestionnaire dote la Marine d’une administration centralisée (mise en place d’intendants et de commissaires), tout en développant et modernisant les infrastructures navales du pays (ports, arsenaux,…). Cette nouvelle marine, efficace, va ainsi permettre d’appuyer une grande politique coloniale, s’accompagnant de la mise en place d’une stratégie commerciale à l’échelle mondiale.
Il suffit de connaître la situation de la France et des pays qu’elle possède au-delà des mers pour ne pas mettre en doute qu’une marine florissante lui est nécessaire, tant pour protéger le commerce que pour défendre ses côtes.
L’amiral comte de toulouse à louis xv en 1724, cité par vergé-franceschi dans « la marine française au xviiie siècle » (1996)
Si la colonisation et le contrôle des mers sont alors pensés comme le reflet de la grandeur de la France et de son Roi, elles répondent aussi et surtout, dans l’esprit de Colbert et de Louis XIV, à une stratégie globale visant à faire prospérer l’économie française, via le renforcement commercial de la France. Une stratégie qui passe par une conséquente politique protectionniste, via laquelle Colbert encourage notamment le développement de l’économie maritime métropolitaine (construction navale, entreprises commerciales), tout en cherchant à circonscrire le commerce extérieur de la France aux seules colonies et marchandises d’origine françaises – en cette période où les vaisseaux marchands hollandais et anglais dominent les mers et où leurs marchandises inondent les marchés européens. Afin de lutter contre l’hégémonie commerciale de ces derniers, Colbert met en place de grandes compagnies de commerce nationales, exerçant des monopoles d’exploitation ou d’importation : les compagnies des Indes, avec plus ou moins de succès (voir prochain encadré).
Une magnifique carte d’époque (1681) française représentant le « Nouveau Monde » au-dessus de l’Équateur. À la fin du XVIIe siècle, sous l’impulsion de Louis XIV et de Colbert, la France s’implante en effet durablement en Amérique du Nord (via l’établissement des colonies royales du Québec et d’Acadie, puis la fondation de la Louisiane),dans les Antilles (établissement des colonies royales de la Martinique et de la Guadeloupe, puis annexion d’une partie de l’île de Saint-Domingue) ainsi qu’en Guyane.
Dans le cadre de cette politique maritime et commerciale très interventionniste (connue en économie sous le nom de « colbertisme »), la France de Louis XIV restera confrontée à des problèmes d’importance. Principalement, celui du déficit d’investissement privé dans les compagnies royales, ainsi que la férocité de la concurrence étrangère, qui sera ainsi fatale à plusieurs des grandes compagnies fondées par Colbert. Il faut dire que les Français ne disposent pas de systèmes économiques et financiers (manufactures, banques, compagnies, bourses,…) aussi performants que ceux des Hollandais ou des Anglais (qui ont bâti plus précocement leurs empires commerciaux). Ils ne disposent pas non plus d’un réseau de bases navales à travers le monde comme leurs rivaux (une faiblesse décisive de la stratégie française qui pèsera d’ailleurs lourd au siècle suivant…). Autant d’handicaps que viendra en partie contrebalancer la suprématie terrestre française durant les guerres de Louis XIV ; prolongements continentaux de la volonté française de contrer commercialement les autres puissances maritimes (les Provinces-Unies et l’Espagne, puis surtout l’Angleterre).
Malgré ces faiblesses, la France de la fin du XVIIe siècle va néanmoins réussir à se constituer un grand empire colonial, en particulier en Amérique du Nord et dans les Caraïbes. Si les Espagnols sont les premiers à s’installer aux Antilles après leur découverte par Colomb, les Français (comme les Anglais et les Néerlandais) colonisent les îles à l’époque de Richelieu – exploitant déjà le déclin consommé de la puissance espagnole. Rapidement, l’implantation de la canne à sucre s’y manifeste comme la plus profitable des économies de plantation, et l’arrivée de colons comme l’esclavage se développe. En quelques décennies, les Antilles françaises deviennent densément peuplées et voient l’apparition de nombreuses villes et ports marchands, où sont également présents de nombreux flibustiers ou boucaniers (des pirates ou entrepreneurs agissant pour leur compte ou au service d’intérêts privés). Déjà théâtres de nombreuses batailles à la fin du siècle (répercussion outremer des guerres – Hollande, Ligue d’Augsbourg – qui déchirent alors le continent et les puissances européennes), les Antilles voient alors fortement diminuer la présence hollandaise et espagnole au profit des Anglais et surtout des Français, qui tirent désormais de très gros profits de leurs îles à sucre.
En 1697, par le traité de Ryswick (qui met fin à la guerre de la Ligue d’Augsbourg), la France fait entériner sa souveraineté sur toute la partie occidentale de l’île de Saint Domingue (historiquement sous domination espagnole, et initialement baptisée Hispaniola), où des corsaires et comptoirs français se sont établis depuis près d’un siècle. Cette région (future Haïti) deviendra, avec la Martinique et la Guadeloupe, l’un des lieux centraux de l’expansion sucrière française (qui verra le royaume devenir premier exportateur mondial de sucre au tournant des années 1720).
Du côté de l’Asie enfin, si toute la première vague de compagnies commerciales et de colonisations impulsées par Richelieu puis Colbert (Inde, Madagascar,…) s’y solde par de cuisants échecs, la fin du XVIIe siècle voit le vent enfin tourner par les Français dans ces régions, et ces derniers y développer un commerce florissant. Grâce en particulier au grand comptoir commercial de Pondichéry (Inde), ainsi qu’à sa grande base navale de l’Isle de France (l’actuelle Île Maurice ; à l’époque un précieux lieu d’étape et de ravitaillement pour les navires de commerce et de guerre sur la route des Indes), la compagnie française des Indes orientales fondée quelques décennies plus tôt par Colbert connaît en effet un essor fulgurant, permettant d’asseoir solidement l’implantation des Français sur le continent asiatique. Si la compagnie connaîtra des difficultés durant les guerres franco-hollandaises (et ne sera jamais en situation de contrôle de l’océan indien), elle bénéficiera toutefois pleinement au début du XVIIIe siècle de la perte de vitesse de la marine et du commerce néerlandais, se mettant ainsi à engranger de fabuleux bénéfices (voir l’encadré suivant).
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En résumé, au début du XVIIIe siècle, l’espace colonial françaispeut ainsi être divisé en trois grandes zones géographiques distinctes: la Nouvelle-France (Canada, Acadie, Louisiane,…), les Antilles (Saint-Domingue, Martinique, Guadeloupe,…), et l’ensemble des possessions françaises aux Indes (régions de Pondichéry et de Yanaon) etsur la route de ces dernières (comptoirs du Sénégal et d’Afrique du Sud, « Isle-de-France » – actuelle Île Maurice, etc.).
En cette époque de grand développement du commerce international, l’ensemble de ces possessions (appelées ultérieurement les « vieilles colonies ») exercent une importance économique (et géopolitique) vitale pour le royaume de France : les Antilles jouent en effet le rôle de pourvoyeuses de sucre ré-exportable vers le reste de l’Europe (un commerce hautement rentable et véritable « machine à cash » de l’État français de l’époque) ; le Sénégal, le réservoir et fournisseur de « main d’œuvre servile » (via la traite négrière et le commerce triangulaire) ; Saint-Pierre et Miquelon, la morue (les Grands Bancs de Terre-Neuve constituant alors la plus importante zone halieutique du monde !) ; les Indes françaises, les épices et les produits de luxe ; et la Réunion, enfin, une base stratégique ainsi qu’un apprécié lieu de relâche…
Au tournant des années 1750, les établissements français des Indes occidentales (Antilles) et de l’Amérique du Nord représenteront ainsi plus du quart du commerce français d’outremer, et auront suscité depuis un siècle le développement considérable d’un grand nombre de ports de la façade atlantique. La cité portuaire de Saint-Malo devient ainsi florissante grâce au produit de la pêche dans l’Atlantique nord et dans le golfe du Saint-Laurent ; La Rochelle constitue l’entrepôt du commerce des fourrures (la plus importante des activités économiques du Québec et de la région des Grands Lacs) ; Nantes est la plaque tournante du commerce du café, et Bordeaux, enfin, le centre de (re)distribution du sucre qui arrive en masse des Indes occidentales françaises (et notamment de Saint-Domingue, qui est alors devenu l’un des territoires les plus riches et les plus productifs du monde !).
Les colonies étaient considérées par les contemporains comme la base de la puissance économique et, par voie de conséquence, le fondement de la richesse des citoyens et de l’État, c’est-à-dire, à long terme, comme le fondement de la puissance des deux grands États rivaux, la France et la Grande-Bretagne.
Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au xviiie siècle, p. 10
En complément des deux premières, une autre intéressante émission du podcast Storia Voce consacrée à l’histoire des premières grandes colonies françaises, et à leur impact sur l’économie du Royaume !
Si les territoires coloniaux alimentent substantiellement la vitalité économique de la France, en cette époque où le commerce extérieur semble constituer la principale source de richesses des Nations, cette dernière réalité est beaucoup moins vrai pour le royaume hexagonal que pour les autres grandes puissances maritimes, la France demeurant en premier lieu une puissance agricole. Ainsi, contrairement à des pays comme la Grande-Bretagne qui vivent tout entier pour et de leurs colonies (dont la richesse et l’économie britanniques sont complètement dépendantes), concernant la France, ce seront surtout les grands ports tournés vers le commerce atlantique – Nantes, Bordeaux, Brest, Rochefort, Saint-Malo, Dunkerque, etc. – et leurs hinterlands qui bénéficieront du développement économique et industriel lié au commerce et à l’activité coloniale. Autrement dit, le « phénomène » colonial n’impactera et ne profitera surtout en France qu’à des régions situées en périphérie du royaume, modifiant peu de facto l’économie et le quotidien des grands espaces agricoles situés au cœur du pays (réalité qui fera dire à un Ministre d’État dès la fin du XVIIIe siècle qu’il eut mieux valu investir toutes les sommes dépensées depuis deux siècles pour les colonies dans le développement des régions rurales les plus pauvres du Royaume… !).
Car comme l’Histoire va bientôt le mettre en évidence, bien que remarquablement prospère, l’empire colonial français (qui n’est d’ailleurs pas considéré comme tel à l’époque – on parle surtout de « colonies ») souffre en effet de lourdes faiblesses structurelles, et qui ne tarderont pas à se révéler insurmontables. En particulier : un faible peuplement (surtout en Amérique du Nord, comparé aux Treize Colonies britanniques voisines), un faible investissement de la Métropole vers ses colonies, et une très mauvaise liaison maritime entre la première et ces dernières, malgré leur importance économique désormais capitale pour le pays (et ce particulièrement en temps de guerre – ce qui n’est pas une problématique anodine… !).
En fait, comme nous y invite souvent l’Histoire, les choses ne doivent pas être vues dans une perspective seulement statique, mais aussi dynamique. Considérée ainsi selon cette dernière focale, la France du milieu du XVIIIe siècle est, certes, une très grande puissance (surtout par sa démographie et superficie), mais néanmoins une puissance stagnante, presque déclinante comparée au « Grand siècle » (période correspondant au règne de Louis XIV). Ceci du fait notamment d’une lourde inertie des élites dirigeantes, adossée à un fonctionnement assez archaïque en matière d’organisation politique, économique et sociale (noblesse ultradominante et frondeuse, faible urbanisation et industrialisation, grande pauvreté et niveau élevé d’inégalités, surcontrôle étatique et économie semi-moyenâgeuse, diplomatie défaillante et dépassée, système politique complexe et archaïque,…).
Face à cette France (au sens propre !) « archaïque » et en déclin, et bien que deux fois plus petite et trois fois moins peuplée que cette première, l’Angleterre apparaît ainsi en ce milieu du XVIIIe siècle comme une puissance moderne, bien organisée, déjà très développée sur le plan économique, et également très efficace sur le plan fiscal, (géo)politique et colonial (remarquable « modernité anglaise » qui fera l’objet d’un encadré détaillé dans un prochain chapitre). Une puissance certes encore « émergente », mais déjà dominante de fait sur de nombreux plans (notamment maritime, commercial, financier et diplomatique), comme la France en prendra pleinement la mesure à ses dépens durant la désastreuse guerre de Sept Ans. Guerre où elle perdra la quasi-totalité du vaste et prospère empire colonial que nous venons de décrire ici (à l’exception de ses très lucratives îles antillaises !).
Les bénéfices du grand commerce colonial français, sous l’œil inquiet de Londres…
Au tournant des années 1720 donc, grâce en particulier au commerce triangulaire (le grand système de traite négrière dont nous n’écrirons pas ici l’histoire détaillée) et aux lucratives activités de la Compagnie des Indes et des îles antillaises, l’Empire français est ainsi le théâtre d’un développement économique et commercial sans précédent de son histoire.
Un formidable accroissement de capitalisation de richesses pour le pays, qui se caractérise notamment, comme nous l’avons vu, par un commerce colonial en explosion. Explosion que résume tout particulièrement cet extraordinaire chiffre : durant cette décennie, la France enregistre une croissance moyenne de son commerce maritime international de l’ordre de 20% par an– soit un doublement tous les 4 ans environ (à titre de comparaison, bien que bien plus important en volume, le commerce britannique ne bénéficie à cette même époque d’une croissance moyenne annuelle « que » de 6%) !
Après les Grandes découvertes des XVIe et XVIIe siècle et l’établissement des grands empires coloniaux et axes commerciaux, le XVIIIe siècle est celui de l’explosion du trafic et du commerce colonial.
