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La réalité de la Bête du Gévaudan (CHAPITRE I) : le rude décor du cauchemar

Il est des histoires sordides qui vous fascinent et qui vous happent au-delà de votre propre compréhension. L’histoire de la Bête du Gévaudan est de celles-là – en tout cas me concernant.

En effet, contrairement à ce que l’on peut penser en premier lieu, l’histoire de la Bête du Gévaudan n’est pas qu’une simple histoire d’animaux prédateurs et autres « bêtes mangeuses d’hommes », comme l’Histoire en compte il est vrai quelques-unes. Certes, la Bête du Gévaudan n’est pas la première « Bête » de l’histoire de France : il y en a eu presque à chaque siècle, et dans peu ou prou toutes les provinces de France (mais bien d’autres néanmoins concernant ce XVIIIe siècle, nous y reviendrons…). Cependant, avec la Bête du Gévaudan, contrairement à toutes ces dernières, nous entrons pour ainsi dire dans une toute autre dimension et envergure : celle du massacre de masse (dans la durée et dans l’espace), de la cruauté, de l’horreur – pour ne pas dire, même, du sadisme… Et d’une affaire qui est remontée jusqu’au plus haut sommet de l’État, et qui a mobilisée parmi les plus importantes personnalités et moyens du royaume de France (alors la plus puissante monarchie d’Europe !).

Le lecteur d’aujourd’hui ne peut effectivement pleinement imaginer l’importance politique (d’envergure quasiment internationale) qu’a pris cette affaire pour le roi de France de l’époque. Impuissant à débarrasser son royaume d’un obscur animal qui dévore ses sujets, Louis XV, à peine sorti de la grande humiliation nationale qu’a constituée la guerre de Sept Ans (à laquelle je consacre d’ailleurs une autre grande série d’articles, pour les intéressés !), ce grand roi-chasseur n’est donc rien de moins que la risée (des puissants) du pays, en même temps que de l’intégralité du continent européen (et même au-delà).

Bien naïf ou étroit d’esprit, celui qui ne verrait ainsi dans l’histoire de la Bête du Gévaudan qu’une simple affaire « animale » (et encore davantage, celui qui n’y verrait que des loups, mais à cela aussi, nous y reviendrons). L’affaire de la Bête du Gévaudan est une haute affaire politique. Et sociale. Et territoriale. Une affaire qui dit beaucoup – et de beaucoup de choses, de l’époque. De la condition paysanne dans ces régions montagneuses, reculées, et parmi les plus pauvres du royaume de France. De l’organisation de la société d’Ancien Régime, et des relations entre classes sociales (noblesse, Église, bourgeoisie, paysannerie,…). Des tensions et rapports de force entre puissants, et de la relation des puissants au pouvoir royal.

La Bête du Gévaudan est une histoire hors-normes, et l’un des plus grands mystères d’Europe. Elle a ceci d’extraordinaire qu’elle peut s’analyser de mille et une façon, selon « l’angle » de lecture que l’on choisit de lui porter – qu’il soit historiographique, géographique, socioculturel, économique ou encore politique. Avec à chaque fois, beaucoup, beaucoup à en dire.

Je recommande évidemment la lecture préalable de ma première série d’articles sur la Bête. Ne serait-ce que pour acquérir une certaine connaissance des événements marquants et de la structure chronologique de l’affaire, ainsi qu’afin de suivre et respecter le « cheminement intellectuel » qui sera le mien dans mon analyse de cette affaire ! 😉

C’est à cet exercice que cet article complémentaire souhaite s’essayer. Ma première série d’articles, publiée début 2022 (mais néanmoins continuellement actualisée et enrichie depuis lors), s’était essentiellement centrée sur l’histoire factuelle de « la » Bête, son déroulé chronologique et le récit des grands événements qui la structure. Je vous avais alors, en quelque sorte, présenté l’histoire de la Bête vue depuis « derrière ses pattes », en suivant peu ou prou la trajectoire de ses exploits sanglants. Une histoire qui débouchait sur la présentation des grandes (hypo)thèses contemporaines de résolution de l’énigme de la Bête – autour desquelles s’affrontent, toujours aujourd’hui, historiens, spécialistes et autres passionnés du sujet.

Il s’agit ici d’aller plus loin. Bien sûr, nous ne saurons jamais l’entière vérité, et jamais il ne sera prétendu ici répondre de façon absolue à ce dessein. Mais l’histoire de la Bête est plus riche dans ses finesses et ses dessous que le premier portrait synthétique que j’ai pu en exposer. En ayant encore appris beaucoup depuis l’écriture de cette première série, je souhaitais ainsi partager aux lecteurs intéressés (et je sais qu’il y en a !) davantage de matière factuelle autour de l’histoire de la Bête (mais aussi liée indirectement à celle-ci, et qui nous éclairera beaucoup en temps utile).

Davantage, d’abord, d’informations géographiques (qui seront illustrées notamment par plusieurs nouveaux voyages de terrain, notamment un fraîchement réalisé en avril 2023). Ceci afin de vous permettre de mieux vous « imprégner » de la réalité de l’environnement et de la géographie des événements, des reliefs et des contraintes, des lieux et des distances. Davantage d’informations également sur les conditions de vie des habitants du Gévaudan de l’époque, et en particulier des paysans et des bergers, qui sont au centre dramatique de cette histoire. Davantage d’informations, aussi, surtout, sur les grands protagonistes de cette affaire – qu’ils soient de premier ou d’arrière-plan. Informations sur les grands « CHASSEURS » de la Bête : les Duhamel, d’Enneval et autres Antoine pères et fils. Informations et précisions sur les DÉCIDEURS (Lafont, Saint-Priest, les comtes de Montluc, d’Eu, de Beauvau, de Moncan, L’Averdy, Saint-Florentin, Ballainvilliers, Choiseul, et bien sûr notre cher Louis XV), ainsi que sur les « PUISSANTS » du Gévaudan : les marquis d’Apchier et de Chambonas, les comtes de Morangiès, de Peyre et de Tournon, le prince de Conti,… Et bien sûr les grandes connexions (et tensions) entre tout ce beau monde… (car là est finalement la clé !)

Je reviendrai également sur la Bête en elle-même (à quoi ressemblait-elle ? comment fonctionnait-elle ?), mais aussi sur les nombreuses contradictions et impossibilités que portent un certain nombre de théories – au mieux insatisfaisantes, au pire franchement irréalistes – quant à la question de la nature exacte de la Bête (ou peut-être devrait-on déjà dire ici DES Bêtes, car là est un immense sujet dans le sujet, une affaire dans l’affaire, que j’ai à peine abordé il est vrai dans ma première série, et dont nous allons beaucoup parler cette fois-ci).

J’espère que cet article vous apportera ainsi, si ce n’est l’entière et absolue vérité (nous ne pourrons probablement jamais l’établir « scientifiquement » du fait du défaut de preuves matérielles), au moins un meilleur portrait, plus complet, plus profond, plus exhaustif, de la tragique réalité de cette affaire (ainsi que la démonstration d’hypothèses et de pistes sérieuses de résolution de l’énigme). Bon (nouveau) voyage dans le Gévaudan du XVIIIe siècle !


Sommaire complet de la future série – dont l’accès intégral sera réservé aux abonné(e)s du blog (alors abonnez-vous ou débloquez l’ensemble du contenu du site pour 1 mois pour seulement 5€,, et soutenez ainsi mon travail et mon indépendance ! 🙏😉)

Tant d’événements troublants…

Août 1765. Le malheureux François Antoine est au bord de la dépression. Voilà des semaines qu’il est arrivé en Gévaudan au nom du roi, afin de délivrer enfin le rude pays de son fléau. Bien sûr, il se doutait la tâche difficile : cette fameuse « Bête » n’a-t-elle pas mis en échec un détachement entier de soldats d’élite (les troupes légères du régiment de Clermont-Prince, commandées par le solide capitaine Duhamel), puis un louvetier normand (le sieur d’Enneval), considéré alors comme l’un des meilleurs du Royaume ?

C’est peu dire pourtant que cette fois, le roi de France a mis les moyens. Le vieux François Antoine, qui n’est rien d’autre que le propre porte-arquebuse du roi (c’est-à-dire son lieutenant des chasses, mais aussi l’un de ses plus fidèles amis et confidents), n’est pas descendu seul : l’accompagnent en effet une douzaine de gardes-chasses, veneurs et louvetiers, prélevés dans les équipages du Roi et de la haute noblesse du pays ; autant de solides gaillards qui comptent parmi les plus fins chasseurs et « flingueurs » du Royaume. Cette troupe d’élite est venue également accompagnée de plusieurs excellents chiens de chasse, qui comptent aussi parmi les plus fins limiers de France. Et à ces derniers s’ajoutent encore d’autres excellents chasseurs et chiens, davantage habitués au pays, fournis par des membres de la noblesse du Gévaudan et des provinces voisines (notamment le comte de Tournon), et venus prêter main forte à François Antoine.

Pourtant, malgré une météo certes pas des plus faciles (il fait un temps exécrable en cet été 1765 !), mais néanmoins bien plus clémente que celle de ses prédécesseurs (qui avaient subi la rudesse de l’hiver gévaudanais), depuis son arrivée, François Antoine « galère ». Les chasses qu’il a déjà menées ne sont pas venues à bout de la Bête, qui continue de déjouer tous les pièges, et finit toujours par échapper à ses poursuivants. Comme en cette soirée de début août où, débusquée et prise en chasse tout l’après-midi sur les hauteurs du mont Mouchet (l’un des plus hauts sommets de la Margeride), on renonce à la poursuivre du fait de la tombée de la nuit – ainsi que de peur de la faire fuir hors du pays.

Que ferait un animal sauvage, aussi féroce et carnassier qu’il soit, après avoir été chassé durant des heures par des dizaines d’hommes et de chiens, lorsque la poursuite cesse ? A priori, selon tout connaisseur patenté de la faune sauvage : se reposer, ou continuer de fuir pour se mettre en lieu sûr. Et que croyez-vous que la Bête fit, en cette soirée du 09 août ? Rien de moins que de suivre François Antoine et ses équipages jusqu’au village et château du Besset (où ceux-ci ont leur quartier général) puis de tuer – presque sous les fenêtres du porte-arquebuse ! – une jeune bergère dans un pâturage proche. Le vieux François Antoine est sérieusement décontenancé, et il y a un peu de quoi…

Après cette étrange soirée, les événements se précipitent. Il y a d’abord cette attaque le 11 août, près de Paulhac, où une solide jeune femme du nom de Marie-Jeanne Vallet est surprise par la Bête sur un pont, et parvient dans le furieux combat qui s’engage à blesser la Bête au poitrail. Curieux détail alors relevé par le témoignage de l’époque : la Bête, après avoir reçu le fameux coup de lance de Marie-Jeanne (immortalisé aujourd’hui par une célèbre statue à Auvers, à quelques kilomètres de là), se serait jetée dans la rivière, où celle-ci aurait porté sa « patte » à son poitrail ensanglanté. Étrange…


Au côté du glorieux combat de Marie-Jeanne, encore plus étrange est la chasse qui s’est produite quelques jours plus tôt aux abords du Bois Noir, au nord-est du mont Mouchet (région où la Bête se cantonne depuis maintenant le milieu de l’année 1765). Ce jour-là, plusieurs gardes de François Antoine (qui s’étaient séparés en deux groupes pour couvrir davantage de terrain), accompagnés du comte de Tournon, débusquent puis pourchassent « la » Bête dans cette zone de forêts épaisses, parmi les plus vastes et les plus inaccessibles de la région. Voici comment l’on peut résumer ce qu’il s’y passe :

À la tombée du jour, le garde-chasse Rainchard, de l’équipage de François Antoine, aperçut la bête qui se faufilait dans le Bois Noir. Les archives du comte de Tournon, qui mena la battue, nous précisent que le garde-chasse Rainchard, un allemand (Suisse), se tenait en sentinelle non loin de cette bête qui vint attaquer les petits bergers qui gardaient des vaches. Il la tira aussitôt par l’arrière et la toucha mortellement. Il semblerait que la balle forcée tirée de sa carabine ait pénétré la bête par l’arrière-train, par la cuisse gauche, et grandement progressé dans le corps vers l’avant jusqu’à l’épaule droite, s’arrêtant entre cuir et chair, et occasionnant des dommages irréversibles aux organes. La bête eut encore la force de semer les chiens et ses poursuivants avec le concours de la nuit qui arrivait…

… et s’en alla finalement mourir à Védrines-Saint-Loup, où des paysans retrouvèrent son corps quelques temps plus tard. Ils eurent l’idée de la conduire à la ville de Saint-Flour pour toucher une prime. Les sources diffèrent sur la nature exacte des parties emportées. Certaines parlent de la tête et des pattes, d’autres seulement de la peau et des oreilles, tandis que sa carcasse fut jetée au ruisseau.

Lorsque François Antoine fut averti des faits, il envoya son fils de Beauterne et les gardes-chasses récupérer les parties éparpillées de cette étrange bête. Après Saint-Flour, il fallu repêcher la carcasse au ruisseau et perquisitionner chez des paysans du coin pour récupérer les autres morceaux de l’animal, illégalement détenus. Sans doute fut-il également procédé à quelques interrogatoires avec menaces de sanction à cette occasion. Les membres de l’équipage royal devaient être excédés du comportement des locaux qu’ils étaient venus aider contre cette bête dévorante, et qui entravaient là bien curieusement la bonne marche des opérations.

Les différentes parties de la bête furent assemblées sous les yeux des envoyés du roi, et dévoilèrent une bête roussâtre au poil court sur le corps avec une raie noire flottante, d’ailleurs toujours aperçue par les témoins sur l’échine de la Bête. Son pied (ses pattes) était rond comme celui des chiens mâtins que l’équipage, habitué au contact des mâtins de la vénerie royale, reconnaissait comme tel. Et pourtant c’était bien cette bête qui observait les jeunes bergers et que tout le monde avait reconnue comme la vraie bête du Gévaudan. Le comte de Tournon en était si persuadé qu’il rentra chez lui en Vivarais avec une patte en trophée fixée sur son lampion. Cependant, quelques jours plus tard une bête identique recommença ses crimes. […]

Patrick-Pierre-Louis Berthelot, « Les équipages qui chassèrent la Bête du Gévaudan », article de blog publié originellement le 20 octobre 2020 par l’historien sur son site web betedugevaudantruehistory.over-blog.com.

Voici un petit (mais concentré) échantillon d’événements qui résume bien tout le mystère et la controverse que porte avec elle l’histoire de la Bête du Gévaudan. Une fois acquis une certaine maîtrise de l’histoire « factuelle » de la Bête (grâce notamment à des ouvrages comme celui de l’abbé Pourcher, qui compile notamment près de quatre années de rapports et de correspondances entre les grands protagonistes de l’affaire), il est en effet tant de choses qui demeureront aussi inexplicables à l’intéressé : sa durée, son envergure, l’ubiquité de cet animal (qui frappe durant une longue période plusieurs lieux éloignés en même temps), la constance en même temps que la variabilité de sa description (dans le temps ainsi que d’une région à une autre), l’impuissance des chasseurs et des moyens formidables déployés contre elle(s), les détails étranges rapportés sur les découvertes d’un certain nombre de cadavres, tout un ensemble de réactions et d’actes relativement incompréhensibles de plusieurs grands protagonistes de l’affaire, et encore tant d’autres détails troublants…


De la nécessité d’un article complémentaire

Il est un certain nombre de faits et d’éléments de réflexion dont je n’avais pas connaissance lors de l’écriture de ma série initiale, rédigée durant l’hiver 2022. J’ai eu depuis l’occasion et l’intérêt de plusieurs dizaines de lectures, visionnages, entretiens, consultations d’archives et visites de terrain complémentaires. Autant de nouvelles informations ou précisions qui ont considérablement affinées ma connaissance de cette affaire, qu’il s’agisse de sa géographie, de ses acteurs, de son déroulement détaillé ou encore de son grand contexte politique – connaissance peut-être la plus déterminante de toute pour qui veut éclairer et comprendre les racines du mystère.