Zoom sur: les compagnies des Indes
La « compagnie des indes » est le terme générique qui désignait une compagnie gérant le commerce entre une métropole européenne et ses colonies. Ces grandes entreprises commerciales (qui existaient en symétrique dans plusieurs grands pays européens de l’époque) exerçaient notamment un monopolesur le commerce atlantique (vers les « isles » des Antilles) et/ou l’océan Indien (ce dernier correspondant au trafic avec les Indes orientales, un commerce majoritairement axé sur des produits de luxe – cotonnades, porcelaine, thé, épices, etc. – alors très à la mode chez les élites urbaines). Une situation de monopole commercial qui leur était attribué par l’Etat – bien souvent le premier actionnaire de ces compagnies.
Un comptoir de la Dutch East India Company (Compagnie des Indes orientales néerlandaises) au XVIIe siècle. Les îles des Indes orientales (appelées alors « l’Insulinde » et les Moluques – actuelle Indonésie) resteront longtemps sous contrôle hollandais, dont elles participeront grandement de la richesse.
L’empereur moghol Shah Alam s’entretenant avec des représentants de la British East India Company (la Compagnie des Indes orientales britanniques) au XVIIIe siècle. Au siècle des Lumières, la France et la Grande-Bretagne ont supplanté l’influence hollandaise aux Indes, et ce sont désormais ces deux grandes puissances européennes qui se disputent la domination du sous-continent indien(nous y reviendrons en détail dans le chapitre IV).
Ainsi, ce type de compagnie n’était globalement pas à proprement parler une affaire privée, puisque placée sous la tutelle de l’Etat de son pays de rattachement (par exemple en France, la Compagnie des Indes dépendait du Contrôleur général des finances – l’équivalent de notre Ministre de l’Économie actuel). Ces compagnies avaient généralement pour plus gros actionnaires la noblesse de Cour (dont bien souvent le roi lui-même), mais également des plus petits nobles de robe ou d’épée, ainsi que les grands banquiers et négociants. D’autres milieux étaient aussi représentés, comme dans le cas de la compagnie française : un membre de l’Académie, un journalier d’un petit hameau normand, ou encore un certain Voltaire…
Ces compagnies n’étaient pas uniquement de simples entreprises économiques et commerciales. Il s’agissait également de véritables machines géopolitiques et diplomatiques, un précieux cheval de Troie des grands pays européens leur permettant d’installer et d’ancrer leur influence et emprise dans des contrées aussi lointaines géographiquement qu’hautement stratégiques économiquement et militairement (ce dans le cadre d’une concurrence considérable entre les différentes compagnies nationales !). La compagnie des Indes française par exemple (qui abandonne vers 1730 le monopole atlantique pour se recentrer sur le trafic avec les Indes dites « orientales » – Inde, Ceylan, Indonésie, (Indo)Chine, etc.), bénéficie ainsi du droit au nom du roi de France de conclure des traités avec les princes indiens, ainsi que de battre monnaie ou de rendre la justice.
L’Inde : un territoire très convoité par les grandes puissances maritimes européennes… Cela se comprend aisément : au XVIIIe siècle (et à vrai dire depuis des siècles et des siècles), cette région est l’une des riches et des plus développées du globe, concentrant à elle seule quelque chose comme le quart de la production mondiale de richesses (coton, épices, etc.). En effet, comme les Occidentaux l’oublient parfois, durant des millénaires, ce fut l’Asie qui demeura la première zone économique du globe – réalité qui explique d’ailleurs en toute logique que les explorations maritimes européennes des XVe et XVIe siècles furent avant tout motivées par la recherche de nouvelles routes maritimes vers les « Indes » (c’est-à-dire la Chine et le sous-continent indien) et leurs richesses millénaires. D’Alexandre le Grand aux Portugais, les richesses de l’Asie ont effectivement toujours fasciné les Européens. Rappelons que jusqu’au XVIIIe siècle, c’est la Chine qui constitue – et de loin – la première économie du globe en termes de volume et de marché intérieur, ce depuis pas moins de deux millénaires ! Une réalité historique qui explique probablement certaines dynamiques géopolitiques sino-centrées depuis déjà un certain nombre de décennies… 😉
Aussi puissantes que stratégiques, ces compagnies disposaient à cet égard de leurs propres forces armées et navales – qui en venaient parfois d’ailleurs à dépasser en investissement et en prestige celles de leurs propres flottes nationales correspondantes (en particulier concernant la France, dont la Marine royale reste le parent pauvre budgétaire des dépenses militaires). Elles constituaient probablement les plus grandes vitrines et symboles du développement économique et commercial que leurs empires coloniaux apportaient aux grands pays d’Europe partis à la conquête du (Nouveau) Monde. Siège de la Compagnie des Indes orientales françaises, Lorient bénéficiait ainsi de l’immense prospérité de celle-ci, rivalisant de richesse avec les grands ports atlantiques du trafic triangulaire comme Bordeaux et Nantes.
Au XVIIIe siècle, la prospérité de la compagnie française des Indes fera la richesse du port de Lorient, siège de la Compagnie. Si la grande ville bretonne bénéficie de la prospérité du commerce colonial et mondial, elle n’est pas la seule : les autres grands ports atlantiques comme Nantes et Bordeaux voient à la même époque leur trafic s’envoler grâce aux bénéfices du trafic triangulaire entre l’Europe, l’Afrique et les Antilles.
Comme le note de façon très intéressante l’un des articles de Wikipédia consacrés à l’histoire des compagnies des Indes, ces dernières marquent également un pas décisif dans la marchandisation du monde, la période voyant en effet le public «s’imprégner d’un début de capitalisme fondé sur le commerce maritime » (période dont date à ce titre l’expression « toucher les dividendes de la paix »). Car en effet, les compagnies des Indes constituent le business global le plus lucratif de l’époque : à titre d’illustration, la Compagnie des Indes française reverse en 1731 pour 41 millions de dividendes à ses actionnaires, 34 millions en 1740 ! Comme le souligne un certain Voltaire en 1738, « on entend mieux le commerce en France depuis vingt ans qu’on ne l’a connu depuis Pharamond jusqu’à Louis XIV » !
Au milieu du XVIIIe siècle, l’Inde est majoritairement sous contrôle ou influence française. Une situation qui n’est pas sans attiser la rivalité et la jalousie des Britanniques, qui ne cachent pas leurs vues sur la région…
Ces chiffres sont fabuleux pour l’époque : c’est plus de trois fois le budget de la marine française de 1739! On peut ainsi comprendre le ministre Maurepas lorsque ce dernier demande – en vain – qu’une partie de ce bénéfice soit affecté à la construction des vaisseaux de guerre… !). Ces florissantes affaires ne manquent d’ailleurs pas de susciter les jalousies et convoitises des pays rivaux (en particulier concernant la France de l’East India Company britannique, qui n’apprécie guère la position de force qu’a pris le roi de France en Inde au début des années 1740 – ironiquement sans vraiment s’en rendre compte ni l’avoir recherché d’ailleurs…).
Au-delà de l’enrichissement considérable qu’elles apportent aux élites de leurs pays, les compagnies des Indes constituent également à l’époque leur bras armé dans les différents océans où elles viennent exercer leurs monopoles. La Compagnie des Indes française, à titre d’exemple, enregistre ainsi des dépenses militaires considérables (et assurant de fait la défense des intérêts français dans l’océan Indien) : Pondichéry, fortifiée avec soin, est considérée par les Indiens comme l’une des meilleures places fortes de la région, et les navires de la Compagnie, à l’armement important, aux équipages expérimentés et rompus au combat naval, sont très proches des navires de guerre (dont ils se confondent d’ailleurs très facilement avec ces derniers sur les tableaux d’époque pour l’œil non averti !). Autant de circonstances qui placeront ainsi ces compagnies au cœur des affrontements navals de ce siècle.
De façon générale, en ce début du XVIIIe siècle, et bien que partie bonne dernière dans l’aventure coloniale et navale, la France rattrape ainsi son retard à toute vitesse, sous l’œil toujours plus inquiet et jaloux de Londres… C’est d’ailleurs, comme le souligne les spécialistes de l’époque, l’un des grands « paradoxes de la période » : la paix apporte une forte expansion au pays, laquelle se transforme en facteur de guerre avec la jalousie et l’hostilité croissantes du Royaume-Uni. Pays qui, comme nous le verrons en détail plus loin, constitue le grand rival colonial et maritime de la France en ce début de XVIIIe siècle (à moins que ce ne soit plus exactement l’inverse… !). En effet, à ce moment précis de l’histoire du monde, les autres grandes puissances coloniales d’hier – Provinces-Unies, Espagne, Portugal – se sont vues reléguées au second plan par le traité d’Utrecht, et se positionnent désormais, en fonction de leurs intérêts, pour l’un ou l’autre de nos deux protagonistes.
À partir de la Régence [la période de transition monarchique entre le règne de Louis XIV et la majorité de Louis XV de 1715 à 1723, NDLR] en effet, et c’est là l’une des mutations du siècle, tout se passe comme si le vent du large se mettait soudain à souffler jusqu’à l’intérieur d’un royaume jusqu’alors peu « amariné ». Pendant des siècles, les Capétiens avaient cherché à « gagner la mer », à faire de Dunkerque, Calais, Boulogne, Brest, Saint-Malo, Brouage, Bordeaux, La Rochelle, Toulon, Marseille, des ports français. Au XVIIIe siècle, pour la première fois en France, les vents d’ouest semblent véritablement devenir dominants : pour la première fois dans l’histoire du royaume, la mer va chercher à gagner la terre et les embruns semblent atteindre désormais l’Auvergne d’un d’Estaing ou les Alpes d’un Frézier [deux grands amiraux du siècle, NDLR]. Pour la première fois, la mer cesse de rimer avec hostilité. Pour la première fois, elle commence à cesser d’effrayer. Elle va jusqu’à séduire.
Michel VERGE-FRANCESCHI, La marine française au XVIIIe siècle, p. 82
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Un XVIIIe siècle qui laisse la Marine française presque seule face à la Royal Navy
Partant de ce grand contexte, il n’est besoin je pense d’une longue démonstration pour comprendre et mesurer combien les « affaires maritimes » constituent, en ces années 1720, un terrain d’un niveau d’importance (et de menace) inédite dans l’histoire de la France. Car d’autres facteurs supplémentaires viennent également accroître l’intensité des enjeux qui pèsent sur la Marine française de l’époque et son Ministère (d’ailleurs également en charge des affaires coloniales). C’est que le XVIIIe siècle laisse en effet la marine française peu ou prou seule face à la marine britannique! Jugez plutôt :
Il convient aussi de replacer les questions navales dans le cadre européen de l’époque. Le XVIIIe siècle laisse la marine française seule face à la marine britannique après l’effacement de la marine néerlandaise. Cette dernière, qui avait mobilisé aux côtés de la Royal Navy des flottes de quatre-vingt ou cent vaisseaux contre les escadres de Louis XIV, ne cesse de décliner. Elle passe à cinquante-six vaisseaux, puis trente-trois en 1745, puis vingt-huit en 1760.
Les Provinces-Unies, comme la France, ont voulu profiter de la paix pour limiter leurs dépenses. Cependant, la rétrogradation de cette flotte qui avait glorieusement écrit une large partie de l’histoire navale du siècle précédent ne manque pas d’étonner, même si elle est profitable à la France car les Provinces-Unies restent une alliée de la Grande-Bretagne. C’est d’ailleurs une des clés de ce déclin. Les Provinces-Unies ont accepté les prétentions britanniques au contrôle militaire des mers, et vivent désormais à l’ombre de leur ancienne rivale. L’Espagne, qui n’a pas oublié son passé, fait de son côté un grand effort de réarmement naval et entreprend de lutter avec détermination contre la contrebande britannique dans ses colonies américaines. Mais la flotte espagnole, peu manœuvrante et mal équipée, n’est guère en mesure d’inquiéter la Navy, laquelle lui a d’ailleurs infligé une lourde défaite en 1718 au cap Passaro.
C’est donc bien la rivalité entre la France et le Royaume-Uni qui donne le ton de l’histoire navale au siècle des Lumières, les puissances d’hier (Provinces-Unies et Espagne) se positionnant, en fonction de leurs intérêts, pour l’un ou l’autre des deux protagonistes. Les petits pays maritimes (comme le Danemark, la Suède, le Portugal), optent quant à eux pour une prudente neutralité.
En 1734, un auteur doué de prémonition publie un « Mémoire sur les moyens de faire la guerre à l’Angleterre d’une manière qui soit avantageuse à la France, ou pour prévenir que le roi d’Angleterre ne nous la déclare ». D’une façon ou d’une autre, pour cet auteur qui par prudence reste anonyme, la guerre entre la France et le Royaume-Uni est inévitable. À quoi peut bien servir en effet la gigantesque et coûteuse flotte de plus de cent vaisseaux (sans compter les frégates) qu’entretient le Royaume-Uni depuis les traités de paix de 1712-1713 ? Il lui faut un ennemi potentiel et ce dernier ne peut être que la France.
Extrait du remarquable article de Wikipédia consacré à l’Histoire de la Marine française sous Louis XV et Louis XVI (section : « La marine de Louis XV : le pari perdu de la paix ? (1715-1774) »)
Voilà ainsi un excellent résumé du contexte dans lequel le jeune Maurepas se retrouve à la tête de la gestion de la marine française. Bien conscient de la supériorité numérique considérable de la Royal Navy – avec laquelle il s’avère réalistement impossible de tenter de faire jeu égal par le nombre (les investissements nécessaires à cette fin se situant en effet à des années-lumière du budget très serré dont dispose le jeune ministre), c’est donc par l’innovation et la supériorité technologique que Maurepas et son ministère entendent porter la marine de guerre française à pouvoir rivaliser avec son futur adversaire britannique. Une politique qui va se traduire par près de deux décennies d’un patient et rigoureux travail d’ingénierie, de réorganisation de l’administration et d’espionnage.
Zoom sur : le Siècle d’or et l’Empire néerlandais (1582-1702)
Une fois n’est pas coutume : faisons simple (car le sujet mériterait à lui seul un long et passionnant article). L’expression « Siècle d’or néerlandais » – également utilisée pour la peinture – désigne la période de remarquable prospérité économique et culturelle que vont connaître les Pays-Bas (alors appelés « Provinces-Unies ») de la fin du XVIe au début du XVIIIe siècle. Une période qui va faire de cette petite région d’Europe du Nord l’une des principales puissances écrivant la marche du monde.
Comment un petit pays européen d’à peine deux millions d’habitants s’est-il construit en à peine un siècle un vaste empire maritime et marchand allant des Amériques à l’Indonésie, et le hissant au rang de première puissance commerciale du monde ? Pour le comprendre, une fois n’est pas coutume, il nous faut rembobiner la cassette d’un ou deux siècles, et replonger quelques peu dans l’histoire moderne du continent européen.
Les Pays-Bas au début du XVIe siècle : une riche région maritime et urbaine, très densément peuplée pour l’époque. Une région aux mains de la famille des Habsbourg qui règnent alors sur l’Espagne, la première puissance mondiale…Les grands marchés et foires de commerce des villes flamandes (à gauche) et les riches campagnes agricoles et maritimes hollandaises (à droite) : les deux ingrédients-clés de la prospérité médiévale des Pays-Bas !
Une des plus riches régions d’Europe…
Les Pays-Bas ont toujours été une région extrêmement riche. Depuis le milieu du Moyen-Âge en effet, grâce à leur agriculture très moderne, leurs industries florissantes (draperie, métallurgie) et leur situation centrale dans le commerce européen (au carrefour des routes marchandes entre la Baltique, la Mer du Nord et le reste du continent), les Flandres et le sud-ouest de l’actuelle Hollande comptent parmi les régions les plus prospères d’Europe.
Très densement peuplés, les Pays-Bas enregistrent au début du XVIe siècle l’un des revenus par habitant (PIB) les plus élevés de l’époque, ainsi qu’un des taux d’urbanisation les plus importants du Vieux Continent (avec un habitant sur deux y vivant en ville !). La région abrite également de nombreux grands ports (notamment Anvers et Amsterdam, et avant eux Bruges et Gand), véritables épicentres du commerce européen depuis la fin du Moyen-Âge (et déjà espaces d’épanouissement d’une importante bourgeoisie marchande).
Après Bruges, et avant Amsterdam et Londres, c’est en Flandre, et d’abord à Anvers, que l’argent du monde se concentre. De fait, tout comme Venise a été la vraie bénéficiaire des croisades, Anvers est, avec Séville, celle de la découverte de l’Amérique et du commerce avec les Indes. C’est là qu’en 1501 débarque le premier bateau portugais venu de Calicut avec des épices destinées à l’Europe du Nord. Anvers devient alors la capitale de l’économie-monde.
Jacques Attali, Les Juifs, le monde et l’argent : Histoire économique du peuple juif, p. 301
Situé à l’embouchure de l’Escaut dans l’actuelle Belgique, le port d’Anvers (à gauche) supplante au début de l’époque moderne la grande cité portuaire de Bruges (à droite), qui avait constituée l’un des principaux carrefours marchands de l’Europe médiévale (mais dont l’activité maritime était désormais grippée par des problématiques d’ensablement). Premier port européen d’arrivée des épices d’Asie et plaque tournante des circuits de métaux précieux, Anvers constituera longtemps la première place financière du Vieux Continent (où sera d’ailleurs fondé la première véritable Bourse de l’Histoire des bourses de valeurs). Affaiblie et dépeuplée par la guerre d’indépendance des Provinces-Unies, la grande cité marchande des Flandres sera finalement supplantée à son tour par Amsterdam, au début du XVIIe siècle (où le conflit a vu se refugier de nombreux marchands et financiers d’Anvers).
Ces riches Pays-Bas, dépendent à l’époque de la Monarchie espagnole des Habsbourg (dont nous reparlerons en détail dans le chapitre III) – qui en ont eux-mêmes hérité de la lignée des ducs de Bourgogne. Une situation de tutelle étrangère de plus en plus insupportable pour la population néerlandaise, lourdement taxée par la Couronne ibérique (dont les Pays-Bas assurent alors plus du tiers des revenus fiscaux !). Et un maître espagnol présentant également le fâcheux souci d’être en guerre continuelle avec le grand voisin et rival français (guerres qu’elle finance qui plus est par de nombreux emprunts auprès des grands financiers… néerlandais). Et comme si cela ne suffisait pas, arrive de l’Allemagne voisine la « Réforme » : le protestantisme se diffuse aux Pays-Bas, et s’y voit bientôt réprimé par l’autorité espagnole, farouchement catholique, et qui leur envoient rapidement l’Inquisition. Le pays est en ébullition…
Marquées par une plus forte pénétration protestante, les provinces du nord des Pays-Bas des Habsbourg, héritage des Pays-Bas bourguignons (à gauche), se soulèveront dès la fin du XVIe siècle pour obtenir leur indépendance, formant ainsi les Provinces-Unies (à droite, et correspondant aux Pays-Bas actuels). Présentant un plus fort ancrage catholique, les Pays-Bas du sud (dits « espagnols », et correspondant aux actuelles Belgique et Luxembourg) demeureront quant à eux sous la tutelle habsbourgeoise jusqu’aux guerres napoléoniennes (et deviendront indépendants au dénouement de celles-ci, au moment des traités de Vienne de 1815).
L’Indépendance des Provinces-Unies (1568-1648)
Pour un développement plus conséquent de la guerre d’indépendance hollandaise, je renvoie les intéressés vers cette excellente vidéo de la chaîne Épisodes d’Histoire, qui détaille (via une riche iconographie) les événements et aboutissants majeurs de cet épisode central de l’histoire des jeunes Provinces-Unies.
Au milieu du XVIIe siècle, portées par les chefs protestants, de premières rébellions éclatent, et plusieurs provinces (les Pays-Bas en comptent alors dix-sept), dont la riche Hollande, proclament leur indépendance. S’ensuit une longue et féroce guerre d’indépendance que l’Histoire retiendra sous le nom de « guerre de Quatre-Vingts Ans » (c’est dire si ce fut long… !). Guerre qui verra les souverains espagnols successifs tenter de maintenir leur mainmise sur les riches territoires néerlandais (au prix de violentes répressions et massacres), avant d’être finalement contraints d’accepter l’indépendance des nouvelles Provinces-Unies, avalisées en 1648 par les traités de Westphalie (qui mettent fin plus globalement à la guerre de Trente Ans – la plus terrible des « guerres de religion » qui viennent alors de décimer l’Europe… !).
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Un développement économique d’une rare intensité dans l’Histoire
Arrachée de longue lutte au travers d’une féroce guerre d’usure, l’indépendance hollandaise marque l’entrée des Pays-Bas dans la période la plus remarquable de leur histoire, qui voit ainsi ce petit pays européen s’ériger comme l’une des plus importantes puissances mondiales. Dès le début du XVIIe siècle, durant la guerre avec les gouverneurs espagnols, les territoires des Pays-Bas (et particulièrement ceux des provinces protestantes rebelles) avaient en effet connu un développement économique et commercial considérable, permis par la remarquable concentration de capital financier qui caractérisent alors les grandes villes néerlandaises (tout particulièrement la Hollande et sa capitale Amsterdam, qui ont ainsi vu affluer de toute l’Europe de nombreux protestants persécutés dans leur pays (et séduits par la promesse de tolérance religieuse qu’offrent alors les Provinces-Unies), en même temps que ces dernières attiraient la plupart des plus grandes fortunes des Pays-Bas du sud, ravagés par la guerre…).
En effet, au cours du XVIe siècle, ce sont plus de 30.000 protestants qui quittent Anvers (alors la plus grande place financière d’Europe, ainsi que la capitale de l’industrie de l’imprimerie européenne avec Lyon) pour Amsterdam, amenant avec eux leurs savoir-faire et leur capital financier. Un autre grand événement de l’histoire de l’Europe va également contribuer substantiellement à l’essor des Provinces-Unies : l’expulsion des Juifs de la péninsule ibérique. En effet, en 1492, la même année que la découverte du Nouveau Monde par Christophe Colomb, les Rois catholiques d’Espagne (qui viennent d’achever la Reconquista de la péninsule), décident d’expulser du pays les Juifs (mais aussi les Musulmans) qui refusent toujours de se convertir au catholicisme. Nombre d’entre eux se réfugieront au Portugal, mais en 1497, c’est également au tour de ce pays de les chasser de son sol, peu ou prou pour les mêmes raisons (et sous la pression de son grand voisin espagnol – alors la première puissance du continent !).
La communauté marrane, moteur indéniable du boom économique d’Amsterdam et des Provinces-Unies
Nulle part la prospérité [des Juifs de l’époque moderne] n’était si grande qu’en Hollande et en Angleterre. Ils s’étaient établis dans les Pays-Bas en 1593, Marranes fuyant l’Inquisition espagnole, et de là ils avaient détaché une colonie à Hambourg puis, plus tard, sous Cromwell, en Angleterre, d’où depuis des siècles ils étaient chassés, et où Menassé-ben-Israël les ramena. Les Hollandais, comme les Anglais, gens pratiques et avisés, utilisèrent le génie commercial des Juifs et le firent servir à leur propre enrichissement.
Bernard Lazare, L’Antisémitisme – Son histoire et ses causes, p. 153
Des marranes espagnols célébrant en secret le Seder (le rituel juif de la Pâque) sont surpris par des gardes à l’époque de l’Inquisition. Juifs convertis au catholicisme mais soupçonnés (à tort ou à raison) de pratiquer en secret leur religion, les marranes vont subir pendant près de trois siècles l’Inquisition espagnole et portugaise, et des milliers d’entre eux (souvent les plus socialement aisés) prendront en conséquence le chemin de l’exil. À noter qu’à l’origine terme de mépris (marrano en espagnol ou marrão en portugais désigne le porc), le mot marrane est aujourd’hui utilisé sans aucun sens péjoratif dans l’historiographie.
Si l’événement demeure assez méconnu du grand public, il va avoir un impact considérable sur le destin des nations européennes. En effet, en quelques décennies, on estime que ce serait près de 100. 000 Juifs et « crypto-Juifs » (des Juifs ibériques qui s’étaient convertis au catholicisme sous la contrainte et pression institutionnelles mais qui continuaient à pratiquer leur judaïsme en secret et que l’on nommera historiquement les conversos ou les marranes) qui auraient alors quitté la péninsule ibérique, entraînant une diaspora massive qui va à long terme redessiner le visage de l’Europe. Si de nombreux Juifs d’Espagne et du Portugal (dont la descendance forme l’actuelle communauté séfarade) migrent dans les pourtours du bassin méditerranéen, des milliers d’entre eux gagnent également l’Europe du Nord et en particulier la région des Pays-Bas, qui garantissent alors une liberté et une tolérance religieuses relativement uniques en Europe. Apportant avec eux leurs ressources financières et leurs réseaux (nombre d’entre eux sont des marchands et des artisans ou dans l’activité de banque qui leur était alors réservé), cette communauté juive va contribuer fondamentalement à l’essor économique et commercial que vont connaître les jeunes Provinces-Unies (actuelle Hollande) au tournant du XVIIe siècle, transformant ce petit pays d’Europe du Nord en la première puissance marchande et navale du monde !
L’Inquisition menée contre les marranes espagnols puis portugais fut d’une violence rappelant le traitement réservé aux hérétiques occitans du XIIIe siècle. Sur les 100.000 à 200.000 Juifs de la péninsule ibérique qui optèrent pour la conversion et demeurèrent sur place, plusieurs milliers furent exécutés par l’Inquisition pour marranisme (réel ou supposé). D’autres sources évoquent plus de 30.000 marranes brûlés vifs et 18.000 brûlés en effigie entre 1480 et 1808 à l’échelle de la Péninsule.
L’installation des juifs en Hollande n’est pas un événement soudain ou miraculeux. Lorsque l’indépendance des Provinces-Unies permit à Amsterdam de supplanter Anvers, de nombreux marchands qui avaient quitté l’Espagne et le Portugal s’y établirent. […] En 1615, à la suite d’un rapport dressé par l’éminent juriste, Hugo Grotius, la communauté juive reçut officiellement le pouvoir civil, sans restrictions majeures, à l’exception de l’interdiction du mariage avec des chrétiens et des critiques contre la foi dominante. Désormais, chaque ville avait le droit de recevoir à sa guise une communauté juive. C’est ainsi que se formèrent les petites communautés de La Haye, Rotterdam, Maarsen et quelques autres. Celle d’Amsterdam était de loin la plus importante. Cette ville pittoresque se trouvait maintenant au sommet de sa gloire. Le port accueillait des navires qui débarquaient de la marchandise des quatre coins du monde et la déversaient dans ses entrepôts. Le rapide enrichissement de la ville était renforcé par la réputation de tolérance que la Hollande venait d’acquérir. Il ne se passait pas de semaine sans qu’un immigrant nouveau chrétien arrivât de la Péninsule dans l’espoir de s’enrichir, de fuir les rigueurs de l’Inquisition, ou de revenir au sein du judaïsme […] Nombre de ceux qui bénéficièrent du Pardon Général de 1605 au Portugal partirent à la première occasion vers cette nouvelle terre d’accueil [les Provinces-Unies]. Après 1630, les rigueurs de la persécution amplifièrent la vague d’immigration. Ceux qui vivaient comme crypto-juifs dans le port d’Anvers, dorénavant voué à la décadence, partirent pour le port rival et, jetant bas les masques, grossirent les rangs de la communauté juive. En 1617, un informateur dénonçait à l’Inquisition de Lisbonne une centaine de chefs de famille marranes, installés à Amsterdam. Vers le milieu du siècle, la communauté comprenait plus de quatre cents familles, et ce chiffre passe à quatre mille âmes vers la fin du siècle.