Loin de détenir une quelconque vérité « absolue » et définitive sur le sujet (précisons-le encore une fois), mais ayant d’une certaine façon le sentiment d’avoir engagé ma responsabilité par la première série d’articles que j’ai publié sur le sujet (articles lus par des milliers de personnes), il me semblait ainsi nécessaire de partager la connaissance réactualisée que j’ai pu acquérir à ce jour. Une connaissance nourrie par les sérieux travaux de solides passionnés de cette affaire, et qui m’ont enrichi de nombreux détails, clés de lecture et « angles d’analyse » décisifs pour la compréhension de l’histoire de la Bête (et notamment toute la question de ses origines). J’ai choisi après réflexion, plutôt que de réactualiser mes articles originaux, de vous les partager au travers d’une nouvelle série dédiée, me semblant en effet intéressant que le lecteur puisse suivre le « cheminement intellectuel » et l’évolution de l’analyse qui fut la mienne concernant cette affaire, au fil de mes découvertes et nouvelles lectures. Une connaissance qui demeure toute relative, face à de grands experts du sujet (ce que je suis loin d’être ! – encore que…), et en permanente évolution – car il demeure encore tant à apprendre et à découvrir sur ce mystère !

Il y a néanmoins un certain nombre de choses complémentaires dont je voudrais vous parler, et qui me semblent intéressantes mais aussi et surtout déterminantes pour la compréhension de l’histoire de la Bête du Gévaudan. Cela sera l’objet de cette nouvelle série d’articles, qui par sa structuration thématique et non plus chronologique, se révèlera très complémentaire de la première. Bonne lecture !

* * *

Le Gévaudan, décor de cauchemar grandiose

Avant de rentrer à nouveau dans le détail de l’histoire de la Bête, il me semble important de réinsister en préalable sur le grand environnement de cette affaire, c’est-à-dire ce quoi ressemble le Gévaudan (et plus globalement le sud-est du Massif central) et la vie de ses habitants au milieu du XVIIIe siècle.


La vie paysanne dans les hautes terres au milieu du XVIIIe siècle

Un petit portrait de la géographie de la Lozère à consulter en complément, pour les intéressé(e)s !

Les territoires où la Bête (ou les Bêtes) distribueront leurs carnages correspondent à une région de hauts-plateaux et de moyenne montagne, que l’on surnomme parfois les « hautes terres » (en opposition aux « basses terres » que constituent les plaines languedociennes ; territoires entre lesquelles existent depuis des millénaires des roulements des troupeaux d’ovins et de bovins qui peuplent ces montagnes). Ces terres constituent historiquement des régions très pauvres : le relief y est important (et localement parfois très tourmenté), et peu d’espaces plats s’y prêtent à l’agriculture classique – que rend de toute façon peu favorable le déficit de fertilité des sols, ainsi que le climat rude qui y règne presque toute l’année (neiges précoces, puissants orages, précipitations violentes, brouillards persistants,…).

Dans les vallées de ces hauts-plateaux (où se concentre l’essentiel de la population locale), on ne cultive guère que le blé et le seigle, qui assurent avec les laitages, l’essentiel de la subsistance aux populations. Car ces hauts-plateaux demeurent avant tout un pays d’élevage, principalement de bovins, dont les troupeaux constituent, avec le bâti, le gros du patrimoine de la paysannerie de ces terres. Le Gévaudan compte également d’importants troupeaux d’ovins, sur lesquels s’appuient une petite industrie textile. On exploite et exporte également pas mal de bois ; économie qui, couplée à l’emprise massive des pâturages indispensables à la survie du bétail, explique que le Gévaudan du XVIIIe siècle était bien moins boisé que ne l’est son équivalent d’aujourd’hui, le département de la Lozère (ainsi qu’un morceau de ceux du Cantal et de la Haute-Loire). Un fait important dont témoigne notamment l’ancienne carte de Cassini (dont vous trouverez un extrait dans l’encadré ci-dessous, centrée sur la Margeride !).

Extrêmement rural et pauvre, peu peuplé (bien que toujours davantage que la Lozère d’aujourd’hui !), le Gévaudan du milieu du XVIIIe siècle vit en outre dans une forme d’autarcie socioculturelle. Malgré quelques progrès insufflés durant les années 1750 (notamment par l’évêque de Mende, qui entreprend de nombreuses mesures d’amélioration des infrastructures), les routes demeurent rares, tortueuses, particulièrement au cœur de la Margeride (le grand massif granitique occupant toute la moitié nord du diocèse du Gévaudan, le long de lequel évoluera la Bête tout au long de l’affaire, et où celle-ci se cantonnera en dernier lieu). Le Gévaudan est également assez mal relié aux régions avoisinantes, et peu ou prou coupé du monde durant l’hiver (qui y dure près de quatre mois – voire davantage certaines années en cette période de Petit âge glaciaire !).

Zoom sur : la Margeride, le plus important massif granitique d’Europe !

Terre de granite spectaculaire à l’atmosphère mystérieuse située au sud du Massif central, la Margeride est un pays de moyenne montagne particulièrement paisible et accueillant. Allongée sur un axe nord-ouest – sud-est, la Margeride se sépare au nord des volcans d’Auvergne par les gorges de l’Alagnon et descend vers le midi jusqu’à la vallée du Lot. Elle est bordée, à l’est, par les gorges de l’Allier et à l’ouest par le massif de l’Aubrac.

D’un relief doux, ses sommets arrondis ne dépassent pas l’altitude de 1 550 m. C’est, sans contexte, avec un terrain granitique, l’un des plus vastes territoires forestiers de notre pays. Plus de 60% du massif est recouvert d’essences diverses (hêtres, pin sylvestres, épicéas, sapins…).

L’isolement du massif de la Margeride est dû, en partie, aux conditions climatiques difficiles qui font de cette région l’une des plus froides du Massif central. Du fait de son aspect sauvage et de sa quiétude, le massif possède une grande partie des représentants de la faune européenne. De même, le massif de la Margeride constitue un réservoir floristique de première importance.

Le « Petit Âge Glaciaire » en image !

Avec une altitude comprise entre 800 et 1 550 mètres, la Margeride vit ainsi notamment de ses forêts de pins et de feuillus, de ses landes et de ses pâturages. Sans cesse verdoyante, elle est riche de nombreux lacs et parcourue par d’innombrables cours d’eaux sauvages prisés par les pêcheurs, tout en étant un grand pays de sources. La Lozère, et plus globalement les Cévennes, constituent en effet une région où naissent nombre de rivières françaises d’importance : Tarn, Allier, Hérault, Gardons, Lot, Chassezac, et bien sûr, concernant notre Gévaudan : la Truyère…

Rivière emblématique de la Margeride et de l’histoire de la Bête de Gévaudan, la Truyère, principal affluent du Lot, sillonne en effet le Massif central sur près de 170 kilomètres. Elle prend sa source en Lozère, à 1 450 mètres d’altitude, non loin du col des Trois Sœurs, au cœur des monts de la Margeride. Le temps, l’érosion et le travail de l’homme ont façonné des gorges étroites et sinueuses, laissant apparaître de spectaculaires paysages.

Les chaos granitiques, disséminés ça et là au gré du hasard et du temps, façonnent des paysages de rêves, propices aux légendes et aux contes. Appartenant autrefois à la province du Gévaudan, la région de la Margeride affiche ainsi une histoire mouvementée et abrite de nombreuses merveilles de l’architecture vernaculaire. Chaque sentier y est chargé d’histoires, celle de la Bête, bien sûr, de la Résistance également, mais aussi celle d’une vive rurale encore très présente. Un petit air de Canada au cœur du centre de la France…

Les monts de la Margeride vus depuis l’Aubrac : panorama et petite présentation en vidéo ! 🎥⛰

Pour celles et ceux que ce merveilleux chemin de randonnée intéresse : un double article en forme de carnet de voyage de mon chouette périple de 2021 sur le sentier, riche en belles photographies, conseils pratiques, petites anecdotes et informations historiques !

De même, pour celles et ceux que la riche histoire des Causses et des Cévennes intéresseraient, je vous renvoie également vers cet autre article écrit en collaboration avec le photographe lozérien Jean-Sébastien Caron, qui vous plongera dans celle passionnante des pratiques millénaires de l’agropastoralisme, façonneuses des territoires et des sublimes paysages de ces hautes terres du Massif central et du Languedoc !

La géographie de la région des Trois-Monts représentée telle qu’elle apparaissait approximativement au XVIIIe siècle, à l’époque des événements. On peut y reconnaître en zoomant les noms des différents villages et paroisses marqués par les ravages de la Bête (Nozeyrolles, La Besseyre, Paulhac, Servières, Lorcières, Venteuges, Grèzes, Desges,…). Notez combien les routes sont rares et tortueuses, et combien les espaces boisés étaient bien moins importants qu’aujourd’hui !

Pour ne rien arranger à cette situation difficile, le Gévaudan (qui fit autrefois les frais des ravages des Grandes compagnies durant la guerre de Cent Ans, puis des violentes répressions royales durant la guerre des Camisards) a connu des catastrophes en série depuis le début du XVIIIe siècle : sécheresses, épidémies, famines,… qui ont durement touché les populations. S’en sont suivies quelques jacqueries et autres révoltes paysannes, qui ont amené les autorités à interdire la propriété des fusils (et mêmes des armes de hast !). Fusils dont l’usage demeure réservé au moment des ravages de la Bête à quelques poignées de chasseurs (et bien sûr aux nobles et gens d’Église, non-concernés par ces restrictions populaires).

En ce milieu des années 1760, le Royaume se remet également tout juste de la désastreuse guerre de Sept Ans, qui a coûté la vie à des centaines de milliers de soldats français. Le choc a été extrêmement violent pour le pays, qui y a perdu presque toutes ses possessions des Indes et d’Amérique du Nord (soit peu ou prou la quasi-intégralité de l’empire colonial français). De nombreux soldats et marins français ont connu de longues périodes de captivité dans les geôles britanniques ou prussiennes, souvent dans des conditions terribles. Des centaines d’officiers défaits ont par ailleurs subi les foudres de la Cour et de l’opinion publique, et de nombreux servis de boucs émissaires aux désastres accumulés par la France sur terre et mer. Beaucoup de puissants du pays ont été dégradés, disgraciés, et certains même exécutés en place de Grève.

Je renvoie ceux qui souhaiteraient en apprendre davantage sur la guerre de Sept Ans (1756-1763) – un grand conflit planétaire considéré par de nombreux historiens comme la première véritable « guerre mondiale » de l’Histoire, vers cette autre riche série d’articles du blog qui vous la racontera en détail, de ses racines profondes à ses considérables répercussions mondiales !

Le paysan du Gévaudan est, d’une certaine façon, loin de ces guerres conduites sur des continents lointains, et même du quotidien du territoire français. C’est que dans ces terres reculées du sud du royaume de France, l’on ne parle pas le français de la Cour, ni même celui des populeuses rues parisiennes, mais un mélange d’occitan et de patois locaux. Les conditions de vie de la famille paysanne lambda du Gévaudan sont à des années lumières de celles des chasseurs qui viendront les « sauver » de l’extérieur. Des hommes avec qui ils diffèrent complètement en termes de culture ou de mentalité, et avec lesquels ils ne parlent déjà tout simplement pas la même langue (ainsi les d’Enneval et François Antoine seront-ils systématiquement accompagnés dans leurs déplacements de traducteurs, pour pouvoir notamment collecter les témoignages des paysans et bergers ayant eu affaire à la Bête) !

Les familles paysannes vivent parsemées dans des villages ou des hameaux isolés dans les vallées, dans des maisons de pierres brutes ne disposant parfois que d’une seule fenêtre. La plupart des paysans sont analphabètes, ne parlent que l’occitan ou le patois, vivent dans un rayon de dix kilomètres autour de leur maison. La vie se résume aux travaux des champs, à la garde des troupeaux (que l’on affecte à ceux qui ne sont pas assez « forts » pour travailler aux champs, c’est-à-dire les femmes et surtout les enfants – les « drôles », comme on les appelle dans le pays !), à la messe du dimanche, aux marchés et aux foires, et à quelques fêtes religieuses ou païennes. Les habitants du Gévaudan sont très pieux, mais à l’image des populations montagnardes de l’époque, croient également en une foule de superstitions (comme la sorcellerie, encore bien ancrée dans les croyances campagnardes de l’époque – qui plus est dans ces terres de chaos de granite et de landes de bruyère objets de croyances ancestrales !).


Pauvre Gévaudan…

Il est difficile pour nous autres français d’aujourd’hui d’avoir pleinement conscience de la misère dans laquelle vivaient les habitants du Gévaudan des années 1760 (et plus globalement, une grande partie de la population de la France d’Ancien Régime). Le Gévaudan de 1764 constitue un autre univers mental, dans lequel il est vain de chercher à se projeter. Nous aurions déjà bien du mal à vrai dire à imaginer la condition de nos arrière-grands-parents, dans les campagnes du début du XXe siècle. Celles et ceux qui auront vu l’excellent documentaire Nous paysans (produit par France Télévisions il y a quelques années) auront déjà pu être troublés par les images de cette France paysanne des années 1950 ; une France qui laboure encore la terre à l’aide d’animaux de traits (les tracteurs américains, bénéfice des Trente Glorieuses, ne sont en effet pas encore arrivés…). De même pourrait-on en dire de la condition ouvrière du XIXe siècle, dont un Germinal nous laisse à peine entrevoir la saisissante et terrible réalité. Mais avec le Gévaudan, nous remontons encore plus loin, avant-même la Révolution et l’ère industrielle. Un autre temps, qui devait déjà sembler extrêmement lointain et « obscur » aux contemporains de l’abbé Pourcher lorsqu’ils découvraient son récit de l’histoire de la Bête qui avait terrorisée leurs malheureux et miséreux ancêtres, à peine un siècle plus tôt…

Une misère de la paysannerie gévaudanaise dont s’émouvra, notamment, l’infortuné François Antoine. Lieutenant des chasses du roi de France, et ce faisant membre de la caste la plus privilégiée du pays, François Antoine est en effet habitué au train de vie de la Cour. Aussi le porte-arquebuse dût-il ressentir son quotidien comme planant à des années lumière de la difficile condition paysanne qui se matérialise désormais sous ses yeux dans ces contrées reculées du Gévaudan et de l’Auvergne. Une condition à laquelle il faut reconnaître à l’homme ne pas être restée insensible, comme en témoigne notamment ce passage figurant dans l’un de ses rapports adressés à l’intendant du Languedoc :

Il fait ici un temps déplorable depuis trois jours pour les biens de la terre. Les blés qui sont presque tous sur pied ou à bas, pourrissent sans pouvoir les serrer. […] S’ils voulaient s’en tenir là, ce ne serait que demi-mal, quoiqu’il en soit toujours nécessaire de les détruire pour la conservation des bestiaux, qui sont le seul bien que possèdent les habitants de cette province, desquels la misère dont je suis témoin me navre le cœur de douleur.