La plupart des « nouveaux chrétiens » portugais étaient d’origine castillane : on estime qu’environ 100.000 Juifs de Castille se réfugièrent au Portugal après le décret d’expulsion (décret de l’Alhambra) de 1492, venant ainsi rejoindre les Juifs déjà présents dans le pays. La proportion de Juifs dans la population s’avéra particulièrement élevée (au moins 10 %) puisque le royaume de Portugal ne comptait alors guère plus d’un million d’habitants. Dès 1496-1497, la politique royale du Portugal dut s’aligner sur celle de l’Espagne. Le roi donna aux Juifs le choix entre le baptême et l’exil, mais la plupart furent contraints au baptême. Le nombre de nouveaux convertis augmenta alors massivement. Beaucoup se convertirent en apparence mais continuèrent à pratiquer le judaïsme en secret. Soupçonnés de marranisme, quelque 2.000 conversos furent assassinés pendant le massacre de Lisbonne de 1506. Entre le XVIe siècle et le XXe siècle, beaucoup de nouveaux chrétiens portugais conservèrent ainsi leurs rites juifs dans la clandestinité. Toutefois, sans contact avec le reste de la communauté juive et privés de rabbinat, leurs pratiques religieuses finirent par se diluer et par mêler éléments juifs et catholiques (à l’exemple de leur calendrier qui s’est christianisé).
Le groupe contrôlait une grande partie du commerce maritime avec la Péninsule [ibérique], les Indes orientales et occidentales [Antilles et Amériques]. Ils avaient créé des industries importantes et investi de nombreux capitaux. Plus tard, ils contrôlèrent 25 % des parts de la célèbre compagnie [néerlandaise] des Indes orientales. […] La part de leur contribution à l’essor de la ville est difficile à évaluer. Mais il est un fait que la grande période de la prospérité hollandaise coïncide avec celle de l’immigration et de l’activité marranes. Dans l’entrelacs de communautés marranes, la primauté ainsi que la suprématie commerciale s’étaient sans conteste transférées de la ville des lagunes [Venise] à celle des canaux. Le courant d’immigration comprenait des échantillons de toutes les classes et fonctions sociales : savants, professeurs, prêtres, moines, médecins, artisans, marchands, soldats, poètes, hommes d’État. […] Partout dans la rue, on entendait l’espagnol et le portugais, langues officielles de la communauté. Un flot incessant de livres – littéraires, liturgiques, philosophiques, éthiques, scientifiques – rédigés dans ces langues se déversait des pesses d’imprimerie. […] En 1627, Menasseh ben Israël fondait la première imprimerie hébraïque locale, créant ainsi une tradition qui, pendant les deux siècles suivants, allait faire d’Amsterdam le centre de la production de livres juifs. La transition était facile pour les réfugiés récents de la Péninsule qui n’avaient à s’adapter qu’à la différence climatique. […] Plus tard, les « ashkénazes » [Juifs originaires d’Europe de l’Est – Allemagne, Pologne, etc.] finirent par dépasser en nombre les « sépharades », descendants des pionniers marranes, mais ces derniers conservèrent pendant un temps leur supériorité économique et sociale. […] Jusqu’à la seconde moitié du XVIIIe siècle, la ville demeura l’un des principaux pôles d’attraction des réfugiés marranes et un îlot de culture ibérique en plein Nord germanique.
Cecil Roth, Histoire des Marranes(chapitre 9 : la Jérusalem hollandaise), pp. 189-198
Entre la découverte du Nouveau Monde et l’expulsion des Juifs d’Espagne puis du Portugal, l’année 1492 marque peut-être décidément le grand tournant de l’histoire européenne, et indéniablement le début de l’ère moderne. Sur les 300.000 Juifs que comptaient environ la péninsule ibérique à l’époque, ce serait d’un tiers à la moitié qui, refusant de se convertir, auraient fui l’Espagne et le Portugal pour le reste de l’Europe (mais aussi l’Afrique du Nord et l’Empire ottoman, où des descendants de ces communautés séfarades demeurent toujours aujourd’hui). Durant les décennies qui suivront, un certain nombre d’entre eux gagnera également le Nouveau Monde, en particulier les colonies hollandaises du Brésil et de la Nouvelle-Néerlande, fondant des villes amenées à une certaine postérité comme la Nouvelle-Amsterdam (future New York). S’ils ne seront que quelques milliers à s’établir aux Pays-Bas, les Juifs séfarades et surtout les marranes (les deux se confondent) y constitueront les acteurs-clés de la révolution économique qui allait conduire au Siècle d’Or néerlandais. Ces derniers baptiseront d’ailleurs Amsterdam la « Nouvelle-Jérusalem » (comme en témoigne à droite la grande synagogue portugaise de la capitale hollandaise, qui constitue au XVIIe siècle la plus grande synagogue au monde !).Le flot régulier de réfugiés (apportant avec eux talents et réseaux d’affaires), des Juifs espagnols et portugais aux huguenots français, et la prospérité induite, bénéficieront d’abord aux villes néerlandaises, dont elles alimenteront la croissance exceptionnelle. Entre 1622 et la fin du siècle, Amsterdam passe ainsi de cent à deux cent mille habitants, Rotterdam de vingt à quatre-vingt mille, et La Haye de seize à cinquante mille. Cet essor s’accompagnera en outre d’un urbanisme précurseur : à Amsterdam (vu ci-dessus en 1652), l’espace urbain va ainsi s’étendre de façon concentrique, en s’appuyant sur les quatre grands canaux de la ville (comme celui de Leiden, à droite).La croissance urbaine spectaculaire d’Amsterdam XVIIe siècle témoigne presque à elle seule du formidable essor économique que connaissent alors les Provinces-Unies. Le grand quartier de canaux en forme de demi-cercle qui englobe la vieille ville (un aménagement pionnier de l’urbanisme moderne !), date ainsi de cette époque.
Alors même que les Pays-Bas ne disposent d’aucune matière première (et que leur production agricole demeure parallèlement insignifiante), la concentration des ressources économiques et financières (induites par la densité ainsi que par le taux d’urbanisation élevés de la population) permettent alors aux Néerlandais d’engager toute une série d’innovations (fondation de la bourse d’Amsterdam, création de banques publiques d’investissement,…), qui peuvent être vues d’aujourd’hui comme l’acte de naissance du capitalisme moderne.
On ne saurait rappeler assez combien l’afflux de ressources extérieures fut décisif à la « révolution économique hollandaise ». Les immigrés juifs et protestants forment ainsi la majorité des 320 actionnaires de la Banque d’Amsterdam, fondée en 1609 (dont le bâtiment figure au centre du tableau de droite), et jusqu’à 80% de la population de villes comme Middelbourg ou Leyde, nouvelle capitale européenne de l’imprimerie (qui prend alors le relai d’Anvers). Parmi les premiers actionnaires de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales (dont l’on peut voir le siège à Amsterdam sur le tableau de gauche), fondée en 1602, 38% ont fui les guerres de religion. Sa création a nécessité un capital de 6,5 millions de florins, l’équivalent de 64 tonnes d’or (c’est-à-dire dix fois plus que la Compagnie anglaise des Indes orientales, fondée quatre ans plus tôt).Après avoir développée dans les années 1590 une myriade de petites compagnies (qui rencontraient l’important problème de se faire concurrence entre elles), les marchands hollandais fondent ensemble le 20 mars 1602 la « Verenigde Oost Indische Compagnie » (VOC ou Compagnie des Indes Orientales), dont l’objectif est de développer le commerce avec les Indes orientales (notamment celui des épices, le plus rentable à l’époque). Recevant le monopole du commerce de l’Extrême-Orient (c’est-à-dire à l’est du cap de Bonne-Espérance et à l’ouest du cap Horn), la nouvelle compagnie dispose également du droit de faire la paix et la guerre, de conclure des alliances, de procéder à des occupations de territoires, d’y bâtir des forts et d’y lever des troupes. De conquête en conquête, la VOC va ainsi créer, en l’espace de quelques décennies, ce qui deviendra le deuxième plus important empire colonial de l’Histoire du monde après l’Empire britannique (en termes de richesses) ! Devenue la plaque tournante du fructueux commerce des épices, Amsterdam devient alors l’épicentre mondial du capitalisme naissant, et voit sa Bourse des valeurs prendre le pas sur celle historique d’Anvers (la « Bourse » tirant au passage son nom d’un marchand brugeois : van der Bursen).
Une superpuissance commerciale et mondiale
La puissance néerlandaise reposait sur les comptoirs de la côte de Malabar et de Coromandel (comme Négapatam), Ceylan, les archipels de la Sonde et des Moluques, ces « grands et solides établissements » de la Verenigde Oost Indische Compagnie qui, du Cap à Batavia, balisaient et encadraient l’océan Indien.
François Ternat, Partager le monde : Rivalités impériales franco-britanniques (1748-1756), p. 80
Accompagnant l’essor de la Compagnie des Indes orientales, fondée en 1602 (la première société par action de l’Histoire !), ces innovations permettent un développement considérable de la Marine (militaire et marchande) néerlandaise. Grâce à celle-ci, et en à peine quelques décennies, les Néerlandais fondent un prospère réseau de comptoirs en Asie du Sud-Est (particulièrement dans les territoires de l’actuelle Indonésie, où ils fondent Batavia – future Djakarta), et établissent également des colonies en Amérique du Nord (notamment dans la région de la Nouvelle-Amsterdam – future New-York) ainsi que dans les Antilles.
La Nouvelle-Néerlande et l’Iroquoisie en 1655. Cela est quelque peu oublié aujourd’hui, mais ce sont les Hollandais qui fondèrent la future New-York, dans une baie déjà découverte un siècle auparavant par un navigateur italien, lui-même en mission d’exploration pour le compte de la… France (la Nouvelle-Amsterdam avait à ce titre d’abord été baptisée « Nouvelle-Angoulême » en l’honneur du roi François Ier !). Ce seront également les Hollandais qui, avant les Britanniques, noueront des alliances avec les Nations Iroquoises (un ensemble de peuples amérindiens établis entre la côte et les Grands Lacs), et qui les armeront dans leurs guerres contre les Français du Saint-Laurent (leurs meilleurs et plus constants ennemis…) !(voir sur le sujet ma série sur l’histoire de la Nouvelle-France)
Batavia (future Djakarta, la capitale actuelle de l’Indonésie, à gauche) et la Nouvelle-Amsterdam (future New-York, qu’on ne présente même pas, à droite) : deux capitales outremer (et promises à un bel avenir) symbolisant la toute puissance coloniale et maritime des Provinces-Unies du XVIIe siècle !Antilles, Afrique du Sud,… : à vrai dire, les Provinces-Unies du XVIIe siècle sont partout ! Elles fondent la colonie du Cap (à gauche – et dont la ville moderne a conservé le nom) à la pointe sud de l’Afrique, chemin de passage obligé et point de contrôle stratégique de la route des Indes orientales… Dans les pas des Espagnols, les Hollandais s’établissent également dans les Petites Antilles, notamment dans les actuelles îles Vierges britanniques, où ils fondent la colonie de Christiansted (à droite), qui portent toujours aujourd’hui ce nom !Mais plus que n’importe lesquelles de ces colonies et comptoirs de par le monde, ce sont les établissements de la Compagnie des Indes orientales (VOC), implantés des Indes à l’Insulinde en passant par les Moluques, qui alimente la prospérité des Provinces-Unies du XVIIe siècle. Cette position prédominante du petit pays européen sur le commerce des épices indiennes, couplée à la quasi-hégémonie qu’occupent les compagnies et sociétés hollandaises sur un grand commerce maritime également en plein boom, va néanmoins finir par lui attirer l’hostilité des autres grandes puissances maritimes du Vieux Continent, en premier lieu l’Angleterre élisabéthaine ainsi que la France du Roi-Soleil…
Ainsi, pendant que la plupart des grandes puissances européennes (Saint-Empire, Angleterre, France,…) sont dévastées par les guerres de religion, ou empêtrées dans de sérieuses difficultés économiques (Espagne – très endettée et en proie à d’importants soucis monétaires…), les Provinces-Unies accroissent et projettent leur puissance maritime aux quatre coins du globe. En plus de dominer le commerce des épices et des produits de luxe (soie, porcelaine) issus des Indes et de Chine, la Marine hollandaise (considérée peu ou prou comme « neutre » à l’époque) devient également au XVIIe siècle le transporteur commercial du monde entier, de nombreux colons et compagnies étrangères passant en effet par elle pour exporter les richesses produites depuis le Nouveau Monde (coton, tabac, sucre, café, cacao,…).
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Le pays le plus « développé » d’Europe
Le flux considérable de matières premières dans les ports hollandais, ainsi que la domination des marchés commerciaux mondiaux (Amsterdam constitue alors la première place marchande du continent) permettent aux Provinces-Unies de renforcer en parallèle leur agriculture et leur industrie de transformation (particulièrement textile). Témoins vivants de cette prospérité inédite de l’Histoire mondiale, les habitants des Pays-Bas bénéficient à cette époque des salaires les plus élevés d’Europe, quand la richesse industrielle et commerciale exceptionnelle du pays s’y traduit aussi déjà précocement par l’existence d’une véritable classe moyenne (allant des artisans et marchands aux ouvriers qualifiés et paysans indépendants) :
Le peuple néerlandais était sans doute le mieux nourri d’Europe et l’extrême misère plus rare qu’ailleurs. La variété du régime alimentaire était étonnante : du pain, bien sûr, peu de viande mais du poisson, des légumes et des laitages. Mieux alimenté, le Néerlandais s’avérait plus résistant que ses contemporains aux fléaux des épidémies qui ravagèrent l’Allemagne pendant la guerre de Trente Ans et l’Angleterre dans les années 1660. C’est pourquoi la population crût sensiblement à une époque où l’Ancien Régime démographique équilibrait ailleurs les naissances et les décès.
Christophe de Voogd, cité par Michael North dans son « Histoire des Pays-Bas »
La mappemonde de Frederik de Wit, publiée en 1662 (c’est-à-dire à l’apogée du siècle d’or des Pays-Bas) par la plus grande maison d’édition géographique de l’époque, symbolise la prépondérance économique, scientifique, culturelle et artistique du pays, parvenu au rang de grande puissance (et qui domine la cartographie elle-même…).
Cette remarquable prospérité économique s’accompagne d’une effervescence dans le domaine des arts, de la culture et des sciences, qui attire aussi aux Pays-Bas néerlandais tout au long du XVIIe siècle d’innombrables intellectuels et artistes. Grâce à une politique civile également en avance sur son temps (développement des droits civiques, tolérance religieuse, alphabétisation de masse, liberté de recherche et d’enseignement,…), le pays voit ainsi affluer de toute l’Europe penseurs, peintres et savants. Un rayonnement culturel qui concoure à faire des Provinces-Unies, en plus de la plus grande puissance économique et commerciale de l’époque, l’un des plus grands centres de production artistique et d’émulation scientifique de son temps (notamment en matière d’optique, de géographie, de cartographie et de peinture – pour laquelle le XVIIe siècle restera dans l’Histoire comme celui de l’âge d’or de la peinture hollandaise !).
En 1672, les Provinces-Unies sont une véritable thalassocratie.Elles ont l’économie la plus avancée au monde, le niveau de vie le plus élevé d’Europe, le meilleur système de transport en commun avant le chemin de fer, le tissu urbain le plus serré du monde. En outre, on ne trouvait dans aucun autre pays d’Europe la même liberté et la même tolérance. Refuge de Descartes et des aïeux de Spinoza, patrie du télescope, du microscope, du chronomètre et des lentilles optiques, de Grotius, de Huygens, de Rembrandt et de Vermeer, les Provinces-Unies caracolent en tête de l’Europe en de nombreux domaines : commerciaux, maritimes, scientifiques, artistiques, picturaux (paysages et « marines »), culturels (« incroyables gazettes », livres, imprimerie) … Tout cela est dû non à leur poids démographique (les Provinces-Unies sont dix fois moins peuplé que la France), mais à leur empire commercial et colonial, qui s’étend à l’échelle mondiale : Méditerranée, Baltique, relations Europe du Nord/Europe du Sud, Indes orientales et occidentales.
Michel Vergé-Franceschi, La marine française au XVIIIe siècle, p. 34
L’effondrement de la superpuissance hollandaise
Le déclin, toutefois, sera aussi rapide que brutal. Entre son immense empire colonial, sa suprématie navale et sa domination du commerce mondial, c’est peu dire en effet que la puissance néerlandaise fait des jaloux, beaucoup de jaloux. Si l’écroulement de la puissance espagnole (jusqu’alors première puissance maritime mondiale) après la guerre de Trente Ans a permis aux Néerlandais de développer leur puissance navale et de régner sur les océans durant toute la seconde moitié du XVIIe siècle, d’autres puissances maritimes émergentes (tout particulièrement l’Angleterre mais également la France de Louis XIV) ne tolèrent plus la mainmise démesurée des Néerlandais sur les échanges commerciaux internationaux.
La Compagnie néerlandaise des Indes orientales (VOC) – et dans une moindre mesure celle des Indes occidentales – constituera le grand instrument commercial de la conquête hollandaise du monde, et de l’Empire marchand que ces derniers constitueront en seulement une poignée de décennies. Ayant raflé aux Portugais le contrôle des routes commerciales de l’océan Indien (et notamment celles du juteux commerce des épices), la VOC connaîtra une prospérité inouïe, qui participera de beaucoup à la fortune des marchands et à l’essor des cités hollandaises.
Grâce à l’essor de sa Compagnie des Indes (VOC) et plus globalement du trafic maritime international, au XVIIe siècle, les Néerlandais dominent les mers. De 1588 jusque vers 1650, ils auront été des précurseurs : une bonne partie de l’empire portugais tombe entre leurs mains, et les Hollandais fondent alors les premières grandes compagnies maritimes et augmentent la charge utile des navires. L’industrialisation de la construction navale aux Pays-Bas et la production de navires marchands en série font en outre en quelques décennies de la flotte néerlandaise la première du monde. Vers 1650, on estime ainsi que les Hollandais disposent de 16.000 bâtiments (contre 4.000 anglais et 500 français) ! Des navires qu’ils n’hésitent pas à rentabiliser tant à l’exportation qu’à l’importation, et qui deviennent les transporteurs d’une grande partie des marchandises qui transitent entre l’Ancien et le Nouveau Monde.Inventée aux Pays-Bas à la fin du XVIe siècle, la flûte est la « bête de somme » de cette prospérité commerciale néerlandaise (dont elle constitue l’essentiel de la flotte). Ce navire (le plus emblématique de la marine de l’époque), grâce à ses formes trapues et particulièrement marines, est en effet capable d’affronter les mers les plus dures, la mer du Nord comme l’océan Pacifique. « Navire rond » aussi bien à l’avant qu’à l’arrière (afin d’avoir une capacité de charge maximale), la flûte est fondamentalement un navire transporteur, qui bénéficie de plus d’un faible tirant d’eau (car conçue au départ pour sortir des ports néerlandais où les hauts fonds sableux sont nombreux). Outre sa construction rustique et facilitée par l’invention de la scierie à vent, la flûte se manœuvre facilement et est très économe en équipage, à tonnage égal, comparée à ses concurrents maritimes. Véritable navire « multi-usages », la flûte est assez rapidement copiée par les voisins allemands (fleute) et anglais (fly-boat), avec des variantes selon les besoins (dans la Baltique, le navire est doté d’une grande ouverture sur l’arrière pour le commerce du bois ; dans les mers boréales, on croise des flûtes baleinières ayant une coque renforcée à l’avant contre les icebergs, etc.). Les Français les utiliseront surtout au XVIIIe siècle dans le théâtre indien comme navires de transport et vaisseaux de guerre d’appoint des flottes de la Compagnie des Indes.
Entre 1652 et 1674, bien que jusque-là alliés européens historiques (notamment contre l’hégémonie continentale espagnole puis française), l’Angleterre et les Provinces-Unies s’affrontent dans une série de trois guerres navales. Une triple guerre qui va ainsi affaiblir considérablement la puissance néerlandaise, et voir la Grande-Bretagne (qui a dans le même temps considérablement investie dans sa Royal Navy) s’affirmer comme la nouvelle puissance navale dominante en Europe du Nord (et bientôt dans les mers et océans du monde entier). Parallèlement, en s’alliant avec l’Autriche au détriment de la France (qui l’avait pourtant soutenue dans sa guerre d’indépendance contre les Espagnols), les Provinces-Unies s’attirent en outre au début des années 1670 un autre puissant ennemi : le jeune Louis XIV.
Alors à la tête de la première armée d’Europe, le grand monarque absolu français est en effet, en ce début de règne, éminemment désireux de repousser et de consolider ses frontières nord et est, vers le Rhin et les Pays-Bas espagnols (sur lequel son royaume a depuis longtemps des vues). Soucieux du développement économique et de la grandeur de son État, le jeune roi de France, poussé et accompagné dans cette démarche par son brillant Colbert (secrétaire d’État à la Marine de 1661 à 1683), souhaite en outre faire entrer son royaume dans le concert des grandes puissances maritimes, entre l’ambitieuse Angleterre (et sa Royal Navy jadis fondée par Henri VIII) d’une part, et les prospères Provinces-Unies d’autre part – dernières dont il s’agit également de briser l’emprise économique internationale. La France du début du règne de Louis XIV souhaite en effet s’attaquer à la redoutable concurrence que constituent les Hollandais, aussi bien sur le plan intérieur (pour les marchands et fabricants français) que sur le plan maritime, pour les colonies royales que fondent alors le souverain en Amérique du Nord (Nouvelle-France) et aux Antilles (Guadeloupe, Martinique,…). Enfin – et pour ne rien arranger, le rayonnement protestant des Pays-Bas déplait profondément au fervent défenseur de la cause catholique que constitue le roi de France, et qu’il entend incarner en Europe…
En 1672, pour la première (mais non la dernière) fois, Louis XIV franchit le Rhin, et ses armées déferlent sur les Pays-Bas, où elles balaient les troupes coalisées de la Quadruple-Alliance (Provinces-Unies, Saint-Empire, Brandebourg et Monarchie espagnole), y faisant tomber les places fortes les unes après les autres (que Vauban s’empressera par la suite de fortifier, parachevant ainsi la constitution de son célèbre « Pré Carré » !).
En 1672, débute ainsi la « guerre de Hollande » : la France envahit les Pays-Bas, avant de s’enliser dans des années de chasse-poursuite avec ses ennemis entre les régions rhénanes et les Provinces-Unies (dont l’invasion française traumatise durablement la population néerlandaise). Ce premier grand conflit sera suivi de plusieurs autres longues guerres continentales (guerre des Réunions, guerre de la Ligue d’Augsbourg, guerre de Succession d’Espagne,…), qui s’égraineront tout au long du règne de Louis XIV, et atteindront également des dimensions maritimes inédites.
Une superbe carte récapitulative de la guerre de Hollande réalisée dans le cadre d’un dossier du n°61 du magazine Guerres & Histoire. Elle illustre bien combien la sécurisation de la frontière nord-est de la France aura, de façon générale, constituée l’une des obsessions et priorités du Roi-Soleil…
En cette fin de XVIIe siècle, mer et colonies sont en effet devenues un important enjeu et terrain de rivalité entre les puissances européennes. Par la guerre de Hollande (1672-1678), Louis XIV entend ainsi briser le commerce maritime hollandais, n’hésitant pas à cette fin à s’allier avec la marine anglaise. Une alliance entre les deux puissances maritimes émergentes (et futures grandes puissances dominantes et rivales du siècle suivant) qui, par la maîtrise des mers inédite qu’elle leur offre, leur permet sinon d’étouffer, au moins d’amorcer sérieusement le déclin de la puissance hollandaise (au moment où, de façon concomitante, ces mêmes guerres témoignent du grand déclin de la marine espagnole, tandis même que la montée en puissance de la marine française et sa nouvelle maîtrise de la Méditerranée inquiète aussitôt et lui aliène toute l’Europe…).
Auréolé des succès récents et ininterrompus de ses armées depuis 1658, Louis XIV compte imposer la France comme l’arbitre de l’Europe, afin de parachever la politique de remontée en puissance entamée sous le règne de Louis XIII et le ministériat de Richelieu. […]
Après sept ans de conflit, la France sort grande gagnante et consolide ses frontières. Au nord, l’obtention de places fortes (Cassel, Ypres, Cambrai, Condé, Maubeuge, Valenciennes) met enfin Paris à l’abri. À l’est, la France annexe la Franche-Comté et poursuit l’occupation de la Lorraine (restituée à Léopold, fils de Charles V, en 1697). Cela facilite dans les années qui suivent la « politique des réunions ». Louis XIV gagne enfin quelques îles dans les Caraïbes : Tobago, Trinidad, plus Saint-Vincent, Dominique et Sainte-Lucie, concédées par Londres.
La guerre de Hollande, au final, consacre plus l’hégémonie de la France qu’elle n’en fait l’arbitre de l’Europe. Car Louis XIV, plutôt que de jouer l’apaisement, reprend ses agressions après 1679, dont les points d’orgue sont l’annexion sans combat de Strasbourg en 1681 et le siège de Luxembourg en 1684. Et les guerres de coalition reprennent dans la foulée… […]
Extrait du magazine Guerres & Histoire n°61, dossier « La guerre de Hollande », pp. 64-69
Sous le règne de Louis XIV, apogée du « Grand Siècle français », l’armée française est le véritable rouleau compresseur de l’Europe. Durant la guerre de Hollande, ce seront jusqu’à 320.000 soldats qui se trouveront sous les armes, un record pour l’époque ! Au-delà du poids du nombre, l’armée de terre française est alors l’une des mieux équipées et organisées du Continent (à droite, on peut voir le régiment de Picardie vers 1680 reconstitué par le magazine Guerres & Histoire). C’est ce qui explique que durant la guerre de la Ligue d’Ausbourg – qui suit celle de Hollande, la France pourra tenir tête à elle seule à presque l’ensemble de ses grands voisins réunis (Autriche, Espagne, Angleterre, Pays-Bas,… qui ont finis par se coaliser pour mettre un stop à l’expansionnisme et au bellicisme louis-quatorziens).
Le déclin de la puissance néerlandaise peut également s’apparenter à une passation de relais avec l’Angleterre. En effet, comme je vous le raconte dans le cadre d’un autre article consacré à la Glorieuse Révolution de 1688 (voir lien ci-contre), et en vertu des conséquences politiques de celle-ci, c’est l’un des gouverneurs militaires (stadhouder) mêmes des Provinces-Unies, Guillaume III d’Orange-Nassau, qui ceint la couronne d’Angleterre, évacuant définitivement au passage la dynastie Stuart du trône anglais (nous reparlerons en détail de ce très important sujet historique dans le prochain chapitre).