Extrait du rapport de François Antoine à M. de Saint-Priest du 21 août 1765 (cité par Pourcher, p. 287)

Même les gardes-chasses accompagnant François Antoine, qui sont loin de vivre dans la mondanité et le luxe de leurs puissants maîtres, semblent témoigner aussi à leur façon du caractère misérable des conditions de vie des habitants du Gévaudan :

MM. Denneval et nos chasseurs, après avoir battus avec les paroisses commandées les vastes forêts qui couvrent cette partie de la montagne renvoient sur les 4 heures du soir, les gens de la campagne et ceux de nos habitants qui étaient à pied. Et ces messieurs avec nos bourgeois, qui étaient à cheval, continuent leur battue jusqu’à la nuit qu’ils passèrent toute entière à Auvers, méchant village, où ils soupèrent et couchèrent fort mal, n’ayant eu pour bonne chère qu’un chevreau qu’ils égorgèrent, dépouillèrent et apprêtèrent eux-mêmes et pour lit que la paille où chacun s’accommoda le mieux qu’il put dans son manteau ou sa redingote.

Extrait d’une relation des chasses du 8, 10, 12 et 13 juin 1765 par l’un des gardes-chasses de François Antoine (citée par Pourcher, p. 233)

François Antoine, d’ailleurs, fera preuve d’une grande générosité personnelle envers la population du Gévaudan, multipliant avant son départ les fêtes, les donations aux paroisses et les distributions de pain. Si ces initiatives n’apparaissent pas pleinement désintéressées considérant l’infructuosité de ses chasses puis l’imposture de l’animal dont il prétendra avoir débarrassé le pays, il semble difficile de mettre en doute la sincérité de la considération du porte-arquebuse pour ses compatriotes du Gévaudan, dont la réalité des conditions de (sur)vie matérielles sont extrêmement critiques en cet été 1765, après douze mois de chasses infructueuses contre la Bête.

À vrai dire, depuis le début de l’affaire, la population du pays vit dans son quotidien, en plus des carnages de la Bête, un aussi parallèle que cruel dilemme : faut-il abandonner la garde des bestiaux et les travaux des champs pour se protéger et venir à bout plus rapidement de la Bête ? Un dilemme avec lequel doivent en particulier composer les autorités du Gévaudan, piégées dans une double injonction : éradiquer aussi rapidement que possible le fléau animal, tout en ménageant les populations, les récoltes et l’élevage du bétail. Une tâche extrêmement difficile, quand on sait combien la Bête aime à se déplacer à travers les champs de blé, déjà rudement mis à mal par une météo exécrable en ces années 1764 et surtout 1765 (année où l’été est littéralement « pourri », et où les blés pourrissent en partie sur pied du fait des pluies et des orages incessants…).

Pour les autorités locales, la situation est ainsi extrêmement complexe à gérer, car aussi nécessaires soient-elles pour débarrasser le pays de sa Bête (qui y amoncelle sans fin les cadavres…), les chasses et les battues n’y font que dégrader davantage une récolte qui s’annonce déjà extrêmement mauvaise. Récolte qui constitue, avec les produits laitiers issus de l’élevage, la base de l’alimentation et de la subsistance de la population du pays, et dont cette dernière est impérieusement dépendante pour éviter la disette (étant encore loin dans le futur, l’époque où la puissance publique et les Nations modernes seront en effet capables de transfert de vivres massifs d’une région à une autre pour y éviter une famine). Un régime alimentaire d’une frugalité absolue, dont témoigne d’ailleurs dans un courrier l’un des hommes d’un équipage de chasse déployé en Gévaudan au printemps 1765 :

Le mauvais temps continue toujours, les neiges, la grêle, la foudre, les vents, et les pieds mouillés, et réduit à coucher sur la paille ! Je vous prie, monsieur, si vous n’êtes pas parti pour le Gévaudan, d’oublier ce voyage, car c’est un pays abominable : très mauvaise nourriture, nous ne prenons que des bouillons rafraîchissants faits de mauvais beurre. On ne trouve point de bœuf dans le pays.

Extrait d’une lettre d’un piqueur de monsieur le comte de Montesson à son maître, écrit au Malzieu le 26 avril 1765 (citée par Pourcher, p. 186)

À vrai dire, des bœufs – qui pullulent dans le pays, on en trouve littéralement à chaque coin de village et de pâturage, mais les paysans n’ont guère la possibilité d’engloutir ni même de seulement toucher à ce qui constitue en dernier ressort leur seul patrimoine… Un patrimoine « vivant » dont l’importance vitale se voit tragiquement mise en relief par la constance des populations paysannes à envoyer leurs enfants garder les troupeaux malgré le risque et les conséquences terriblement réelles pour de nombreuses malheureuses familles… (mais avaient-elles seulement le choix ?)

Le fléau de la Bête est une terrible double peine pour les populations paysannes du Gévaudan : d’une part se voient-elles intimement ciblées et décimées par l’animal (les obligeant à minimiser au possible l’exposition de leurs enfants et femmes, et donc la garde du bétail), d’autre part les chasses menées contre la Bête sollicitent considérablement les paysans en parallèle des travaux des champs déjà extrêmement physiques et pénibles qu’ils doivent endurer (ainsi ceux-ci doivent-ils aller battre champs, forêts, landes sur leurs rares temps de repos le soir et le dimanche ; battues où ces derniers en viennent parfois à « tomber d’inanition », comme le relatent dramatiquement plusieurs rapports d’époque… !). Et comme si cela ne suffisait pas, les moyens déployés contre la Bête altèrent encore la situation, car il faut bien nourrir sur place les dizaines de soldats et chasseurs qui mènent la chasse journalière à la Bête, et qui au travers de ce nécessaire travail, abîment souvent les champs et les récoltes avec leurs chevaux (dégât collatéral difficilement évitable, mais qui contribuera en partie à expliquer le mécontentement d’une partie de la population envers les soldats de Duhamel… !).

Une situation hautement critique qui permet de bien comprendre et d’expliquer pourquoi Étienne Lafont (l’administrateur civil du Gévaudan) aura le souci du remboursement intégral (et même majoré) des vivres consommés par les soldats auprès des habitants des fermes où ils eurent à coucher et se ravitailler, de même que de l’utilisation minimisée des grands équipages montés pour chasser la Bête (le nombre de chevaux disponibles étant de toute façon limitée dans le pays – où ce bien animal est aussi rare et précieux que le reste !).

Les volontaires du régiment de Clermont-Prince en stationnement en Gévaudan durant l'hiver 1764
Si le capitaine Duhamel veillera au maximum à ménager les populations du Gévaudan (et notamment le surpoids de consommation et les dommages matériels que pouvaient représenter ses soldats en déploiement), les premiers finiront par s’aliéner une partie de la population paysanne et bourgeoise, par les dégâts qu’ils occasionneront dans les champs, mais surtout en raison de la discipline imposée et de l’épuisement général conjoint qui finira par gagner tout le pays, après des mois de chasses et surtout de grandes battues qui mobilisent toute la population et qui se révèlent systématiquement infructueuses…
(©rédit illustration : Patrick Berthelot)

De façon tristement résumée, le Gévaudan sous le fléau de la Bête crève littéralement de faim et de froid, comme en attestent notamment les échanges et correspondances entre l’intendant du Languedoc (Monsieur de Saint-Priest) et son subdélégué au Gévaudan (Étienne Lafont). Le zélé Lafont constituera d’ailleurs tout au long de l’affaire le plus principal et constant « lanceur d’alerte » du Gévaudan, véritable vigie du diocèse qui informera inlassablement les autorités régionales et nationales de l’état de la situation sur place, tant par souci de la subsistance sociale de ses administrés que par impératif du maintien de l’ordre public (ces deux objectifs étant de toute façon intimement liés… !). On sent en effet dans les courriers du subdélégué du Gévaudan combien la population vit dans la terreur et le manque, et combien le spectre de la famine (et des possibles révoltes que ces dernières ne manquent jamais de susciter…) plane sur la région. Autant de périls aussi mortels et ravageurs que la Bête, qui seront ainsi pris très au sérieux par les administrateurs du Gévaudan :

Les routes ordinaires [de la Bête] sont par les bois, surtout dans les bois taillis et par des bas-fonds marécageux. L’étendue du pays qu’elle parcourt ne permet pas de garnir tous les passages. D’ailleurs on ne pourrait y tenir constamment des chasseurs qu’autant qu’on les paierait ; et nous n’avons aucun fond pour cela. Tout ce que je crois qu’on peut faire à cet égard se réduit à exhorter les braconniers qui entreprendront des chasses à s’embusquer de deux à deux dans les principaux lieux de passage.

Il paraît de la plus grande importance de redoubler tous nos efforts pour tâcher de détruire ce cruel animal avant le retour de la belle saison et avant que les blés ne commencent à pousser, parce que sa destruction deviendra bien plus difficile lorsqu’ils seront d’une certaine hauteur. Ils lui serviront de retraite et l’on ne pourra l’y aller chercher qu’en détruisant la récolte, d’où il peut résulter une disette. […]

Extrait de la Relation officielle de la chasse générale du 07 février 1765 rédigée par Étienne Lafont (citée par Pourcher, op. cit., p. 85)

Je commence par vous témoigner ma vive affliction de la continuation des ravages de la Bête féroce, depuis le dernier compte que vous m’en aviez rendu, et je vois avec regret que ses entreprises deviennent plus audacieuses, qu’elle les porte indifféremment sur toute sorte de personnes, sans déclinaison de l’âge et du sexe, et que même elle ne craint point d’abandonner la montagne et de pénétrer dans les villages, pour y exercer son carnage sans être intimidée par les habitants. Il est bien à désirer qu’on vienne à notre secours pour nous délivrer promptement et avant la monte des épis de blé d’un fléau aussi dangereux. Vous voyez que la Cour s’en occupe sérieusement et on ne peut que louer le dessein et le zèle de MM. Denneval, qui ont bien voulu quitter leurs provinces pour entreprendre cette chasse. […]

M. de Saint-Priest, dans sa réponse au rapport d’Étienne Lafont du 26 février 1765 (citée par Pourcher, op. cit., p. 119)

Nos habitants ne peuvent, Monseigneur, que paraître bien malheureux dans un canton du Gévaudan où ils sont en proie aux bêtes féroces, et dans tout le pays ils souffrent de la pénurie et de la cherté des grains.

Étienne Lafont, dans son rapport à M. de Saint-Priest du 11 mars 1766 (cité par Pourcher, op. cit., p. 339)

Cet extrait d’une poème datant de 1765, avec toute la limite de véracité que l’on peut imputer à ce type de documents, témoigne également à sa façon des conditions de vie particulièrement difficiles que connaissent les habitants du Gévaudan durant l’hiver 1764-1765 :

Il rend de ce froid pays, dit-on, le bois fort cher,
Sans qu’on ose aux forêts même en aller chercher.
Faut-il que la crainte tant que la froidure
Ces gens fassent trembler ? Quelles gêne et torture !

Extrait d’un poème paru en 1765 (« La Bête monstrueuse et cruelle du gévaudan »)

Une misère paysanne qui ne va pas aider, et qui ne fera que majorer et amplifier la vulnérabilité qui caractérise déjà à l’époque les jeunes gardien(ne)s de troupeaux…

En aparté : la vie paysanne dans la France d’Ancien Régime

Le sombre tableau que je semble avoir dressé de la condition paysanne sous l’Ancien Régime se doit d’être nuancé par un certain nombre de connaissances peu connues du grand public d’aujourd’hui. Méconnues ou oubliées, mais déterminantes pour comprendre le soutien sur le long terme d’une grande partie de la population de France à la Royauté, ainsi que les racines de ce que nous appelons aujourd’hui la « Révolution française ».

Les communautés villageoises sous l’Ancien Régime : des formes de communisme avant l’heure ?

Un petit article de la cartothèque du blog sur l’histoire de la démographie française, à consulter en complément pour les intéressé(e)s !

La France a toujours été un grand pays agricole. Dès l’Antiquité, et avant-même la conquête romaine, la Gaule est déjà un pays très peuplé, riche et prospère, un territoire couvert de villages et de fermes (ceci du fait de son climat tempéré et de sa remarquable proportion de terres fertiles). Durant tout le Moyen-Âge, et jusqu’à la période industrielle, la France reste ce faisant la superpuissance démographique de l’Europe, comptant presque autant d’habitants à elle seule que tous ses grands voisins réunis (Angleterre, Espagne, Italie, Allemagne, Provinces-Unies) ! Une puissance démographique qui a ainsi longtemps été à l’origine de la puissance économique et militaire du royaume de France, qui disposait d’un vaste territoire agricole et d’un réservoir d’hommes bien supérieur à ses voisins (un sacré avantage avant la guerre moderne).

Sous l’Ancien Régime, au tournant du XVIIIe siècle, le royaume de France compte plus de 25 millions d’habitants. Près de 90% d’entre eux sont des paysans. Cette « classe paysanne » (qui constitue alors l’essentiel de la population française) est, contrairement à ce que l’image obscure que nous avons de ces temps nous en dresse, une population relativement organisée et autonome, vivant essentiellement en milieu rural, et fonctionnant globalement sur le principe de la communauté villageoise.

La communauté villageoise fonctionne sur le principe de la solidarité et de la propriété collective. Chaque village disposait ainsi de ce que l’on appelait autrefois les « communaux » : des espaces collectivisés qui permettent de fournir théoriquement à chacun les biens collectifs élémentaires nécessaires à la subsistance : pâturages pour faire paître les bêtes, forêts pour se fournir en bois de chauffage, marais et points d’eau pour permettre au bétail de s’abreuver, etc. La plupart des champs sont également gérés de façon collective. La communauté les cultive, fait collectivement la moisson et partage la récolte. Il existe des champs privés, exploités à titre individuel, mais concernant ces derniers, existe ce que l’on appelait le droit de « vaine pâture », qui autorise les paysans à faire paître leurs bêtes sur ces champs une fois la moisson réalisée (autrement dit, les propriétaires de ces champs n’en ont en pratique qu’un droit d’usage, l’usufruit diront-on dans le langage moderne, mais ceux-ci demeuraient in fine propriété collective du village).

Sur ce passionnant sujet de la condition paysanne et de l’organisation des communautés paysannes sous l’Ancien Régime, je renvoie les intéressé(e)s vers les travaux et recherches de l’historienne Marion Sigaut, et notamment vers ses différentes conférences en ligne telles que celle-ci !

Du point de vue de leur organisation sociale et politique, ces villages fonctionnent dans la pratique dans une forme d’autogestion par leurs habitants. Les décisions concernant la vie du village (organisation des semis, des moissons, etc.) sont prises lors d’une assemblée générale, qui se tient généralement le dimanche à la sortie de la messe. C’est également lors de ces assemblées que la communauté décide la ventilation (répartition) de l’impôt (en particulier de la taille) qui lui émane de l’État. Oui, car contrairement à ce que nous pouvons imaginer sur la base de notre système actuel, ce n’est pas l’État central qui décide alors individuellement qui paye combien. En fait, l’État sous l’Ancien Régime se contente d’établir combien chaque village (paroisse) doit lui verser d’impôt, et c’est ensuite la communauté villageoise qui décide en assemblée de la répartition de l’impôt entre les individus (familles) du village. L’État (le Roi) demande, et le village répond en répartissant la somme due entre ses membres :

L’arsenal financier de la monarchie était à la fois sommaire et arriéré. On n’y trouvait guère qu’un seul impôt direct, la taille, qui, en principe, représentait le rachat du service militaire. C’est dire qu’elle n’était payée ni par les nobles qui se battaient en personne, ni par le clergé qui ne se battait pas : elle était, par excellence, l’impôt roturier. Chaque année le Conseil fixait le montant de la taille – une cinquantaine de millions – et la répartissait entre les généralités, en prenant pour base les chiffres de l’année précédente, corrigés d’après l’état présumé des récoltes, les avis des administrateurs locaux et les requêtes en dégrèvement présentées par les assujettis. Après quoi, chaque intendant subdivisait la somme qu’il devait percevoir entre les paroisses de son ressort. Quelque grossier que fût ce système, il ne donnait pas de très mauvais résultats.

Pierre Gaxotte, Le Siècle de Louis XV, p. 267

Hormis en ce qui concerne la guerre, c’est ainsi la communauté villageoise elle-même qui prend peu ou prou toutes les décisions qui concernent la vie du village (ce qui ne veut pas dire qu’il n’existait pas évidemment des rapports de force et des inégalités structurelles au sein même de ces communautés : bien sûr les paysans les plus aisés exerçaient-ils leur influence au détriment des plus modestes, de même que le pouvoir des femmes dans ces assemblées étaient bien moindres que celui des hommes). Mais reprenons. Les conflits se règlent lors d’une assemblée spéciale qui se tient tous les mois, à laquelle participe le seigneur qui joue le rôle de juge et d’arbitre. Le Roi joue quant à lui un rôle de garant et de recours dans ce système : il est parfois appelé pour résoudre un litige à l’intérieur d’un village ou entre plusieurs villages. Le village est aussi une personne morale, qui peut intenter des procès en son nom (notamment contre son seigneur), et qui peut les gagner (sur le principe des class action modernes !). Les villes sont organisées peu ou prou de la même façon : ce sont elles qui décident de leur organisation et de leur fonctionnement. Elles disposent elles-aussi d’une grande autonomie, du moment qu’elles répondent à leurs obligations vis-à-vis de l’ordre royal (versement de telle somme d’impôt, envoi d’un contingent de tant d’hommes pour la guerre, etc.) et qu’elles ne se dressent pas contre son autorité (ce qui était assez courant, en particulier de la part des villes constituant des grands foyers protestants durant les guerres de religion).

Dans ces villages, d’une certaine façon, l’extrême misère est assez rare (ou du moins quand elle est importante du fait de disettes ou de guerre est-elle collectivement partagée). Même s’il ne possède rien, chaque membre du village a accès en théorie aux biens de subsistance élémentaires (champs, pâtures, eau, bois, etc.). Bien sûr, les communautés paysannes sont tributaires des événements extérieurs qui leur échappent et qui impactent leur survie : mauvaises récoltes du fait de catastrophes naturelles, guerres ou phénomènes de banditisme qui ravagent le territoire et se traduisent généralement par destructions, pillages et crimes, etc.


Quand le libéralisme vient bousculer la (sur)vie paysanne

Comme plusieurs des notions qui préoccupent les philosophes des Lumières, l’idée de libéralisme se cristallise sous le règne de Louis XV.

Steven L. Kaplan, Le Pain, le Peuple et le Roi – La bataille du libéralisme sous Louis XV, p. 8

Cette organisation pluriséculaire des communautés rurales va être mise à mal dès la Renaissance et surtout durant le XVIIIe siècle par le développement du libéralisme économique. Dès la fin du XVIIe siècle, des gens issus de la bourgeoisie des villes (souvent des magistrats, avocats, notaires) se mettent à acheter massivement des terres à la campagne afin de les faire fructifier. Du fait des années de guerre qui ont marquées en particulier la fin du règne de Louis XIV, de nombreux paysans comme de petits seigneurs locaux sont alors très endettés, et contraints de vendre une partie de leurs communaux (champs, bois, marais) pour survivre. Encouragés par des exemptions fiscales, ces bourgeois engagent notamment des opérations d’assèchement de marais afin d’y cultiver du blé à la place, celui-ci constituant alors un commerce très lucratif (en même temps que le principal aliment de la population). Nous sommes à ce moment en plein triomphe des « Lumières », dont la première liberté promue reste avant tout celle du commerce, de la libre entreprise et des « libertés économiques » (ainsi que son corollaire de la sacro-sainte « propriété individuelle », dont le principe n’existe pas vraiment au sein des communautés villageoises rurales).

À l’heure de la physiocratie et du « libre commerce » qu’appellent de leurs vœux les libéraux des Lumières, en ce milieu de XVIIIe siècle (et pour dire les choses de façon très triviale) : l’heure est à l’idée et l’envie chez beaucoup de faire de l’argent (pour de l’argent) – entreprise jusqu’ici extrêmement mal vue dans le contexte des mentalités chrétiennes de l’époque. Cette révolution est en particulier le fait de la bourgeoisie des villes, qui n’a effectivement cessée de croître en nombre et en puissance depuis la Renaissance, et qui en plus de s’être formidablement enrichie grâce à l’explosion du commerce colonial, investit depuis un moment dans la terre. Et en particulier dans la culture et le commerce du blé, où commencent à se mettre en place des mécanismes de spéculation sur cette denrée de subsistance absolument fondamentale – à l’époque l’aliment de base de la grande majorité de la population du pays, objet naturel de toutes les attentions et de toutes les inquiétudes :

Le problème des subsistances domine toute la vie dans l’Europe de l’Ancien Régime de manière incessante et impitoyable. Aucun problème n’est plus urgent, plus universellement ressenti et plus difficile à résoudre que celui de l’approvisionnement des céréales. La tyrannie du grain conditionne toutes les phases de la vie sociale ; le grain est le secteur pilote de l’économie. Outre son rôle primordial en agriculture, il détermine directement et indirectement le développement du commerce et de l’industrie, règle l’emploi et constitue une source majeure de revenus pour l’Etat, pour l’Eglise et pour d’importantes fractions du tiers état. Le besoin en subsistances donne à la dépendance frumentaire son expression la plus révélatrice. Jamais le vieux proverbe : « Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es » ne s’est révélé plus vrai. Comme la plupart des gens sont pauvres, la quête de la subsistance ne leur laisse aucun répit. En étudiant la façon dont ils traitent ce problème permanent, nous pouvons nous faire une idée de leur nature et de leur personnalité.

Au XVIIIe siècle, la population vit essentiellement de blé, et cette dépendance est une obsession autant qu’une servitude car l’économie des céréales est une économie de disette et d’incertitude. La crainte de la pénurie et de la faim hante la société de l’époque. La marge qui sépare les périodes critiques des périodes normales est dangereusement étroite et variable. La menace de crise est toujours présente car il est impossible de prévoir, d’assurer, de répartir les récoltes, d’échapper aux conséquences des caprices de la nature ou de l’erreur humaine… La dépendance frumentaire produit un sentiment d’insécurité chronique qui incite les contemporains à considérer leur monde en termes qui peuvent nous paraître exagérément tragiques. Cette dépendance fait naître des craintes et des comportements qui ont une réalité spécifique indépendamment de la réalité « objective » des récoltes. […]

Steven L. Kaplan, Le Pain, le Peuple et le Roi – La bataille du libéralisme sous Louis XV, p. 10

Or pour rappel, jusqu’ici (et depuis peu ou prou le temps de Charlemagne), la vente du grain (du blé) était extrêmement réglementée (et surveillée de près par le pouvoir royal). L’organisation du commerce des grains était en effet assurée par les marchands, qui avaient la responsabilité d’approvisionner les villes et les régions qui manquaient de grains avec les surplus de celles qui disposaient d’excédents. Le grain (blé) est alors intégralement vendu sur les marchés des villages, dans le lieu spécifiquement prévu à cet effet, et il est rigoureusement interdit de le vendre ailleurs (directement chez le producteur, par exemple).

Sur le marché au grain, ce sont d’abord les habitants qui se servent, puis les boulangers, puis les restaurateurs, et enfin les marchands – qui ne disposent que d’un créneau très limité pour opérer l’achat, et qui peuvent ensuite revendre les surplus ailleurs sous réserve de ne pas réaliser de profit injustifié sur la marchandise. Les prix sont encadrés et négociés au cas par cas dans les territoires. Une police existe même et a pour rôle de contrôler spécifiquement les achats et ventes de ces marchands, afin de garantir que la population locale ait pu accéder à ses besoins en blé avant toute redistribution et revente, de même que pour s’assurer que le blé vendu par les marchands a bien été acheté dans la légalité, et que ces derniers ne réalisent pas de plus-value non justifiée sur la vente (et surtout ne stockent pas le grain pour faire baisser l’offre, monter les cours et le revendre plus cher). Le même système est appliqué dans les villes :

Alors que la tyrannie des céréales renforce les profonds clivages entre nantis et démunis, consommateurs et producteurs, ville et campagne, l’obsession des subsistances forge aussi d’étranges liens de solidarité entre gouvernants et gouvernés. Le gouvernement, à tous les niveaux, s’inquiète de l’approvisionnement en nourriture aussi sérieusement que les consommateurs. La subsistance est le principal intérêt commun qui les attache les uns aux autres. Leur désir partagé d’y pourvoir sert en quelque sorte de garantie mutuelle de fidélité et de responsabilité. Une moisson particulièrement désastreuse ou une série de récoltes insuffisantes, outre qu’elles déterminent la ration et le prix de la survie, produisent un terrible effet qui se répercute dans tous les domaines: social, économique et psychologique. Le gouvernement s’efforce de faire tout ce qui est en son pouvoir pour éviter ce genre de désordre ou tout au moins limiter ses méfaits. Il suit avec angoisse les phases du cycle des moissons comme si, semblable à quelque rite propitiatoire, la vigilance était elle-même un mode de prophylaxie. Le ministère recueille les données relatives aux semailles immédiatement après la moisson ; il attend avec impatience au cours de l’hiver que les signes précurseurs du printemps permettent de faire des pronostics sérieux sur les perspectives de la future récolte. Il se tourmente tandis que la tension monte pendant la soudure, cette période quasi interminable, tantôt de un mois, tantôt de trois ou quatre, qui marque le temps intermédiaire entre la consommation des réserves de « vieux » grain et la rentrée de la nouvelle moisson. Entretemps, les instances régionales et locales du gouvernement prennent diverses mesures destinées à répondre à leurs propres besoins en approvisionnement.

Steven L. Kaplan, Le Pain, le Peuple et le Roi – La bataille du libéralisme sous Louis XV, p. 11

Autrement dit, jusqu’au début des années 1760 en France, le blé est considéré et géré comme un bien commun. Son exportation à l’étranger est rigoureusement interdite depuis Henri IV, et sa marchandisation subordonnée à l’intérêt général. La vente et la circulation du blé sont conçues comme un service public, et à ce titre étroitement réglementées et régulées. Dans cette logique d’État-Providence avant l’heure, les marchands, non-directement employés par l’État, ont la responsabilité de collecter les surplus là où il y en a et de les redistribuer là où il y en a besoin. Connus pour leur tendance aux pratiques monopolistiques (Louis XIV était déjà monté au créneau sous son règne face au phénomène de marchands stockant le blé et aggravant les disettes), ils ne sont guère appréciés de la population, et la police veille « au grain » (vous avez maintenant compris d’où vient l’expression… !) à empêcher tout abus et enrichissement personnels des marchands sur le dos des populations paysannes.

Lors des périodes de disettes (manques) provoquées par un facteur quelconque (conflit, mauvaise récolte, sécheresse, grêles, inondations, etc.), un mécanisme public supplémentaire de régulation existe : on l’appelait la Taxation. La mesure consistait pour la Royauté à taxer le prix de vente du blé par les marchands et à récupérer la plus-value. Autrement dit, la taxation revenait à plafonner le prix du blé, à en fixer un tarif de vente maximum. Elle s’appliquait également en période de crise à d’autres denrées de subsistance essentielle (telles que le bois ou la cire par exemple).

Il faut bien retenir que la mesure s’inscrivait dans ce qui était conçu comme l’une des missions les plus fondamentales du Roi envers sa population : assurer sa subsistance. Le premier devoir du Roi, son devoir suprême d’une certaine façon vis-à-vis des attentes concrètes et quotidiennes des habitants du pays, était ainsi que tout le monde ait in fine de quoi se payer du blé pour manger. Et lorsqu’il y avait disette, la population réclamait immédiatement la « Taxation », et le Roi la mettait en place. Ainsi fonctionnait la France de l’Ancien Régime.


La libéralisation de la circulation du grain à l’origine de la Révolution française ?

Le milieu de ce siècle fera époque dans l’histoire de l’esprit humain par la révolution qui semble se préparer dans les idées.

Jean Le Rond D’Alembert, l’un des fondateurs de l’Encyclopédie

Malgré l’efficacité du système, avec la diffusion des idées des « Lumières » (et surtout la pensée libérale qui accompagne ce qu’il convient bien d’appeler une idéologie), les choses vont changer, et radicalement. Le milieu du XVIIIe siècle est en effet le moment d’un véritable bouillonnement intellectuel, le moment où la « pensée » des Lumières (qui est elle-même loin d’être uniforme) connaît son grand boom et commence à infuser dans la profondeur du champ social et politique, à se diffuser dans la diversité des cœurs et des esprits, et à infléchir de facto les consciences chrétiennes et à substituer aux valeurs traditionnelles héritées du Moyen-Âge les nouvelles idées de rationalité, de progrès et de liberté (et notamment l’idéologie globale du libéralisme – qu’il s’agisse de son pendant politique, économique ou culturel). Montesquieu publie l’Esprit des Lois en 1748 ; Buffon, le premier volume de l’Histoire naturelle en 1749 ; Rousseau, le Discours sur les sciences et les arts en 1750 et le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité en 1755 ; Voltaire, le Siècle de Louis XIV en 1751 et l’Essai sur les mœurs en 1756, Diderot le premier volume de l’Encyclopédie en 1751.

Aux côtés de la profusion des écrits philosophiques et scientifiques, émerge à la même époque une nouvelle discipline et un nouveau champ intellectuel : l’économie – qui s’autonomise alors des champs disciplinaires auxquels elle était traditionnellement subordonnée (l’agriculture, la théologie, ou encore la conception de l’État…). C’est en effet le moment de l’Histoire où l’économie commence à être considérée et théorisée comme une science, répondant à des lois, de la même façon que la gravité est régie par les lois de la physique ou le corps humain par les lois de la biologie et du métabolisme (rappelons qu’à cette époque, toutes ces disciplines – physique, astronomie, biologie, médecine, etc. – ont enregistré des progrès considérables !). Dans ce contexte, des penseurs issus du mouvement intellectuel des Lumières commencent à chercher à théoriser les règles et les mécanismes du fonctionnement économique, et à établir des hypothèses et des modèles sur les façons dont les États peuvent ou non favoriser le développement économique de leurs nations. C’est à l’intérieur de ces réflexions sur la manière dont agissent et raisonnent les différents acteurs de l’économie d’un système (les fameux « agents économiques »), ainsi que sur les leviers qui permettraient d’optimiser et d’accélérer le développement et la « croissance » économiques, que commencent à éclore la pensée et les concepts qui constitueront la matrice intellectuelle du « libéralisme économique ».

Dès 1714, le français Bernard Mandeville avait déjà publié un ouvrage fondateur : La Fable des Abeilles, qui tendait à essayer de démontrer que l’intérêt personnel (et donc « l’égoïsme) » constituait le principal moteur du développement économique. Par la métaphore de la ruche et du travail des abeilles, la fable pose déjà l’idée qu’il conviendrait de laisser les individus poursuivre leurs seuls intérêts (plutôt que de rechercher le bien commun), car ce principe concourrait in fine à maximiser l’activité et sa croissance, et constituerait ce faisant le moyen le plus efficace d’aboutir au « développement et au fonctionnement harmonieux du tout » (pour reprendre les mots de Charles Robin).

La morale de la Fable des Abeilles de Mandeville, c’est de dire que la morale est un obstacle au progrès économique, et que la ruche des abeilles est une assez belle illustration de l’accomplissement de la logique de l’intérêt privé.