À nouveau, je renvoie les intéressé(e)s du sujet de l’effondrement de la superpuissance hollandaise vers cette excellente vidéo de la chaîne Épisodes d’Histoire, qui en détaille également très bien les grands tenants et aboutissants !
Dans les bagages de Guillaume (ou à vrai dire catalysant un processus déjà en cours), une partie de l’élite économique et politique hollandaise va ainsi migrer d’Amsterdam à Londres, apportant avec elle les innovations financières et la politique de développement maritime qui avait fait le succès et la prospérité d’Amsterdam 80 ans plus tôt. D’une certaine façon, avec l’arrivée du quasi-roi des Provinces-Unies sur le trône anglais, les deux puissances maritimes fusionnent, et l’Angleterre prend le relais de la coalition européenne contre Louis XIV (Guillaume d’Orange s’était en effet affirmé dès la guerre de Hollande comme le plus implacable ennemi du Roi-Soleil ; il fera d’ailleurs de Londres le nouveau pivot de la lutte antifrançaise). C’est également à ce moment de l’Histoire que les têtes de réseaux marchands et financiers vont migrer de la capitale néerlandaise à la City de Londres, faisant de cette dernière le nouvel épicentre de la finance et du commerce international.
Retombée imprévisible de la guerre de Hollande, la « Glorieuse Révolution », bel euphémisme pour un simple coup d’État, est un cataclysme stratégique. L’ère des alliances occasionnelles avec les Stuarts ou Cromwell est passée : à l’Angleterre, Guillaume inocule sa haine de la France et fait de son pays d’adoption le nœud militaire des deux grandes guerres qui vont plomber la fin du règne de Louis XIV : Ligue d’Augsbourg (1688-1697) et Succession d’Espagne (1701-1714), où s’illustrera le terrible Marlborough. Le conflit, prolongé en rivalité impériale, va durer jusqu’en 1815.
Extrait du magazine Guerres & Histoire n°61, p. 69, encadré thématique « Guillaume III d’Orange exporte sa glorieuse haine outre-Manche »
Alors que les Provinces-Unies ont été durablement affaiblies par les guerres avec la France de Louis XIV (et ne cessaient d’être menacées par celle-ci), c’est désormais l’Angleterre qui va s’ériger en championne de la cause protestante, mais aussi et surtout comme la puissance européenne la plus à même d’entraver les velléités d’hégémonie française sur le continent et bientôt dans le monde colonial. Ainsi naissaient probablement les racines de grande rivalité franco-anglaise qui allaient aussi profondément structurer et donner le la de la géopolitique européenne du XVIIIe siècle… ! Quant aux Provinces-Unies, malgré une prospérité remarquable qui se maintiendra jusqu’aux guerres révolutionnaires (Amsterdam demeurera un grand centre économique international), elles ont perdu à tout jamais la suprématie maritime qui avait fait de la République batave la maîtresse des mers du monde, l’expertise hollandaise s’étant en quelque sorte transmise de l’autre côté de la Mer du Nord…
Bien loin de retirer avantage du succès de leur ex-maître, les Sept Provinces sont le dindon de la farce : ruinées par ces deux guerres, elles cèdent la suprématie du commerce mondial à la triomphante Royal Navy. Le Siècle d’Or, celui de Rembrandt et de Ruyter, est bien fini.
Extrait du magazine Guerres & Histoire n°61, p. 69, encadré thématique « Guillaume III d’Orange exporte sa glorieuse haine outre-Manche »
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EN RÉSUMÉ :enregistrant en quelques décennies un spectaculaire affaiblissement maritime, économique et (géo)politique, les Provinces-Unies cessent presque au début du XVIIIe siècle de constituer une grande puissance de l’échiquier mondial, se voyant peu ou prou reléguées (à l’image de l’Espagne de la même époque) au rang de puissance européenne secondaire…
1584-1702 :deux dates qui marquent ainsi le début et la fin d’une période extraordinaire de l’histoire des Pays-Bas, dont il n’est pas étonnant que les Hollandais contemporains demeurent, toujours aujourd’hui, un peu nostalgiques. Un Siècle d’or néerlandais (et son remarquable développement maritime et commercial) qui, s’il n’aura finalement guère duré, aura au moins eu le mérite de susciter des vocations, comme en témoigne un certain Cardinal français de l’époque :
L’opulence des Hollandais qui, à proprement parler, ne sont qu’une poignée de gens, réduits en un coin de terre, où il n’y a que des eaux et des prairies, est un exemple et une preuve de l’utilité du commerce qui ne reçoit point de contestation.
C’est en ces termes que Richelieu soulignait « le miracle hollandais » Dans son Testament politique.
Pour ceux qui souhaiteraient aller encore davantage dans la profondeur de ce passionnant sujet (et grand moment de bascule de notre histoire moderne), je recommande plus que chaudement le visionnage de ce remarquable documentaire (en quatre épisodes) diffusé il y a quelques années sur Arte, et intitulé « Amsterdam, Londres et New-York : trois villes à la conquête du monde ». Un documentaire d’une richesse et précision inouïe pour comprendre notamment la naissance du capitalisme et de l’économie moderne, ainsi que les grandes racines et ingrédients de l’hégémonie maritime mondiale successivement hollandaise (XVIIe siècle) puis britannique (du XVIIIe au XXe siècle) … !
La Marine vers les Lumières
Cette longue (mais indispensable) parenthèse hollandaise refermée, revenons à notre politique maritime française du début du XVIIIe siècle (et les importants bouleversements qu’elle connait).
Dès la fin des années 1720, des hommes comptant parmi les plus brillants intellectuels et ingénieurs de la construction navale française (Blaise Ollivier, Blaise Geslain, Duhamel de Monceau,…) sont envoyés aux Provinces-Unies et en Angleterre pour analyser les méthodes de constructions navales utilisées par ces grands pays maritimes, et en rapporter et appliquer les meilleurs principes et pratiques observés (dans l’idée de conserver parallèlement avec pragmatisme les méthodes françaises là où ces dernières excellent). Des séjours qui ont l’intérêt de permettre également l’établissement d’un complet état des lieux des marine de guerre naviguantes de ces deux pays, bien utile au renseignement royal.
Le jeune Maurepas sut faire bénéficier la Marine française de la riche émulation scientifique portée par le mouvement des Lumières, en confiant notamment d’importantes responsabilités à de brillants ingénieurs et scientifiques de la marine et des constructions comme Duhamel de Monceau (à gauche) ou Blaise Ollivier (et son Traité de construction dont figure à droite un extrait : le plan de la poulène du Royal Louis (1726)), deux hommes qui furent ainsi les artisans de nombreuses innovations navales. (source : musée national de la Marine)
Parallèlement à ce travail d’observation (un vaste « Benchmarking de l’art de la construction navale » comme l’on pourrait s’amuser à appeler cela dans un certain vocabulaire contemporain… !), Maurepas fait également entrer la Marine dans les Lumières, et bénéficier ainsi la première des grands progrès et émulations scientifiques qui émanent alors continuellement de la seconde. Durant les années 1730 et 1740, plusieurs importantes expéditions sont financées (Condamine, Bouguer, Godin, Maupertuis, Clairaut, Le Monnier,…), tant dans un objectif scientifique (confirmer de grandes théories récentes – Newton, etc.) qu’opérationnel et militaire (améliorer la cartographie et la sécurité de navigation).
Parmi les nombreuses expéditions scientifiques françaises des années 1730-1740 soutenues par Maurepas, celle de La Condamine au Pérou entre 1735 et 1744 (et visant à déterminer la forme exacte de la Terre) figurera parmi les plus importantes de l’époque.
À la même époque, Duhamel de Monceau, un touche-à-tout savant membre de l’Académie des Sciences (et devenu conseiller technique de Maurepas), établit un remarquable état des lieux des infrastructures navales françaises. Parcourant les provinces littorales, le savant dresse alors un état complet de ces dernières, y étudiant les possibilités d’implantations portuaires, la navigation interport, l’organisation des arsenaux. Autant de travaux s’inscrivant dans un mouvement scientifique qui trouvera par ailleurs son aboutissement avec la création de l’Académie de marine à Brest, en 1752. Dans cet espace intellectuel, un cercle d’officiers et de marins « savants » abordent tous les sujets intéressant les affaires navales (construction, architecture navale, santé des équipages, hydraulique, hydrographie, astronomie nautique, géographie, manœuvres, arrimage des vaisseaux, amélioration de l’artillerie, etc.).
Parallèlement aux améliorations portées sur les navires,les infrastructures maritimes et portuaires (et notamment les arsenaux et les chantiers navals – méthodiquement visités par Duhamel de Monceau comme illustré sur la gravure de droite), font également l’objet d’une véritable révolution en termes d’aménagement durant les décennies 1730 et 1740 (et parmi eux, plus que n’importe quel autre : le port de Brest, base de la flotte de l’Atlantique, marqué notamment à l’époque par la fondation de l’académie de Marine – dont l’où on peut voir une gravure promotionnelle sur l’illustration de gauche). (source : musée départemental breton de Quimper)
Du côté technique, une étape est franchie une décennie plus tôt (en 1741) avec la création de l’École de Construction de Paris, qui va permettre d’institutionnaliser et d’harmoniser l’ingénierie de la construction navale d’un bout à l’autre du territoire (particulièrement entre les différents grands arsenaux – Brest, Toulon, Rochefort, etc.). Accompagnée des nombreuses observations réalisées à l’étranger, cette formidable montée en compétences et appétit d’innovation va déboucher sur une remarquable révolution technologique, qui va ainsi placer quelques temps la France à la pointe de l’art de la construction navale (d’où découlera une considérable avance technique et tactique) :
En matière de construction navale, Maurepas (qu’il faut en la matière réhabiliter) a imposé des normes et des expériences qui sont des modèles de perspicacité. Sachant s’entourer de conseillers scientifiques compétents, doté par ailleurs d’un sens aigu des choses de la mer (qu’il n’avait point au départ), il a su transformer par ailleurs le corps très hétéroclite des charpentiers de la marine, léguant leur savoir-faire à l’intérieur de véritables dynasties familiales, en un groupe très individualisé d’ingénieurs-constructeurs de la marine, aussi bien théoriciens que praticiens, qui, fondés sur le mérite personnel, deviennent de véritables concepteurs.
Jean Meyer et Jean Béranger, La France dans le monde au XVIIIe siècle, p. 292
Maurepas, aidé de Duhamel du Monceau, a substitué à la formation théorique, ponctuelle et locale donnée dans les arsenaux, un enseignement institutionnalisé et uniforme au sein d’une école de recrutement national implanté à Paris. L’équilibre entre la formation théorique et la pratique d’un aîné qualifié est atteint. Les progrès des constructeurs, qui en contrepartie perdent de leur indépendance, permettent la mutation technique, lente mais irrémédiable de la marine de guerre. Celle-ci va progressivement éliminer les vieux modèles et entrer dans l’uniformisation des séries de vaisseaux, donnant par là réalité à un rêve que Colbert avait en vain caressé en son temps.
Extrait de la page Wikipédia consacré à l’Histoire de la Marine française sous Louis XV et Louis XVI, sous-chapitre « Renouvellement des élites navales et espionnage »
Coupe verticale d’un vaisseau de 70 canons dans sa longueur (source : musée national de la marine)
Fort des nouvelles formations et connaissances dont ils bénéficient désormais, les ingénieurs navals français vont désormais s’affairer à concevoir de nouveaux types de navires de guerre, dont ils cherchent en premier lieu à améliorer la manœuvrabilité et la puissance de feu. Pour comprendre la révolution technique et navale que ces derniers vont impulser, il est cependant nécessaire d’entrer avant un tantinet dans le détail des grands principes qui caractérisent – et surtout des grandes limites que rencontrent – le vaisseau de guerre standard du début du XVIIIe siècle.
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La marine de guerre du XVIIIe siècle face à l’enjeu naval
À l’image des batailles terrestres de l’époque (on se met bien en ligne, puis l’on s’avance à portée et l’on propose poliment à l’adversaire de tirer en premier – cf. la bataille (caricaturée) de Fontenoy), au XVIIIe siècle, c’est également la guerre de ligne qui prévaut sur mer. Après de longues manœuvres d’approches (qui peuvent parfois prendre des jours), les deux lignes de navires ennemies s’affrontent côte-à-côte, en file, et généralement dans le même sens. Contrairement à l’imaginaire que nos contemporains peuvent avoir de l’époque, les abordages et combats frontaux demeurent en pratique assez rares, et la plupart des grandes batailles navales consistent ainsi en de violentes canonnades. Canonnades dont ressort généralement vainqueur celui qui a subi le moins de dégâts (c’est-à-dire a de navires endommagés voire coulés – ce cas demeurant plus rare que les captures ou explosions).
« Vaisseaux se disputant le vent avant d’engager le combat. Le bâtiment de droite est en train d’entamer un virement de bord pour essayer de reprendre l’avantage sur un adversaire qui semble être à son vent (Nicolas Ozanne : Marine Militaire, 1762) »
« Vaisseau administrant à son adversaire un tir en enfilade par l’avant. Cette manœuvre n’est réalisable que pour le bâtiment qui combat au vent. On observe que celui-ci a mis ses voiles sur le mât pour ralentir son allure, ce qui lui donne plus de temps pour faire donner son artillerie de sabords sur la proue de son adversaire. Ce dernier a également contrebrassé ses voiles, sans doute pour essayer d’abattre et de présenter à nouveau sa batterie à l’ennemi (Nicolas Ozanne : Marine Militaire, 1762) »
Combat naval entre deux vaisseaux (extrait), Nicolas Ozanne, Marine Militaire, 1762.
En effet, depuis l’institutionnalisation et généralisation de l’usage de l’artillerie, les navires de guerre peuvent être vus comme de grosses plateformes d’artillerie flottantes (et mobiles). Leurs batteries sont installées sur un ou deux ponts (l’équivalent d’un « étage » du navire), voire trois ponts pour les navires les plus imposants (souvent au XVIIIe siècle les navires amiraux).
Lorsque l’on évoque ces anciens vaisseaux de guerre à voile, l’image qui vient généralement en tête est celle du galion espagnol, le navire emblématique de la conquête du Nouveau Monde et du commerce colonial. Un navire à l’image de la Marine du XVIIe siècle, avec ses impressionnants vaisseaux dépassant parfois les 100 canons, richement décorés, et disposant d’une imposante poupe leur donnant cette silhouette si caractéristique (parfois d’ailleurs appelés vulgairement les « gros culs » par les marins… !). Ces magnifiques navires ont participé à écrire l’histoire de ce grand siècle d’exploration et surtout de colonisation que fut le XVIIe siècle, et sont toujours aujourd’hui étroitement associés dans les représentations communes au transport (et accaparement) des richesses des Amériques vers l’Europe. Mais en ce presque milieu de XVIIIe siècle, il convient de souligner combien ces navires sont aussi beau à voir que techniquement et militairement dépassés.
La flotte de combat des années 1660 n’est qu’une flotte de transition, dont les méthodes de combat, comme les bâtiments, sont loin d’être au point. La bataille du XVIIIe siècle, qui repose sur la manœuvre très disciplinée, a de toutes autres exigences. Commander un navire marchand de 200 à 1.000 tonneaux (et ces derniers sont rares) avec un équipage moyen de 20 à 25 hommes (pour l’Atlantique Nord) ou, au maximum pour les plus grands de 30 à 40 hommes, n’est pas la même chose que de commander des équipages de 750 à un millier d’hommes. Plus grave encore : commander une escadre comportant parfois plus de 30 bâtiments, ou encore un convoi pouvant dépasser les 200 voiles, suppose un autre entraînement et d’autres capacités que de commander un navire isolé.
JEAN MEYER ET JEAN BÉRANGER, LA FRANCE DANS LE MONDE AU XVIIIE SIÈCLE, P. 295
En ce début de XVIIIe siècle, l’ère des vaisseaux de guerre aussi géants et richement ornés qu’immanœuvrables (sans même parler de leur coût extravagant) semble bel et bien terminée. Place à l’efficacité ! Les galions et autres trois-ponts monumentaux comme aimaient à les multiplier les marines louis-quatorzienne et espagnole du XVIIe siècle appartiennent désormais à un autre temps et ne seront bientôt plus bons qu’à ralentir et mettre en difficulté leurs confrères modernes. Le galion San José (dont on peut voir une reconstitution à gauche) incarne parfaitement ce que le vaisseau de guerre du XVIIIe siècle n’a plus vocation à être. Il sera coulé avec son trésor par la Royal Navy en juin 1708 à la bataille de Carthagène – tout un symbole…
Il faut bien avoir en tête pour le comprendre les bases de ce qu’implique un combat naval de l’époque, mais aussi et surtout les investissements considérables que représentent ces navires. La construction d’un seul vaisseau de ligne nécessite l’équivalent d’une petite forêt (d’un bois de grande qualité – chêne et sapin en l’occurrence) ainsi que d’infrastructures très importantes (corderies, forges, magasins, hangars, chantiers de construction, cales, etc.), généralement mutualisées au sein d’un arsenal. Ces infrastructures terrestres mobilisent en outre des milliers d’ouvriers qualifiés, sans même parler de tous les métiers indirects concernés par l’ensemble de cette logistique de construction navale (fabrication, transport, approvisionnement, etc.).
Il faut également avoir en tête que chaque navire armé possède à son bord à lui seul presque autant de canons qu’une armée terrestre entière de l’époque (les grandes batailles navales pouvant ainsi réunir plusieurs milliers de canons dans chaque camp – c’est d’ailleurs souvent l’unité principale de puissance retenue pour mesurer les rapports de force en présence !). Et tout cela coûte évidemment unitairement une petite fortune. Pour des navires n’ayant dans les faits qu’une durée de vie d’une vingtaine d’années (éventuellement le double si l’on procède à une « reconstruction » – c’est-à-dire au recyclage de la coque). Autant d’années nécessitant qui plus est un entretien constant et indispensable, au risque de voir en effet le navire pourrir ou n’être tout simplement plus en état de naviguer – et donc de combattre – convenablement (de ce fait, un vaisseau de ligne de l’époque coûte en moyenne sur sa durée de vie plus d’une fois et demie son coût de construction… !).
Avec ses deux façades maritimes ouvertes respectivement sur la Méditerranée et l’Atlantique, la France a toujours rencontré le problème de la dispersion de ses forces navales. Depuis l’époque de sa Marine moderne, la Royale française est ainsi subdivisée en deux grandes flottes : celle du Ponant, basée à Brest (à gauche) et celle du Levant, basée à Toulon (à droite). Ces deux grands ports de guerre bénéficient de grandes infrastructures navales (arsenaux, chantiers navals, cales sèches, magasins, etc.), que Maurepas va encore renforcer durant son ministère. (illustrations : à droite, l’un des magnifiques tableaux de Joseph Vernet issus de sa célèbre série des « Vues des ports de France », exposés au musée de la Marine de Paris ; et à gauche, un magnifique tableau de Jean-François Hue – d’ailleurs élève de Vernet, exposé au même endroit)
L’arsenal de Rochefort dans les années 1750. Durant les décennies 1730 et 1740, sous l’impulsion de Maurepas, les arsenaux vont également connaître une grande vague de réorganisation : celui de Rochefort reçoit par exemple des grands hangars pour conserver les bois de construction, celui de Lorient une étuve pour courber les bordages. Quant à celui de Brest, il connaît la plus importante restructuration de tous les arsenaux français : aménagement de trois nouvelles cales, construction des forges, d’une menuiserie, d’une nouvelle corderie,… (et plus tard, de casernes et d’une manufacture de toiles à voile !)
La construction et l’armement navals (et plus globalement l’activité maritime) constituent un secteur économique très important (et en forte croissance) de la France du milieu du XVIIIe siècle. Les arsenaux de Brest, de Rochefort ou de Toulon (à gauche) emploient chacun des milliers d’ouvriers qualifiés, et des dizaines de milliers d’artisans, commerçants et autres fournisseurs vivent directement ou indirectement des besoins et commandes de la Marine). De façon générale, grâce au développement de son industrie nationale (cf. Colbert et sa politique des manufactures et de protectionnisme économique), la France du tournant du XVIIIe siècle est en mesure de répondre à la plupart des besoins de sa marine et de son – énorme – armée (à quelques exceptions près bien sûr : fer norvégien, sapins de Suède pour les mâts, etc.). À droite, on peut voir notamment l’arsenal de Rochefort et son immense Corderie royale, qui constitua jusqu’au XXe siècle le plus long bâtiment industriel d’Europe ! (illustrations : deux nouveaux tableaux de Joseph Vernet exposés au musée de la Marine de Paris)
En ce début de XVIIIe siècle marqué par l’essor prolongé du grand commerce colonial (et ce faisant maritime), les vaisseaux de ligne et autres plus petits navires de guerre sont tout simplement indispensables à la défense des colonies et des convois (et plus globalement des intérêts) des différents grands protagonistes de l’entreprise coloniale (et constituent en quelque sorte le « nerf de la guerre » de l’époque). Tout grand pays ou compagnie (les compagnies des Indes notamment) ayant engagé des intérêts outremer se voit dans la quasi-obligation d’entretenir une importante flotte de guerre (ou d’être assez copain avec quelqu’un en disposant d’une), au risque évident de voir ses « bénéfices coloniaux » se faire rapiner par l’un de ces navires corsaires qui pullulent littéralement dans tous les océans de l’époque (en particulier durant les périodes de guerre), ou par des pirates, voire même par un pays rival (comme cela devient de plus en plus courant). Un investissement tout aussi considérable qu’indispensable à la protection du commerce – mais également aux grands intérêts géostratégiques et politiques que représentent les empires coloniaux.
De Madras aux rives du Saint-Laurent, de Praya à la Chesapeake, de Pondichéry à Louisbourg, le XVIIIe siècle – celui de Montcalm et de Wolfe, celui de la Galissonnière et de Byng –, s’inscrit en un moment de l’histoire où la mer devient l’élément privilégié du monde, faisant de Gibraltar un verrou anglais à partir de 1704, de Minorque (française de 1756 à 1763) ou de Belle-Isle (anglaise de 1761 à 1763) d’indispensables monnaies d’échanges en 1763, du Canada, mais surtout des îles à sucre et des treize colonies,des espaces à rentabiliser, à exploiter, à peupler, donc à défendre ou à conserver.
Michel Vergé-Franceschi, La Marine française au XVIIIe siècle, pp. 14-15
Parallèlement à l’essor et professionnalisation des marines de guerre, le XVIIIe fut aussi le grand siècle de l’activité corsaire, appelée alors la « guerre de course ». Une sorte d’art de la « petite guerre » (guérilla) navale dans laquelle les Français, très investis, excellaient, et y compensaient en partie l’handicap et difficulté de leur marine de guerre à protéger les convois et navires français de la redoutable Royal Navy, par de nombreuses prises symétriques chez l’adversaire (comme en témoigne cette peinture, représentant le légendaire corsaire français Surcouf en train d’aborder un navire marchand britannique).
Dans ce contexte général, comme nous l’avons vu, la France se voit dans la nécessité de (re)constituer une flotte en mesure de défendre ses entreprises coloniales et le commerce maritime croissant (et hautement enrichissant) qui s’en développe de ses différents prédateurs naturels – en premier lieu desquels figure, une fois n’est pas coutume dans l’Histoire de France, l’éternel rival britannique, alors à la tête de la plus puissante et importante flotte de guerre au monde. Une flotte contre laquelle, comme nous l’avons vu également un peu plus tôt, il ne sera tout simplement pas possible de faire jeu égal numériquement, et dont il s’agit ainsi d’opposer la (sur)qualité à la quantité, et de répondre à l’avantage numérique par l’avance technique (et ce faisant la supériorité tactique).
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Une révolution navale initiée par la France : les vaisseaux de 64, 74 et 80 canons
Maquette d’un vaisseau de 74 canons, le futur navire de guerre emblématique du XVIIIe siècle inventé par la France(photographiée au musée national de la Marine de Brest). Ce vaisseau est équipée de quatre mâts (dont le beaupré, incliné à la proue) constitués de 30 fûts de pins et culminant à 60 m, portant 30 voiles (environ 2 500 m²). Le tout est fixé et manœuvré par 80 tonnes de cordage et atteint une vitesse de 10 nœuds (soit 18,5 km/h) par vent arrière (la moitié en pratique).
C’est à cette entreprise décisive que vont s’affairer les constructeurs et ingénieurs navals français dans les années 1730 et 1740. Partant du constat bien établi des trop grandes limites des trois ponts – trop peu manœuvrants, hors de prix, et qui se retrouvent en plus souvent à pourrir (voire brûler…) en cale sans avoir jamais participé à aucune campagne (vous parlez d’un super investissement), les techniciens français choisissent d’abandonner ces grand vaisseaux de « premier rang » pour concentrer leurs recherches sur les rangs inférieurs. Vont s’ensuivre deux décennies d’essais et de tâtonnements, de réalisation de prototypes et d’innovations techniques. Travaux qui parviendront à de brillants résultats, comme le raconte en excellente synthèse cet extrait d’une page Wikipédia consacrée à cette révolution navale :
[…] La longueur d’un vaisseau est déterminée par l’écart entre deux sabords. Les ingénieurs proposent grâce à un nouveau mode de construction d’augmenter la longueur des vaisseaux et donc le nombre des sabords. C’est ainsi qu’est mise sur cale une nouvelle catégorie de vaisseaux à deux ponts plus puissants. Par prudence cependant, les efforts sont portés d’abord sur les petites unités dites de « troisième rang ». Le premier 64 canons deux-ponts sort en 1735, le Borée. Il est percé à 13 sabords et porte du 24 livres sur sa première batterie, c’est-à-dire le deuxième calibre le plus puissant en service dans la marine. Le second exemplaire, le Mars, porte la même artillerie, mais mesure 5 pieds de plus (1,60 m). L’impulsion donnée est immédiatement suivie : tous les vaisseaux de troisième rang construits juste avant la guerre de Succession d’Autriche vont être percés à 13 sabords pour du calibre 24 sur la batterie principale.
Les expérimentations se portent ensuite sur les vaisseaux dits de deuxième rang. En 1738 est lancé à Brest le Dauphin royal. Percé à 13 sabords, il ne diffère pas au départ de ces prédécesseurs, mais son artillerie principale est fixée avec le calibre 36 à la première batterie et du 24 à la seconde. Lors d’une refonte, ses dimensions sont portées à une hauteur jamais osée, bien qu’il demeure toujours percé à 13 sabords. Ce navire apparait comme une nécessité de tâtonnement « grandeur nature » du maître Blaise Ollivier. Considéré comme très réussi et bon marcheur, ce vaisseau semi-expérimental, auquel on fera porter selon les nécessités du 36 ou du 24 livres en première batterie, ne sera rayé des effectifs qu’en 1783. Il prépare et annonce l’arrivée de vaisseaux plus puissants.
Un canon de 36 livres exposé au musée de la Marine de Paris. C’est alors le plus gros calibre qui équipe les navires de la marine de guerre française… !