Extrait du podcast de la chaîne Le Précepteur consacré à la pensée d’Adam Smith

La pensée « proto-libérale » dégagée par la Fable des Abeilles coexiste à la même époque avec un autre grand mouvement intellectuel précurseur du libéralisme : la physiocratie. Née en France (et dans le contexte particulier qui caractérise cette dernière, à savoir celui d’un pays à l’économie encore essentiellement agricole), cette école de pensée économique – l’une des premières du genre – a pour principe de placer l’agriculture au centre de la création de valeurs, et de postuler que toute création de richesses découle directement ou indirectement de cette dernière. S’opposant ainsi à la pensée mercantiliste qui considère pour sa part que c’est la croissance du commerce extérieur qui a matière à constituer le principal moteur de développement économique des nations, la pensée physiocrate partage néanmoins avec cette dernière la même finalité : le développement et le renforcement de la puissance de l’État. Plus réformiste que révolutionnaire, et bien qu’on puisse la considérer comme « à rebours de l’Histoire » au sens où elle invite à se reconcentrer sur l’agriculture plutôt que sur l’essor de l’industrie et de la production de biens matériels, la pensée physiocrate se révèlera néanmoins un mouvement d’avant-garde au sens où elle met déjà en avant des principes tout ce qu’il y a de plus « libéraux » : réduction des normes et des contraintes pesant sur l’activité (en l’occurrence ici agricole), facilitation des échanges et de la circulation des marchandises, baisse des coût de production… bref, les principes du « laissez faire, laissez passer » et une politique de décrue de l’interventionnisme étatique afin de rendre les mains libres à l’initiative privée et de laisser s’auto-réguler le jeu du marché, qui constitueront les fondements intellectuels du libéralisme économique.

Alors que dans les années 1750, en France, des gazettes et revues d’avant-garde propagent les concepts et idées de la physiocratie (qui s’invitent jusque dans les salons du roi), en Grande-Bretagne, ce sont des conceptions plus portées sur la croissance générale de l’activité (et notamment le secteur du commerce et de l’industrie) qui font leur chemin. Très inspiré par la pensée voltairienne mais aussi par la philosophie de Kant et de Hobbes, Adam Smith reprendra en quelque sorte l’idée au cœur de la Fable des Abeilles – celle des vertus de « l’égoïsme » et de l’intérêt individuel (et l’idée selon laquelle il suffirait de laisser les individus laisser libre court à la poursuite de leurs intérêts pour agir en faveur de la prospérité économique) –, pour les inscrire dans une théorie économique globale au service de la Richesse des Nations (ce néanmoins dans une approche de pur pragmatisme et d’efficacité non-basée du tout – comme on le croit souvent à tort – sur une vision totalement amorale de la société, comme rappelé dans la citation ci-dessous). Mais quelles qu’aient été les intentions de leur auteur et l’anticipation par ce dernier de ses lourdes implications philosophiques (et ce faisant avec le temps politiques), la pensée d’Adam Smith demeure il faut bien le dire véritablement révolutionnaire pour l’époque, au sens qu’elle induit de faire peu ou prou table rase du système de valeurs morales qui constituait alors la matrice des sociétés chrétiennes traditionnelles (tout particulièrement catholiques), ce qui ne sera pas sans conséquences pour l’Histoire de l’Angleterre, de l’Europe et du Monde :

Je recommande vivement le visionnage de cet excellent podcast du Précepteur, qui revient brillamment sur la pensée de celui qui deviendra historiquement (à tort ou à raison, et peut-être même à son insu considérant ses autres ouvrages sur la philosophie morale…), le père fondateur du libéralisme économique.

J’ai signalé au début de cette intervention qu’Adam Smith s’inscrivait dans le mouvement des Lumières. […] Les Lumières sont un mouvement qui se définit par la promotion de la Raison, de l’Individu et du Progrès. Les Lumières, c’est le moment de la remise en cause des normes morales et religieuses issues du Moyen-Âge. Or, il se trouve que les Lumières ne sont pas un mouvement absolument monolithique : c’est un mouvement qui est traversé par des conflits, par des contradictions. Et sur le plan de la philosophie morale, le principal conflit auquel on assiste au sein de la philosophie des Lumières, c’est le conflit entre la morale de Kant – la morale déontologiste – et la morale de Bentham – la morale utilitariste. Or, il est clair que la pensée d’Adam Smith penche nettement du côté de l’utilitarisme en ce sens que ce qui est recherché, c’est l’intérêt du point de vue de la prospérité, c’est la recherche de la maximisation des richesses – de la même façon que les utilitaristes prônaient la maximisation du bien-être. […]

Cette idée [développée par Adam Smith dans son célèbre ouvrage Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations] selon laquelle il faudrait laisser chaque individu poursuivre son propre intérêt, qu’il faudrait laisser les individus donner libre court à leur égoïsme, entre en contradiction totale avec toutes les conceptions morales basées sur la charité, l’abnégation ou le sacrifice. Alors même que la main invisible s’accorde parfaitement avec la vision religieuse déiste, elle entre en totale contradiction avec la morale religieuse qui fait de l’égoïsme non pas le moteur du comportement des hommes, mais un vice à combattre. Car si l’égoïsme est aux fondements de la prospérité des nations – et si parallèlement l’on considère que la prospérité des nations est un objectif à atteindre –, alors imaginez un peu la conclusion à laquelle on arrive ! La conclusion à laquelle on arrive, c’est qu’il faut abattre les interdits moraux. Abattre les interdits moraux, cela signifie simplement qu’il faut cesser de considérer l’égoïsme comme étant un vice, pour le considérer de manière axiologiquement neutre – neutre sur le plan des valeurs et des normes –, comme étant simplement le moteur du progrès économique. Il ne s’agit pas de promouvoir le vice pour le vice, il ne s’agit pas de prôner une religion du mal, il s’agit de considérer qu’il y a dans tout égoïsme une contrepartie positive qui est la prospérité économique. […]

Certes, Adam Smith n’a jamais prescrit d’abolir les normes morales et encore moins les lois juridiques qui encadrent le comportement des hommes dans une société. Adam Smith ne s’est jamais fait le porte-drapeau des comportement licencieux ni le chantre de la transgression et de l’immoralisme. Mais le fait est que son système théorique conduit à cette conclusion. Et une fois diffusée dans l’espace public, les idées échappent au contrôle de leur auteur et deviennent des forces autonomes. […]

Extrait du podcast de la chaîne Le Précepteur consacré à la pensée d’Adam Smith

Ce détour par les fondamentaux philosophiques de la future école de pensée libérale maintenant réalisé, revenons-en au cas spécifique de la France. Dans le contexte que nous venons de décrire de cet essor intellectuel (puis politique) de la pensée (que l’on appelle pas encore) « libérale », commencent à se propager dès les années 1750 dans les milieux mondains et décisionnels français des idées qui s’apparentent donc aux principes du libéralisme économique tels que nous les connaissons (et qui prennent alors du point de vue des propositions concrètes essentiellement la forme de la réduction voire de la suppression des entraves au libre commerce – barrières douanières, dispositifs de contrôle public, travail règlementé, etc.). Par l’intermédiaire de Madame de Pompadour (qui les introduit jusqu’au cœur de la Cour), ce sont d’abord en particulier les physiocrates qui gagnent ainsi l’oreille du Roy, et qui parviennent à le convaincre de libéraliser le commerce du grain en lui promettant en contrepartie un développement économique et agricole qui entrainera une hausse des recettes fiscales qui contribuera à son tour à la réduction de la dette publique. C’est bien ce dernier sujet qui cristallise l’intérêt de Louis XV, ce dernier se trouvant, comme tous ses prédécesseurs, toujours à courir derrière les rentrées d’argent (l’endettement du pays est en effet particulièrement aigu et critique en ce début des années 1760, au sortir d’une guerre de Sept Ans désastreuse et qui a ruinée le pays…) :

En 1788, la dette représente quelque 4 milliards de livres, soit environ 80 % de la richesse du royaume. Sa résorption obsède les contrôleurs généraux des Finances depuis les années 1770. En effet, si tout s’est accéléré au début des années 1780, le mal vient de plus loin. Comme ce qui s’est passé à la fin du règne de Louis XIV, les guerres ont considérablement creusé le Trésor royal. Mais elles sont bien plus onéreuses qu’au XVIIe siècle. Le monde des Européens s’est dilaté, et leurs empires s’étendent désormais de l’Inde à l’Amérique, demandant d’entretenir des troupes dans des territoires très éloignés, mais aussi d’armer de dispendieuses marines de guerre. Désormais, la puissance passe clairement par la maîtrise des mers. […]

Au-delà de la guerre, l’impasse financière est liée aux blocages de la société d’ordres. Incapable de réformer un système d’imposition pas nécessairement plus lourd, mais plus hétéroclite, cloisonné et plus mal accepté que ceux de ses voisins européens, le roi ne parvient pas à augmenter les recettes de l’État ni à rassurer les prêteurs. Ce qui, par contrecoup, continue d’alimenter le haut niveau des taux d’intérêt.

Guillaume Mazeau, La dette de l’État, poison de l’Ancien Régime, Histoire & Civilisations, février 2021

Sous la houlette du nouveau contrôleur général des Finances, M. de l’Averdy (un nom que nous connaissons bien dans le cadre de cette série), une réforme radicale est opérée en 1763. En quelques mois, on cesse d’enregistrer les marchands de blé (comme cela était jusqu’ici la norme), on autorise la vente et l’achat du blé hors des marchés, on autorise la circulation du blé d’une province à une autre et on abolit les taxes douanières. Quelques mois plus tard, on autorise même l’exportation du grain (pratique interdite depuis Henri IV et considérée jusqu’alors comme un crime de lèse-majesté, c’est-à-dire passible d’une condamnation à mort !), et dans le même temps l’importation, qui doit permettre d’équilibrer l’offre et la demande. Tout le système de la Taxation est également aboli du même coup. Des philosophes des Lumières comme Turgot ou Voltaire réclamaient ces mesures depuis des années, et n’avaient pas de mots assez durs pour critiquer la police du grain, quand les mêmes encensaient les marchands et louaient les mérites et les bénéfices collectifs supposés des comportements basés sur l’intérêt personnel (intérêts personnels considérés globalement par la pensée libérale comme autant de relais et vecteurs de l’intérêt général).

En résumé, en quelques mois, la Royauté fait sauter tout son service public de (re)distribution du grain et dérégule totalement le secteur (ça doit peut-être vous rappeler quelque chose… !). Et que croyez-vous qu’il arriva ? Je vous le donne en mille : des résultats globalement catastrophiques. Pas de cercle vertueux annoncé de hausse des prix entrainant hausse des salaires et ce faisant des impôts. Non, au lieu de ça, les prix du blé flambent, les paysans (qui ne produisent pas tous leur propre blé, car nombre d’entre eux sont producteurs de légumes, de vin, élèvent du bétail, etc.) ne peuvent plus se payer leur pain. À la même époque, sur idée toujours des partisans du libéralisme économique toujours si soucieux déjà de « libérer les énergies » (traduisons les : marchandiser le travail), la Royauté (sur pression des ministres libéraux) tente l’abolition du système des corporations, ce qui provoque un écroulement des salaires. Depuis le Moyen-Âge en effet, les métiers étaient organisés en corporations, sorte de syndicats avant l’heure qui permettaient dans chaque domaine aux artisans de définir eux-mêmes la règlementation de leur secteur d’activité ainsi que de défendre collectivement et d’une seule voix les intérêts de leur profession, le système étant tout en haut garanti par le Roi (autrement dit, la classe ouvrière fonctionnait alors dans une forme d’auto-gestion… !).

En France, l’État absolutiste, de la mort de Colbert (1683) à la Révolution, perd progressivement de son efficacité et la bourgeoisie qui achète des « offices » se saisit d’une part considérable de l’autorité politique. C’est contre le roi que se dressent des libertés provinciales. Les privilèges sociaux (clergé, noblesse et tiers-état) sont comme incrustés dans la structure de l’État français qui n’arrive pas à s’en débarrasser, et ratera à cause d’eux les réformes « éclairées » du XVIIIe siècle.

Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, p. 442

Eh oui, votre serviteur a aussi écrit une série pour vous raconter la guerre d’Indépendance américaine et le rôle de la France dans cette dernière !

Ces nouvelles « expériences libérales » produisent à nouveau des résultats catastrophiques, et des émeutes de la faim éclatent partout en France. Déjà quinze ans avant la Révolution française, le pays est presque en état d’insurrection. Face à la crise, le Roi (Louis XV) revient finalement sur les mesures et rétablit l’ancien système. Avant que celui-ci ne soit réexpérimenté sous le règne suivant, avec les mêmes résultats. Il faut dire qu’après les guerres de Sept Ans puis l’implication de la France dans la guerre d’Amérique (qui offre aux Treize Colonies britanniques leur indépendance), le Royaume est littéralement ruiné. Si la noblesse d’épée paye « l’impôt du sang » (carrières militaires généralisées et implication considérable dans l’effort de guerre), de nombreux anoblis (souvent des magistrats et bourgeois des villes) ne payent, eux, tout simplement aucun impôt. Pire : ces derniers bloquent systématiquement toute réforme fiscale initiée par la Royauté qui aurait pour effet de leur établir une imposition. La bourgeoisie contrôle en effet les Cours souveraines et en particulier les Parlements, qui ont pour fonction d’enregistrer et de faire appliquer les édits royaux – et donc les nouveaux impôts souhaités par le Roi ! (je vous en parlerai en détail dans un encadré consacré spécifiquement à la question des Parlements d’Ancien Régime dans le Hors-Série spécial sur la Bête)

Pendant plus de 20 ans, de 1763 à 1787, et sous l’impulsion de ceux que l’on appelle les physiocrates, les tentatives de réforme se succèdent à marche forcée, se heurtant aux résistances des élites privilégiées, arc-boutées sur les exemptions fiscales, mais aussi au blocage des parlements, opposés à toute nouvelle levée autoritaire, et enfin à l’opposition des classes populaires, qui supportent l’essentiel de l’effort.

Guillaume Mazeau, La dette de l’État, poison de l’Ancien Régime, Histoire & Civilisations, février 2021

Sur cet autre passionnant sujet des racines « libérales » de la Révolution française (et de comment le libéralisme économique aurait grandement participé de la situation de crise aboutissant à cette dernière), je renvoie à nouveau les intéressé(e)s vers cette passionnante conférence de Marion Sigaut, historienne spécialiste de la France d’Ancien Régime.

Complètement dans l’impasse et à la tête d’un État proche de la banqueroute, mais souhaitant encore court-circuiter l’opposition parlementaire, un certain Louis XVI convoque en 1787 l’Assemblée des Notables, une ancienne instance politique composée de représentants des trois Ordres. Ayant compté d’avance sur leur réceptivité à sa volonté réformiste, le Monarque a alors la surprise de voir les notables rejeter sa réforme administrative et fiscale et profiter de l’événement pour en faire une remarquable tribune politique.

Après un ultime passage en force auprès du Parlement de Paris qui échoue à son tour (et qui ne fait que cristalliser le mécontentement général et renforcer le soutien du peuple parisien à ses parlementaires), Louis XVI a grillé toutes ses cartouches pour faire passer sa réforme. Dans l’impasse, il se voit alors obligé de faire ce qu’il a jusqu’ici toujours écarté : convoquer les États Généraux (l’assemblée des représentants des trois ordres du pays), seule instance nationale habilitée, entre autres, à réformer la fiscalité générale (et qui n’avait plus été réunie depuis 1611 !). Du fait de catastrophes naturelles (orages violents, hiver volcanique,…), les années 1787 et 1788 ont en effet été marquées par de très mauvaises récoltes, tandis que parallèlement, le traité d’Eden-Rayneval (un accord de libre-échange signé entre la France et l’Angleterre en 1786) a inondé la France de produits manufacturés britanniques, mettant au chômage et jetant dans la misère des milliers d’ouvriers (en particulier du secteur textile) dans tout le royaume.

En cette veille de 1789, en conséquence de tous ces phénomènes, le peuple n’a plus de quoi se payer son pain et crève littéralement de faim. En à peine un demi-siècle, le paysan français a perdu 80% de son niveau de vie. Et l’appauvrissement et l’exploitation ne font que commencer, car la bourgeoisie lui volera même sa révolte pour la transmuter en révolution libérale, et faire entrer la France dans l’ère du capitalisme industriel comme l’a déjà fait son voisin d’outre-Manche. Mais ça, c’est une autre histoire… 😉

Le 05 octobre 1789, lors de la fameuse Marche des Femmes, des milliers de parisiennes feront le chemin jusqu’à Versailles pour venir sous les fenêtres du roi réclamer du pain et forcer Louis XVI à retourner à Paris. Toute une symbolique ici du crépuscule du Royauté…

La Bourgeoisie a joué dans l’histoire un rôle essentiellement révolutionnaire. Partout où elle a conquis le pouvoir, elle a foulé aux pieds les relations féodales, patriarcales et idylliques. Tous les liens bariolés qui unissaient l’homme féodal à ses supérieurs naturels, elle les a brisé sans pitié pour ne laisser substituer d’autre lien, entre l’homme et l’homme, que le froid intérêt, le dur paiement comptant. Elle a noyé l’extase religieuse, l’enthousiasme chevaleresque, la sentimentalité petite-bourgeoise, dans les eaux glacées du calcul égoïste. Elle a fait de la dignité personnelle une simple valeur d’échange ; elle a substitué aux nombreuses libertés, si chèrement conquises, l’unique et impitoyable liberté de commerce. En un mot, à la place de l’exploitation voilée par des illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, brutale. […] La société bourgeoise moderne, élevée sur les ruines de la société féodale, n’a pas aboli les antagonismes de classes. Elle n’a fait que substituer de nouvelles classes, de nouvelles conditions d’oppression, de nouvelles formes de lutte à celles d’autrefois.

Extrait du manifeste du parti communiste de karl marx et friedrich engels (1848), p. 31

Le libéralisme économique qui suppose au départ une lutte égale entre les individus n’est qu’un pieux mensonge. Plus le temps va s’écouler, plus l’énormité de ce mensonge apparaîtra. En fait, ce premier libéralisme « bourgeois » aura été surtout une lutte d’arrière-garde, et pas désintéressée, contre l’Ancien Régime aristocratique, « un défi aux droits acquis que des traditions vieilles d’un demi-millénaire avaient rendus sacrés ». De la sorte, il s’insère entre l’Ancien Régime et sa société aristocratique, qu’il aura démolis, et la société industrielle où le prolétariat ouvrier réclame ses droits.

Fernand Braudel, Grammaire des civilisations, pp. 448-449

Des bergers et bergères bien vulnérables, et des cibles de choix…

Après cette longue parenthèse historique qu’il me semblait important de proposer ici afin d’élargir notre regard moderne sur la réalité (complexe et mouvante) de la condition paysanne sous l’Ancien Régime (et surtout des grands mouvements de tectoniques des plaques à l’œuvre dans la société du XVIIIe siècle et impactant en bout de chaîne la paysannerie des campagnes mêmes les plus reculées du royaume de France), revenons à notre Gévaudan du temps de la Bête et aux malheurs de sa classe paysanne – cible privilégiée et première victime des ravages de cette dernière, et voyons les moyens et capacités qu’avait la population du Gévaudan pour se défendre contre ce fléau animalier.

Face à la future Bête, le paysan du Gévaudan est certes, dans le cas des hommes, souvent déjà dès l’adolescence un solide gaillard qui sait se défendre, mais un gaillard très pauvre, mal armé, et qui ne mange souvent pas à sa faim. À l’époque des événements, comme nous l’avons déjà vu, ce sont toutefois sur les enfants et les jeunes femmes que pèse principalement le danger, car ce sont alors à eux qu’incombent la garde des troupeaux. Un travail qu’ils accomplissent souvent seuls, isolés sur les plateaux qui constituent les vastes terrains des pâturages ; cela parfois accompagnés d’un ou plusieurs chiens, mais pas toujours. Et bien que probablement plus coriaces et plus vigoureux que nous saurions l’être au même âge de nos jours, ces femmes et ces enfants ne le sont pas au point de pouvoir repousser à eux seuls l’attaque d’un animal féroce (d’ailleurs, de nombreux paysans adultes attaqués par la Bête alors qu’ils étaient seuls confesseront ne s’en être eux-mêmes sortis que grâce à l’arrivée de secours…).


Particulièrement exposés et vulnérables aux attaques d’un animal, les bergers et les bergères de tous temps l’ont été également à celui d’un tout aussi redoutable prédateur, celui-là à deux pattes… (comme le résume parfaitement Michel Louis dans son ouvrage consacré à l’affaire de la Bête du Gévaudan) :

Toutes les études sociologiques menées sur la vie pastorale en France jusqu’au XIXe siècle montrent que bergers et bergères avaient beaucoup moins à craindre les loups que les sadiques et les violeurs. Même à peine sortis de l’enfance, les bergers étaient de solides gaillards qui ne reculaient pas devant un loup, redoutaient davantage la sévérité du maître de maison s’il rentrait avec une brebis en moins…

Chercheurs au C.N.R.S., Élisabeth Claverie et Pierre Lamaison ont relaté dans l’Impossible Mariage (1982) le nombre effarant de viols et agressions crapuleuses dont étaient victimes les bergers et les bergères du XVIIe au XIXe siècle. Combien d’enfants et d’adolescents ont ainsi été laissés pour morts ! Autopsies et enquête policières étaient très rudimentaires à l’époque : lorsque le cadavre était retrouvé dévoré par les loups, on accusait ces animaux du meurtre sans se poser de questions, et cela arrangeait tout le monde.

Michel Louis, La Bête du Gévaudan – L’innocence des loups, pp. 255-256

… Le loup fut en effet longtemps affublé de tous les maux, et durement éradiqué à ce titre. Mais était-il vraiment responsable de tous les crimes qu’on lui mettait sur le dos ?


Le grand méchant loup de l’histoire de France…

Dans son ouvrage (très connu dans le monde des passionné(e)s de l’affaire de la Bête du Gévaudan) consacré à la place du loup dans l’histoire de France, l’universitaire Jean-Marc Moriceau évoque le chiffre pouvant sembler terrifiant de plus de 3 000 attaques commises par les lupins contre la gente humaine hexagonale depuis le Moyen-Âge ! Il est bon de le répéter : ces chiffres demeurent à prendre avec de nombreuses pincettes, car l’époque ne s’embarrassait pas des subtilités et ne connaissait ni la médecine légale, ni le systématisme de l’enquête criminelle. Les « Experts » modernes auraient vraisemblablement bien à redire de tous ces cadavres découverts dans les bois, et que l’historien voudrait nous voir retenir comme autant d’innocents morts « attaqués puis dévorés par les loups » …

Les considérations étymologiques sont d’ailleurs ici hautement intéressantes, tant est fort et ancré dans l’identité française l’imaginaire du « grand méchant loup », qui y côtoie souvent le légendaire tout aussi évocateur (et révélateur) du « loup-garou » et du meneur de loups. D’ailleurs, au-delà de la lecture initiale que les enfants peuvent en avoir au premier degré, Perrault est plutôt remarquablement clair sur la véritable nature du « loup » placé au centre de son conte… (Re)Voyez plutôt :

Comme le rappelle bien Jacques Baillon dans son ouvrage sur ces « Drôles de loup et autres bêtes féroces » qui ont hantés l’histoire de France, le loup y a exercé une fonction sociale bien particulière : celui de bouc émissaire et d’instrument de l’obscurantisme de tous temps !

On sait en effet que des cadavres, y compris humains, laissés à l’abandon in natura peuvent être dévorés en une seule nuit par toutes une kyrielle d’animaux détritivores (porcs, mustélidés, renards, corvidés, insectes, etc.) et que les mentions « tué par le loup » ou « égorgé par la bête » portées par les curés d’antan sur les actes d’inhumation ne sont pas nécessairement fiables. « Le loup est là pour punir les hommes de leurs pêchés » rappelait d’ailleurs Pierre de Beauvais, auteur d’un bestiaire en langue picarde, au treizième siècle. Comme pour les autres catastrophes auxquelles les populations rurales pauvres et illettrées étaient régulièrement confrontés, il fallait bien donner aux fidèles des explications sur ces malheurs incessants d’où la tentation probablement répandue des hommes d’église de prendre quelques libertés avec la relation de ces évènements, quitte à mettre la sourdine sur des actes répréhensibles au yeux de Dieu. On retrouve d’ailleurs ce type de propos moralisateurs très souvent lors des évocations par les prêtres d’autres phénomènes ravageurs, destructeurs, ou rares, comme l’orage, le vent violent, les aurores boréales, l’apparition de comètes, les froids hivernaux, les mauvaises récoltes.

Jacques Baillon, Drôles de loups & autres bêtes féroces, 2016, 134 pages

Qu’il était bien commode en effet du point de vue social et politique, ce grand méchant loup que l’on pouvait affubler de tous les maux… ! La faute au loup (quand ce n’était pas celle des sorcières ou d’un autre bouc émissaire opportun), les différentes catastrophes naturelles (sécheresses, orages, grêle,…) qui mettaient à mal la subsistance des populations paysannes. Bien incapable de se défendre des maux dont on l’accusait, le « grand méchant loup » semble avoir servi dans la France rurale d’aussi efficace que risible couverture aux différents vices des hommes, qu’il s’agisse d’asseoir son autorité et de perpétuer sa domination morale sur le petit peuple (comme pouvait le faire l’Église en dénonçant les ravages des loups comme autant de « fléaux de Dieu », rabattant ce faisant les brebis paysannes auprès du berger ecclésiastique), ou de couvrir d’un sens divin et punitif les actes a priori les plus répréhensibles de la morale chrétienne, tout particulièrement ceux commis envers les faibles et le beau sexe…

Quel est l’être vivant, intelligent, malin, robuste, qui peuplait en très grand nombre nos régions durant tous ces siècles ? Quel est l’être vivant, qui pouvait le plus facilement approcher les enfants et les femmes ? Quel est l’être vivant qui, dans tous ces domaines, surpassait le loup ? Régulièrement, de nos jours, les médias font état de viols, de meurtre horribles, très souvent commis sur des enfants et des femmes. Sans parler des infanticides (parents qui tuent leurs enfants). Tous ces faits sont évidemment documentés avec procès à la clé et condamnations. Et nous sommes aux « temps modernes » avec des mœurs policées, une police et une gendarmerie en état de marche. Si la misère existe encore bel et bien, elle ne peut être comparée à celle qui sévissait dans la France concernée par le livre de Moriceau et la vie privée, si elle reste de nos jours (et heureusement) encore largement opaque, se montre plus transparente. Essayez aujourd’hui de faire disparaître votre enfant sans que l’école ou les voisins s’en aperçoivent !

Rien ne permet de penser que les psychopathes, pédophiles ou autres pervers aient été plus nombreux autrefois qu’aujourd’hui, mais la société telle qu’on la connaît depuis le début du XXe siècle réduit considérablement les possibilités du passage à l’acte et surtout celles de la récidive (traitement des maladies psychiatriques et enquêtes policières).

Quel était le risque pour un psychopathe vivant dans nos campagnes au XVIIIe siècle de violer et tuer un enfant ou une femme rencontrés sur un chemin, dans un bois, ou en rase campagne, en train de garder un troupeau, de ramasser du bois ou de rejoindre son domicile ? Soit il camouflait son meurtre en attaque de loup, soit il cachait sa victime qui était découverte par un chien ou un loup et dévorée. Quoi de plus facile alors d’accuser le loup et de permettre aux curés de consigner ces « faits » dans les registres paroissiaux. […]

Imaginez un Landru vivant au XVIIe siècle dans la lande de l’arrière pays Bigouden, sûr que le loup aurait avantageusement remplacé la cuisinière. Monsieur le curé aurait consigné soigneusement les faits dans son registre et 300 années plus tard, un professeur de l’université de Caen aurait ainsi eu « la preuve » qu’une vingtaine de pauvres femmes ont été tuées et dévorées par le loup.

Roger Mathieu, « “Histoire du méchant loup”, quelle contribution au débat sur les grands prédateurs ? », article publié dans La Voie du Loup n°28 en 2007 (et disponible sur le site web de France Nature Environnement)

Zoom sur : le loup et le loup-garou, des figures de culte très anciennes…

Le loup est un animal connu de l’homme depuis les temps immémoriaux, et qui a toujours exercé chez ce dernier des sentiments ambivalents de crainte, de fascination et de respect. De l’Europe à l’Asie en passant par la Mésopotamie antique, sa connaissance et son culte remonte à la nuit des temps. Dans l’ancien culte druidique, le loup est un esprit lunaire de la forêt, qui représente les forces de la nuit, inconnues et redoutées de la conscience solaire. Le loup sert la divinité ou la manifeste et, proche du royaume des morts, participe de l’enseignement initiatique (il est d’ailleurs un symbole et emblème utilisé de tous temps par nombre de sociétés secrètes et/ou initiatiques, des antiques écoles des mystères aux Templiers et à la Franc-Maçonnerie). Chez les Celtes, il est le dieu loup Cuchulainn, fils du Lug. Il est également associé au dieu Esus dont l’étymologie celto/bretonne, Euzus, signifie : terrible, effrayant, terreur, frayeur, épouvante, horreur, le rapprochant de fait du fameux loup-garou.

Sur le folklore et la mythologie du loup-garou, je renvoie notamment les curieux vers cette intéressante émission de la chaîne Arcana les Mystères du Monde !

Déjà présente donc dans les mythologies égyptiennes et mésopotamiennes, la figure du loup-garou est pour beaucoup inspiré du mythe du roi Lycaon – qui a d’ailleurs donné son nom à la lycanthropie (qui désigne la croyance en la métamorphose possible de l’homme en loup, mais aussi le trouble mental reconnu où le malade se croit littéralement être dans la peau d’un loup ou d’un chien…). Selon la mythologie gréco-romaine, Lycaon était un roi tyrannique régnant sur la région de la Grèce antique appelée l’Arcadie (une région bien connue des initiés de l’affaire de Rennes-le-Château et des mystères du Haut-Razès – à laquelle nous consacrerons ici d’ailleurs un jour une conséquente série). Puni par Zeus pour avoir sacrifié un de ses petits-enfants afin de susciter le respect de sa population, Lycaon fut métamorphosé en loup. Il reprenait sa figure d’homme tous les dix ans, pourvu que dans cet espace de temps, il se fût abstenu de chair humaine. Dans la déclinaison celte du mythe, à force de stratagème, Lycaon obtint des dieux une atténuation de la malédiction programmant la fureur du loup pour les jours de Pleine Lune, le maintenant le reste du temps dans sa forme humaine.