En 1743, est lancé le Terrible, que l’on peut considérer comme le premier vaisseau de 74 canons, percé à 14 sabords. L’année suivante, il est suivi du Magnanime et de l’Invincible, lancés à Rochefort en version un peu plus longue. Celui-ci porte pour la première fois l’artillerie qui deviendra définitive pour ce type de vaisseau, soit 28 canons de 36 à la batterie basse, 30 canons de 18 sur le second pont et 16 canons de 8 sur les gaillards.
L’évolution ne s’arrête pas là. La recherche de la puissance de feu donne naissance à une troisième formule de vaisseau à deux ponts : le 80 canons, percé à 15 sabords. Le premier exemplaire, le Tonnant, est lancé en 1744 à Toulon, presque en même temps que les premiers 74 canons. Il porte des pièces de 36 et de 18 livres dans ses flancs. L’exemplaire suivant lancé quelques années plus tard, le Soleil Royal, poursuit la course à la puissance : il est plus long lui aussi (de 5 mètres) et porte du 36 à la batterie basse et du 24 à la seconde, c’est-à-dire les deux plus gros calibres utilisés dans la marine française.
Ainsi, en quinze ans, de 1735 à 1749, sont apparues trois formules de vaisseaux à deux ponts, chacune caractérisée par un nombre de sabords et un calibre d’armement. Deux d’entre elles vont se distinguer pour donner les deux types de navires les plus représentatifs de la deuxième moitié du XVIIIe siècle : le 74 et le 80 canons.
« La marine de Louis XV : le pari perdu de la paix ? (1715-1774) » (Histoire de la Marine française sous Louis XV et Louis XVI, Wikipédia)
Coupe d’un vaisseau de guerre de 70 canons. Ces navires sont de véritables entrepôts flottants. À titre d’illustration, les cales d’un vaisseau de ligne français envoyé en mission pour plusieurs mois stockent 2 tonnes d’eau douce, 1 tonne de vin, 52 tonnes de biscuit, 25 tonnes de farine et 40 tonnes de légumes secs, salaison et animaux vivants. Le tout protégé par une coque épaisse de 75 cm (qui engloutit à elle seule près de 2 400 chênes !). Autant dire qu’un 74 prêt au combat représente une petite fortune : environ un million de livres (soit 300 kg d’or), dont deux tiers pour les 6 à 18 mois de construction.
L’Invincible vu par les Britanniques (l’un des premiers vaisseaux de 74 canons construits par la France, difficilement capturé par les Britanniques lors de la bataille du cap Ortégal, durant la guerre de Succession d’Autriche – que nous aborderons dans le chapitre IV). En plus de leurs stocks matériels, les vaisseaux de ligne du XVIIIe siècle sont une véritable ville et usine flottantes : l’équipage d’un 74 français rassemble en moyenne 752 hommes, répartis en 15 officiers, 16 élèves officiers, 95 officiers mariniers et spécialistes, 34 employés divers, 492 matelots et 100 soldats d’infanterie embarqués. Autant dire que la perte d’un simple navire coûte cher en marins, difficilement remplaçables…
Un vaisseau de 74 canons français (Le Redoutable, au centre) aux prises avec deux trois-ponts britanniques (dont le HMS Victory, navire amiral de Nelson, à sa droite) lors de la bataille de Trafalgar, en 1804 (une belle illustration de la longévité de cette classe de navires conçue au milieu du XVIIIe siècle !)
Le Soleil Royal, l’un des « trois-ponts de Tourville » lors de son lancement à Brest, en 1669. Surchargés de décorations coûteuses, trop peu manœuvrants et à la batterie basse trop proche de l’eau, ces fleurons de la Marine de Louis XIV, bien que plus lourdement armés, sont très inférieurs à la nouvelle génération de navires dont vient de se doter la France de Louis XV !
Ces deux nouvelles formules de vaisseaux (le 74 et le 80 canons) présentent également l’intérêt énorme de corriger l’un des plus importants défauts dont souffraient globalement les navires de guerre du XVIIIe siècle : celui d’une ligne de flottaison trop basse sur l’eau, et qui les empêchait souvent par gros temps d’utiliser leur batterie basse – la plus puissante (cela était alors, entre autres, l’un des grands défauts des trois-ponts britanniques de 80 canons). Or les nouveaux vaisseaux français évitent pour la plupart ce problème. Bien que considérés comme de « troisième (64 canons) ou deuxième rang (74 et 80) », ces nouveaux deux-ponts ont la dimension des trois-ponts de Tourville des années 1690 (les plus gros vaisseaux de ligne de la Marine française sous Louis XIV), la manœuvrabilité en plus.
Il résulte ainsi de toutes ces innovations une avance technique spectaculaire. Comme le note alors un de ses concepteurs (le constructeur Blaise Ollivier), un nouveau deux-ponts français de 74 canons peut en théorie aisément tenir tête à un trois-ponts britannique de 80, voire de 90 canons. Une véritable révolution technique, qui s’apprête à donner le la de la construction et des affrontements navals du demi-siècle qui va suivre, et qui passe pourtant presque inaperçue… !
En grossissant le trait, la supériorité scientifique des Français s’oppose à la supériorité pratique des Anglais, ce qui est, en grande partie, une question de financement, car l’armement coûte cher.
JEAN MEYER ET JEAN BÉRANGER, LA FRANCE DANS LE MONDE AU XVIIIE SIÈCLE, p. 296
Vue de près des deux ponts d’un vaisseau de 74 canons (où l’on observe bien ses deux batteries de 14 sabords-canons). L’artillerie principale est répartie en deux batteries. La plus lourde (dont les sabords sont percés à 1,7 m de la flottaison, assez haut pour le gros temps) porte 28 canons (14 de chaque côté) de 36 livres (qui correspond à la masse du boulet, soit 17,6 kg), la seconde 30 canons de 18 livres. 16 pièces de 9 livres sur les gaillards font le compte. Un 80 canons standard de la Royal Navy dispose quant à lui de 26 pièces de 32 livres, 26 de 12 et 28 de 6. C’est toute l’innovation technique remarquable du 74 canons français : celui-ci expédie 414 kg de fonte par bordée, soit 29% de plus qu’un 80 adverse !
En effet, l’aboutissement de cette longue quête technique que vient de connaître la Marine française intervient durant une longue période de paix. De longues années de paix évidemment guère propices aux constructions de masse, car classiquement marquées par un budget de la Marine toujours hautement resserré. Mais un contexte de paix qui aura toutefois la conséquence assez avantageuse pour la France d’entourer d’une certaine discrétion l’avance technique (et ce faisant l’avantage tactique) spectaculaire que ce nouvel outil guerrier confère à la Marine française vis-à-vis de ses potentielles rivales (dont notamment bien entendu la Grande-Bretagne et sa gigantesque flotte de guerre). Un peu trop confiants dans leur supériorité numérique, les Britanniquesne perçoivent pas immédiatement cette révolution navale, et s’apprêtent ainsi à l’apprendre à leurs dépens, durant les premiers grands affrontements qui se profilent maintenant à l’horizon…
Ce n’est pas ici le nombre de vaisseaux lancés qui fait la singularité de la flotte mais l’apparition d’objets nouveaux. Il n’y a plus de comparaison possible entre un deuxième rang des années 1700 et l’Invincible de 1744, par exemple. Même si les anciennes formules subsistent au sein de l’effectif global, leurs dimensions et leurs armements les déclassent face à ces objets de curiosité que sont les nouveaux vaisseaux de 74 canons.
Jean Meyer et Martine Acerra, Histoire de la marine française : des origines à nos jourS, p. 91
En aparté :une révolution navale qui touche aussi les frégates
La dynamique d’amélioration de la performance des navires de guerre français (manœuvrabilité, puissance de feu, durabilité,…) ne s’arrête pas aux vaisseaux à deux ponts. Entre 1728 et 1749, de nombreuses recherches et expérimentations sont également réalisées sur les « petits modèles » comme les frégates, dont les ingénieurs navals français vont alors aussi inventer en même temps la forme moderne (qui connaîtra une grande longévité).
Ces navires de guerre à un pont emblématiques du XVIIIe siècle sont en effet devenus de plus en plus indispensables, dans un contexte d’extension des conflits à l’échelle mondiale. Dans ce nouveau paradigme de la guerre maritime, les frégates remplissent ainsi bien plus souplement les missions d’information et de surveillance que les plus gros navires (qui, bien plus puissants, sont pour l’essentiel affectés à la défense des places et des routes maritimes – et tout particulièrement à la protection des convois).
Les frégates sont conçues comme des navires très autonomes pouvant combattre seuls et très loin de leurs bases (ici la frégate française L’Amazone combattant la frégate anglaise Santa Maria en 1782 au large des côtes de Virginie, durant la guerre d’Indépendance américaine).
Dans les années 1730, dans les arsenaux du Levant comme du Ponant, les initiatives se multiplient (tant sur les dimensions que sur l’artillerie), et de nombreux modèles de frégates voient le jour à Brest, Rochefort, Bayonne, Toulon,… percées à 12 ou 13 sabords, et aux calibres en augmentation constante. La quête d’innovations se stabilise ensuite durant la décennie 1740, au moment de la guerre de Succession d’Autriche. Marquée par l’explosion numérique des frégates (dont le nombre flirte alors avec les vingt-cinq unités, pour environ le double de vaisseaux de ligne – mais construits à un rythme bien moins soutenu), cette guerre voit ainsi se dégager les deux grands modèles des décennies suivantes : la frégate de 8 livres et celle de 12 livres (toutes deux ponantaises, et percées à 13 sabords). Frégates qui, comme nous le verrons, joueront elles aussi un rôle majeur dans les grandes guerres maritimes à venir.
Une superbe illustration d’une « frégate de 12 », issue de la remarquable BD « À bord des frégates » des éditions Glénat. Portant d’une vingtaine à une quarantaine de canons, les frégates sont ainsi des navires polyvalents remplissant toutes les missions navales hormis l’affrontement d’escadres : reconnaissance, escorte de convois, chasse au commerce ennemi, liaison, patrouille… Rapides et agiles, ce sont les chevilles ouvrières des marines du XVIIIe siècle !
Maquette de La Renommée, une frégate de 8 livres (musée national de la Marine de Brest)
Dans le second chapitre de cette grande série préliminaire, je développerai notamment le contexte géopolitique européen ainsi que la grande détérioration des relations anglo-espagnoles et franco-britanniques menant à la guerre de l’oreille de Jenkins (1739) puis de Succession d’Autriche (1740-1748).
Guerres dont je vous raconterai ensuite tant l‘implication que les répercussions majeures pour la France, ainsi que plus globalement pour l’ensemble du continent européen. Europe dont cette guerre bouleversera en effet profondément les grands équilibres et rapports de force géopolitiques en place depuis plusieurs siècles, posant ainsi le décor de la future (et d’encore plus grande envergure) guerre de Sept Ans (1756-1763).
Une guerre de Sept Ans qui, quant à elle, rebattra totalement les cartes de la géopolitique mondiale, et qui verra la Grande-Bretagne et l’Empire britannique s’affirmer comme la puissance navale, économique et coloniale (supra)dominante, au grand détriment de la France, définitivement évacuée du sous-continent indien et de l’Amérique du Nord. À bientôt !
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Bonjour,
Hypothèse intéressante en effet.
Il fallait donc que ce mélange entre loup et masttif ait donné plusieurs bêtes. Car malgré le fait que cela explique les victimes uniquement humaines, il y avait trop de victimes pour que cela soit uniquement pour se nourrir.
Mais il reste 2 interrogations cependant pour moi :
Comment expliquer le silence radio de plusieurs semaines avant le retour des attaques ?
Et, s’il s’agit uniquement de chasse pour manger, comment expliquer l’attitude agressive relatée dans les témoignages ? Ce n’est pas une attitude de chasse …
Et revanche, c’est l’attitude d’un chien qui disjoncte suite à de mauvais traitements par exemple… de la maltraitance volontaire comme cela que subissent certain chien destiné à monter la garde
Bonjour Julie,
Je vous renvoie vers le livre de Michel Louis qui s’est intéressé en détail au comportement de l’animal (c’est un spécialiste des grands fauves) et qui développe une thèse intéressante d’hybride chien-loup à la lumière de l’éthologie et de la morphologie caractéristique de la Bête..
Par contre, je crois que vous avez publié votre commentaire sous le mauvais article ! 😉
Bonjour,
Hypothèse intéressante en effet.
Il fallait donc que ce mélange entre loup et masttif ait donné plusieurs bêtes. Car malgré le fait que cela explique les victimes uniquement humaines, il y avait trop de victimes pour que cela soit uniquement pour se nourrir.
Mais il reste 2 interrogations cependant pour moi :
Comment expliquer le silence radio de plusieurs semaines avant le retour des attaques ?
Et, s’il s’agit uniquement de chasse pour manger, comment expliquer l’attitude agressive relatée dans les témoignages ? Ce n’est pas une attitude de chasse …
Et revanche, c’est l’attitude d’un chien qui disjoncte suite à de mauvais traitements par exemple… de la maltraitance volontaire comme cela que subissent certain chien destiné à monter la garde
Bonjour Julie,
Je vous renvoie vers le livre de Michel Louis qui s’est intéressé en détail au comportement de l’animal (c’est un spécialiste des grands fauves) et qui développe une thèse intéressante d’hybride chien-loup à la lumière de l’éthologie et de la morphologie caractéristique de la Bête..
Par contre, je crois que vous avez publié votre commentaire sous le mauvais article ! 😉
Comme le subissent certain chien*
Héhé 😁 oups
Ca marche. Merci ! Je regarderai le livre