Si l’Arcadie est devenue avec ce mythe la terre mère des lycanthropes et des loups-garous, celui-ci a fait de surcroît l’objet de très importantes festivités et rituels païens durant des siècles dans la Grèce antique ainsi que dans l’Empire romain, baptisés fêtes lupercales. Ces fêtes auraient été instituées par Lycaon lui-même (près de la ville de Lycosure en Arcadie, où on y adorait un Zeus-loup sur le mont Lyceaon), avant de se propager jusqu’à Athènes qui les adopta en en abolissant toutefois les sacrifices humains… Ces lupercales étaient célébrées le troisième jour après les ides de février (aujourd’hui jour de la Saint-Valentin) et s’étalaient sur une période de quinze jours. Elles furent également instituées à Rome par Romulus et Remus, les célèbres fondateurs de la cité, allaités selon le mythe par une… louve (les Luperques – les prêtres qui célébraient les Lupercales – étaient d’ailleurs les plus anciens prêtres de Rome ayant été ordonnés depuis sa fondation… !). La fête des loups dite fête de Pan chez les Grecs ou de Faunus Lupercus chez les Romains, permettait ainsi de s’assurer de la bienveillance du dieu pastoral (de la nature et de la fécondité). Chez les Romains comme chez les Grecs, le loup était en effet un emblème de lumière, et le dieu Lupercus, qu’il soit Mars ou Pan, est un loup-bouc (lupus-hircus), qui préside au soleil (loup), source de toute fécondité.

Ces fêtes lupercales disparaîtront, ou plus exactement seront recyclées (comme ce fut souvent le cas de tous les cultes et formes de spiritualité considérées comme « païennes » par les Chrétiens… !) par l’Église de Rome, qui christianisera cette période de festivités qui deviendra ainsi la Chandeleur, fêtes des chandelles. Malgré la christianisation des populations, le mythe et les superstitions liées au loup et au loup-garou demeureront néanmoins encore ancrées très longtemps dans les campagnes, jusqu’à l’époque moderne (les légendes et références en particulier à la présence et aux actions de loups-garous et autres loups-beroux dans certaines régions pouvant être retrouvées dans les archives jusqu’au début-même du XXe siècle… !).

Une autre conférence très intéressante sur cette question du lien entre le loup-garou et la figure de l’Initié. Dans cette dernière, la chercheuse Hanael Parks, s’appuyant des archives et un certain nombre de traditions orales, développe une thèse originale et méconnue faisant historiquement des loups garous une confrérie d’initiés remontant à la nuit des temps, gardienne d’un savoir caché et d’un rôle bienfaisant en rapport avec l’agriculture et les semences.

La (difficile) condition féminine du XVIIIe siècle…

Après avoir réalisé ce petit détour par les origines très lointaines de la mythologie du loup-garou et du culte du loup, revenons à la situation de la paysannerie de notre Gévaudan du temps de la Bête, et en particulier de celle de ses femmes. Au XVIIIe siècle en effet (et encore bien longtemps après d’ailleurs…), la condition de la femme paysanne (et globalement de la femme tout court) n’est guère reluisante. Nos esprits contemporains seraient probablement grandement choqués du nombre effarant d’incestes, de viols et de violences que pouvaient connaître les femmes dans le quotidien de leur vie paysanne et familiale. La femme n’a déjà pas le droit de parler à l’Église ni d’accéder à la prêtrise, et est tenue plus globalement au sein de la société de ne pas faire de vagues. Combien de jeunes femmes subissaient, dans l’isolement des granges et des chaumières, des actes d’inceste de leurs propres parents, de viols de leurs propres voisins et proches… ! Il suffit pour en avoir un aperçu de constater le nombre impressionnant d’enfants « bâtards » qui pouvaient exister dans les campagnes, et qui étaient généralement envoyés travailler dans d’autres fermes (la fameuse Vachelerie de Paulhac, aux abords de laquelle eurent lieu de nombreuses attaques et meurtres durant l’affaire, en était d’ailleurs localement un important lieu d’établissement, comme me l’avait remonté Georges Charles).

Partant de ce contexte, je vous laisse le soin d’imaginer les proies faciles et si nombreuses et accessibles que pouvaient constituer les jeunes bergères (mais aussi les jeunes enfants…) des pâturages de France, loin de tous les regards et de tous les secours ! Les individus les moins fréquentables de l’époque étaient ainsi presque libres de toutes les agressions : de toute façon, la bergère violée ne porterait pas plainte (le concept n’existe déjà pas vraiment…), et n’en parlerait probablement à personne quoiqu’il arrive. Le cas échéant, l’enfant bâtard qui en résulterait sera comme dépossédé de toute paternité officielle, et serait promis à une vie assez en marge de la société. La femme assassinée ne fera quant à elle l’objet d’aucune véritable enquête. Si un loup est passé par là, la victime viendra seulement alourdir d’un nouveau passif le lourd dossier des « conduites dévorantes » auxquelles semblent en France s’adonner celui qui demeure pourtant éthologiquement le plus timide et plus craintif à l’égard des hommes des grands prédateurs (mais de cela aussi, nous reparlerons bien en détail plus tard).

Les plus exposés et fragiles face aux attaques de la Bête, les petits bergers et bergères du Gévaudan, feront lourdement les frais de cette dernière. Mais derrière tous les crimes imputés à la Bête, comme le suggère déjà ce premier développement, doit-on y voir seulement l’entreprise d’un animal ?

« L’homme est un loup pour l’homme », mais aussi pour la jeune femme. Et probablement celle-ci avait-elle moins à craindre le « grand méchant loup » qu’un certain loup à deux pattes…


L’adversaire n°1 des chasseurs : le Gévaudan lui-même

Pour conclure cette première partie, et avant de passer enfin à l’analyse approfondie de l’animal qui désola le Gévaudan des années 1760, il convient de souligner combien l’environnement-même de cette province parmi les plus reculées du royaume de France, constitua peut-être le plus redoutable et le plus permanent adversaire auxquels se heurtèrent tous les différents chasseurs de la Bête.

Comme je l’ai déjà souligné en de nombreuses reprises, le théâtre des événements en lui-même est loin d’être neutre dans la difficulté qui fut constamment rencontrée dans la résolution de cette affaire. Le Gévaudan, peut-être même davantage que les Alpes, est un terrain extrêmement difficile pour le chasseur de l’époque. À la différence en effet de la haute montagne (qui a le mérite, par ses pentes parfois verticales et son organisation en vallées encaissées, de contraindre fortement les trajectoires possibles d’un animal), le Gévaudan est un espace de plateaux, offrant peu ou prou les mêmes contraintes potentielles que la haute montagne, mais avec encore moultes difficultés supplémentaires.

Dans la région de la Margeride, la Bête dispose en effet de presque tous les avantages : des solitudes isolées et des forêts profondes et pleines de cavernes pour se réfugier et se cacher, des couloirs naturels via les rivières et les gorges pour se déplacer, des reliefs extrêmement tourmentés et escarpés et des vastes zones marécageuses pour semer ses poursuivants, et des possibilités de déplacement et de dégagement dans presque toutes les directions (à la différence de la haute montagne).

Les zones de tourbières, souvent citées, constituent en particulier un ennemi redoutable. Ces dernières, en plus de compliquer énormément le déroulement et l’efficience des chasses, semblent même constituer, aux dires de tous les témoignages d’époque, un important (et invisible) danger pour les chasseurs eux-mêmes !

Il est en Margeride des fondrières redoutables que le maître des chasses de Louis XV appelait « molières » et qu’il appréhendait à juste titre. […] La Bête, volontiers, fonçait vers ces passages quand on la poursuivait. Mais au dernier moment, par un adroit détour, elle évitait le bourbier, alors que les chevaux des poursuivants venaient s’y enfoncer. Et s’ils n’étaient pas secourus par des mains vigoureuses, ils risquaient forts de périr étouffer avec leurs cavaliers. Le garde Pélissier s’en tira parce que son camarade Lachenay vint à son aide.

Félix Buffière, La bête du Gévaudan, p. 55

On ne se doute pas de ce que ces fondrières ont de perfides et de dangers pour les personnes inexpérimentées. C’est sous le gazon le plus verdoyant que se cachent les insidieux bourbiers. Le chasseur avance devant lui sans hésiter ; soudain, il voit sous son poids le feutre épais sur lequel il marche se mouvoir en des ondulations significatives. Il s’arrête et veut revenir sur ses pas. C’est un peu tard. Sous le tapis de verdure qui s’est traîtreusement entrouvert, son pied plonge déjà dans une vase gluante qui l’emprisonne sans merci. Il s’appuie sur l’autre pied qui s’enfonce à son tour, et notre homme, pour gagner un sol plus ferme, n’a d’autre ressource que de s’étendre, s’aider de ses mains et marcher à la façon des animaux. Une fois sa victime sortie, la pelouse perfide reprend son aspect habituel et ne laisse rien devenir de ce qui vient de se passer. Et quand le cavalier, lancé à fond de train, jetait son cheval dans ces fondrières invisibles, quelle épaisseur de boue devait recouvrir, des pieds à la tête, l’homme et la Bête, et quel danger pour eux de périr étouffés sans pitié, s’il n’y avait là de mains vigoureuses pour leur porter secours !

Félix Fabre, La Bête du Gévaudan en Auvergne, p. 81


À toutes ces difficultés liées à la seule nature du terrain, s’ajoute qui plus est un climat froid et montagnard, auquel n’ont rien à envier nos régions de haute montagne. En dernière analyse, le Gévaudan semble ainsi d’une certaine façon combiner toutes les pénibilités climatiques que peuvent connaître les différentes régions (et climats) de France : pluies abondantes, orages courants et très violents, brouillards récurrents et persistants (même en plein été !), neiges précoces et très fort enneigement l’hiver… Un climat rude et difficile pour les hommes, qui se verra de surcroit combiné à une météo que le hasard fera particulièrement exécrable peu ou prou toute la période où de gros moyens et de grandes chasses seront déployés contre la Bête (c’est-à-dire de l’automne 1764 à l’été 1765) !

Un climat et une météo remarquablement difficiles qui furent considérablement commentées par les différents protagonistes de l’affaire. On peut penser par exemple à cette lettre du comte de Morangiès où celui-ci annonce à Étienne Lafont que la chasse du 31 octobre 1764 ne put avoir lieu à cause des « grandes quantités de neige » qui viennent de recouvrir la Margeride (Pourcher, p. 25). On peut aussi penser à ce courrier cité plus haut d’un garde-chasse de l’équipage de François Antoine évoquant « les neiges, la grêle, la foudre et les vents » de ce « pays abominable » !

On peut encore penser aux nombreux rapports d’Étienne Lafont, qui évoquent souvent cet environnement et ce climat difficiles (et qui décourageront d’ailleurs tant de chasseurs venus plein d’espoir et de détermination en Gévaudan afin d’essayer de tuer la Bête et de toucher la formidable prime promise à sa dépouille !) :

L’exprès porteur de cette lettre devait partir hier ; mais un orage violent, suivi d’une pluie abondante, qui s’est soutenue pendant tout le jour, toute la nuit dernière et ce matin, l’ont arrêté jusqu’à cet après-midi, qu’il se met en route.

Étienne Lafont, dans son rapport à l’intendant du 29 septembre 1765 (cité par Pourcher, p. 303)

Il se trouve beaucoup d’endroits impraticables aux hommes et il n’y a que les chiens qui puissent y pénétrer. Encore faut-il qu’ils soient en nombre à cause de l’étendue du terrain.

Étienne Lafont, dans son rapport à M. de Saint-Priest du 30 juillet 1765 (cité par Pourcher, p. 232)

Les étrangers l’ont été encore plus [rebutés]. Ils viennent avec la meilleure volonté, chassent pendant quinze jours ou trois semaines, et après avoir essuyé bien des fatigues, s’en retournent chez eux très dégoûtés.

Étienne Lafont, dans son rapport à M. de Saint-Priest du 02 avril 1765, cité par Pourcher (p. 157)

Mais c’est sans conteste François Antoine qui aura livré le plus volumineux témoignage de la difficulté de mener des chasses en Gévaudan. Alors-même qu’il ne constitue rien de moins que le lieutenant des chasses de Louis XV (qui demeure connu dans l’histoire de France comme le grand roi-chasseur), le malheureux François Antoine ne cesse de se plaindre dans ses rapports de la difficulté de mener sa tâche à bien dans un environnement si hostile. Ce terrain difficile et ce climat ingrat seront d’ailleurs abondamment utilisés par l’envoyé du roi pour justifier son échec à venir ! Dans ses rapports successifs, le porte-arquebuse n’aura en effet de cesse de pointer tantôt la difficulté du terrain, tantôt la médiocrité de la météo dans les déconvenues qu’il rencontre :

Je travaille à un mémoire qui sera dicté par mes connaissances et celles de gardes que j’ai emmenés avec moi, qui sont bien capables de se conseiller pour me servir sur la description du pays, qui est très difficile à exercer toutes espèces de chasses, soit avec limiers, chiens courants, et à bien conduire les battues ; ce qui mériterait un très gros volume ; mais j’en dresserais un en raccourci pour envoyer à la Cour.

François Antoine, dans son rapport à M. de Saint-Priest du 07 juillet 1765 (cité par Pourcher, p. 259)

Depuis le 24 juin que nous avons commencé à reconnaître le pays, nous avons eu 15 jours de pluies et des brouillards très épais et qui ont duré des journées toutes entières.

François Antoine, dans son rapport à M. de Saint-Priest du 18 juillet 1765 (cité par Pourcher, p. 264)

Cependant M. Antoine et M. le comte de Tournon ne doute pas de tuer ce pernicieux animal, mais jusqu’à présent ils n’ont presque pas eu un jour de beau temps, la pluie n’ayant pas discontinué. D’ailleurs, les blés ne sont pas encore coupés et tant qu’ils seront sur pied, on ne peut y chasser la Bête sans faire des grands dégâts. C’est cependant la retraite qu’elle affectionne le plus, soit qu’elle s’y trouve plus en sûreté, soit qu’elle y trouve plus de commodités pour y épier les bergers et les bergères.

Lettre du Besset (probablement d’un membre des équipages de François Antoine) datée du 11 août (citée par Pourcher, p. 277, et retranscrite à partir des archives de la Bibliothèque nationale)

Monsieur, le secours des chiens de la louveterie n’est pas encore arrivé et je crains avec juste raison que la saison ne nous permette pas longtemps de pouvoir nous en servir, car il commence à geler et à y faire des brouillards assez tôt pour avancer notre retour sitôt que nous ne pourrons plus opérer.

François Antoine, dans son rapport à l’intendant du 16 septembre 1765 (cité par Pourcher, p. 293)

Suivant le mesure prise par nous, elle avait 26 pouces de hauteur, l’on a reconnu à ses brèmes avoir nourri plusieurs louveteaux, dont il n’y en reste plus qu’un que nous espérons aussi détruire. Après quoi les neiges commençant à tomber ici abondamment même sur la Margeride, s’il n’arrive pas de nouveaux malheurs nous serons forcés d’interrompre nos chasses, car il y a 24 jours ce jourd’hui que personne n’a été attaqué ou dévoré. […]

Extrait du Procès-verbal sur la mort de la louve des Chazes, dans le cadre de la chasse menée par François Antoine et son équipage le 14 octobre 1765 (cité par Pourcher, p. 306)

Toutes ces difficultés n’empêcheront pas toutefois les chasses d’être menées, et la Bête d’être vigoureusement et méthodiquement traquée et pourchassée. Cette Bête, au-delà des dizaines de témoignages directs fournis par les personnes qu’elle aura attaquées, sera aussi vue à de nombreuses occasions par les chasseurs, qui nous en livreront différents précieux témoignages. Autant de récits constituant une véritable mine d’informations sur l’apparence et le comportement de l’animal (je parle encore volontairement au singulier !) tant pourchassé. Une morphologie et une conduite de la Bête qu’il est grand temps désormais de regarder en détail, car celles-ci ont effectivement beaucoup à nous dire de la nature de l’animal qui terrorisa le Gévaudan durant trois longues années…

* * *

D’où en Gévaudan a-t-il, dans sa fureur,
Envoyé dans ces jours un monstre plein d’horreur
Pour causer tant d’alarmes à toute une province.
Il ne prendrait pas moins la fille d’un grand prince
Que la petite enfant du plus humble berger ;
L’une et l’autre est sujette à semblable danger.
Il alarme souvent toute une populace,
Ni le fer, ni le feu, ni péril, ni menace
Jamais n’ont pu dompter ce féroce animal,
Dans toute la contrée, qui cause tant de mal :
Rien n’est plus surprenant que cette Bête affreuse
De voir comment elle la rend malheureuse.
Mais des filles surtout ce monstre s’approche bien,
Et de ses caresses elles s’en passeraient bien,
Car de rage écumant, aussitôt les dévore.
On a déjà parlé d’autres monstres encore,
Mais celui-ci n’est pas surpassé en rigueur
De ces loups voisins qui causent des terreurs.
Il ne fait qu’égorger gens dans nos campagnes.
Où prendra-t-on la fuite, est-ce sur les montagnes ?
D’un pareil animal, qui se peut garantir ?

Extrait d’un poème paru en 1765 (« La Bête monstrueuse et cruelle du gévaudan »)

* * *

Pour rappel : les grandes dates de l’affaire de la Bête du Gévaudan

1762-1763Une « Bête » ravage la région du Dauphiné, et y fait plusieurs victimes. Plusieurs ministres de Louis XV y verront plus tard le même animal que celui qui ravagera le Vivarais puis le Gévaudan entre 1764 et 1767.
Avril 1764Une jeune vachère est attaquée près de Langogne. L’animal (« qui ressemble à un gros loup mais n’en est pas un ») est mis en fuite par les animaux à cornes, qui chargent la Bête.
30 juin 1764Jeanne Boulet est dévorée près de Saint-Étienne-de-Lugdarès, dans le Vivarais (actuelle Ardèche). C’est la première victime officielle de la Bête du Gévaudan.
Début octobre 1764La Bête passe la Margeride et s’implante dans les bois de Saint-Alban, du Malzieu et de Saint-Chély. Elle fait une première victime dans cette région le 07 octobre aux abords du village d’Apcher (une femme de vingt ans).
08 octobreLors d’une battue dans les bois près du château de la Baume (Aubrac), la Bête est tirée à trois reprises à une distance entre cinquante et dix pas. Elle accuse à chaque fois le coup, tombe, se relève, puis échappe aux chasseurs. Des paysans l’aperçoivent traîner la patte. Le lendemain, elle attaque un jeune vacher à plusieurs dizaines de kilomètres de là.
28 octobreUne première grande battue est organisée contre la Bête dans la région de la forêt de Mercoire, rassemblant plus de 10 000 personnes.
04 novembre 1764Le capitaine aide-major Duhamel est missionné par le gouverneur du Languedoc (le comte d’Eu) pour diriger un détachement de troupes légères, déployées sur place pour mener une chasse active à la Bête. Avec ses 56 soldats (issus du régiment des volontaires de Clermont-Prince), Duhamel établit son quartier général à Saint-Chély d’Apcher, au plus près des événements et derniers lieux d’attaques notables de la Bête.
25 novembre-21 décembre 1764Première ellipse de la Bête : après le meurtre du 25 novembre (une femme de 60 ans dévorée à Buffeyrettes), la Bête disparaît du jour au lendemain, et tout le monde la crut écartée du Gévaudan jusqu’au nouveau meurtre commis fin décembre, dans la région du nord de la Margeride.
22 décembre 1764Dans les bois de la Baume à nouveau, la Bête passe sous les yeux de Duhamel, essuie plusieurs coups de feu, puis se trouve pourchassée par deux cavaliers des volontaires du régiment de Clermont-Prince. Ces deux derniers la collent de près et manquent de peu de la sabrer, mais la Bête parvient à s’enfuir après avoir sauté une muraille.
Noël 1764Célèbre mandement de l’évêque de Mende, qui présente la Bête comme un fléau divin, envoyé en réponse aux péchés de la population du Gévaudan. Cette forme d’accréditation de l’hypothèse surnaturelle par la plus haute autorité religieuse du pays majore la terreur des populations paysannes vis-à-vis de la Bête, dont l’évêque semble ainsi reconnaître en creux la nature « sorcière » … !
07 janvier 1765Combat de Jacques Portefaix (et des six autres enfants du Villeret) contre la Bête, à proximité de Saint-Alban, sur les pentes ouest des monts de la Margeride.
Du 07 au 11 février 1765Immenses battues organisées par Duhamel. Y concourent 73 paroisses du Gévaudan30 d’Auvergne ainsi que plusieurs du Rouergue (Aveyron). Elles sont encadrées par les hommes de Duhamel (troupes légères du régiment de Clermont-Prince) ainsi que par toute la fine fleur du pays (subdélégués, noblesse locale, consuls et notables des villes).

La Bête est débusquée lors de la première grande battue du jeudi 07 mais échappe à ses poursuivants au Malzieu, au niveau de la Truyère, dont les habitants n’ont pas correctement gardé les rives (ce qui leur vaudra un blâme collectif du Roi en personne, ainsi que l’emprisonnement de plusieurs notables de la ville, qui servent le prince de Conti).
La Bête tue le soir-même une jeune femme au village de la Mialanette (paroisse du Malzieu) et la décapite. On cerne le territoire et on bat les bois des environs le dimanche 10 mais l’on ne voit nulle trace de la Bête.
La Bête demeurera également invisible durant la nouvelle grande battue du lendemain, certes perturbée par la neige, mais au déroulement quasi-irréprochable.

Ces deux grandes chasses générales (entrecoupée d’une chasse particulière) auront mobilisé près de 20 000 personnes.
12 février 1765Le lendemain de la deuxième grande battue organisée par Duhamel dans la région du Malzieu, un maître verrier de la Védrine (au nord de la Margeride) tire un animal qui lui semble être la Bête, et la blesse à la patte. On perd la trace de l’animal du fait de la tombée de la nuit.
Mi-février 1765Promesse du Roi d’une gratification de 6 000 livres à celui ou ceux qui tueraient la Bête. Ajoutés aux 200 livres promis par les syndics de Mende et de Viviers, aux 2 000 votés par les états généraux du Languedoc et aux 1 000 promis par l’évêque de Mende, cette nouvelle gratification royale porte la récompense à qui débarrasserait le Gévaudan de sa Bête féroce à plus de 9 400 livres. Une somme considérable pour l’époque, et qui suscite bien des convoitises (et qui fera affluer en Gévaudan de nombreux chasseurs venus de toute la France et même de l’étranger) !
21 février 1765Arrivée des Denneval père et fils à Saint-Flour (Auvergne). Ils y sont mis au courant par Lafont et différents témoins de tous les événements et informations liés à la Bête.
13 mars 1765Combat de Jeanne Jouve contre la Bête, au nord de la Margeride, en Auvergne.
07 avril 1765Duhamel et ses volontaires de Clermont-Prince sont définitivement écartés des chasses contre la Bête et quittent le Gévaudan.
Après bien des manœuvres, Duhamel reçoit en effet l’ordre formel des comtes d’Eu et de Moncan (ses supérieurs) de gagner au plus vite avec sa petite troupe (une soixantaine de cavaliers dont vingt montés) leur nouveau casernement à Pont-Saint-Esprit (Gard). Les d’Enneval et leur équipage restent désormais seuls en Gévaudan à chasser la Bête.
1er mai 1765Combat des frères de la Chaumette : les frères Marlet tirent la Bête de près et l’aîné la blesse sérieusement au cou, d’où les témoins présents constatent qu’elle saigne abondamment. On ne retrouve pas le cadavre malgré les nombreuses traces de sang et le lendemain, la Bête tue une femme de 40 ans de l’autre côté de la Margeride.
21 juinArrivée de François Antoine dans le Gévaudan. Le même jour, la Bête s’illustre en réalisant pas moins de 5 attaques (dont 2 mortelles) dans la région du Malzieu, où se tient une importante foire aux bestiaux.
18 juilletLes d’Enneval sont officiellement démis de leur droit de chasser la Bête et quittent le Gévaudan.
De retour dans sa Normandie natale, bien que confortablement indemnisé pour ses peines, le père d’Enneval n’aura de cesse de répéter que la Bête du Gévaudan n’était pas un simple loup mais un « animal extraordinaire ».
24 juilletFrançois Antoine et son équipage s’installe au château du Besset (sous le mont Mouchet), au plus près des carnages de la Bête.
Début aoûtLe comte de Tournon (un noble auvergnat) rejoint François Antoine avec un important équipage de louveterie (un piqueur, trois cors de chasses et dix-neuf chiens conduits par deux valets).
9 aoûtAprès avoir été débusquée puis pourchassée tout l’après-midi par l’équipage de François Antoine, et après que celui-ci rompe la chasse du fait de la tombée de la nuit et rentre au Besset, la Bête tue une bergère presque sous les fenêtres du porte-arquebuse, événement qui résonna longtemps comme un véritable défi envers l’envoyé du roi.
11 aoûtCombat de Marie-Jeanne Vallet contre la Bête. Attaquée sur un petit pont au-dessus du ruisseau des Broussons (près de Paulhac), celle-ci parvient à blesser la Bête : elle lui enfonce (selon les documents d’époque) près de 7 cm de sa baïonnette dans le poitrail. François Antoine verra de ses yeux le sang sur la lance, et espèrera la fin des carnages. En vain.
16 aoûtAltercation entre deux gardes de François Antoine et les Chastel, qui les auraient volontairement orientés dans un bourbier. Jean, Pierre et Antoine sont mis en prison à Saugues, et ordre n’est donné de les libérer qu’après le départ du porte-arquebuse du Gévaudan.
29 aoûtBattue du Bois Noir. Le garde-chasse Rainchard, de l’équipage de François Antoine, touche mortellement un animal dont la description correspond à la Bête, durant une chasse commandée par le comte de Tournon.
L’animal est sérieusement blessé mais trouve encore la force de s’enfuir.
Retrouvé par des paysans près de Védrines-Saint-Loup, son cadavre sera éparpillé puis reconstitué par les hommes de François Antoine au château du Besset. Quelques jours après, les attaques de la Bête reprennent du côté de Venteuges, où une femme est dévorée.
11 septembreTrois muletiers (les frères Gouny) sont attaqués par un animal dans une gorge sur le chemin allant de Saint-Flour et Paulhac. Ils parviennent à la repousser puis font un détour au château du Besset rapporter les événements à François Antoine, déclarant qu’il s’agissait de la Bête.
19-20-21 septembreChasse de l’abbaye des Chazes. Averti puis rendu sur place avec ses gardes, François Antoine abat un gros loup dans les bois de l’abbaye royale des Chazes. Une autopsie est réalisée, un procès-verbal établi.
La dépouille prend ensuite la route de Clermont le 21 septembre avec le fils de François Antoine (Antoine de Beauterne), où elle sera examinée et empaillée par un chirurgien royal. Elle prend enfin la direction de Versailles, où elle arrivera début octobre et sera présentée au Roi et à la Cour.
François Antoine est quant à lui resté en Gévaudan pour s’assurer de la fin des attaques et détruire la femelle et les fils du loup tué aux Chazes.
Novembre 1765Les attaques semblant avoir définitivement cessées depuis la chasse des Chazes et le gros loup qui y fut abattu, François Antoine quitte le Gévaudan et rentre à Fontainebleau (vers le 12-15 novembre), où siègent à ce moment le Roi et la Cour, qui lui feront un accueil triomphal.
Quelques semaines après son départ, les Chastel sont libérés de prison.
Dans le Gévaudan, on reste encore méfiant, mais les semaines passent et l’accalmie semble perdurer. La confiance se réinstalle, on ressème la terre et les paysans commencent à reprendre leur vie normale.
08 décembre 1765Deux jeunes vachers sont attaqués par un animal qui ressemble à la Bête, au voisinage de la Besseyre-Saint-Mary. Dans la population, on comprend que le répit n’était que provisoire, et que la Bête n’est pas morte.
Mars à novembre 1766Les attaques de la Bête sont plus sporadiques, mais continuent d’avoir lieu dans le nord de la Margeride. L’animal fait une nouvelle dizaine de victimes, avant de soudainement disparaître courant novembre.
02 mars 1767Après s’être volatilisée durant cinq mois, la Bête réapparaît dans la région des Trois-Monts, où les attaques deviennent rapidement incessantes, et égalent en intensité celles du printemps 1765 (c’est-à-dire en moyenne une toute les trois jours, et presque autant de morts quand les victimes ne sont pas secourues à temps).
07 et 14 juin 1767Deux immenses pèlerinages à Notre-Dame d’Estour puis à Notre-Dame-de-Beaulieu rassemblent des milliers d’habitants du Gévaudan. On bénit les balles des chasseurs et on prie la Vierge Marie de délivrer enfin le pays des tueries de la Bête. Et l’on semble être exaucé…
19 juin 1767Lors d’une ultime battue menée par le marquis d’Apchier, Jean Chastel abat un animal reconnu comme la Bête à la Sogne d’Auvers. Cette chasse marque la fin définitive des attaques en Gévaudan.
07 juillet 1767Mort de l’évêque de Mende, Mgr de Choiseul-Beaupré
19 septembre 1767Mort de M. de Ballainvilliers, l’intendant d’Auvergne, alter-égo de M. Saint-Priest et gestionnaire de l’affaire pour la généralité de Clermont-Ferrand.
Juillet 1777Une femme (Marianne Thomas) est retrouvée grièvement blessée dans sa cuisine, témoignant avoir été attaquée par « la Bête ». Elle ne survit pas à ses blessures et meurt quelques jours plus tard. L’enquête révèlera qu’elle a été assassinée par un cultivateur de la région, déguisé à l’aide d’une peau de mouton. L’événement sera ultérieurement utilisé par de nombreux auteurs pour accréditer la thèse du sadique ou du criminel dissimulé derrière les attaques de la Bête du Gévaudan.
1889Publication de l’ouvrage de l’abbé Pourcher, première synthèse historiographique de l’affaire de la Bête du Gévaudan.
1901Publication de l’ouvrage de l’abbé Fabre, le second grand ouvrage de référence sur l’histoire de la Bête
1911Publication de l’ouvrage du docteur Paul Puech, le premier à évoquer l’idée de l’implication d’un tueur humain.

* * *

On chantait dans la campagne :
Elle a mangé tant de monde
La Bête du Gévaudan…
La Bête féroce
Nous voulant ravager,
Et dans sa fureur même,
Nous ayant dévorés.
Et cette Bête en tombant
Sur des cœurs innocents,
Leur a coupé la tête
Et leur a tiré leur sang,
Le sifflant sur les autres,
Qui étaient ses défendants.

COMPLAINTE CITéE PAR L’ABBÉ POURCHER DANS SON HISTOIRE DE LA BÊTE DU GÉVAUDAN, P. 268

* * *

… Fin du Chapitre I …

Dans le prochain chapitre (cette seconde série sur l’énigme de la Bête du Gévaudan en comptera quatre au total), nous nous réintéresserons à cette fameuse Bête, à son apparence et son comportement, en faisant notamment parler et témoigner les personnes les plus à même de nous indiquer ce à quoi la Bête ressemblait : les acteurs de l’époque (chasseurs, paysans attaqués,…), qui l’ont observé en de nombreuses occasions de visu, et nous ont témoigné (via de nombreux rapports et documents d’époque) ce qu’ils ont vu.

Nous replongerons parallèlement, petit à petit, dans le cœur des éléments les plus troublants de cette histoire, partagerons un ensemble de faits et de réflexions complémentaires autour du portrait social et politique du Gévaudan de 1764, et tenterons ainsi d’esquisser quelques pistes sérieuses d’explication et de résolution de l’affaire.

À très bientôt !


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